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Filledegrimpeurs,enfantdelamontagne,prodigedelafalai-
se, et donc qualifiée pour les Jeux en escalade sportive, Julia
Charnourdie réconcilie à elle seule toutes les familles de son
sport et, à 24 ans, en incarne le nouveau visage. La Haut-Sa-
voyarde, qui a grandi à Argonay, dans les environs d’Annecy, a
toujours concilié l’escalade traditionnelle, en
milieu naturel, et la compétition, où elle excelle
tout autant. Dans sa jeunesse, ses parents
géraient une salle de grimpe la semaine, puis
l’emmenaient en falaise le week-end. « Dès
mes premiers pas, j’étais pendue aux prises»,
sourit la jeune femme, qui a décroché son billet
pour Tokyo lors du tournoi qualificatif de Tou-
louse-Tournefeuille, en novembre 2019, où elle
a pris la 2e
place du combiné. «C’est un sport
qui méritait d’être aux Jeux depuis longtemps.
Jesuiscontentequ’ilsoitmisenavant.C’estma
passion, mais c’est aussi devenu mon métier.
Jusqu’ici c’était compliqué d’espérer vivre de
l’escalade, mais désormais c’est possible. »
Professionnelle depuis deux ans, capable de s’illustrer dans
les trois disciplines avec une préférence pour la difficulté,
ascension d’un mur de 20 mètres de haut nécessitant techni-
que et endurance, Julia Chanourdie compte profiter de sa
polyvalence pour viser une médaille. Et franchir un palier,
elle qui n’est encore jamais montée sur la plus haute marche
d’un podium de Coupe du monde : « Je manque encore de
confiance en moi, je me mets un coup de panique en haut des
voies quand je sens que ça va marcher. Comme si j’avais la
peur de gagner. Depuis un an, je travaille avec
un hypnothérapeute et, mine de rien, j’ai réussi
àpasserlecapdemedire:“J’aienviedegagner,
j’ai le droit de le dire, je peux le faire!”»
Déjà, le vent des Jeux a semblé la porter cet
hiver. Début mars, quelques jours avant le con-
finement, elle a réussi l’ascension de Super
Crackinette, sur la falaise de Saint-Léger-du-
Ventoux, dans le sud des Baronnies provença-
les. Une voie cotée 9a+, l’un des plus hauts
degrés de l’escalade moderne : « Je l’ai enchaî-
née en 17 séances précisément. Ça s’est étalé
sur deux mois, je tombais toujours au même
endroit mais ça a fini par passer. On n’est que
cinq femmes dans le monde à grimper à ce
niveau.»«C’estunesurdouéedel’escalade,ellesaittoutfai-
re, souffle Pierre Henri-Paillasson, le DTN de la Fédération
française. Je pense que c’est très bien qu’elle soit aux JO, les
gens se reconnaîtront en elle quel que soit leur univers. » l
«ELLE SAIT
TOUT FAIRE.
LES GENS SE
RECONNAÎTRONT
EN ELLE QUEL
QUE SOIT
LEUR UNIVERS »
Le DTN
L’ENFANT CHÉRIE
DE LA GRIMPE
Julia Chanourdie, 24 ans. Spécialité: difficulté.
P O RT R A I T S
26
LA SPRINTEUSE DE MURS
Anouck Jaubert, 26 ans. Spécialité : vitesse.
ParmilesquatrequalifiéspourlesJeuxdeTokyo,laprésence
d’Anouck Jaubert est à la fois une surprise et une confirma-
tion. Née à Saint-Étienne il y a vingt-six ans, la jeune femme
est un pur produit de l’escalade sportive, qu’elle pratique
depuis son entrée, en 2010, au pôle France de Voiron (Isère),
le centre de formation et d’entraînement des grimpeurs tri-
colores. L’adolescente y fit une drôle de décou-
verte. Son entraîneur, Sylvain Chapelle, avait
fait installer un étrange pan de mur de
15 mètres de haut pour 6 de large, trésor inex-
ploité dédié à l’escalade de vitesse, qui devien-
dra la spécialité de Jaubert. Une discipline
longtemps boudée par la grande famille de la
grimpe, bercée par son idéal de liberté.
Les concurrents y enchaînent les ascensions
chronométrées tels des sprints verticaux, sur
des murs qui, partout dans le monde, respec-
tent la même architecture. Jugée répétitive, peu esthétique,
trop proche de la gym ou de l’athlétisme, elle ne compte
actuellement que 200 compétiteurs en France. « Ce n’est pas
notre culture, reconnaît Sylvain Chapelle, qui en fait la pro-
motion depuis une dizaine d’années. La culture de l’escalade
française, c’est (Patrick) Edlinger (lire p. 32), le beau geste, le
sport plein air et la montagne. » Un héritage dans lequel
Anouck Jaubert, ancienne gymnaste, ne se reconnaît pas :
« Moi, ce que j’aime, c’est la compét’, pas la montagne. Et la
vitesse, c’est une discipline exclusivement compétitive. C’est
un duel, le but est d’arriver en haut avant l’autre. Les autres
grimpeurs ne comprennent pas tous qu’on puisse aimer
répéter toujours la même voie. Mais est-ce qu’on demande à
Usain Bolt s’il s’ennuie de courir le 100 mètres?
