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Table des matières


0.   INTRODUCTION .................................................................................................................................... - 1 -
1.   CHAPITRE 1 : ROLAND BARTHES : LA MORT DE L’AUTEUR ET L’APPARITION DU
     LECTEUR ................................................................................................................................................. - 6 -
     1.1.     L’AUTEUR ......................................................................................................................................... - 6 -
              1.1.1. 1963 : « Les deux critiques » et Sur Racine ......................................................................... - 7 -
              1.1.2. 1968 : « La mort de l’auteur » ............................................................................................. - 9 -
              1.1.3. 1973 : Le plaisir du texte ................................................................................................... - 10 -
     1.2.     LE LECTEUR .................................................................................................................................... - 13 -
2.   CHAPITRE 2 : LES LECTEURS DES FABLES ET LEURS INTERPRÉTATIONS .................... - 19 -
     2.1.     PROFIL DU LECTEUR DES FABLES .................................................................................................... - 19 -
     2.2.     LES ADAPTATIONS DES FABLES ....................................................................................................... - 25 -
3.   CHAPITRE 3 : LE SAVANT ASTRONOME ET LA PETITE SERVANTE DE THRACE .......... - 33 -
     3.1.     L’HISTOIRE DU SAVANT CONTEMPLANT LE CIEL ............................................................................. - 33 -
     3.2.     LA MÊME HISTOIRE ILLUSTRÉE ....................................................................................................... - 47 -
              3.2.1. Oudry ................................................................................................................................. - 47 -
              3.2.2. Grandville .......................................................................................................................... - 48 -
              3.2.3. Doré ................................................................................................................................... - 49 -
              3.2.4. Aractigny ............................................................................................................................ - 50 -
              3.2.5. Richet ................................................................................................................................. - 51 -
              3.2.6. Conclusion ......................................................................................................................... - 51 -
4.   CHAPITRE 4 : LES ILLUSTRATIONS DES FABLES ..................................................................... - 53 -
     4.1.     INTRODUCTION ............................................................................................................................... - 53 -
     4.2.     ILLUSTRATEURS .............................................................................................................................. - 58 -
               4.2.1. Chauveau ........................................................................................................................... - 59 -
               4.2.2. Oudry ................................................................................................................................. - 59 -
               4.2.3. Grandville .......................................................................................................................... - 60 -
               4.2.4. Doré ................................................................................................................................... - 61 -
               4.2.5. Chagall ............................................................................................................................... - 62 -
               4.2.6. Richet ................................................................................................................................. - 62 -
               4.2.7. Aractigny ............................................................................................................................ - 63 -
               4.2.8. Autres tendances ................................................................................................................ - 63 -
5.   CHAPITRE 5 : L’IMPORTANCE DE L’ART ET DE L’IMAGE DANS LES FABLES ............... - 66 -
6.   CONCLUSION ....................................................................................................................................... - 73 -
0. Introduction




                             « Faites-vous envoyer promptement les Fables de La Fontaine ; elles
                             sont divines. On croit d’abord en distinguer quelques-unes, et à force
                             de les relire, on les trouve toutes bonnes. »1


                             « Il y a du courage à s’initier à la fiction car son emprise exige une
                             confiance parfaite pour que ses surprises y soient sources de gloire.
                             [...] La fable investit des rois de conte ou des fous qui font oublier la
                             vraie folie du monde le temps du plaisir de petites histoires magiques
                             lues sur le panneau des fables. »2




          L’immense succès et la grande célébrité dont jouissent les Fables de La Fontaine ne
sont pas sans explication. La Fontaine, artisan des vers, compositeur de fables riches en
significations, maîtrise les mots comme un voilier maîtrise les vagues. Une œuvre classique,
un chef-d’œuvre, suscite par définition, dirait Italo Calvino, de nombreuses interprétations.
Au fond, deux types de lecteurs ce distinguent nettement. « Le lecteur vulgaire s'assied face
au texte et il ne voit rien que la sotte apparence des choses. Le critique au contraire se recule
et se penche, rien ne lui échappe du contexte »3. D’un coté, il y a donc le lecteur qui se
contente des mots, d’une interprétation littérale. Il ne scrute pas les ambiguïtés, ni la
profondeur des métaphores. De l’autre coté, se trouve le lecteur ravi par la fiction, qui se
plonge dans les récits, armé de ses plus profondes fantaisies. Il scrute les Fables jusqu’en
leurs coins et recoins les plus inaccessibles pour en saisir tous les sens cachés. Le lecteur
« s’enfonce dans le puits sans fond du texte qui est tout à sa surface ; et son plaisir
d’apprendre qui n’est jamais contenté comme il s’y préparait entre dans le pays, le rhizome



1
  Mme DE SÉVIGNÉ, Lettres, « Lettre du 26 juillet 1679 », Pléiade, t. II, p. 660
2
  O. Leplatre, Le pouvoir et la parole dans les Fables de La Fontaine, Lyon, presses universitaires de Lyon,
2002, p. 265
3
  Mme E. BERTIL, Le tour du Québec par deux enfants


                                                      -1-
de la rêverie»4. Ce lecteur, aussi attentif que fantaisiste, découvre que La Fontaine ne se
limite pas à la moralité explicitée à la fin de la fable, mais qu’il faut, au contraire, au lieu
d’accepter littéralement ce qu’il a écrit, lire entre les lignes, où se cachent le plus souvent les
vraies leçons de vie. Par ailleurs, La Fontaine incite les lecteurs à lire ses Fables de cette
façon :
             « Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être. [...]
             Une morale nue apporte de l’ennui ; [...]
             Et conter pour conter me semble peu d’affaire. » (VI, 1)
Pour ces lecteurs-là, « la fable se coule dans ce qui constitue le discours après l’effondrement
de la transparence : la multiplicité des signifiés, l’arbitraire du signifiant, et la déconvenue
des référents externes »5.

             C’est grâce à cette deuxième catégorie de lecteurs, que l’abondance de ces petits
apologues gracieux, précieux même, a survécu aux siècles qui nous séparent de la première
édition des Fables. Ce n’est pas par la lecture, paresseuse en somme, du premier type de
lecteur que les Fables se sont transmises au cours de toutes ces années. La présence actuelle
des Fables sur le plan littéraire démontre, en revanche, que les apologues lafontainiens ont
toujours connus, dès leur première publication, des adeptes loyaux.
Parmi ces fidèles, il y a deux écoles. D’une part, les lecteurs plutôt passifs, mais
reconnaissants, et, d’autre part, en nombre plus restreint, les récepteurs actifs. Les premiers
ont savouré les Fables en les chérissant comme leur livre de chevet, en les écoutant sur les
bancs de l’école, en les lisant à haute voix à leurs enfants. Le livre des Fables de La Fontaine
est un trésor que partagent un très grand nombre de lecteurs qui ont pris plaisir à apprendre
par cœur une poignée de fables devenues légendaires.
Cette transmission, scolaire et quelque peu appauvrie, qui a lieu de génération en génération,
des textes des Fables n’est cependant pas l’unique moyen de faire circuler le chef-d’œuvre de
La Fontaine. Un deuxième groupe de lecteurs, plus actifs et plus originaux, a contribué aussi à
la diffusion et au succès des Fables. Les artistes qui se sont inspirés des thèmes des Fables,
ont augmenté, de la même manière, la popularité de ce livre. Ils sont peut-être même encore
de meilleurs lecteurs, parce qu’ils ont été obligés à réfléchir vraiment et à interpréter le livre
afin de se l’approprier et de l’actualiser dans leurs créations. Des pasticheurs qui ont écrits



4
    O. Leplatre, op. cit., p. 290
5
    O. Leplatre, op. cit., p. 265


                                                   -2-
leur propres fables. Des peintres aussi, des illustrateurs, des sculpteurs et des artisans, se sont
voués à la représentation artistique de telle ou telle fable, composée par La Fontaine.

