"La transition industrielle sous l'angle des coalitions de classe : Une comparaison Algérie/Emergents"
Séminaire d'économie politique des capitalismes organisés par le LAM et le CED à Sciences Po Bordeaux - Octobre 2021
El mestari fouazi coalitions socio-politiques-séminaire économie politique-octobre 2021
1. Faouzi El Mestari Sciences Po Bordeaux-Centre Emile Durkheim
La transition industrielle sous l'angle des coalitions de classe :
Une comparaison Algérie/Émergents
2. Introduction
Depuis fin années 1960, course à l’émergence avec d’un côté formation de capitalismes du sud dynamiques
(minorité) et de l’autre la permanence de capitalismes bloqués (majorité)
Algérie : mise en place de deux plans développementalistes depuis l’Indépendance (années 1970 puis années
2000) qui se sont soldés par des échecs patents
Emergence = phénomène d’industrialisation ou processus initial d’accumulation du capital
2 groupes hétérogènes de théories en sciences sociales qui expliquent d’un côté les réussites industrielles et de
l’autre les blocages du développement économique
Question : Pourquoi l’Algérie a-t-elle échoué la où les pays asiatiques ont réussi ? Est-il possible d’expliquer
les procès d’émergence et la stagnation infra-industrielle à partir d’une même axiomatique ?
Hypothèse : c’est la composition de la coalition politique dominante ( alliance de classe au sein de l’Etat
) qui est le facteur déterminant de la transition industrielle.
Plan :
1-Alliance pouvoir politique-milieux industriel comme condition d’émergence
2-Coalition dominante et blocage de la transition industrielle dans les États du Sud
3-Le rôle de l’alliance commercialiste dans la non-émergence algérienne
3. 1- Un dénominateur commun aux capitalismes émergents : l’alliance
pouvoir politique-milieux industriels
Les approches économiques ne permettent pas de comprendre la formation d’une stratégie
économique gagnante
Approche néoclassique :
rôle fondamental des marchés ( internationaux ), climat institutionnel propice aux affaires, captation des IDE, modèle
de développement en vol d’oies sauvages
Unicité du modèle de développement qui ne cadre pas avec la réalité diversifiée des émergents
Approches hétérodoxes ( keynésianisme, néo-institutionnalisme, paradigme de l’industrialisation tardive,
paradigme de la transformation structurelle, modèle de l’Etat développeur )
Rôle fondamental de l’État dans le développement industriel, investissement public, protectionnisme stratégique,
manipulation des taux de change, contrôle des banques
Pluralité de modèles de développement qui ne permet pas de saisir les ressorts de l’émergence
Cf. Dani Rodrik (2008) :
4. Le dénominateur commun des pays émergents se situe au niveau sociopolitique dans le rapport
de l’Etat à la classe des grands entrepreneurs
Formation d’une coalition au sein de l’Etat entre politiques, haute administration et
bourgeoisie industrielle
Pas de capitalisme dynamique sans une classe capitaliste consistante (Barrington Moore, 1966)
La classe capitaliste dans les nations du Sud est structurellement incapable de mener seule le procès
d’industrialisation
Un dialogue permanent (voire une intégration des élites) est nécessaire pour que le pouvoir politique comprenne
les besoins, les intérêts de la classe capitaliste et ses difficultés
Définition conjointe d’une stratégie économique adaptée au contexte national
Cas nationaux typiques d’une alliance développementaliste
Corée du Sud : la poussée industrielle de la Corée du Sud sous la présidence de Park Chung-hee dans les années 1960 a reposé
sur une « alliance développementaliste » entre l’Etat et les dirigeants des cheabol (Yin-Wah Chu, 2014)
Malaisie : L’essor économique de la Malaisie a été impulsé par la Nouvelle Politique Economique (NEP) mise en place en 1971,
politique qui a permis à une nouvelle classe de capitalistes malais, de se développer progressivement jusqu’à devenir l'acteur-clé
du projet d'industrialisation (Elsa Lafaye de Micheaux, 2014)
Indonésie : L’émergence de l’Indonésie sous Suharto a reposé pour l’essentiel sur une alliance discrétionnaire, sur un « pacte de
