#VELO #HISTOIRE
Chers membres, un instant d'histoire qui rappelle les valeurs que portait, porte et portera toujours le vélo.
L'histoire de La Joyeuse est typique. Symbole de sociabilité ouvrière, il est un lieu de fête, de rencontre avec les champions.
"Il y a des valeurs à défendre. La solidarité reste un devoir. Le bénévolat un credo. L’engagement une vertu."
"Bike is the new golf" note Geoffroy Roux de Bézieux, président du MEDEF. Le lien ci-dessous explique pourquoi
http://www.pa-sport.fr/2019/04/22/cyclisme-7-raisons-pour-lesquelles-le-velo-est-le-nouveau-golf/
1. MARDI 8 SEPTEMBRE 2020
0123
Danslaroue
des ardoisiers
ANoyantlaGravoyère,villageouvrierdeMaineetLoire,
lesmineursavaientlapassiondu cyclisme, unsport
considérécommebourgeoisaudébutduXXe siècle.
Mais ilsontréussiàyédifierunvélodromerenommé,
qui aaccueillilaplupartdesgloiresdelapetitereine
noyantlagravoyère (maineetloire)
envoyé spécial
P
arfois, il y a du brouillard. Les
rues de NoyantlaGravoyère,
village ouvrier du Maineet
Loire, semblent alors aussi lon
gues que celles des cités miniè
res anglaises du Yorkshire –
Grimethorpe, Armthorpe, Moorthorpe et
ainsi de suite. Bordées de maisons identi
ques, précédées de jardinets d’agrément,
réparties au gré d’une voirie tantôt rectili
gne, tantôt curviligne. Mais ici, ce n’est pas
du charbon que les hommes ramenaient à la
surface, plutôt de l’ardoise. Et de ce fog
angevin émergent les silhouettes des che
valements rouillés, cernées par la forêt.
Quand il se dissipe apparaît un vélodrome.
C’est un ovale de ciment rugueux où les
lichens s’incrustent. Des gradins de schiste
sombre bordent la ligne d’arrivée. Les virages
relevés sont appuyés sur des talus herbeux.
Pour la main courante: béton armé, coulé en
place. Tout ça est installé en plein cœur du
bourg, le long de la rue ConstantGérard. Une
esplanade tient lieu de sas. Elle s’appelle
place du Vélodrome. La piste, elle, porte le
nom d’un cycliste fameux: Georges Paillard,
double champion du monde de demifond
(1929, 1932). Un enfant du pays.
Si la piste a été inaugurée en 1952, le jour de
Pâques, en présence du héros, son histoire a
débuté bien avant. Elle se confond avec celle
des mineurs, à qui elle appartenait. Ils l’ont
rêvée avant de la construire. Une belle
victoire pour eux qui menaient tant de
combats. Les jours de courses, on venait de
partout, même d’IlleetVilaine, pour fêter,
voir et complimenter les héros du Tour de
France. Il y avait davantage de monde aux
guichets que dans les rues. Jusqu’à
4000 personnes. Plus du double de la popu
lation. Moments de liesse ouvrière.
AlafinduXXesiècle,lespuitsontfermé.Les
filons avaient tout donné. Les mineurs aussi.
Dorénavant,seulslestouristesdescendentau
fond à la faveur de visites organisées. Les car
reaux sont en friche et le vélodrome désaf
fecté. Aux beaux jours, des adolescents à VTT
viennent faire un tour ou deux en pensant à
autre chose. Alain Doret en sourit: «Il n’y a
pas un Noyantais qui a passé plus de temps
que moi sur la piste.» Cet ancien des ardoisiè
res, devenu enseignant et président du Foyer
laïque d’éducation permanente (FLEP), est ici
chez lui. Il y est né, voilà soixantetreize ans.
LA CONFRÉRIE DES AMATEURS DE CYCLES
«Ma mère tenait le café que la Société coopé
rative de l’Union prolétarienne de Renazé, une
commune minière de Mayenne située à 15 ki
lomètres, avait ouvert là, ditil en désignant le
bâtiment qui abrite aujourd’hui le barres
tauranttraiteur Les Perreyeux (menu à
11,80 euros). Mon père, qui travaillait au ser
vice de l’entretien des matériels de la mine, fai
sait le speaker lors des réunions cyclistes. Je
restais avec lui des heures entières. Le vélo
drome, c’était une partie de sa vie. D’ailleurs, il
était aussi viceprésident de La Joyeuse.»
La Joyeuse et ses mystères… Aucune trace de
cette société d’amateurs de cycles dans les ar
chives. Les historiens notent qu’elle apparaît
dans l’annuaire 1912 de l’Union vélocipédique
de France (UVF), qui la localise à «Nogentla
Gravoyère» (sic). Repérée sur Internet, une
carte postale sacrément vintage, intitulée
«Vivelajoyeusemisengrein»,montre51mes
sieursàbacchantes,répartissurtroisrangs.Ils
sont endimanchés, coiffés de curieuses cas
quettes de yachtmen. Sept bécanes gisent à
leurs pieds. Ils n’ont pas l’air super joyeux.