            Nous pouvons nous demander ce que les Fables nous peuvent encore apprendre
après plus de trois cents ans de lecture et d’analyse. Quelques sceptiques diront certainement
que tout a déjà été dit. Toutefois, les années qui nous séparent de la première apparition des
Fables, font seulement accroître la multiplicité de sens des Fables. Quand un premier niveau
de signification se dégage, une autre lecture s’avère possible. Pour un lecteur attentif, les
Fables de La Fontaine n’ont toujours pas révélées, après plus de trois cents ans de lecture,
tous leurs mystères. Le temps qui passe n’est pas un obstacle, mais un enrichissement, qui
dévoile à chaque fois d’autres registres, des possibilités nouvelles.


            Parler d’une modernité de La Fontaine n’est donc pas mal à propos. Cette modernité
existe et elle est même plus vivante que jamais. Elle se révèle à travers la tradition scolaire de
lecture des Fables, mais aussi par le biais des multiples adaptations. Aussi, la critique
scientifique, beaucoup plus jeune que les Fables, il est vrai, a-t-elle connu récemment une
apogée, autour de l’année 1995, lors du tricentenaire de la mort de Jean de La Fontaine. Il est
donc absolument erroné de prétendre que la lecture actuelle des Fables n’est due qu’à une
tradition pédagogique désuète ou à l’ancrage de ces mêmes Fables dans le patrimoine
culturel. Ces deux tendances ont contribué à la prospérité des Fables. Elles se sont
probablement influencées, augmentant ainsi par ce tir croisé l’intérêt et la popularité de
l’œuvre de La Fontaine. Laissons toutefois de côté la généalogie de la popularité des Fables.
Ce qui importe, c’est le fait que les Fables soient si connues et que cette célébrité stimule
chaque lecteur à « porter la chose plus loin »6. La thématique des Fables se rapproche ainsi de
quelques autres légendes artistiques telles que la Joconde, qui a été repeinte en autoportrait
par Dalí et qui a servi de readymade à Marcel Duchamp, ou telles que les romans de
chevalerie du roi Arthur qui ont été transformés en bande dessinée, ou encore telles que les
multiples romans que l’on a portés à l’écran, comme, le Don Quichotte de Cervantès.


            Le rôle du lecteur constitue le point de départ pour cette analyse de la réception des
Fables. Sans le lecteur, la création d’une œuvre littéraire n’a au fond pas de sens. C’est par
l’acte de lecture que commence toute forme d’interprétation des Fables. La Fontaine l’a très
bien compris et sa « modernité » s’explique aussi par l’attention qu’il voue au lecteur dans les

6
    LA FONTAINE, Fables, éd. Marc FUMAROLI, Paris, La Pochothèque, 1985, p. 6


                                                  -3-
Fables. Dès lors, une étude des nombreuses interprétations des Fables s’impose. Par ailleurs,
La Fontaine voulait un lecteur actif : « Que le lecteur en tire une moralité :Voici la fable toute
nue » (IV, 12). Il l’interpelle à maintes reprises. « Qui d’eux aimait le mieux ? Que t’en
semble, lecteur ? » (VIII, 11). Les deux caractéristiques principales de la littérature, pendant
la deuxième moitié du dix-septième siècle, sont évidemment plaire et instruire. Ce genre de
figures de style, l’interpellation directe du lecteur, la création de dialogues imaginaires entre
l’auteur et son destinataire, visent à séduire le public. L’importance de ce public est d’ailleurs
soulignée par la première phrase de la préface au second recueil des Fables, où La Fontaine
s’adresse à lui : « Voici un second recueil de fables, que je présente au public »7. Inutile enfin
de mentionner encore les multiples passages où La Fontaine ne nomme pas explicitement son
interlocuteur, mais le vouvoie de façon directe, comme s’il s’adressait à un ami.


            Si l’attention pour le rôle du lecteur, dans la critique littéraire, est assez récente et fait
donc partie des recherches littéraires « modernes », ce thème constituera aussi le point de
départ de ce mémoire. Le premier chapitre, « Roland Barthes : la mort de l’auteur &
l’apparition du lecteur », insiste sur l’apport significatif, en même temps que fondateur, du
critique Roland Barthes au débat sur l’auteur, mais relève aussi quelques éléments de sa
théorie qui sont plus problématiques. Après cette réflexion qui passe graduellement de
l’auteur au lecteur, l’évocation de quelques autres critiques contribue à la création d’une
théorie sur les différents types de lecteurs que l’on peut distinguer après une lecture des
Fables.
Cette analyse théorique, qui situe la recherche dans le domaine de la science littéraire, fait
appel à un portrait plus terre à terre du public des Fables à travers les siècles. Le deuxième
chapitre, « Les lecteurs des Fables et leurs interprétations », brosse d’abord un profil du
lectorat, pour continuer après avec la description des adaptations - la plupart modernes - des
Fables. Les pastiches, les adaptations comiques, les petites pièces de théâtre, etc., inspirés des
Fables, témoignent de la popularité de leur auteur.
Le chapitre trois, « Le savant astronome et la petite servante de Thrace », esquisse la tradition
philosophique de l’anecdote de Thalès de Milet, tombé dans un puits lorsqu’il contemplait les
étoiles. La fable « L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits » (II, 13) participe aussi à
cette tradition. Après une explication générale du contexte et après un survol de l’histoire
philosophique de cette anecdote, inspirée par l’essai de Hans Blumenberg, les illustrations de


7
    LA FONTAINE, op. cit., p. 373


                                                    -4-
quelques artistes majeurs (Oudry, Grandville, Doré, Aractigny et Richet), qui accompagnent
la fable de La Fontaine, sont analysées afin de dégager les différentes interprétations
philosophiques auxquelles souscrivent ces artistes.
Suit alors un quatrième chapitre, « Les illustrations des Fables », qui poursuit l’étude des
illustrations qui accompagnent les Fables depuis leur première publication. Les recherches
d’Alain-Marie Bassy et de Jan Van Coillie sur les illustrations des œuvres littéraires
permettent d’analyser plusieurs illustrations de quelques artistes d’une manière plus
technique. Il s’agit des fables « La cigale et la fourmi » (I, 1), « Le meunier, son fils et l’âne »
(III, 1), « L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits » (II, 13), « La laitière et le pot au
lait » (VII, 9), « L’enfant et le maître d’école » (I, 19), « Le corbeau et le renard » (I, 2) et
« La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf » (I, 3), illustrées par les illustrateurs
des Fables les plus connus (Chauveau, Oudry, Grandville, Doré et Chagall) et quelques
artistes moins célèbres (Richet et Aractigny).
Tout comme l’attention pour le lecteur se fonde sur sa présence dans les Fables mêmes,
l’intérêt pour l’artiste et l’œuvre d’art s’explique aussi à partir du texte de La Fontaine. Le
cinquième et dernier chapitre ( « L’importance de l’art et de l’image dans les Fables » ) se
penche sur quelques fables qui portent sur la sagesse et les caractéristiques pédagogiques de
l’art. L’étude portera sur une catégorie de fables de réflexion, dont la fable « L’homme et son
image » (I, 11) est la principale. Sans négliger toutefois « Le Statuaire et la Statue de Jupiter »
(IX, 6) et « Le Lion abattu par l’homme » (III, 10), ...