Il fait pied droit, pied gauche, et pourtant tout le
monde trouve ça génial. Ce que j’aime dans la
vitesse,c’estchercherlepetitdétailquimefera
progresser. Ça fait 10 ans que je grimpe sur le
même mur et je suis encore en train de cher-
cher la perfection du mouvement. »
Devenue l’une des meilleures spécialistes de la
planète, la championne d’Europe 2015 et vice-
championne du monde 2016 a pourtant failli ne
pas être du rendez-vous olympique, manquant
la qualification d’une place lors des Championnats du monde
2018 à Innsbruck (11e
). En balance avec Fanny Gibert pour le
deuxième et dernier ticket chez les femmes, elle a bénéficié
d’un repêchage décidé par le CIO alors que les compétitions
étaient arrêtées à cause du Covid-19. À l’aise en bloc, moins
en difficulté, elle peut viser une médaille à condition de rem-
porter son épreuve : « La vitesse, tout pour la vitesse. » l
«EST-CE QU’ON
DEMANDE
À USAIN BOLT
S’IL S’ENNUIE ?»
Anouck Jaubert
P O RT R A I T S
28
E N T R E T I E N
À 22 ans, MARGO HAYES est l’une des meilleures grimpeuses
de falaise du monde. Passionnée d’art, écologiste revendiquée,
l’Américaine voit dans sa spécialité un moyen de se fondre
dans la nature et d’«échapper à l’accélération du monde ».
PAR AURÉLIEN DELFOSSE. PHOTOS JAN NOVAK
35
«L’escalade n’est pas
un combat contre la roche»
E N T R E T I E N
L
e 26 février 2017, la jeune Américaine Margo Hayes,
19 ans à peine, pose ses phalanges au sommet de la
mythique voie espagnole La Rambla, sur la falaise de
Siurana.Àquarantemètresdusol,elledevientlapre-
mière femme de l’histoire à réaliser une ascension
cotée 9a+, l’un des plus hauts degrés de l’escalade moderne.
Redescendue sur la terre catalane quelques instants plus
tard, la grimpeuse originaire de Boulder, dans le Colorado,
déplie ses bras toujours durcis par l’effort puis vient les
refermervigoureusementsursonbuste,lecorpssubitement
frêle, fragile, perméable à l’exploit qu’elle vient de réaliser et
qui lui arrache quelques larmes. La photo de cet instant
(ci-contre) marquera les esprits.
Depuis, devenue l’une des prodiges de la grimpe en falaise,
Margo Hayes y multiplie les performances majeures. Ces
derniers mois, l’Américaine s’est consacrée à la poursuite
d’un autre rêve : représenter son pays aux Jeux Olympiques
de Tokyo, où l’escalade fera ses grands débuts (lire page 24).
Un défi finalement manqué pour cette passionnée d’art et de
nature. Hasard du calendrier, elle a pourtant choisi la date du
vendredi 24 juillet, jour qui aurait
dû marquer le début des Jeux de
Tokyo, pour répondre à nos ques-
tions.
Vous êtes avant tout réputée
pour vos performances en
falaise. Pourquoi avoir pris
part aux qualifications
olympiques en escalade
sportive ?
Pour n’importe quelle discipline,
faire son entrée sur la scène olym-
pique revient à être accepté com-
meunsportquicompteàtraversle
monde. L’escalade va être exposée
aux yeux de millions de gens. Ce
sport représente tellement pour
moi qu’il m’arrive de me deman-
der ce que je serais devenue sans
lui, et je suis ravie que d’autres
personnes aient à leur tour la chance de le découvrir. Avant
d’être grimpeuse, j’ai pratiqué la gymnastique. Et j’ai rêvé
des Jeux de façon obsessionnelle lorsque j’étais plus jeune.
Mais j’ai subi de nombreuses blessures et mon corps ne le
supportait plus.
C’est donc ce rêve de gosse que vous avez poursuivi
en essayant de vous qualifier ?
Oui, absolument. Pour beaucoup d’athlètes, le train des Jeux
ne passe qu’une fois, à moins d’être Usain Bolt ou Michael
Phelps. Participer à la cérémonie d’ouverture, concourir à ce
niveau, vivre l’expérience des JO aurait été pour moi un hon-
neur. Le fait de ne pas m’être qualifiée n’a évidemment pas
été facile à accepter, c’est dur de s’impliquer autant pour
finalement ne pas y participer mais… Vous savez ce qu’on dit :
«Si vous voulez aller vite, alors faites-le seul. Si vous voulez
aller loin, allez-y ensemble. » Je serai donc la première
devant ma télévision l’année prochaine pour soutenir Brooke
(Raboutou) et Kyra (Condie, les deux grimpeuses américaines
qualifiées pour les JO). J’ai digéré ma déception. J’adore
l’escalade sportive, la compétition, mais j’aime encore plus
grimper dehors, en falaise. J’aime la nature, sentir que je ne
fais qu’une avec la roche. C’est ce qui me comble le plus.