Quisontils?«DesgensdelaminedeMisen
grain [avec un a], une des ardoisières de
Noyant», avance Alain Doret. Leur engoue
ment est d’autant plus remarquable que, en
ce tempslà, le cyclisme est un loisir bour
geois et les bicyclettes des objets de prix. Il
s’agit avant tout de s’unir. «Les sociétés coo
pératives ou sportives créent une sociabilité
ouvrière. Elles révèlent une volonté d’autoor
ganisation face aux patrons et aux curés, qui
régissaient les activités», explique Laurent
Beaumont, 45 ans, auteur du blog «Mouve
ment révolutionnaire angevin».
La Grande Guerre brise l’élan de La Joyeuse.
Elle ne le retrouvera pas avant les années
1920.Afindemobilisersesadhérentsetdera
meuter le public, elle imagine se doter d’un
vélodrome. Il sera en bois. Démontable. Pro
blème: à force de manier ce mikado géant, on
alesreinsencompote.Etpuis,ilmanquetou
joursdesmorceaux.«Faudraitpeutêtrecons
truire en dur et voir plus grand», suggère Léon
Dohin, dit «Malva», mineur et vainqueur du
critérium cycliste de la Fête du muguet 1925
au LourouxBéconnais (MaineetLoire).
On cherche un terrain. En 1934, l’Union pro
létarienne de Renazé offre une parcelle acco
lée au bistrot de maman Doret. Merci, cama
rades! Et maintenant, au boulot! On choisit
de bâtir une piste en terre. On en remue des
tonnes. On sait faire. On travaille tôt le matin
avant d’embaucher ou tard le soir après avoir
débauché. On y passe ses dimanches. On dé
caisse, on remblaie et on dame comme des
bêtes. On érige une tribune couverte. A son
fronton, on accroche une banderole, en let
tres capitales: «Honneur au sport cycliste.»
Beau comme un film de Julien Duvivier.
LeFrontpopulaireestenmarche.LaJoyeuse
aenfinlesourire.Danssesrangs,descommu
nistes, des socialistes et des anarchosyndica
listes. Un vélodrome de gauche, c’est possible.
Aux côtés d’André Rivière, président à gâpette
blanche, ardoisier version bureau, André
Courcou, mineur et cafetier à Misengrain,
s’occupe de tout. «En 1925, la police le considé
rait comme un des dixsept militants commu
nistes les plus influents du site. En 1932, il était
secrétaire adjoint de la cellule de Noyantla
Gravoyère», relate Laurent Beaumont.
Avecpeudemoyensmaisbeaucoupd’éner
gie, il arrive à faire la nique aux grands vélo
dromes d’Angers et de Cholet. A Noyantla
Gravoyère vinrent rouler les quatre frères
Tribouillard, la paire belge Albert BuysseAl
bert Billiet, Eloi Tassin, futur champion de
France sur route 1945, Georges et Maurice
Bautru, deux Nantais caractériels. André
Bergamini, 92 ans, ancien de La Joyeuse,
affirme avoir vu le Maurice poursuivre un
concurrent dans les travées pour l’estourbir à
grands coups de roue avant: «Il lui reprochait
de l’avoir tassé au moment du sprint.»
En 1942, en pleine guerre, André Courcou
convainc même Maurice Archambaud, alors
recordman de l’heure, de se produire ici.
Quelques affiches et, le 26 juillet, c’est
l’émeute. Près de 4000 personnes se pres
sent. Du jamaisvu. Les Allemands sont
débordés. Ils prennent peur, tentent de
refouler les spectateurs qui n’en finissent
pas de s’entasser autour de l’anneau, mais
doivent renoncer face à la marée. La course
peut avoir lieu. On en parle encore.
Cependant, la piste en terre, aussi soigneu
sement roulée soitelle, rebute les cadors, car
on s’y vautre à qui mieux mieux. André
Bergamini en témoigne: «C’était en 1948,
dansunecourseàl’américaine.Jejouaislaga
gne. Mais en plongeant vers la ligne d’arrivée,
mon boyau arrière a déjanté. Badaboum!
J’étais salement touché. J’aurais pu y rester. Je
ne suis jamais revenu.» Quant à AbdelKader
Zaaf, célèbre pour avoir emprunté la route
du Tour de France à rebroussepoil, il vient
enrichir sa collection de gamelles en tout
genre. «Il décrochait à chaque virage, et vlan,
par terre!», raconte Alain Doret.
On entreprend donc de tout refaire. A la
manœuvre, M. Alibert, géomètre des mines
de fer voisines des ardoisières. Il décide de
reproduire précisément la piste du mythique
vélodrome milanais Vigorelli, siège de tant
d’exploits.Intriguésparcetterépliqueinsolite,
livrée en 1952, Robic, Géminiani, Anquetil et
Poulidor pointent le bout de leur guidon.