                                                 -5-
1. Chapitre 1 : Roland Barthes : la mort de l’Auteur et l’apparition du lecteur


                                                      « La pire espèce, c’est l’auteur. » (XII, 19)8


            Je m’imagine le champ littéraire de Bourdieu comme la Table Ronde du roi Arthur
de Camelot, les chevaliers de la critique littéraire réunis autour. Tous sont de fort bonne
qualité, tous sont aussi raisonnables. Ils sont égaux aux autres autour de cette table sans tête,
où il y aura toujours une place pour un nouveau confrère. Il n’empêche qu’ils attendent
désespérément, de nos jours encore, le chevalier qui leur apportera le Graal.
Toutefois, ce trésor, l’analyse littéraire par excellence qui mettra fin une fois pour toutes aux
discussions de réception textuelle, n’existe pas. Ce n’est qu’un mythe créé pour faire
continuer ces critiques littéraires, en proie à l’hallucination de la gloire éternelle. Puisqu’il ne
vaut pas la peine d’attendre la Rédemption littéraire, contentons-nous de pêcher dans l’étang
littéraire d’aujourd’hui, qui se peuple de milliers de poissons de tendances contradictoires, de
couleurs différentes, mais qui sont presque tous aussi appétissants. Le champ littéraire, en
effet, joint beaucoup de critiques littéraires avec des points de vue antinomiques, mais la
plupart de leurs théories sont très intelligentes et contiennent une grande partie de logique et
de bon sens littéraires. Il n’existe pas une seule vérité quand on parle littérature.
Après une période de discussion dans laquelle les critiques soutenaient tour à tour la méthode
historique et la méthode autonomiste, il semble que la majorité des critiques littéraires opte
aujourd’hui pour une vision mixte en préférant l’une ou l’autre méthode selon le texte de base
à l’analyse littéraire et le résultat préconçu de la recherche. Il n’existe que très peu de théories
littéraires qui sont applicables à tous les textes possibles, bien que ce soit exactement le but
que les critiques se sont proposés. Comment, en effet, postuler une théorie universelle si la
plupart des théories sont nées à partir d’un genre textuel particulier ?




            1.1.     L’auteur


            Avant de me lancer dans une analyse plus concrète de la situation du lecteur des
Fables, je voudrais me pencher sur la théorie d’un critique littéraire, qui a largement contribué
à l’énorme intérêt que nous vouons de nos jours au point de vue du lecteur. En effet,


8
    LA FONTAINE, op. cit., p. 738


                                                -6-
l’établissement des bases pour une interprétation élargie du texte littéraire doit être en grande
partie attribué à Barthes, membre de la Nouvelle Critique. Ce mouvement de critique littéraire
prend racine dans la tradition autonomiste, à laquelle s’attachent aussi le Formalisme Russe et
les New Critics américains.


         Il faut situer la théorie sur « La mort de l’Auteur » dans une réaction contre les
méthodes d’analyse de l’historicisme et du positivisme, la méthode de Lanson. Le point
central du débat tourne autour de la notion d’ « intention » : quelle est la responsabilité que
porte l’auteur dans l’interprétation qui est faite de son texte ? De façon très antibarthésienne,
l’évolution de sa théorie peut être divisée en trois périodes.


            1.1.1. 1963 : « Les deux critiques » et Sur Racine

         « Les deux critiques » se compose d’un commentaire sur les méthodes d’analyse
principales en 1963. D’une part, l’article éclaircit la méthode universitaire, institutionnalisée
et positiviste, qui est aussi explorée dans Sur Racine. D’autre part, il explique la nouvelle
critique d’interprétation qui est basée sur une motivation idéologique. Une certaine
concurrence, d’ailleurs superflue, entre les deux critiques se fonde, selon Barthes, sur le fait
que la méthode positiviste est, à vrai dire, aussi une méthode idéologique. Pour prouver ceci,
il invoque deux arguments. Premièrement, la méthode positiviste est restreinte, tout comme la
méthode idéologique. Elle ne s’enfonce pas assez dans les détails. Elle ne se pose pas, par
exemple, de questions sur l’être même de la littérature et les motivations possibles de l’auteur
pour l’écriture. La méthode s’arrête aux faits. Deuxièmement, la critique universitaire
fonctionne sur la base du principe d’analogie. Tout ce qui se trouve dans une œuvre littéraire
est basé sur une réalité extralittéraire.
Barthes entrevoit une possibilité de coopération entre les deux courants, qui se réalise déjà
partiellement : le courant universitaire accepte déjà des méthodes inspirées par la
psychanalyse et le marxisme, parce qu’elles joignent respectivement les approches historique
et psychologique. Barthes, par contre, prône une critique littéraire qui s’inspire uniquement de
facteurs textuels, une analyse autonomiste, sans que l’œuvre puisse être mise en corrélation
avec « autre chose ». Ces procédés se manifestent par les courants idéologiques qui ne sont
pas encore institutionnalisés (la critique phénoménologique, thématique et structuraliste).
Pour faire une analyse du texte la plus objective possible, il faut donc partir de l’intérieur du
texte même.


                                               -7-
Aussi en ’63, Barthes écrit-il Sur Racine, un texte qui veut dénoncer, tout comme
« Les deux critiques », la tradition d’analyse historique tributaire du positivisme (Picard).
Dans la troisième partie, « Histoire ou littérature ? », Barthes explicite le concept « homme
racinien », énoncé dans la première partie. C’est une notion qui comprend à la fois l’auteur en
tant que narrateur, les personnages et le lecteur et qui implique que ces trois instances se
fondent sur la création d’un univers virtuel –ou imaginé- de l’auteur. Dans le cas de Racine
donc, le narrateur et les personnages sont des hommes raciniens parce qu’ils ont été créés par
Racine, de même que le lecteur est un homme racinien, parce qu’il doit se transposer dans cet
univers. La création de ce titre permet d’exclure l’auteur en tant que tel de l’interprétation,
pour s’occuper en revanche du narrateur. Barthes reproche aux critiques littéraires positivistes
qu’ils ne travaillent pas assez de manière précise, qu’ils ne présentent finalement pas
d’analyse, mais une chronique, une énumération de faits. Les deux champs de recherche du
positivisme (historique et psychologique) entreprennent de bonnes tentatives pour formuler
une critique fondée, mais ces deux méthodes ont été confondues, ce qui ne convient pas, parce
qu’elles sont trop différentes. Les courants positivistes ne traitent jamais les problèmes
essentiels9. Les critiques s’arrêtent quand la matière devient trop compliqué et ils n’arrivent
pas à s’occuper de l’essence du problème. Leurs analyses n’ont pas assez de consistance, c’est
la raison pour laquelle il faut « amputer la littérature de l’individu », se défaire du personnage
de l’auteur, de sorte que la critique d’interprétation puisse travailler en toute liberté. Il est tout
autant impossible de postuler que la création littéraire puisse émerger sans mentionner
l’existence d’un lien entre le texte et « autre chose ». C’est pour cette raison que Barthes
change de cap en choisissant de partir de la méthode structuraliste, inspirée de la linguistique
de Saussure. Un texte est « le signifiant d’un signifié ». Il faut donc essayer de définir ce
signifié. Néanmoins, un signe n’a pas qu’un seul signifié et on ne peut pas non plus fixer de
limites à l’interprétation. Le sens propre du texte est en fait double. D’une part, une œuvre
littéraire ne peut pas être considérée comme la somme de quelques faits. Il faut s’intéresser
plutôt à l’être même de la littérature. D’autre part, les personnages ne peuvent pas être
identifiés à l’auteur et son entourage. Un texte littéraire n’est pas nécessairement une
imitation. Le sens d’un texte se trouve dans le langage.