domination » entre les politico-bureaucrates et les dirigeants des grands groupes privés liés à l’Etat (Richard Robison, 1990)
Brésil : La phase de démocratisation à partir de 1985 a consolidé les positions de la bourgeoisie au sein de l’Etat puisque le
nouveau pouvoir civil associe de manière plus régulière les grands patrons à la prise de décision en matière économique (Leigh
Payne, 1992)
5. Conditions de transformation d’un Etat patrimonial en Etat développementiste
Conditions générales :
Affaiblissement relatif du capitalisme occidental lié à l’intensité des crises depuis la fin des années 1960 offre
des espace de déploiement pour les capitalismes du Sud
Contradictions à l’échelle internationale entre grandes puissances constituent un contexte international propice
à l’émergence : division Est/ Ouest puis division Nord/Sud
Conditions spécifiques
La classe capitaliste doit avoir atteint un certain degré de consolidation et de puissance pour forcer la
coopération des gouvernants et les amener à conclure un « pacte de développement »
Cf. cas de la Turquie et du Brésil
Cette hypothèse pose la question des effets de la colonisation sur la formation d’une classe
d’entrepreneurs.
Processus de fusion partielle des élites économiques et des élites politiques
Prises de participation des bureaucrates dans les firmes industrielles
Cf Richard Robison pour le cas de l’Indonésie
Entrée en politique des entrepreneurs
Cas de la Chine dans les assemblées populaires
Coalition élitaire doit s’appuyer sur coalition socio-politique large pour mener à bien le processus
d’industrialisation : question de la légitimité du pouvoir
6. 2-Coalition dominante et blocage de la transition industrielle dans les Etats du
Sud
Deux hypothèses fondamentales :
Domination des élites politiques sur les élites économiques ou tendance à la confrontation-segmentation
comme facteur de blocage de l’industrialisation
Incapacité à définir une stratégie économique cohérente de développement liée à l’absence totale de
coopération entre élites politiques et élites économiques
Conservation du pouvoir et préservation de l’ordre politique conduit à la marginalisation de la bourgeoisie
industrielle
Consolidation au sein de l’Etat d’une coalition élitaire commercialiste qui bloque le développement
économique
tendance à la collaboration-intégration des élites politiques/militaires et de la bourgeoisie de l’import
Orientations économiques et cadre institutionnel pro-import qui minent les positions des producteurs nationaux
7.
8. 3-Aux sources de la non-émergence algérienne :
l’alliance compradore-rentière au sein de l’Etat
Comparaison statistique Algérie/Emergents
11. Rupture entre les politiques et les élites industrielles
Investigations empiriques auprès de chefs d’entreprises (entretiens semi-directifs)
aboutissent aux conclusions suivantes :
Rupture à deux niveaux :
Au niveau des pratiques de collaboration : coopération quasi-inexistante avec les autorités
locales et les représentants de l’Etat central, tendance à la segmentation
Industriel dans l’agroalimentaire : « Alors, je vais vous faire un aveu, ça ferait presque pleurer. Moi
je suis dans une commune qui est à 9 km d'ici, j'y suis depuis 19 ans, j'ai créé 500 emplois, je n’ai
jamais eu la visite de mon maire. Je n'ai jamais eu la visite de mon maire. Je n'ai jamais eu la
visite du wali, même pas du wali délégué. J’ai eu beaucoup de contrôles fiscaux, beaucoup de
contrôles de toutes les administrations possibles et imaginables, mais il n'y a jamais eu quelqu'un
qui est venu me taper sur l'épaule pour me dire “ merci, qu'est-ce qu'on peut faire pour toi ? En
quoi on peut vous aider ?”. Ça c'est le premier point. Donc mes relations avec les
administrations locales sont inexistantes »
Au niveau idéologique : positionnements et conceptions politiques anti-establishment, formation
d’une conscience de classe bourgeoise-subversive
La fracture et le conflit avec l’Etat sont les plus prononcés chez la catégorie moyenne des
grands entrepreneurs