Votre sport vit aujourd’hui un âge d’or, il est plus
populaire que jamais : le grimpeur Alex Honnold a
obtenu un Oscar pour un film d’escalade (« Free Solo »
en 2019), des salles de grimpe ouvrent partout dans
le monde, le nombre de pratiquants explose…
C’est indiscutablement devenu un sport plus grand public. Il
y a cinq ou six ans, les gens que je rencontrais pensaient sou-
vent que j’étais danseuse compte tenu de mon physique.
Quand je leur répondais que j’étais grimpeuse, la question
qui suivait immédiatement était : «Vous avez fait l’Everest ?»
Aujourd’hui, ils voient davantage de quoi il s’agit. Il arrive
même régulièrement que les gens assimilent l’escalade au
film d’Alex Honnold, parce que beaucoup l’ont vu. Il faut à
chaque fois que je précise que je fais la même chose que lui,
mais avec une corde ! Et je vois immédiate-
ment une sorte de soulagement sur leur
visage...
Comment expliquez-vous
cet engouement ?
Je dirais d’abord que c’est un sport très
social. Quand j’étais gymnaste, il y avait
beaucoup de rigueur. Entre nous, on ne se
parlait presque pas. C’était une organisa-
tion très stricte. En escalade, tout est beau-
coup plus fluide. Vous grimpez avec des
femmes comme des hommes, de tous les
âges et de tous les niveaux. Au pied d’une
falaise, les voies les plus difficiles peuvent
se situer à côté des plus faciles. Il est arrivé
que quelqu’un de beaucoup moins fort me
conseille et me permette de résoudre un
problème, même s’il n’avait pas lui-même
la capacité physique de le faire. L’escalade
est une sorte de puzzle, un ensemble de
mouvements qu’il faut réussir à assembler. Pour trouver la
bonne méthode, mieux vaut bénéficier de différents regards.
C’est aussi un sport qui nécessite d’être présent et de vivre
l’instant.Danslemondeactuel,noussommessansarrêtsol-
licités, par la technologie, les médias, les flots d’informa-
tions ou de fausses informations. Nous passons sans cesse
d’une tâche à l’autre et d’un écran à l’autre. En escalade, cela
n’est pas possible. Les gens sont contraints d’être concen-
trés, de se plonger dans un état quasi méditatif. D’une certai-
nefaçon,l’escaladeestunmoyend’échapperàl’accélération
du monde.
En quoi votre passé de gymnaste vous sert-il
en escalade ?
Ces deux sports nécessitent une parfaite maîtrise du corps,
tout comme la danse, que j’aime aussi beaucoup. Il faut être
capable de coordonner les mouvements des différentes par-
ties du corps, de façon synchronisée. Contrairement à ce que
36
MattyHong@Instagram
l’on pense, il ne s’agit pas seulement de tenir des prises très
fermement, mais surtout de positionner ses pieds correcte-
ment, sinon vous n’irez pas plus haut. L’équilibre du corps est
au moins aussi important que la force. C’est un sport très
complet, qui sollicite l’ensemble des muscles, fait travailler
la force pure, mais aussi la souplesse, la technique…
Vous ne manquez jamais de souligner votre passion
pour l’art et le spectacle vivant. Sur votre compte
Instagram, vous vous définissez comme «grimpeuse»
et «artiste». Votre créativité fait-elle de vous une
meilleure grimpeuse ?
J’ai toujours aimé l’art. J’aime dessiner, peindre, créer des
images ou prendre des photos. L’art nous apprend d’abord à
regarderautourdenous.Puisàexprimerquelquechoseavec
ce qu’on a vu. Et je suis persuadée que cette créativité joue
aujourd’hui un rôle dans ma manière de grimper. Elle me
permet de me dire, lorsque je bute sur quelque chose, qu’il
doit y avoir une autre manière de s’y prendre, et que si elle
n’existe pas encore, c’est à moi de l’inventer. Ça m’a appris
très vite à ne pas avoir peur de l’originalité ni de l’échec, et
donc à ne pas redouter d’essayer quelque chose qui a de
grandes chances d’échouer. Quand j’étais plus jeune, je me
suis aussi beaucoup inspirée de Robyn, mon entraîneure
(Robyn Erbesfield-Raboutou, ancienne grimpeuse américaine,
fut quadruple vainqueure de la Coupe du monde et championne
du monde en 1995). J’avais l’impression qu’elle dansait quand
elle grimpait. Ça a eu un effet considérable sur le développe-
«AVANT, QUAND JE DISAIS
QUE J’ÉTAIS GRIMPEUSE, LA
QUESTION QUI SUIVAIT ÉTAIT :
VOUS AVEZ FAIT L’EVEREST ?»
mentdematechniquecarjevenaisdelagymnastique,j’avais
beaucoup de puissance dans le haut du corps mais je ne
savais pas placer mes pieds.
Lorsque vous grimpez, cherchez-vous l’esthétisme,
le beau geste ?
Non, je n’y pense pas vraiment. L’objectif est d’abord et avant
tout d’être efficace. Mais il peut m’arriver à l’entraînement,
lors de certains exercices, de laisser libre cours à mon inspi-
ration et d’essayer de nouveaux mouvements. En revanche,
le rythme est important. Quand je grimpe, j’aime suivre la
cadence régulière d’un métronome, comme lors d’une cho-
régraphie. Et cette musique intérieure est propre à chaque
grimpeur. Très rapide pour certains, comme Adam Ondra (le
Tchèquede27ansestunedesstarsdel’escalade)parexemple,
plus lente pour d’autres.