9
    Voir la critique sur Febvre: milieu, public, mentalité collective.


                                                           -8-
1.1.2. 1968 : « La mort de l’auteur »

          En ’68, Barthes ose enfin s’exprimer tout à fait librement. Il écrit « La mort de
l’Auteur », soutenu par les révoltes d’étudiants et la mode subversive refusant toute forme
d’autorité. Ce texte tient donc plus du pamphlet politique que de la réflexion littéraire. Barthes
cite tout d’abord des auteurs qui ont signalé eux-mêmes l’absurdité de l’auteur comme base
de la signification d’une œuvre littéraire : Mallarmé, Proust, Valéry et les Surréalistes.
Barthes refuse à l’auteur d’être le producteur d’un texte et un personnage de l’histoire.
L’auteur est tout simplement un « scripteur » et l’instance « je » n’est pas plus qu’un sujet
grammatical et pas une « personne » dans le sens psychologique. En revanche, il propose une
analyse du texte à base de modèles linguistiques. La signification du texte se situe dans le
langage (Sur Racine). L’auteur comme instance créatrice et interprétative est remplacé par la
langue : impersonnelle et anonyme. « L’écriture, c’est ce neutre, ce composite, cet oblique où
fuit notre sujet, le noir et blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là
même du corps qui écrit. »10 Barthes réserve aussi une place à l’intertextualité dans son texte.
En effet, l’auteur n’est pas plus qu’un bricoleur qui assemble des milliers de différentes pièces
dans une totalité. « Le texte est un tissu de citations. »11 L’auteur n’invente rien lui-même, il
n’est pas original.
Cette fois-ci, Barthes ne se fixe pas sur la présence de l’auteur comme obstacle à une
interprétation historico-psychologique correcte (Sur Racine), mais il le voit comme une
entrave à une interprétation libre du lecteur. « Donner un auteur à un texte, c’est imposer à ce
texte un cran d’arrêt, c’est le pouvoir d’un signifié dernier, c’est fermer l’écriture. »12 et à la
fin du récit : « La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur. »13 C’est le lecteur
qui est responsable de la signification du texte. Un glissement d’accent a lieu de ce qui était
originairement la signification du texte à ce qui pourraient être les nouvelles significations,
après avoir lu le texte. Barthes plaide donc pour une interprétation, qui à chaque fois, après
chaque nouvelle lecture et dans chaque nouvelle période, peut être complétée d’une nouvelle
façon. Lire un texte n’est pas un acte de consommation (« texte lisible »), mais de création
(« texte scriptible »). Le lecteur « crée » le texte à partir du texte même.




10
   BARTHES, « La mort de l’auteur », dans Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, Points Essais, 1984, p. 63
11
   BARTHES, op. cit., p. 67
12
   BARTHES, op. cit., p. 68
13
   BARTHES, op. cit., p. 69


                                                     -9-
1.1.3. 1973 : Le plaisir du texte

          En ’73, Barthes écrit Le plaisir du texte, un petit livre qui se concentre surtout sur le
lecteur et qui vérifie quel type de littérature est capable de donner du plaisir (« lisible ») ou de
la jouissance (« scriptible ») au lecteur. Ce plaisir se trouve selon Barthes dans le langage.
Barthes ne se limite pas du tout à la critique littéraire, mais il commente aussi, par exemple,
l’expérience de la sexualité et même les motifs d’appréciation par la culture de masse, de la
littérature parmi d’autre sujets. Néanmoins, le message principal du livre reste que le lecteur
se trouve maintenant au centre de l’attention. Par ailleurs, Barthes révoque en partie sa théorie
sur « La mort de l’auteur ». Son point de vue est plus modéré :
           Comme institution l'auteur est mort : sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu ;
          dépossédée, elle n'exerce plus sur son œuvre la formidable paternité dont l'histoire littéraire,
          l'enseignement, l'opinion avaient à charge d'établir et de renouveler le récit : mais dans le texte, d'une
          certaine façon, je désire l'auteur : j'ai besoin de sa figure (qui n'est ni sa représentation, ni sa
          projection), comme elle a besoin de la mienne (sauf à « babiller »)14
Le lecteur ne peut toujours pas identifier le je d’auteur à l’auteur du texte, mais il a malgré
tout besoin d’une sorte d’auteur imaginaire, qui donne corps au narrateur. En somme l’auteur
devient un « fantasme » du lecteur. Bien que le lecteur soit capable de lire un texte sans avoir
recours à une signification biografico-historique, il ne peut pas entièrement se défaire de la
présence de l’auteur en tant que caractère psychologique. « Perdu au milieu du texte, il y a
toujours l’autre, l’auteur. »15 C’est cette dernière considération de Barthes sur l’auteur, plus
modérée que les conceptions précédentes, qui sera utile pour la vision sur La Fontaine en tant
qu’auteur des Fables.




          « Le refus de considérer le texte comme le produit déterminé d’une conscience
créatrice n’a pas d’autre but que de transformer le statut du lecteur. »16 écrit Vincent Jouve,
traduisant ainsi parfaitement le fondement de la théorie sur la mort de l’Auteur de Barthes. En
principe, Barthes a formulé sa théorie de telle façon qu’il est possible de l’appliquer à toute
œuvre littéraire qui n’ait jamais été faite, en séparant l’instance créatrice du narrateur. Or,
comment interpréter ce narrateur quand le scripteur veut absolument que le lecteur l’assimile




14
   BARTHES, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 45-46
15
   BARTHES, op. cit., p. 45
16
   JOUVE, V., La littérature selon Barthes, Paris, Minuit, 1986, p. 79


                                                      - 10 -
à sa personne ? C’est exactement le cas pour un bon nombre d’auteurs autobiographiques,
anciens et modernes.
La Fontaine, bien qu’il ne soit pas, du moins officiellement, un auteur autobiographique, offre
toutefois le même plaisir à ses lecteurs. Il les invite cordialement à projeter le narrateur des
Fables sur son propre caractère. L’auteur des Fables n’est pas seulement le scripteur de son
livre, il en est, avant tout, le personnage principal. Il ne suffit pas d’invoquer ses descriptions
de la vie à la Cour, qui lui était si familière, comme preuve de l’identité lafontainienne du
narrateur. Cependant, il est évident que personne d’autre n’aurait pu écrire les Fables. Elles
sont devenues ce qu’elles sont, grâce à la plume particulière de La Fontaine. Un autre auteur
contemporain n’aurait jamais été capable d’écrire les Fables comme nous les connaissons
aujourd’hui, bien que les deux auteurs aient connu le même entourage culturel. Le Pierre
Menard de Borgès n’a pas écrit, non plus, la même histoire que Cervantès, bien que le texte
soit, littéralement, mot pour mot identique. Le scripteur n’est jamais une feuille blanche. Il
n’est jamais que cet intermédiaire, qui bricole un texte à partir de différents extraits déjà
existants, avec lequel Barthes voudrait si bien le comparer. Un auteur, un caractère, un
homme unique, avec un passé particulier, est donc toujours entièrement responsable de sa
production littéraire. Pourquoi ne pas accepter l’invitation de La Fontaine à un rendez-vous
dans ses propres écritures ? Allons à la rencontre de l’homme derrière l’auteur.


          Commençons notre découverte de La Fontaine à travers une méthode d’inspiration
romantique, à la façon de Sainte-Beuve, c’est-à-dire, en cherchant l’homme à travers son
œuvre. La plupart des Fables contiennent un pronom personnel à la première personne, autant
au singulier qu’au pluriel. Le narrateur est donc clairement présent (je) et il engage même
bien souvent le lecteur (nous). Ces différents je d’auteur ont déjà été étudiés par Bernard
Bray17. Il distingue quatre types dans le premier recueil : le je liminaire du médiateur de la
matière ésopique, le je médiateur entre le récit et la moralité, le je narrateur du récit et le je
modèle d’humanité éternel ou relatif. En fin de compte, ces quatre je ne sont qu’une
subdivision poussée de la catégorie du je narrateur. Or, ce qu’il faut mettre en évidence, c’est
que parfois, ce narrateur devient un vrai personnage en chair et en os. C’est sur ce principe
que Bray appuie l’analyse du je dans le second recueil. Il est d’avis que se crée alors un
véritable moi unique, un narrateur, un personnage. Il se forme un caractère, un homme vrai,
qui, de plus, ressemble fortement au La Fontaine qui se livre à nous à travers les biographies.