Roger Doret installe le petit Alain, en bar
boteuse, sur les genoux de Bobet. Le photo
graphe Jean Cellier immortalise la scène, tan
dis qu’un masseur surnommé «Potiron»
dénoue les musculatures en plein air.
«C’était la fête! J’entends encore sonner la
cloche du dernier tour. Ce sont mes émotions
d’enfant», assure Andrée Avignon, 72 ans,
fille de Victor Avignon, fendeur d’ardoises et
recordman de vitesse du MaineetLoire
sous le maillot de La Joyeuse. «J’habitais
Renazé. J’avais 12 ans. Je venais à vélo pour
voir les champions: Thévenet, Graczyk,
Debosscher. J’ai même demandé un autogra
phe à Cyrille Guimard, qui est devenu mon
directeur sportif», confie Marc Madiot,
61 ans, vainqueur de trois ParisRoubaix,
dont un chez les amateurs, directeur général
de l’équipe GroupamaFDJ.
Pour autant, La Joyeuse ne se laisse pas gri
ser. Il y a des valeurs à défendre. La solidarité
reste un devoir. Le bénévolat un credo. L’en
gagement une vertu. Entre deux réunions
cyclistes, on militait. Roger Doret est adhé
rent FO, tout comme Victor Avignon.
D’autres cotisent à la CGT. «C’était beaucoup
plus qu’un club de sport, reconnaît Simone
Genet, 81 ans, fille de mineur, veuve de
mineur.Ilyavaitunedimensionsociale.Lavie
était dure, mais la camaraderie passait avant
tout. Le vélodrome symbolisait tout ça. C’était
bien.» Ça n’a pas duré assez longtemps.
A partir des années 1970, les coureurs
deviennent très gourmands. Le budget de La
Joyeuse ne leur suffit plus. La société véloci
pédique baisse le rideau. La commune
rachète la piste, la confie au comité des fêtes,
qui fait appel à Bernard Pichard, fondu de
vélo. Il parvient à enrôler des coursiers répu
tés – Delépine, Matignon, Botherel. Mais on
décide de l’éconduire. En 1977, année de la
fermeture de la coopérative, on organise
une dernière course et on abandonne le
vélodrome aux écoles de cyclisme. Elles ne
tarderont pas à y renoncer.
«ON RISQUAIT LA SORTIE EN VOL PLANÉ»
De toute façon, il ne répondait plus aux exi
gences athlétiques. «Quand on prenait trop
de vitesse, on risquait la sortie en vol plané. Di
rection les gradins!», certifie l’ancien pistard
loudunais JeanPierre Cassen, 56 ans, qui fut
recordmandeFrancedu500mdépartarrêté.
Alors, qu’en faire? Le démolir? «Non, coupe
Daniel Dupuis, maire de la commune de 1977
à 2014 (PS, puis PRG). Il appartient à notre his
toire et derrière cette histoire, il y a des hom
mes et des combats. Ce n’est pas un vestige,
c’est un témoignage. Il est notre richesse.»
Alain Doret, qui a veillé sur lui entre 2004 et
2014 en tant qu’adjoint au maire chargé des
travaux et de la voirie, ne dit pas autre chose.
Neseraitcequeparfidélitéàsonpère.Maisce
ne sont pas les citoyens noyantais qui décide
ront de son sort. Depuis 2016, NoyantlaGra
voyère a rejoint la commune nouvelle de
SegréenAnjouBleu. Daniel Brossier, maire
délégué,tentederassurer:«Nousn’enreferons
évidemment pas un vélodrome, mais il restera
le lieu de partage que nos anciens ont voulu.»
A l’heure où le patron du Medef, Geoffroy
RouxdeBézieux,assuredansLesEchosquele
vélo est le nouveau golf («Bike is the new
golf»), au moment où le Tour de France
démontre qu’il peut se priver de son public, à
l’époque où les cycles Pinarello, chefd’œuvre
de l’artisanat italien, passent sous le contrôle
de LVMH, géant français de l’industrie glo
bale du luxe, un sobre anneau de ciment,
posé sur une veine schisteuse du haut Anjou,
continue de rappeler, envers et contre tout,
ce que le cyclisme doit aux gens de peu et à
leurs luttes. On n’est pas obligé de l’oublier.
michel dalloni
Au vélodrome de NoyantLaGravoyère (MaineetLoire), le 28 août. CYRIL CHIGOT/DIVERGENCE POUR «LE MONDE»
« J’AVAIS 12 ANS.
JE VENAIS À VÉLO
POUR VOIR LES
CHAMPIONS. J’AI
MÊME DEMANDÉ
UN AUTOGRAPHE À
CYRILLE GUIMARD,
QUI EST DEVENU
MON DIRECTEUR
SPORTIF »
MARC MADIOT
directeur général de
l’équipe Groupama-FDJ.