1. II u Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020
L’écrivain-voyageur Cédric Gras a
«A
u cœur des mon-
tagnes, l’hiver nais-
sant était teinté d’au-
tomne, et l’automne
poudréd’hiver»,écrivaitCédricGras
dans l’Hiver aux trousses (Stock,
2015), l’un de ses récits de voyages
à travers l’Extrême-Orient russe.
Nousl’avonsprisaumot:c’estavec
lui que nous avons réalisé une tra-
verséedanslesmassifsdesaiguilles
RougesetduHaut-Giffre,faceàun
Mont-Blanc drapé des premières
chutesdeneige.Deuxjoursderan-
donnéed’altitude,unitinéraireaty-
pique à travers une montagne
désertéeencettemorte-saisontou-
ristique?CédricGrasn’apashésité
à accepter l’invitation…
Petit jour à Servoz, tout en bas de
la vallée de Chamonix: l’écrivain-
voyageur, athlétique gaillard de
38ans,chargesonsacàdosflanqué
d’unpioletlégerd’ungestefamilier.
S’il a vécu dix ans entre Russie et
Ukraine et arpenté inlassablement
la taïga sibérienne, les montagnes
duTadjikistanetduKirghizistan,et
s’ilrentretoutjusted’unelonguevi-
réeenRussieencompagnieduréa-
lisateur Luc Jacquet, il se sent à sa
place au pays du Mont-Blanc. Il a
pratiquéicil’alpinismejusqu’àl’âge
de 20 ans, avant de se consacrer au
voyage, à la Russie et à l’écriture;
c’estpourluiunretourauxsources.
Lahautemontagnevientd’ailleurs
de prendre place dans son œuvre:
son dernier livre,Alpinistes de Sta-
line (Stock), en lice pour le prix Al-
bert-Londres 2020 en catégorie li-
vre,mêlel’histoiresoviétique,eten
particulier la Grande Terreur stali-
nienne,auparcoursdedeuxgrands
alpinistes sibériens, les frères Ev-
gueni et Vitali Abalakov.
Pas question d’emprunter des sen-
tierstropbalisésavecunbaroudeur
decetacabit:nousentamonsnotre
périple par l’un des vallons les plus
sauvagesdumassif,lesgorgesdela
Diosaz.Unsentierenbonétatmène
àunecabanedechasseursparfaite-
montagnes
«Partiren
montagne,
c’est s’offrir une
parenthèse»Par
François Carrel
Envoyé spécial en vallée
de Chamonix (Haute-Savoie)
Photos Pascal Tournaire
mententretenueetéquipée,blottie
contre un rocher. Cédric Gras sou-
rit:«C’estcommeenSibérie,tumar-
ches des jours sans croiser la moin-
dre trace et tu tombes sur ce genre
d’abri. Certains sont très anciens:
là-bas, tout le monde est chasseur!»
Au-delà, le sentier se désagrège,
tandis que les gorges se resserrent.
La progression se complique et se
fait vertigineuse: en contrebas, la
Diosaz bouscule ses eaux cristalli-
nes à travers un lit creusé dans le
roc. Le versant d’en face, tout pro-
che, déroule sa forêt tranchée de
cascades, où les mélèzes qui ont
viréàl’orangesemêlentauvertper-
sistant des épicéas. L’écrivain a le
pas sûr et l’œil averti; il savoure
cetteentréeenmatièreinattendue:
«Il y a dans le massif des endroits
sauvages qu’on ignore, tant la ten-
tation de prendre un téléphéri-
que pour être projeté directement
dans le monde glaciaire de la haute
altitude est forte. J’ai été victime,
comme d’autres, de l’attraction des
hauts lieux!»
«Chasseur d’automne»
Cetteapprocheaunecontrepartie:
laremontéeduvallonnousprendra
desheures.UnbarrageEDF,dressé
auplusétroitdesgorges,devraêtre
escaladé, une barre rocheuse sera
contournée par le haut, en suivant
dessentesd’animaux,àtraversune
végétationdésordonnée,bouleaux
enchevêtrés en pleine pente, ornés
de leurs dernières feuilles d’or. Sur
un replat, nous découvrons des
ruines qui inspirent le géographe:
«J’imagine la vie de ce hameau
d’éleveurs… En montagne, on est
confrontéàunevieantique,celleque
menaientnosancêtres.C’esttrèsfort
en Sibérie, où l’on croise au hasard
delataïgadesgensquiviventencore
de chasse et de cueillette.»
Après une traversée de la Diosaz à
gué, pieds nus dans l’eau glacée,
nous retrouvons un sentier pavé et
balisé. Il conduit à l’alpage de Por-
menaz aux teintes mordorées, do-
minéparlesrochersdesFiz,formi-
dablecitadelleauxreliefssoulignés
par le blanc des premières neiges.
Cédric Gras rayonne: «Cette subti-
lité des lumières d’automne, qui
n’écrasentpastout,c’estmagnifique.
C’est à cette saison que les tableaux
naturels sont les plus beaux! Je suis
un chasseur d’automne: je viens de
le poursuivre pendant un mois, de
l’Arctique russe à Vladivostok, et je
boucle ici ma course avec lui.»