17
  BRAY, B., « Avatars et fonctions du “je” d’auteur dans les Fables de La Fontaine », Mélanges offerts à René
Pintard. Travaux de linguistique et de littérature, 13, 2e partie, 1975, pp. 303-322


                                                    - 11 -
Ce narrateur des Fables est un homme du monde, joyeux, travailleur, mais se mettant en
scène comme paresseux, aimant les femmes, mais détestant le mariage. Bref, le narrateur est,
en termes barthésiens, un homme lafontainien 18. De plus, pourquoi ne pas identifier le
narrateur à La Fontaine, un auteur qui vit à une époque où, depuis la Renaissance, la signature
de l’auteur a acquis beaucoup d’importance et même du prestige. L’auteur, c’est celui qui
détient l’auctoritas, c’est celui qui a le droit de s’exprimer. L’auteur est un individu qui veut
se profiler de façon autonome, il est une personnalité. Il faut considérer aussi que dans cette
même époque, l’instance je est encore tout simplement l’auteur, et non pas le narrateur,
concept qui, quant à la critique littéraire, ne se crée finalement qu’au dix-neuvième siècle. En
outre, la fonction d’auteur de Foucault, qui souligne l’aspect historique dans le débat
d’auteur, contemporain de Barthes, n’implique-t-elle pas que l’auteur, à l’époque, avait
beaucoup plus de renom qu’aujourd’hui ? Son article, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » ne
relativise-t-il pas le statut paralytique que Barthes attribue à l’auteur ?


          Il faut donc distinguer, quand la fable contient une première personne au singulier
(non pas dans les parties citées, bien évidemment19), La Fontaine en tant que
scripteur/narrateur, de La Fontaine en tant qu’auteur/homme. Le je d’auteur occupera toujours
la première fonction, mais la deuxième distinction peut s’y ajouter parfois.


         Scripteur : « Dans ce récit je prétend faire voir [...]
                     Je blâme ici plus de gens qu’on ne pense [...]
                     [...] au discours que j’avance » (I, 19)


                     « J’ai fait parler le loup et répondre l’agneau » (II, 1)


         Homme : « Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point.
                     J’ai vu beaucoup d’hymens, aucuns d’eux ne me tentent » (VII, 2)


                     « J’ai quelquefois aimé [...]
                     Ai-je passé le temps d’aimer ? » (IX, 2)

18
   Un concept barthésien qui comprend en même temps l’auteur, le narrateur, les personnages et le lecteur.
19
   Une fable se divise d’habitude en deux sections. La première partie est « circonstancielle », elle se compose
généralement d’une prologue et/ou d’une épilogue, qui introduisent, situent et expliquent la fable. Si on parle de
l’auteur, c’est dans ces vers-là qu’il faut le situer. La deuxième partie est « narrative » et représente l’histoire,
l’anecdote même autour de laquelle la fable se compose. C’est l’univers des animaux et des personnages fictifs.
Le fragment narratif est reproduit entre guillemets.


                                                       - 12 -
Les exemples cités représentent bien sûr les deux extrêmes, sans tenir compte des multiples
occurrences du je où il ne signifie que simplement le narrateur. Or, ce dont il s’agit, c’est de
montrer à partir des deux exemples ci-dessus qui illustrent le je de La Fontaine en tant que lui-
même, que ce ne serait pas du tout aussi criminel de chercher dans les Fables un fondement
biographique. En effet, l’auteur est très sincère dans ces vers. Il livre des confidences au
lecteur. Il est vrai que, selon les multiples biographes, La Fontaine n’a jamais été trop attiré
par le mariage, par contre, les escapades amoureuses lui tenaient à cœur. Il négligeait sa
femme, la laissant seule à Château Thierry, pendant que lui, il travaillait et faisait la fête,
d’abord à Vaux, chez Fouquet, puis aux alentours de Paris, chez plusieurs dames jouant pour
lui le rôle de mécène. La deuxième citation est issue du second recueil des Fables, publié en
1678. La Fontaine a alors cinquante-sept ans. Il n’a probablement jamais été aussi confidentiel
dans ses Fables, que lorsqu’il demande à ses lecteurs : « Ai-je passé le temps d’aimer ? » (IX,
2).
L’auteur en tant qu’homme, peut donc très bien réaliser le rôle du narrateur et la théorie de
Barthes n’est pas tout à fait bouclée. La critique littéraire a mûri au cours des années pour
arriver à une vision englobante, répandue par le New Historicism. Le texte est alors le produit
d’un auteur qui projette les contrastes de sa culture dans son œuvre. C’est une conception qui
vaut pour les Fables, mettant en scène les débats politiques, philosophiques, morales, etc,
ayant cours à l’époque.




         1.2.     Le lecteur


         Il n’est manifestement pas toujours évident d’« amputer la littérature de l’individu »,
c’est alors que le lecteur commence à jouer un rôle important sur la scène littéraire. Barthes
n’a jamais douté du succès de l’auteur, mais cet auteur n’est alors pas l’être biographique qui
écrit le texte, sinon l’image de l’auteur que le lecteur construit à partir des éléments textuels.
Barthes, ayant mis toute la responsabilité de la signification du texte dans les mains du
lecteur, mine sa propre thèse par rapport à l’apport significatif de l’auteur. En effet, le lecteur
dispose maintenant de la liberté d’interpréter le texte de façon positiviste ou historique, c’est-
à-dire, à travers l’auteur et ses éléments biographiques. C’est un raisonnement qui s’approche
d’un sophisme. Barthes a donc réalisé, en quelque sorte, le dysfonctionnement de sa propre
théorie, qui est devenue superflue. Il n’a nullement résolu le problème de l’auteur, il l’a


                                               - 13 -
seulement contourné. Ce point de vue de Barthes a mené cependant à une autre constatation.
Quoique l’auteur veuille qu’on l’identifie au narrateur, rien ne garantit que le lecteur
l’interprète effectivement de cette façon, même s’il existe des dizaines de biographies.
L’identification du je d’auteur à la personnalité de l’auteur même est donc une possibilité, ce
n’est nullement une conditio sine qua non. La conception d’auteur du lecteur est donc plutôt
un alter ego, ce que Booth appelle le implied author : une construction d’un personnage qui se
situe quelque part entre l’auteur-homme et l’auteur-narrateur.


            Il s’agit maintenant d’éclairer l’autre élément du concept barthésien homme
lafontainien, une notion que je me suis permise de créer, en me fondant sur le concept que
Barthes s’est créé lui-même pour analyser les textes de Racine. Après avoir parlé du statut de
l’auteur comme narrateur, comme personnage même, le temps est venu de commenter la
notion de lecteur. Barthes, en effet, essaie de catégoriser toutes les instances au
caractéristiques humaines sous le nom expliqué au-dessus, mais, une fois le concept exprimé,
il ne le commente que très peu. La notion d’homme racinien ou lafontainien -comme vous
voulez- reste vague. Il faudra se fonder surtout sur ses thèses ultérieures pour comprendre son
idée du lecteur, qui n’a alors plus rien à voir avec ce concept universel qu’il s’est créé dans le
premier chapitre de Sur Racine (cf. Supra).


