1. LA PAROLE A…
LIA RODRIGUES, danseuse et chorégraphe
« A travers le corps du danseur, j’essaie de représenter le monstrueux »
Lia Rodrigues est l’une des figures les plus en vue de la danse contemporaine brésilienne.
Interview à l’occasion de son spectacle Incarnat joué début novembre au Centre national de la
danse et à la Ferme du Buisson (Noisiel) dans le cadre du Festival d’Automne, avant le début
d’une tournée en France.
La danse contemporaine est une discipline récente au Brésil, elle a à peine trente ans.
Comment devient-on danseuse et chorégraphe dans ce pays ?
Simplement. Je sui née à Sao Paulo il y a cinquante ans. J’ai commencé à danser à l’âge de six ans,
en faisant l’école de danse classique. Puis, au bout de dix ans, j’ai commencé à prendre
connaissance de la production contemporaine. C’était le début des années 1970, j’étais étudiante en
histoire à l’université de Sao Paulo. J’ai vécu la contestation, la révolte face au régime militaire, les
mouvements hippies… La danse contemporaine connaissait alors ses premiers bouillonnements au
Brésil, elle véhiculait une dimension subversive puisqu’elle permettait de s’exprimer par le corps
alors que seul l’écrit était censuré. Le ballet Stagium, par exemple, faisait beaucoup d’émules. Plein
de compagnies indépendantes se sont formées, j’en ai moi-même créé une en 1977 avec des amis.
J’ai travaillé trois ans, puis j’ai décidé de venir en France, en 1980, chez Maguy Marin.
Je suis restée à ses côtés pendant deux ans, jusqu’à la création de Maybe, à laquelle j’ai participé.
Avec Maguy Marin, j’ai tout appris. Car il s’agit non seulement d’une chorégraphe majeure, mais
de quelqu’un qui a des idées dans la politique et dans la vie. Je l’écoute, je la vois, elle est comme
une lumière pour moi. Ensuite, je suis retournée au Brésil, et je me suis installée à Rio. J’ai voulu
être mère, j’ai donc eu trois enfants, que j’ai allaités. Lorsque j’ai attendu ma troisième enfant, un
ami chorégraphe m’a contactée pour me proposer de participer à ses projets. J’étais loin de la danse
à l’époque mais, de discussion en discussion avec lui, je m’en suis rapprochée. C’est ainsi que j’ai
réalisé mon premier travail de chorégraphe, très court, d’une dizaine de minutes, en 1988. J’avais
32 ans. Et puis voilà, la compagnie a maintenant seize ans.
Parallèlement, j’ai aussi créé un festival international de danse contemporaine en 1991 à Sao Paulo,
le festival Panorama. A mon sens, ce sont deux tâches à mener de front : il faut pousser son propre
travail et il faut aussi pousser la danse. Car on ne peut travailler dans le désert. Moi, je ne peux être
chorégraphe que s’il existe également d’autres chorégraphes. Et je travaille lentement, je dois
prendre du temps pour penser avant de créer un spectacle.
Votre spectacle Incarnat est éprouvant pour le spectateur : il représente des corps saignant,
suant, hurlant, en état de rage, qui semblent vouloir vomir et sortir d’eux-mêmes. Pourquoi
un tel travail sur la sécrétion des corps, sur leur déjection ?