37
Avant de pratiquer l’escalade, Margo Hayes faisait de la gymnastisque.
Elle voit de nombreux points communs dans les deux disciplines :
«Elles nécessitent une parfaite maîtrise du corps, il faut être capable
de coordonner les mouvements de façon synchronisée.»
m’inspirait, c’était l’histoire de cette voie, la beauté de
l’endroit où elle se trouve, pas l’envie de devenir la première
femme à grimper dans le 9a+. Bien sûr, je savais que si je
réussissais, je deviendrais la première à ce niveau (l’Autri-
chienne Angela Eiter et l’Italienne Laura Rogora ont depuis réa-
lisé des ascensions au niveau supérieur, 9b). Mais tout ce qui
comptait pour moi, c’était de me fixer un objectif et d’avoir
ensuite l’exigence nécessaire pour l’atteindre. J’étais extrê-
mement déterminée à ce moment-là de ma vie. En vieillis-
sant, j’ai appris à être un peu plus souple avec moi-même.
Vous ne cherchez donc pas à marquer l’histoire
de votre sport, vous n’êtes pas en quête de voies
de plus en plus difficiles?
Ce n’est en tout cas pas le but principal que je poursuis. Je
veux avant tout profiter de ma passion et faire des choses qui
m’inspirent et m’incitent à repousser mes limites. Quand j’ai
réussi La Rambla, j’ai été surprise de l’ampleur que ça a pris.
Vous avez récemment posté sur vos réseaux sociaux
des vidéos prises lors de manifestations écologistes.
Quel regard portez-vous sur ces problématiques ?
Quelle que soit la nature du problème rencontré, la première
réponse à apporter sera toujours l’éducation et l’ouverture
d’esprit. Il faut être capable d’écouter d’autres voix et de voir
d’autresréalités,surtoutcellesquinousmettentmalàl’aise.
Je participe aux manifestations écologistes car je suis pro-
fondément convaincue de l’importance de ces sujets. On ne
peut pas se contenter de laisser le pouvoir à ceux qui nous
dirigent, il me semble important de faire entendre sa voix.
Mais je crois qu’il est plus important encore que je continue à
m’éduquer moi-même sur ces questions. l adelfosse@lequipe.fr
D’où vous vient cette passion pour l’escalade ?
Mon grand-père était alpiniste (James Morrissey a dirigé la
première ascension victorieuse de la face est de l’Everest, dite
« face du Kangshung ») et mon père pratique l’escalade
depuislelycée,maischezmoi,personnenefaisaitdecompé-
tition. C’est un univers que j’ai découvert en rejoignant mon
club lorsque j’avais dix ans. L’escalade était mon deuxième
sport, il m’a donc fallu quelque mois avant de me rendre
compte que j’avais des facilités (elle fut notamment double
championne du monde junior en 2016). Je crois surtout que j’ai
très vite su que j’aimais travailler dur. Dans le talent, il y a
toujours une part d’inné et une autre que vous apprenez à
développer.
Après avoir brillé en compétition chez les jeunes,
vous êtes aujourd’hui considérée comme l’une des
meilleures falaisistes de la planète. Que cherchez-
vous en falaise que vous ne trouvez pas en salle ?
Eh bien d’abord, j’adore être dehors. Quand j’étais enfant, je
n’aimais pas regarder la télé ou rester enfermée chez moi.
J’avais besoin de prendre l’air, de jouer dans la boue et de
courir partout. J’ai aussi toujours aimé les animaux, les
insectes, les plantes. Quand je grimpe en falaise, je suis au
milieu de tout ça. Il m’arrive parfois de m’arrêter en plein
milieu d’une voie pour ressentir tout ça et regarder autour de
moi. Dans ce sport, vous prenez de la hauteur et ce n’est pas
habituel d’observer le monde avec ce type de perspective.
C’est un sentiment étrange car très paradoxal : grimper en
falaise me permet d’éprouver la merveilleuse sensation de
mon insignifiance. Je trouve ça incroyable.
Mais ce souhait d’être confrontée à son insignifiance
n’est-il pas contradictoire avec la volonté de réussir
des voies d’escalade toujours plus dures ?
Je n’ai jamais considéré l’escalade comme un combat contre
la roche ou une sorte de conquête. Au contraire, plus j’essaie
des voies difficiles, plus l’escalade me rend humble. Je crois
nejamaisavoireubesoindemesentirplusfortequecequela
nature a créé. J’essaie simplement d’y vivre une expérience
personnelle.
Lorsque vous avez réussi l’ascension de La Rambla,
aviez-vous l’objectif de devenir la première femme
à grimper une voie cotée 9a+ ?
JevoulaisréussirLaRamblaparcequecettevoiem’inspirait.