            Si à partir de Barthes, il n’est pas vraiment possible de franchir le pas entre l’auteur
et le lecteur, sans se perdre dans un concept vague (homme lafontainien) ou sans devoir céder
à une séparation nette entre les deux (« La mort de l’Auteur »), deux autres critiques y
réussissent bien.


            Le premier qui nous permettra d’établir un lien entre l’auteur et le lecteur est Pierre
Malandain. Il reprend les catégories du je d’auteur de Bernard Bray et les combine avec la
phrase renommée de Rimbaud : « Je est un autre ». Il arrive ainsi à établir une nouvelle
catégorisation, contenant trois types du je d’auteur. Je cite à partir de Marlène Lebrun20 :
        -     le je comme émetteur du discours et qui commente ou le contenu ou la forme littéraire qu’il lui
              donne ;
        -     le je comme opérateur ou régisseur de la mise en récit ;
        -     le je comme récepteur, c’est-à-dire spectateur de son propre récit auquel il participe affectivement.



20
  LEBRUN, M., Regards actuels sur les Fables de La Fontaine, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du
Septentrion, 2000, p. 78


                                                       - 14 -
Selon Malandain, le je d’auteur représente donc à la fois l’auteur au sens large, le scripteur et
même aussi le lecteur. La Fontaine se mettant en scène comme récepteur, donc comme lecteur
tout court, constitue le meilleur maillon entre les deux concepts que Barthes tente à opposer si
fortement : l’auteur et le lecteur. En effet, l’auteur est toujours le premier lecteur de son
œuvre. Il lit en quelque sorte déjà pendant qu’il écrit. Dans le meilleur des cas, il est aussi le
lecteur le plus sévère et le premier à juger de la qualité de sa création.


             Tout comme il y a plusieurs types de présence de l’auteur, les Fables font aussi appel
à plusieurs catégories de lecteurs. Le premier type de lecteur vient d’être présenté à partir de
la théorie de Malandain. Ce lecteur, c’est l’auteur même. Encore deux autres types de lecteurs
se manifestent à partir du texte : un lecteur au sens figuré, créé et caractérisé par l’auteur
même, et un lecteur au sens littéral, qui lit réellement les Fables.


             Ce lecteur au sens figuré, création de l’auteur, est commenté par un autre critique,
John Lyons, qui a remarqué, lui aussi, le lien étroit entre l’auteur et le lecteur dans les
Fables21 :
             Readers of La Fontaine notice upon their first contact with the Fables the special relationship which is
             established between author and audience, a kind of rapport which makes the work both irresistible
             and yet exceptionally difficult to analyze.
Voilà que Lyons concentre le fondement de sa théorie dans les premières phrases de son
article, mettant l’accent sur la notion de rapport. En quelque sorte, La Fontaine crée une
conscience littéraire auprès de ses lecteurs, il les prend par la main pour les guider à travers
les Fables, à l’aide de multiples interventions, qui accentuent sa présence. D’une part, La
Fontaine se met en scène comme narrateur/scripteur et souligne donc toujours l’artificialité de
ses Fables. C’est tout à fait ce qui se passe quand il parle de l’acte de la création littéraire,
quand, dans la partie narrative, il intervient avec des « dis-je » fréquents, ou bien encore,
quand il interpelle explicitement le lecteur : « Que t’en semble, lecteur ? » (VIII, 11). L’auteur
invite le lecteur, d’abord doucement, avec la forme « nous », et puis, de manière plus ferme, il
l’adresse avec « vous ». Il impose, en quelque sorte, le sens de l’auteur. Il donne néanmoins
l’impression au lecteur de lui laisser la liberté d’interprétation. D’autre part, au contraire, il
conçoit un lecteur qui est un personnage des Fables. Le lecteur est donc, tout comme le
narrateur, une construction de l’auteur. Il répond à un profil exact, celui de la noblesse, des
visiteurs, même plutôt des visiteuses, des salons littéraires à la fin du 17 e siècle. (Cfr. Infra)

21
     LYONS, J., « Author and Reader in the Fables », dans The French Review, Vol. 49, No. 1. (Oct., 1975), p. 59


                                                           - 15 -
La Fontaine écrit ses Fables avec son public cible en toile de fond et le décrit dans ses textes.
Bref, l’auteur crée en même temps consciencieusement son personnage principal, le narrateur,
à l’image de lui-même, et son lectorat, à l’image de la société qui l’entoure. A partir de ces
constructions, La Fontaine s’approche de la théorie littéraire moderne. Le critique Iser, en
effet, a créé les notions d’auteur (narrateur) et de lecteur (lecteur au sens figuré)
« implicites ». Ce dernier étant la construction du premier et, par conséquent, créature de
l’auteur. Iser, à son tour, s’est basé sur le critique Booth22 :
            Booth soutenait qu’un auteur ne se retirait jamais totalement de son œuvre, mais qu’il y laissait
            toujours un substitut qui la contrôlait en son absence : l’auteur implicite. [...] Booth précisait que
            l’auteur « construit son lecteur, de la même façon que son second moi, et [que] la lecture la plus
            réussie est celle pour laquelle les moi construits, auteur et lecteur, peuvent s’accorder ». Il y aurait
            ainsi, dans tout texte, aménagée par l’auteur et complémentaire de l’auteur implicite, une place
            prédisposée pour le lecteur, dans laquelle il est libre de se ranger ou non.


            La dernière phrase de la citation ci-dessus fait le pont avec un troisième et dernier
type : le lecteur au sens littéral. Ce sont Mme de Montespan, Mme de Sévigné, même le roi, à
l’époque ; ce sont vous et moi aujourd’hui. Bref, le vrai lecteur des Fables, le lecteur en chair
et en os, c’est celui qui lit vraiment les Fables, le livre à la main et ceci pendant plus de trois
cents ans déjà. Alors, quelle différence y a-t-il avec cet autre lecteur-personnage, le lecteur
implicite d’Iser ? Le lecteur réel, ne peut-il pas se contenter d’interpréter le texte selon le
modèle du lecteur implicite, que l’auteur a préparé pour lui ? C’est, en effet, une des
possibilités. Toutefois, il ne faut jamais oublier que le lecteur implicite n’est qu’une
construction et qu’il n’est nullement identifiable à aucun lecteur réel. Or, c’est la tâche du
lecteur réel de décider de son propre rôle dans l’interprétation du texte.
            Le lecteur implicite propose un modèle au lecteur réel, il définit un point de vue permettant au lecteur
            réel de rassembler le sens du texte. Guidé par le lecteur implicite, le rôle du lecteur réel est à la fois
            actif et passif. Ainsi le lecteur est-il perçu simultanément comme structure textuelle (le lecteur
            implicite) et comme acte structuré (la lecture réelle).23
Le lecteur réel peut donc opter pour le rôle facile, en suivant l’interprétation que l’auteur lui
propose à travers le lecteur implicite (texte « lisible »), ou bien, bricoler un sens au texte tout
à fait indépendant de ces instances implicites (texte « scriptible »). Alors, quel est l’effet de la
lecture chez ce lecteur, sur lequel La Fontaine n’a finalement pas de prise ? Il faudra
reprendre Barthes pendant un instant pour répondre à cette question. Le lecteur réel, qui n’a
donc rien à voir avec la création de La Fontaine, est le lecteur modèle de Barthes. C’est
22
     COMPAGNON, A., Le démon de la théorie, Paris, Seuil, Points Essais, 1998, p. 177
23
     COMPAGNON, A., op. cit., p. 178


                                                         - 16 -
notamment ce lecteur qui réinterprète les Fables à chaque nouvelle lecture, c’est lui aussi qui
projette son réservoir de textes lus sur ces mêmes Fables. Ce lecteur idéal de Barthes, au
statut quasi dictatorial, qu’il soit contemporain de La Fontaine ou bien vivant aujourd’hui, est
un melting pot d’influences et d’impressions.