Catégorie basse des grands patrons : critique réformiste des politiques publiques
Catégorie moyenne : critique subversive, mise en cause de la nature de l’Etat
Catégorie haute (oligarques) : loyalisme organique et loyalisme tactique
12. L’appartenance à un syndicat patronal a tendance à combler la faille entre les élites économiques et les
élites politiques :
Syndicats comme relais partiels du pouvoir, tendance inachevée à la « corporatisation »
Affiliation syndicale comme signal de loyauté (affichée) envers le pouvoir
L’appartenance à un groupement professionnel radicalise la tendance à la rupture avec les représentants
de l’Etat
Les organisations locales (filière, zone industrielle) constituent le creuset de la conscience de classe des
capitalistes
Ce type de structure constitue à la fois une force et une faiblesse sur le plan politique : elle échappe en
grande partie au contrôle de l’Etat mais elle limite la capacité organisationnelle et la « maturation »
idéologique
13. La dépendance économique à l’Etat (marchés publics, crédits bancaires, autorisations administratives, …) a tendance à
rapprocher élites économiques et élites politiques
Comparaison BTPH (fortement dépendant) et agroalimentaire (relativement indépendant) : fracture relationnelle et
idéologique plus grande chez les entrepreneurs de l’agroalimentaire
Industriel dans la filière boissons : « Honnêtement, pour moi l'administration qui est la plus bloquante, celle qui est la
moins intelligente, dans l'ordre c'est d'abord le ministère de l'Industrie. Il fait preuve d’un niveau d'incompréhension sur
ce qu'est l'industrie d'un pays, il n'a aucune stratégie claire, aucune relation avec les acteurs, aucune discussion avec les
entreprises. Mais dès qu'il y a des autorisations à obtenir, c'est le ministère qui met des mois et des semaines pour
délivrer ces autorisations. Incompétence, paresse, départ massif des cadres de la nation remplacés par des gens qui n'ont
absolument aucun niveau. Et c'est un ministère qui depuis quelques années s'est inscrit dans une logique de règlement
de compte pour le compte du pouvoir. »
Cette alliance avec les entrepreneurs dépendants est de type clientélaire et non collaborative
La variable de classe semble plus forte que la variable transversale de dépendance économique
Les grands entrepreneurs sont globalement plus critiques vis-à-vis de l’Etat que les patrons de PME qui oscillent entre
légitimisme et conservatisme
Le degré de dépendance économique à l’Etat crée une démarcation plus nette chez les patrons de PME entre défenseurs du
régime et critiques du régime
Rapprochement politico-idéologique des patrons moyens avec les grands patrons depuis le Hirak
14. Véritable rapport de domination des élites politiques sur les grands capitalistes algériens qui conduit :
Méconnaissance par les pouvoirs publics des besoins des entrepreneurs
Incapacité ou absence de volonté de modifier un environnement institutionnel très défavorable aux affaires
(taux de change, financement, capital humain, complexité administrative à l’export, absence de lisibilité des
orientations économiques)
Impossible définition d’une stratégie économique adaptée aux caractéristiques de l’environnement national
Tendance à la polarisation sociopolitique qui aggrave l’échec économique
Politiques publiques totalement désincarnées et stériles : ni les leaders politiques ni les entrepreneurs ne
croient à la possible efficacité économique d’une politique publique
Mesures en faveur du privé dans les années 2000 puis changement de cap à partir de 2009 : continuité
historique dans la marginalisation des capitalistes par le pouvoir politique
Dans l’ADN de l’Etat algérien depuis 1962, affaiblissement ou destruction systématique de toute force
sociale, de toute classe en développement
15. Conclusion
Les patrons les plus proches du pouvoir sont ceux qui ont pâti de la dissension au sein des élites
politiques entre la faction civile et la faction militaire
Exigence de démocratie dans le soulèvement populaire actuel est-elle compatible avec le
développement économique ?