Je venais d’avoir 19 ans et j’étais entièrement dévouée à mon
sport. Avec le recul, je me dis que c’était intense ! Ce qui
«JE CROIS NE JAMAIS AVOIR
EU BESOIN DE ME SENTIR
PLUS FORTE QUE CE
QUE LA NATURE A CRÉÉ »
39
Le 24 septembre 2017, Hayes vient à bout de Biographie,
l’une des voies les plus dures au monde, sur la falaise
de Céüse, dans les Hautes-Alpes. Alors qu’elle se trouve
toujours à 40 m du sol, elle laisse éclater sa joie.

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Escalade - Portraits et Entretien

  • 1. Filledegrimpeurs,enfantdelamontagne,prodigedelafalai- se, et donc qualifiée pour les Jeux en escalade sportive, Julia Charnourdie réconcilie à elle seule toutes les familles de son sport et, à 24 ans, en incarne le nouveau visage. La Haut-Sa- voyarde, qui a grandi à Argonay, dans les environs d’Annecy, a toujours concilié l’escalade traditionnelle, en milieu naturel, et la compétition, où elle excelle tout autant. Dans sa jeunesse, ses parents géraient une salle de grimpe la semaine, puis l’emmenaient en falaise le week-end. « Dès mes premiers pas, j’étais pendue aux prises», sourit la jeune femme, qui a décroché son billet pour Tokyo lors du tournoi qualificatif de Tou- louse-Tournefeuille, en novembre 2019, où elle a pris la 2e place du combiné. «C’est un sport qui méritait d’être aux Jeux depuis longtemps. Jesuiscontentequ’ilsoitmisenavant.C’estma passion, mais c’est aussi devenu mon métier. Jusqu’ici c’était compliqué d’espérer vivre de l’escalade, mais désormais c’est possible. » Professionnelle depuis deux ans, capable de s’illustrer dans les trois disciplines avec une préférence pour la difficulté, ascension d’un mur de 20 mètres de haut nécessitant techni- que et endurance, Julia Chanourdie compte profiter de sa polyvalence pour viser une médaille. Et franchir un palier, elle qui n’est encore jamais montée sur la plus haute marche d’un podium de Coupe du monde : « Je manque encore de confiance en moi, je me mets un coup de panique en haut des voies quand je sens que ça va marcher. Comme si j’avais la peur de gagner. Depuis un an, je travaille avec un hypnothérapeute et, mine de rien, j’ai réussi àpasserlecapdemedire:“J’aienviedegagner, j’ai le droit de le dire, je peux le faire!”» Déjà, le vent des Jeux a semblé la porter cet hiver. Début mars, quelques jours avant le con- finement, elle a réussi l’ascension de Super Crackinette, sur la falaise de Saint-Léger-du- Ventoux, dans le sud des Baronnies provença- les. Une voie cotée 9a+, l’un des plus hauts degrés de l’escalade moderne : « Je l’ai enchaî- née en 17 séances précisément. Ça s’est étalé sur deux mois, je tombais toujours au même endroit mais ça a fini par passer. On n’est que cinq femmes dans le monde à grimper à ce niveau.»«C’estunesurdouéedel’escalade,ellesaittoutfai- re, souffle Pierre Henri-Paillasson, le DTN de la Fédération française. Je pense que c’est très bien qu’elle soit aux JO, les gens se reconnaîtront en elle quel que soit leur univers. » l «ELLE SAIT TOUT FAIRE. LES GENS SE RECONNAÎTRONT EN ELLE QUEL QUE SOIT LEUR UNIVERS » Le DTN L’ENFANT CHÉRIE DE LA GRIMPE Julia Chanourdie, 24 ans. Spécialité: difficulté. P O RT R A I T S 26
  • 2. LA SPRINTEUSE DE MURS Anouck Jaubert, 26 ans. Spécialité : vitesse. ParmilesquatrequalifiéspourlesJeuxdeTokyo,laprésence d’Anouck Jaubert est à la fois une surprise et une confirma- tion. Née à Saint-Étienne il y a vingt-six ans, la jeune femme est un pur produit de l’escalade sportive, qu’elle pratique depuis son entrée, en 2010, au pôle France de Voiron (Isère), le centre de formation et d’entraînement des grimpeurs tri- colores. L’adolescente y fit une drôle de décou- verte. Son entraîneur, Sylvain Chapelle, avait fait installer un étrange pan de mur de 15 mètres de haut pour 6 de large, trésor inex- ploité dédié à l’escalade de vitesse, qui devien- dra la spécialité de Jaubert. Une discipline longtemps boudée par la grande famille de la grimpe, bercée par son idéal de liberté. Les concurrents y enchaînent les ascensions chronométrées tels des sprints verticaux, sur des murs qui, partout dans le monde, respec- tent la même architecture. Jugée répétitive, peu esthétique, trop proche de la gym ou de l’athlétisme, elle ne compte actuellement que 200 compétiteurs en France. « Ce n’est pas notre culture, reconnaît Sylvain Chapelle, qui en fait la pro- motion depuis une dizaine d’années. La culture de l’escalade française, c’est (Patrick) Edlinger (lire p. 32), le beau geste, le sport plein air et la montagne. » Un héritage dans lequel Anouck Jaubert, ancienne gymnaste, ne se reconnaît pas : « Moi, ce que j’aime, c’est la compét’, pas la montagne. Et la vitesse, c’est une discipline exclusivement compétitive. C’est un duel, le but est d’arriver en haut avant l’autre. Les autres grimpeurs ne comprennent