            Si la méthode autonomiste n’apporte pas l’analyse adéquate pour les Fables, elle est
bien à la base d’une réception plus ouverte de la matière. L’évolution du structuralisme au
poststructuralisme entraîne l’intérêt pour le point de vue du lecteur, qui permet à son tour une
multiplicité d’interprétations du texte. Ces différences de réception se situent sur deux
niveaux. D’une part, les lecteurs d’une même époque peuvent comprendre les Fables
différemment. Fénelon, le précepteur du duc de Bourgogne, ne les a sûrement pas interprétées
de la même façon que Mme de Sévigné. Colbert les a probablement moins appréciées que le
roi Louis XIV. Voilà que l’interprétation historique est aux aguets dans tous les coins et
recoins. D’autre part, les lecteurs d’aujourd’hui ne peuvent pas être comparés aux lecteurs du
dix-septième siècle. Le profil du lecteur à toujours changé à travers les années (cf. infra), il est
donc improbable que l’interprétation du texte même n’aurait pas subie ces transformations du
lectorat.
Il n’est pas simple, en effet, d’accorder une place à l’auteur dans ces différentes possibilités de
signification du texte, mais il faut aussi se demander – et peut-être avec plus de résolution - ce
qui est l’apport du lecteur dans cette interprétation.


        Si l’originalité des Fables est stimulée par l’application du répertoire ou de l’ horizon
d’attente du lecteur sur ce nouveau texte, inévitablement il y aura des lecteurs qui deviendront
créateurs eux aussi. C’est peut-être bien une des raisons qui ont engendré en partie les
multiples pastiches, adaptations, etc. D’une part, la boucle est bouclée : dès que l’auteur est
devenu un lecteur, celui-ci peut devenir un auteur à son tour. Bien évidemment, ceci
problématise le statut de l’auteur des Fables et soutient qu’il est important de définir
exactement le concept d’auteur. Tout comme La Fontaine n’est pas uniquement « l’auteur des
Fables », celui-ci n’est plus logiquement Jean de La Fontaine. D’autre part, il faudra étendre
ce principe au delà des domaines de la littérature au sens restreint. En outre, c’est une
tendance qui ne cessera de croître dans notre époque moderne. L’invention du cinéma, de la
télévision, de l’internet, agrandissent les moyens de diffusion, qui se composaient autrefois en
gros « uniquement » du texte même, d’illustrations et de pastiches. La question est de savoir
si ces autres médias non-textuels font encore appel à des « lecteurs » au sens restreint, ou si,


                                               - 17 -
au contraire, ils s’adressent plutôt à une gamme plus étendue de récepteurs. Est-ce donc, en
quelque sorte dans une optique moderne, le contenu ou le support qui fait véhiculer le
mécanisme des Fables ? Ou bien, faudrait-il simplement considérer ces adaptations comme
des suppléments intensifiant la jouissance littéraire ?




                                              - 18 -
2. Chapitre 2 : Les lecteurs des Fables et leurs interprétations




            2.1.     Profil du lecteur des Fables


                                                         « Que t’en semble, lecteur ? » (VIII, 11)24


            Après l’évocation des différents types de lecteurs, il est logique de se pencher sur la
présentation du seul type de lecteur qui importe pour une histoire de l’analyse réceptive plus
ou moins objective : le lecteur réel - les autres types de lecteurs étant des constructions de
l’auteur. Considérons donc l’évolution, à travers les siècles, du lecteur et de la conception des
Fables, qui ont subi, en effet, de grands changements.


            Il est probable qu’après une longue et vive tradition de présence de fables ésopiques
sur le plan littéraire, le public s’en serait lassé. Rien n’est moins vrai. Au dix-septième siècle
déjà, lorsque Jean de La Fontaine écrit ses Fables, la création littéraire ne fonctionne pas de
cette façon. Dans le sillage de la tradition renaissante d’aemulatio, inventer est plutôt
retrouver que créer. Et retrouver ne signifie pas répéter, mais reprendre, réinterpréter sous une
nouvelle forme. Sous l’influence des remaniements d’un nouvel auteur, les fables ésopiques
connaissent une vraie « renaissance ». La nouveauté des Fables de La Fontaine se concentre,
avant tout, dans le langage, qui rompt avec la tradition de l’Antiquité ou avec le style imposé
par les poètes néo-latins. La langue des lettres françaises s’est fixée par le travail de
l’Académie et des auteurs « classiques », tels que Guez de Balzac et Corneille. Outre les
nouveautés de la langue, « le nouveau public, plus superficiel, moins attaché aux disciplines
de l’étude, plus vif, plus changeant, plus rapide, se laisse mieux retenir par les genres brefs,
vifs et drôles. »25 Les Œuvres de Voiture, les Maximes de La Rochefoucauld, les Caractères
de La Bruyère, les Lettres de Mme de Sévigné et les Fables de La Fontaine sont en vogue.
Les fables en prose ont été, pour la première fois, mises en vers.


            Dans la deuxième moitié du dix-septième siècle, le modèle de comportement dans les
Salons précieux prolonge l’idéal humaniste de la Sprezzatura. Une personne de qualité devait
voiler l’effort nécessaire pour parvenir à l’art, cacher le travail qu’elle avait pour faire

24
     LA FONTAINE, op. cit., p. 466
25
     LA FONTAINE, op. cit., p. XXIV


                                                - 19 -
apparaître quelque chose comme très naturel. Ce qui est difficile - la maîtrise d’un art, d’un
sport, etc. - doit paraître facile, parce que l’effort est contraire à la grâce. Le style des Fables
correspond tout à fait à ce principe d’élégance nonchalante. La Fontaine, pour séduire son
public constitué de lecteurs mondains des Salons, crée une poésie qui doit tout à la
spontanéité et semble négliger les règles. Pour plaire, il faut être naturel. L’auteur cherchera
donc à styliser le langage parlé. Le choix des vers irréguliers entrave une métrique fixe, mais
permet le passage d’un rythme à l’autre. L’opposition entre une partie isométrique (les vers
alexandrins souvent présents dans les passages où s’exprime la moralité) et une partie en vers
variés est un des éléments les plus originaux des Fables. Malgré l’illusion de la facilité, les
vers du poète sont faits de plus de régularité que de liberté. Le fabuliste est fort conscient de
ses fins et de ses effets. La labellisation poétique exige un écart avec la réalité que l’on
exprime. Or, la poésie précieuse de La Fontaine se flatte d’être spontanée, d’être le produit
d’un esprit vif, de simuler le jaillissement rapide de la parole :
         [La Fontaine] associe des termes d’origine différente et des traditions différentes et son style ne perd
         pas son unité. En ressort une impression de simplicité, d’aisance et de clarté ; tout est équilibre, grâce
         ou tact. Est ainsi offerte au lecteur la plus flatteuse des complicités. 26
La Fontaine veut amuser son lecteur par le jeu combiné de la forme et du contenu. Le haut et
le bas se mêlent. Les styles précieux, galant, burlesque et pastorale s’enchevêtrent. La
Fontaine associe le style héroïque et le ton réaliste27 : « Janot lapin retourne aux souterrains
séjours » (VII, 16). Il puise dans le fonds des Antiques - « Le Phaéton d’une voiture à foin »
(VI, 18) -, combine la tradition et la réalité et fait appel aux valeurs universelles. Il continue,
en somme, avec ferveur, la tradition humaniste d’imitatio et d’aemulatio en versifiant des
apologues ésopiques qui jouissent alors du succès public28. L’auteur décrit des situations
universelles dans un décor également universel, la nature en particulier ou bien une location
quelconque, peuplé de personnages tout aussi communément répandus comme les animaux,
les héros mythiques, les fermiers simples. Les textes sont munis d’un côté intemporel, prêts à
envahir le monde littéraire français à tout jamais.
Toutefois, l’œuvre est aussi à la fois très moderne et liée à son époque, en entrant en
résonance avec quelques débats courants en ce temps-là. Il s’agit entre autres de la discussion
sur l’âme des bêtes ou sur le statut de la science et de la philosophie. En outre, les Fables
véhiculent une critique sociale feutrée et contestent implicitement le pouvoir absolu. Les
préférences et les goûts culturels de ce temps se décèlent à partir des textes de La Fontaine,

26
   LEBRUN, M., op. cit., p. 38
27
   LEBRUN, M., ibidem
28
   C’est la thèse centrale de Marc FUMAROLI dans la préface à LA FONTAINE, op. cit.