Je crois que le corps doit se situer au cœur de notre réflexion sur la société. Car sans le corps, on ne
pense pas, on ne mange pas, on ne crie pas, on ne demande pas, on ne vit pas. Regardez en France
aujourd’hui les émeutes dans les banlieues : les gens qui sont considérés comme des « déchets » -
selon la définition qu’en donne par exemple le sociologue Zygmunt Bauman - se rebellent. Et il est
normal que cela arrive à mon sens, dans une société qui depuis plus de vingt ans n’affiche aucun
projet pour intégrer sérieusement les plus pauvres de ses jeunes, souvent des enfants d’immigrés
arabes ou africains. Et qui n’a pas encore fait le travail nécessaire de réflexion sur son passé
colonial, sur son enrichissement durant un siècle aux frais des peuples qu’elle avait colonisés, et
qu’elle s’était donc habituée à voir souffrir. Aujourd’hui, lorsqu’un jeune noir se révolte et exprime
sa souffrance dans la rue, la majorité des Français et des Occidentaux estime que c’est normal, ou
du moins usuel, car historiquement le noir a toujours souffert. Peu importe que ce jeune noir là soit
2. né en France et qu’il soit donc français. Il est stigmatisé par la souffrance de ses pères, et donc
considéré comme un déchet de la société. Et aujourd’hui les déchets se révoltent, ils créent des
soubresauts dans le corps social. Et celui-ci est comme possédé. Parce qu’il n’a pas voulu voir ce
qui pourrissait en lui. Moi, je suis issue d’une classe sociale aisée. J’ai eu la chance de voyager, de
danser, d’apprendre des choses. Par mon travail, à mon petit niveau, j’essaie de prendre en compte
la misère intellectuelle et sociale, ce qui se passe autour de moi, et surtout de partager, de
transmettre les richesses qui ont pu me traverser.
Certes, mais votre spectacle va très loin : il met le corps du danseur dans un état tel qu’il en
vient à faire peur au spectateur, à générer chez lui une angoisse, à lui donner le sentiment
d’une animalisation…
Oui, et c’est intentionnel. Je crois en fait qu’à travers le corps du danseur, usuellement considéré
comme beau, j’essaie de représenter le monstrueux. Car nous avons tous quelque chose de
monstrueux, avec nos douleurs ou nos hontes enfouies, notre inhumanité inavouée, nos petites
lâchetés ou insuffisances quotidiennes que nous nous dissimulons. Je me souviens, quand j’ai
accouché de mes enfants, je l’ai fait en position accroupie, comme les indiens. Lorsque j’ai eu la
première et la troisième, je me rappelle avoir crié, parce que j’avais mal. Je me sentais comme une
chienne, un animal. Cette force qui pousse et dont on ne sait pas d’où elle vient… C’est comme
l’allaitement - il y a d’ailleurs une scène d’allaitement dans Incarnat. Cette sensation est si
puissante, de nourrir et d’être vidée de sa substance à la fois… C’est la maternité… Je pense que
nous sommes aussi des animaux. Mais les humains ont également la capacité de réfléchir. Et ceux
d’entre eux qui ont plus de moyens pour réfléchir portent une très grande responsabilité envers les
autres. Gilles Deleuze, dans son Abécédaire, énonce même la responsabilité de parler « à la place
des animaux », de ceux qui n’ont pas la possibilité de dire, d’écrire. Et je crois également en notre
responsabilité d’être tendre envers les autres, affectueux.
Merci… Vous n’avez rien à ajouter ?
Si, j’aimerais dire un mot au sujet de l’Année du Brésil. En fait, je ne suis pas du tout d’accord avec
la façon dont tout cela se passe. Je pense qu’il faudrait d’abord avoir l’Année du Brésil au Brésil, et
non pas prioritairement en France. Parce que les artistes crèvent au Brésil. Il n’y a aucune politique
culturelle pour les arts vivants. Les arts vivants au Brésil sont des arts moribonds. Je ne reçois
aucun argent public au Brésil, tout l’argent que j’ai vient de la France, de vos impôts, merci à vous
d’ailleurs. Je trouve ça dégoûtant de voir un ministre qui chante et qui ne travaille pas comme un
vrai ministre de la Culture. On est maintenant à la troisième année de ce ministère, et il n’a rien fait
pour nous, les artistes. Alors pourquoi faire l’Année du Brésil en France ? Pour fêter quoi ? Pour
fêter ce rien, qu’il a fait là-bas ? Aujourd’hui, dans les arts vivants, il est très difficile de survivre au
Brésil. Cela dit, cette Année du Brésil en France a tout de même été positive, puisque nombre
d’institutions françaises ont pu apporter des fonds pour que des artistes brésiliens mènent à bien leur
création. Je me permets de dire ceci car je me sens en danger, comme la plupart des artistes de mon
pays. Et quand on est en danger, il faut parler. Car si on ne parle pas, le silence va nous tuer.
Propos recueillis par Benjamin Bibas et Marie Glon