pas tous qu’on puisse aimer répéter toujours la même voie. Mais est-ce qu’on demande à Usain Bolt s’il s’ennuie de courir le 100 mètres? Il fait pied droit, pied gauche, et pourtant tout le monde trouve ça génial. Ce que j’aime dans la vitesse,c’estchercherlepetitdétailquimefera progresser. Ça fait 10 ans que je grimpe sur le même mur et je suis encore en train de cher- cher la perfection du mouvement. » Devenue l’une des meilleures spécialistes de la planète, la championne d’Europe 2015 et vice- championne du monde 2016 a pourtant failli ne pas être du rendez-vous olympique, manquant la qualification d’une place lors des Championnats du monde 2018 à Innsbruck (11e ). En balance avec Fanny Gibert pour le deuxième et dernier ticket chez les femmes, elle a bénéficié d’un repêchage décidé par le CIO alors que les compétitions étaient arrêtées à cause du Covid-19. À l’aise en bloc, moins en difficulté, elle peut viser une médaille à condition de rem- porter son épreuve : « La vitesse, tout pour la vitesse. » l «EST-CE QU’ON DEMANDE À USAIN BOLT S’IL S’ENNUIE ?» Anouck Jaubert P O RT R A I T S 28
  • 3. E N T R E T I E N À 22 ans, MARGO HAYES est l’une des meilleures grimpeuses de falaise du monde. Passionnée d’art, écologiste revendiquée, l’Américaine voit dans sa spécialité un moyen de se fondre dans la nature et d’«échapper à l’accélération du monde ». PAR AURÉLIEN DELFOSSE. PHOTOS JAN NOVAK 35 «L’escalade n’est pas un combat contre la roche»
  • 4. E N T R E T I E N L e 26 février 2017, la jeune Américaine Margo Hayes, 19 ans à peine, pose ses phalanges au sommet de la mythique voie espagnole La Rambla, sur la falaise de Siurana.Àquarantemètresdusol,elledevientlapre- mière femme de l’histoire à réaliser une ascension cotée 9a+, l’un des plus hauts degrés de l’escalade moderne. Redescendue sur la terre catalane quelques instants plus tard, la grimpeuse originaire de Boulder, dans le Colorado, déplie ses bras toujours durcis par l’effort puis vient les refermervigoureusementsursonbuste,lecorpssubitement frêle, fragile, perméable à l’exploit qu’elle vient de réaliser et qui lui arrache quelques larmes. La photo de cet instant (ci-contre) marquera les esprits. Depuis, devenue l’une des prodiges de la grimpe en falaise, Margo Hayes y multiplie les performances majeures. Ces derniers mois, l’Américaine s’est consacrée à la poursuite d’un autre rêve : représenter son pays aux Jeux Olympiques de Tokyo, où l’escalade fera ses grands débuts (lire page 24). Un défi finalement manqué pour cette passionnée d’art et de nature. Hasard du calendrier, elle a pourtant choisi la date du vendredi 24 juillet, jour qui aurait dû marquer le début des Jeux de Tokyo, pour répondre à nos ques- tions. Vous êtes avant tout réputée pour vos performances en falaise. Pourquoi avoir pris part aux qualifications olympiques en escalade sportive ? Pour n’importe quelle discipline, faire son entrée sur la scène olym- pique revient à être accepté com- meunsportquicompteàtraversle monde. L’escalade va être exposée aux yeux de millions de gens. Ce sport représente tellement pour moi qu’il m’arrive de me deman- der ce que je serais devenue sans lui, et je suis ravie que d’autres personnes aient à leur tour la chance de le découvrir. Avant d’être grimpeuse, j’ai pratiqué la gymnastique. Et j’ai rêvé des Jeux de façon obsessionnelle lorsque j’étais plus jeune. Mais j’ai subi de nombreuses blessures et mon corps ne le supportait plus. C’est donc ce rêve de gosse que vous avez poursuivi en essayant de vous qualifier ? Oui, absolument. Pour beaucoup d’athlètes, le train des Jeux ne passe qu’une fois, à moins d’être Usain Bolt ou Michael Phelps. Participer à la cérémonie d’ouverture, concourir à ce niveau, vivre l’expérience des JO aurait été pour moi un hon- neur. Le fait de ne pas m’être qualifiée n’a évidemment pas été facile à accepter, c’est dur de s’impliquer autant pour finalement ne pas y participer mais… Vous savez ce qu’on dit : «Si vous voulez aller vite, alors faites-le seul. Si vous voulez aller loin, allez-y ensemble. » Je serai donc la première devant ma télévision l’année prochaine pour soutenir Brooke (Raboutou) et Kyra (Condie, les deux grimpeuses américaines qualifiées pour les JO). J’ai digéré ma déception. J’adore l’escalade sportive, la compétition, mais j’aime encore plus grimper dehors, en falaise. J’aime la nature, sentir que je ne fais qu’une avec la roche. C’est ce qui me comble le plus. Votre sport vit aujourd’hui un âge d’or, il est plus populaire que jamais : le grimpeur Alex Honnold a obtenu un Oscar pour un film d’escalade (« Free Solo » en 2019), des salles de grimpe ouvrent partout dans le monde, le nombre de pratiquants explose… C’est indiscutablement devenu un sport plus grand public. Il y a cinq ou six ans, les gens que je rencontrais