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MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
0123
DIX MILLE PAS ET PLUS
QUAND LE CERVEAU DES SPORTIFS DÉRAILLE
Par SANDRINE CABUT
e vois des grimpeurs sur des séracs, un gars habillé
encarnaval,unautrequisortd’unecaverne.Avant,
je me suis surpris à voir un transformateur sur un
nuage qui était sur notre camp avancé.» Si cette ti­
rade, plutôt cryptique, laisse imaginer que son auteur
a abusé de substances, beaucoup d’amoureux de la
haute montagne connaissent ces mots de l’alpiniste
Jean Troillet, et les circonstances dans lesquels ils ont
été prononcés: une ascension de l’Everest, en 1986.
Comme bien d’autres, le guide suisse et canadien a
eu des hallucinations d’altitude, mais ce qui rend son
récit unique, c’est qu’il a eu la présence d’esprit de
sortir son dictaphone pour décrire précisément ce
qu’il voyait. «C’est là le seul témoignage pris sur le vif
d’un cerveau de grimpeur soumis à l’hypoxie», écrit
Thomas Vennin, collaborateur à Montagnes Maga­
zine, dans Les Hallucinés, un voyage dans les délires
d’altitude, paru aux éditions Paulsen (152 pages,
18 euros). Ce livre fait la part belle aux récits d’alpi­
nistes et himalayistes, mais accorde aussi une large
place au décryptage par la science de ces réactions du
corps humain placé aux limites de ses capacités.
Lors de son ascension de l’Everest, en 1988, où il a
passé presque quatre jours sans oxygène au­dessus
de 8000 mètres, l’alpiniste Stephen Venables a, lui,
eu la sensation d’être accompagné d’un vieil homme,
«sorte d’alter ego qui l’encourage et le conseille». En
arrivant vers le sommet, le Britannique a distingué
trois alpinistes assis sur leur chapeau, qu’il a interpel­
lés, sans succès. Il s’agissait de bouteilles d’oxygène
abandonnées. A la descente, son double, le vieillard, a
glissé avec lui sur les fesses, avant de se transformer
en musicien dévalant les pentes sur son violoncelle.
Le «troisième homme»
Cette sensation de présence dans les moments diffi­
ciles, que l’auteur canadien John Geiger a qualifiée
de «troisième homme», a été décrite par de nom­
breux alpinistes, mais aussi par d’autres individus
en situation extrême: plongeurs, aviateurs…
Pour le professeur Jean­Paul Richalet, spécialiste de
la médecine d’altitude, cité par Thomas Vennin, ces
visions ne sont pas tant des hallucinations, c’est­à­
dire des perceptions sans stimulus, que des illusions,
«en particulier quand on voit son propre corps qui se
dédouble ou se déforme, ou quand on a l’impression
d’avoir un compagnon imaginaire». Elles sont liées
au déficit d’oxygène en haute altitude (généralement
au­dessus de 6000 mètres), mais pas uniquement.
Le manque d’oxygène induit une stimulation de la
respiration, et cette hyperventilation abaisse le
taux de CO2 dans le sang, lui­même à l’origine d’une
contraction des vaisseaux sanguins cérébraux et de
perturbations neurologiques. Des travaux menés
chezdesgrimpeurspointentd’autresfacteursquel’al­
titude, telles la solitude, la sensation de danger immi­
nent, l’absence de stimulation sensorielle, favorisant
ces déraillements du cortex.
Le physiologiste Samuel Vergès a, de son côté, dé­
montré que le manque d’oxygène en altitude per­
turbe l’excitabilité des neurones, qui ne répondent
plus de la même façon. Il a aussi mis en évidence,
par IRM, des traces d’œdème cérébral chez des per­
sonnes venant de passer quelques jours en haute
montagne. Même sans titiller les sommets, les
sports d’endurance comme l’ultratrail prédisposent
à des perturbations cérébrales et à des halluci­
nations, du fait d’efforts très prolongés et d’états de
fatigue très profonds. 
sandrine cabut
J

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