1. La nouvelle création de Lia Rodrigues
Sur le front des souffrances, la pièce Incarnat oeuvre à une réarticulation de tout lien à la
matière. Créée dans le cadre du festival d'Automne, elle est présentée à la Ferme du
Buisson, puis en province jusqu'au 6 décembre.
Depuis Jan Fabre ou Rodrigo Garcia, on croyait la chose entendue : quand du ketchup se
répand en abondance sur une scène, il devient toute autre chose qu'une métaphore littérale
de l'hémoglobine. Par exemple, dans le cas d'Incarnat, nouvelle pièce de Lia Rodrigues,
s'en tenir à une perception aussi misérablement réductrice (ketchup = sang) ne pourrait que
conduire - imprégnation judéo-chrétienne aidant - à penser que celle-ci ne vise qu'à nous
alerter sur les blessures et les souffrances (au cas où nous les aurions oubliés ?), par les
moyens d'une surexposition, alors pour le moins appuyée.
Le cri. Par ailleurs. Intéressons-nous à cette autre manifestation, tout aussi remarquable, qui
survient tôt, comme un premier écueil abrupt dans l'ample déroulement de cette pièce pour
neuf interprètes. Un cri gigantesque. Que dire du caractère organique de cette expression
humaine, où la vocalité rejoint à l'extrême limite de la matérialité, dans une désarticulation
arythmique convulsive, musculaire et respiratoire, qui en perce plus que l'élaboration des
langages ?
Des Hauts cris de Vincent Dupont aux Labos d'Aubervilliers, au hurlement stupéfiant
d'Emmanuelle Huynh dans Heroes - directrice d'un Centre national de danse
contemporaine, tout de même - , en passant par les références à Munch par Christian Rizzo
dans son Puits si profond..., et maintenant Incarnat, il est important qu'on entende autant de
cris manifestes, furieusement découpés, assénés, ces derniers temps sur les scènes
chorégraphiques...
Le ketchup donc. Plus épais que nature, gluant, lent à s'écouler depuis des situations et
segmentations corporelles plus énigmatiques ou insolites les unes que les autres, ce ketchup
d'Incarnat ne peut être du sang que pour ceux qui imaginent que la Brésilienne Lia
Rodrigues ne s'est pas donné de mission plus significative que de repeindre aux couleurs du
gauchisme les ressorts caricaturalement spectaculaires du grand-guignol des boulevards
parisiens du XIXe siècle.
Or, ce ketchup n'est que signe de matière globale et transversale, matière-corps généralisée
en environnement comme en intériorité, objet de transaction perpétuelle, à ingérer ou
laisser s'écouler, par sourd réseau cardio-vasculaire ou fresque des misères réelles du
monde, au comptoir du Mc Do comme au frontispice sulpicien, de la table d'opération au
banquet anthropophage, dans l'immense partage du dedans-dehors, autre matière ou matière
nous-mêmes, à transformer au libre arbitre de nos actes, imaginations et prises de position
(en tout genre), éléments poreux circulant sur ces frontières mêlées.
Faut-il rappeler le titre du précédent opus de Lia Rodrigues : Ce dont nous sommes faits ?
Ou relire ces propos très clairs de la chorégraphe, qui rabattent heureusement l'acuité
politique des enjeux brésiliens sur les sophistications de la dé-construction savante de la
représentation spectaculaire à la française : « Le corps est un état qui se modifie en fonction
d'un milieu, contaminé et contaminant. Ce corps, mis au contact d'un nouvel espace, devrait
alors produire une nouvelle forme de se mouvoir, de penser, de générer de nouvelles formes
d'organisation. »
2. Bref, sur tout cela, faudra-t-il faire et refaire encore le débat d'Avignon 2005, pour enfin
saisir la poésie percutante de la performance autofictionnelle des corps dans la chair du
plateau, sous la croûte racornie d'un humanisme sémiotique radoteur, qui ferait aller au
spectacle pour toujours vérifier la messe (fût-elle laïque) ?
Incarnat, au début, c'est une façon simple de se mouvoir en boucles, croisements, figures,
par lesquels neuf jeunes gens forment presque une ronde, où se pose d'emblée, sobre et
dense, le projet d'une action collective délibérée. Or, rien ne sera jamais si simple à partir
de là, selon un implacable séquençage, micro-performance après micro-performance.
Totalement dénudés, ou rhabillés, selon une rythmicité plate et sans raison manifeste, ces
danseurs nous mettent au pied d'un nu neutre, virulemment énigmatique (au passage se
remarque le cas jusque là informulé à la conscience, d'un jeune homme au sexe minuscule
sous une pilosité pourtant furieusement virile).
Méthodique avec détachement, une politique des anamorphoses, des appariements et
dissociations, une circulation autofictionnelle d'une matière-corps hautement conscientisée,
compose l'inquiétant sous-texte, obstiné et presque épuisant, des dynamiques personnelles
et collectives de l'agrégation et de la dislocation. A vu en bord de scène, sur le mode de la
plus parfaite des tranquillités déterminées, s'entraidant à cet effet, les interprètes se
préparent ou se réparent à l'épreuve froide.
Matière, les voici libres. Au bord d'un vide immense.
Un grand cérémonial culmine. Ketchup plus que jamais. Mais alors, l'oeuvre collective fera
d'un corps tout entier, goutte à goutte devenues perles, colliers, une fascinante oeuvre d'art
vivante, ressurgie de tous les immémoriaux universels, là immédiate à la peau sous nos
yeux. Humaine. Post-humaine ?
Gérard Mayen
Incarnat, chorégraphie de Lia Rodrigues, a été créée dans le cadre du Festival d'Automne à
Paris, au Centre National de la Danse, du 3 au 12 novembre 2005.
Elle est présentée à la Ferme du Buisson (Marne-la-Vallée) les 18 et 19 novembre ; au
Mans (L'Espal), le 15 novembre ; au Vivat d'Armentières le 22 novembre ; à Valence, le 26
novembre ; au Toboggan à Décines, du 29 novembre au 1er décembre ; à La Rampe
d'Echirolles, le 2 décembre ; et à Mont-Saint-Aignan, le 6 décembre.
A voir également : Ce dont nous sommes faits, chorégraphie de Lia Rodrigues, à Roubaix
(La Condition Publique) le 23 novembre, et à Mont-Saint-Aignan le 7 décembre.
Publié le 17-11-2005
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