pensaient sou- vent que j’étais danseuse compte tenu de mon physique. Quand je leur répondais que j’étais grimpeuse, la question qui suivait immédiatement était : «Vous avez fait l’Everest ?» Aujourd’hui, ils voient davantage de quoi il s’agit. Il arrive même régulièrement que les gens assimilent l’escalade au film d’Alex Honnold, parce que beaucoup l’ont vu. Il faut à chaque fois que je précise que je fais la même chose que lui, mais avec une corde ! Et je vois immédiate- ment une sorte de soulagement sur leur visage... Comment expliquez-vous cet engouement ? Je dirais d’abord que c’est un sport très social. Quand j’étais gymnaste, il y avait beaucoup de rigueur. Entre nous, on ne se parlait presque pas. C’était une organisa- tion très stricte. En escalade, tout est beau- coup plus fluide. Vous grimpez avec des femmes comme des hommes, de tous les âges et de tous les niveaux. Au pied d’une falaise, les voies les plus difficiles peuvent se situer à côté des plus faciles. Il est arrivé que quelqu’un de beaucoup moins fort me conseille et me permette de résoudre un problème, même s’il n’avait pas lui-même la capacité physique de le faire. L’escalade est une sorte de puzzle, un ensemble de mouvements qu’il faut réussir à assembler. Pour trouver la bonne méthode, mieux vaut bénéficier de différents regards. C’est aussi un sport qui nécessite d’être présent et de vivre l’instant.Danslemondeactuel,noussommessansarrêtsol- licités, par la technologie, les médias, les flots d’informa- tions ou de fausses informations. Nous passons sans cesse d’une tâche à l’autre et d’un écran à l’autre. En escalade, cela n’est pas possible. Les gens sont contraints d’être concen- trés, de se plonger dans un état quasi méditatif. D’une certai- nefaçon,l’escaladeestunmoyend’échapperàl’accélération du monde. En quoi votre passé de gymnaste vous sert-il en escalade ? Ces deux sports nécessitent une parfaite maîtrise du corps, tout comme la danse, que j’aime aussi beaucoup. Il faut être capable de coordonner les mouvements des différentes par- ties du corps, de façon synchronisée. Contrairement à ce que 36 MattyHong@Instagram
  • 5. l’on pense, il ne s’agit pas seulement de tenir des prises très fermement, mais surtout de positionner ses pieds correcte- ment, sinon vous n’irez pas plus haut. L’équilibre du corps est au moins aussi important que la force. C’est un sport très complet, qui sollicite l’ensemble des muscles, fait travailler la force pure, mais aussi la souplesse, la technique… Vous ne manquez jamais de souligner votre passion pour l’art et le spectacle vivant. Sur votre compte Instagram, vous vous définissez comme «grimpeuse» et «artiste». Votre créativité fait-elle de vous une meilleure grimpeuse ? J’ai toujours aimé l’art. J’aime dessiner, peindre, créer des images ou prendre des photos. L’art nous apprend d’abord à regarderautourdenous.Puisàexprimerquelquechoseavec ce qu’on a vu. Et je suis persuadée que cette créativité joue aujourd’hui un rôle dans ma manière de grimper. Elle me permet de me dire, lorsque je bute sur quelque chose, qu’il doit y avoir une autre manière de s’y prendre, et que si elle n’existe pas encore, c’est à moi de l’inventer. Ça m’a appris très vite à ne pas avoir peur de l’originalité ni de l’échec, et donc à ne pas redouter d’essayer quelque chose qui a de grandes chances d’échouer. Quand j’étais plus jeune, je me suis aussi beaucoup inspirée de Robyn, mon entraîneure (Robyn Erbesfield-Raboutou, ancienne grimpeuse américaine, fut quadruple vainqueure de la Coupe du monde et championne du monde en 1995). J’avais l’impression qu’elle dansait quand elle grimpait. Ça a eu un effet considérable sur le développe- «AVANT, QUAND JE DISAIS QUE J’ÉTAIS GRIMPEUSE, LA QUESTION QUI SUIVAIT ÉTAIT : VOUS AVEZ FAIT L’EVEREST ?» mentdematechniquecarjevenaisdelagymnastique,j’avais beaucoup de puissance dans le haut du corps mais je ne savais pas placer mes pieds. Lorsque vous grimpez, cherchez-vous l’esthétisme, le beau geste ? Non, je n’y pense pas vraiment. L’objectif est d’abord et avant tout d’être efficace. Mais il peut m’arriver à l’entraînement, lors de certains exercices, de laisser libre cours à mon inspi- ration et d’essayer de nouveaux mouvements. En revanche, le rythme est important. Quand je grimpe, j’aime suivre la cadence régulière d’un métronome, comme lors d’une cho- régraphie. Et cette musique intérieure est propre à chaque grimpeur. Très rapide pour certains, comme Adam Ondra (le Tchèquede27ansestunedesstarsdel’escalade)parexemple, plus lente pour d’autres. 37 Avant de pratiquer l’escalade, Margo Hayes faisait de la gymnastisque. Elle voit de nombreux points communs dans les deux disciplines : «Elles nécessitent une parfaite maîtrise du corps, il faut être capable de coordonner les mouvements de façon synchronisée.»