L’après-midi est avancé lorsque
nous atteignons le col d’Anterne,
à 2257 mètres. Une traversée d’arê-
tes de près de 8 kilomètres nous at-
tend, ininterrompue jusqu’à notre
objectifdulendemain,lemontBuet
(3096mètres).Inscrivantsestraces
danscelled’unchamoisesthètequi
a lui aussi, la veille peut être, par-
couru toute cette «arête sans fin»,
Cédric Gras mène la danse: «J’ai
toujoursaiméleconceptdelahaute
route, cette traversée qui permet
d’habiter les hauteurs pendant des
jours.C’estunemanièredesortirdu
monde,d’êtreau-dessus:laverticale
est la seule dimension qui permette
d’échapperàunegéographieunpeu
trop étriquée…»A gauche, les pen-
tes nord plongent vers le Chablais,
au-delà duquel on aperçoit le Jura
suisse. A droite se dresse, plus
monumentaletsublimequejamais
dans les lumières changeantes
d’automne,leMont-Blanc,lardéde
lourdestraînéesdenuages.«J’adore
les brumes! Je suis très dérangé par
les ciels bleus, céruléens, sans un
nuage,enétécommeenhiver»,souf-
fle l’écrivain.
Nousavonstroptraîné:lanuitnous
surprend au milieu des arêtes. Ce
n’estqu’àlanuitnoire,aprèslepas-
sagedesectionsescarpéesrendues
délicates par la neige et l’obscurité,
quenousdécouvronsavecsoulage-
ment notre havre, une cabane de
boisspartiate,haubanéeau-dessus
duvide.Auloin,leslumièresdeGe-
nève rougeoient dans les brumes
nocturnes. Nous avons marché
dix heures, nos chaussures sont
trempées: le bonheur simple de la
chaleur du réchaud, d’une soupe
fumante et bientôt de nos duvets
est total. «J’ai connu des nuits bien
pires, rigole Cédric Gras. J’ai une
grande capacité à accepter l’incon-
fort, le risque; je ne les recherche
pas, au contraire, mais je fais avec.
L’alpinisme est une excellente école,
tu passes partout, tu apprends à
«Libération» a
invité l’écrivain
Cédric Gras
pour deux jours
de randonnée
à travers
les massifs
des aiguilles
Rouges et du
Haut-Giffre, en
Haute-Savoie.
Une échappée
belle hors
du temps…
Pour Cédric Gras, l’alpinisme est «une excellente école».
supporter toutes les conditions. Ça
devient normal car tu sais que ça
aura une fin.»
Lueur laiteuse
Le lendemain, nous reprenons no-
tre cheminement sur le fil vers le
mont Buet. Le temps se couvre peu
à peu. A l’approche du sommet,
nous sommes pris dans les nuages,
la visibilité se réduit à quelques
mètres. Tout est noyé dans une
lueur laiteuse et humide. Le mar-
cheurn’entendplusquelesonhyp-
notique de ses pas dans la neige et
de son souffle court: moment d’in-
trospection, hors du temps et de
l’espace…
Au sommet, qui offre par temps
clair l’un des plus beaux points de
vue des Alpes, Cédric Gras se con-
sole:parunetrouéefugacedansles
nuages, il a aperçu le Valais et
l’Oberland suisses, cela suffit à son
bonheur. Et puis il y a une belle
table d’orientation, sur laquelle il
se penche avec appétit: «L’alpi-
nisme est profondément géographi-
queettoponymique.C’estunenéces-
sité pour l’alpiniste: confronté à
une géographie complexe, il doit
pouvoir nommer, montrer, lll
2. Libération Samedi 21 et Dimanche 22 Novembre 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u III
marché 30 kilomètres avec Libé, entre Servoz et le hameau du Buet, du 2 au 3 novembre.
une analogie évidente avec ceux de
Sibérie. Bien sûr, l’exotisme de la
Russierésidedanssonimmensitéet
sa très faible population, mais ce
quenousvenonsderéaliserendeux
jours, par ces itinéraires sauvages,
c’est fantastique… et à l’échelle de
l’Europe.Pasbesoind’alleràl’autre
boutdumondepourvivrecetteécole
de la nature!»
Nous retrouvons le bitume au ha-
meau du Buet, derrière le col des
Montets, à 30 kilomètres de notre
pointdedépart.Enattendantletor-
tillard montagnard qui nous ramè-
nera à Servoz, Cédric Gras confie
sa plénitude. Paris, le confinement
etlarédactiond’unnouveauroman
l’attendent,maisilestprêt:«Partir
en montagne, c’est s’offrir une pa-
renthèse,uneéchappée.Lebonheur,
ce n’est pas un état permanent,
on ne le trouve que par contraste:
j’ai autant de plaisir à partir qu’à
rentrer.»•Repos, lecture ou écriture le temps d’une halte le long du chemin.
reconnaître une montagne
soustoutessesfaces.Jesuistoujours
stupéfait par le nombre de noms de
lieuxquelemontagnardmaîtrise…»
«Itinéraires sauvages»
Une longue descente commence,
sansvisibilité.Lacarteetl’altimètre
ne suffisent plus, c’est au GPS que
nous cherchons, presque à tâtons,
à déjouer les pièges de l’itinéraire,
nonsansquelqueserrances…L’écri-
vain garde son flegme: «Chercher
son chemin, c’est un luxe, en parti-
culierenFranceoùc’estdevenutrès
rare. La montagne est la dernière
géographie où tu peux te perdre…»
Nous basculons sous le nuage en
même temps que nous abandon-
nons la neige. Le long et superbe
vallondeBérardnousramène,sous
unepluiefine,àlaforêtautomnale:
«J’aime profondément cette forêt
tempérée,c’estmonmilieu.Cespay-
sages me sont très familiers : il y a
lll