  • 6. m’inspirait, c’était l’histoire de cette voie, la beauté de l’endroit où elle se trouve, pas l’envie de devenir la première femme à grimper dans le 9a+. Bien sûr, je savais que si je réussissais, je deviendrais la première à ce niveau (l’Autri- chienne Angela Eiter et l’Italienne Laura Rogora ont depuis réa- lisé des ascensions au niveau supérieur, 9b). Mais tout ce qui comptait pour moi, c’était de me fixer un objectif et d’avoir ensuite l’exigence nécessaire pour l’atteindre. J’étais extrê- mement déterminée à ce moment-là de ma vie. En vieillis- sant, j’ai appris à être un peu plus souple avec moi-même. Vous ne cherchez donc pas à marquer l’histoire de votre sport, vous n’êtes pas en quête de voies de plus en plus difficiles? Ce n’est en tout cas pas le but principal que je poursuis. Je veux avant tout profiter de ma passion et faire des choses qui m’inspirent et m’incitent à repousser mes limites. Quand j’ai réussi La Rambla, j’ai été surprise de l’ampleur que ça a pris. Vous avez récemment posté sur vos réseaux sociaux des vidéos prises lors de manifestations écologistes. Quel regard portez-vous sur ces problématiques ? Quelle que soit la nature du problème rencontré, la première réponse à apporter sera toujours l’éducation et l’ouverture d’esprit. Il faut être capable d’écouter d’autres voix et de voir d’autresréalités,surtoutcellesquinousmettentmalàl’aise. Je participe aux manifestations écologistes car je suis pro- fondément convaincue de l’importance de ces sujets. On ne peut pas se contenter de laisser le pouvoir à ceux qui nous dirigent, il me semble important de faire entendre sa voix. Mais je crois qu’il est plus important encore que je continue à m’éduquer moi-même sur ces questions. l adelfosse@lequipe.fr D’où vous vient cette passion pour l’escalade ? Mon grand-père était alpiniste (James Morrissey a dirigé la première ascension victorieuse de la face est de l’Everest, dite « face du Kangshung ») et mon père pratique l’escalade depuislelycée,maischezmoi,personnenefaisaitdecompé- tition. C’est un univers que j’ai découvert en rejoignant mon club lorsque j’avais dix ans. L’escalade était mon deuxième sport, il m’a donc fallu quelque mois avant de me rendre compte que j’avais des facilités (elle fut notamment double championne du monde junior en 2016). Je crois surtout que j’ai très vite su que j’aimais travailler dur. Dans le talent, il y a toujours une part d’inné et une autre que vous apprenez à développer. Après avoir brillé en compétition chez les jeunes, vous êtes aujourd’hui considérée comme l’une des meilleures falaisistes de la planète. Que cherchez- vous en falaise que vous ne trouvez pas en salle ? Eh bien d’abord, j’adore être dehors. Quand j’étais enfant, je n’aimais pas regarder la télé ou rester enfermée chez moi. J’avais besoin de prendre l’air, de jouer dans la boue et de courir partout. J’ai aussi toujours aimé les animaux, les insectes, les plantes. Quand je grimpe en falaise, je suis au milieu de tout ça. Il m’arrive parfois de m’arrêter en plein milieu d’une voie pour ressentir tout ça et regarder autour de moi. Dans ce sport, vous prenez de la hauteur et ce n’est pas habituel d’observer le monde avec ce type de perspective. C’est un sentiment étrange car très paradoxal : grimper en falaise me permet d’éprouver la merveilleuse sensation de mon insignifiance. Je trouve ça incroyable. Mais ce souhait d’être confrontée à son insignifiance n’est-il pas contradictoire avec la volonté de réussir des voies d’escalade toujours plus dures ? Je n’ai jamais considéré l’escalade comme un combat contre la roche ou une sorte de conquête. Au contraire, plus j’essaie des voies difficiles, plus l’escalade me rend humble. Je crois nejamaisavoireubesoindemesentirplusfortequecequela nature a créé. J’essaie simplement d’y vivre une expérience personnelle. Lorsque vous avez réussi l’ascension de La Rambla, aviez-vous l’objectif de devenir la première femme à grimper une voie cotée 9a+ ? JevoulaisréussirLaRamblaparcequecettevoiem’inspirait. Je venais d’avoir 19 ans et j’étais entièrement dévouée à mon sport. Avec le recul, je me dis que c’était intense ! Ce qui «JE CROIS NE JAMAIS AVOIR EU BESOIN DE ME SENTIR PLUS FORTE QUE CE QUE LA NATURE A CRÉÉ » 39 Le 24 septembre 2017, Hayes vient à bout de Biographie, l’une des voies les plus dures au monde, sur la falaise de Céüse, dans les Hautes-Alpes. Alors qu’elle se trouve toujours à 40 m du sol, elle laisse éclater sa joie.