                                                        - 20 -
qui se réfère aux arts populaires. Pensons notamment aux jardins, aux statues, aux peintures.
Ces références artistiques renforcent la fonction poétique, qui domine parfois une morale
masquée. L’art de La Fontaine est une suggestion d’images et fait appel à l’imagination.
            La Fontaine se révèle le maître d’un jardin des illusions. Il donne au lecteur l’illusion d’avoir vu alors
            qu’il n’a fait qu’esquisser grâce à une langue évocatrice en images. Le lecteur est pris au piège du
            naturel […] créé par le poète.29



            A l’époque de La Fontaine, la fin du dix-septième siècle, marquée par le règne de
Louis XIV, le public cible de l’auteur et le lectorat des Fables coïncident. Bien que la
diffusion des Fables dépasse largement les attentes originelles, le destinataire est la noblesse,
la Cour, mais avant tous les participants des Salons de la préciosité. Ce public appartient à la
société élégante, libre et intelligente, qui considère L’Astrée et Les Essais comme des chefs-
d’œuvre. La connaissance de soi, la découverte d’autrui et de la nature sont les thèmes en
vogue. Les Fables, œuvre à la fois renaissante et contemporaine, connaissent un succès
immédiat. Elles répondent aux exigences littéraires de l’époque, à la poétique classiciste :
plaire et instruire. Elles combinent l’agréable et l’utile. Bien que différents recueils soient
dédiés à des enfants, le lectorat se compose généralement d’adultes. C’est un public qui,
contrairement aux jeunes lecteurs, est sensible aux nuances et aux ambiguïtés des Fables.


            Malgré le succès de ses Fables et ses Contes, La Fontaine n’est pas considéré, du
moins lors de son vivant, comme un « grand » écrivain. Il a beaucoup souffert des déboires de
son premier mécène, Fouquet. Lorsque celui-ci est écarté par Colbert, La Fontaine doit, pour
survivre, entrer dans les grâces du roi. Or, il est déjà âgé. A quarante ans, il doit commencer
en dessous de l’échelle. Sa pension est petite et il cumule les dettes. Il ne connaîtra jamais le
luxe pendant sa vie, gagnant juste assez. La Fontaine n’aurait pu survivre sans le soutien de
quelques mécènes. En somme, il ne sortira de la marginalité qu’après sa mort, lorsque se crée
sa légende et sa gloire éternelle.


            Même au dix-huitième siècle, les Fables ne quittent pas les registres littéraires
instaurés pour les groupes socialement privilégiés. Ce siècle est un orphelin de la poésie.
Néanmoins, l’appétit poétique reste grand chez un public dont la sensibilité s’aiguise. « Le
plus classique de nos poètes est celui qui connaîtra au XVIIIe siècle le succès le plus large, les



29
     LEBRUN, M., op. cit., p. 77


                                                        - 21 -
admirateurs les plus vifs, les imitateurs les plus nombreux. »30 La fortune des Fables
augmente encore. Le lectorat s’étend. Ce sont surtout les femmes qui y prennent goût. La
société de cette époque apprécie le vent de nouveauté qui souffle à travers les Fables. La vie
simple, la nature, les voyages, l’Orient sont dans l’air du temps. Le goût parfois indécent et
l’ardeur contestataire du fabuliste plaisent au public du dix-huitième siècle. « Cette incertitude
qui règne sur les Fables ne pouvait que séduire une société adonnée au jeu, friande
d’enchantements mondains, adepte du travesti, passionnée par l’ambiguïté. »31 Entre 1700 et
1800, les Fables sont republiées plus que cent fois. L’œuvre du fabuliste survivra même à la
Révolution.
          Pourquoi ? Sinon parce qu’elle renouait, par l’un de ses aspects, avec l’esprit du siècle : la critique
          voilée du pouvoir absolu, la contestation sociale et politique dissimulée sous le masque de
          l’affabulation. [Les Fables] reçoivent un brevet de civisme pour passer les années noires de la
          Terreur.32


          Après les discussions au dix-septième siècle entre cartésiens et gassendistes sur
« l’âme des bêtes », le dix-huitième siècle se caractérise par son intérêt scientifique pour les
animaux. Même si cette curiosité est typique d’une société adulte, les premiers pas vers le
registre de l’éducation des enfants sont franchis - seulement pour les classes sociales élevées,
évidemment -, malgré la prédilection des pédagogues pour les textes des Antiques. Il s’agit de
comparer La Fontaine à ses sources, Esope et Phèdre.


          Les Fables entrent en résonance avec l’univers social et culturel du dix-huitième
siècle. Elles seront donc évidemment reprises par les artistes. L’œuvre est un modèle pour un
grand éventail d’objets et d’expressions artistiques. Le genre fait fortune : les Fables sont
pastichées et mises en chansons. On écrit des fables poétiques, des fables érotiques, des fables
précieuses, des fables morales, des fables didactiques, des fables philosophiques, des fables
orientales, des fables politiques, des fables civiques. Les auteurs tentent de rivaliser en
invention et en quantité, mais les Fables de La Fontaine reste le modèle par excellence.
Néanmoins, les adaptations ne se limitent pas aux textes. L’inspiration qu’exercent les Fables
sur les artistes se manifeste aussi dans les arts plastiques. Il se crée non seulement de
nombreuses illustrations qui accompagnent les multiples éditions des Fables (cf. Infra), mais


30
   BASSY, A.-M., « XVIIIe siècle : les décennies fabuleuses », dans LESAGE, C., Jean de La Fontaine, Paris,
Bibliothèque nationale de France/Seuil, 1995, p.152
31
   BASSY, A.-M., op. cit., p.153
32
   ibidem


                                                     - 22 -
l’imagination des artistes perce aussi à travers les statues, les peintures et les tapisseries. En
outre, dans les Salons on s’assoit sur des sièges aux motifs de décoration inspirés par les
Fables, de même qu’on mange et qu’on boit dans des services décorés de la sorte. Des jeux de
société, des paravents, des guéridons, des coches même : tout se décore avec les personnages
et les thèmes des Fables.


          « Si La Fontaine était à son époque trop poète pour être fabuliste, aujourd’hui le
fabuliste cache trop souvent le poète. »33 Au dix-huitième siècle, La Fontaine est encore le
poète par excellence. Toutefois, les Fables revendiquent leur place dans l’histoire littéraire et
ont donné naissance, après les multiples adaptations, à un nouveau genre littéraire : la fable
mise en vers. De plus, au dix-neuvième siècle se produit une double évolution dans la
réception des Fables. Premièrement, elle constituent le paradigme même de la littérature
enfantine. Aussi atteignent-elles les classes les plus populaires de la société. Deuxièmement,
les artistes s’inspirent des Fables à des fins satiriques ou caricaturales, pour dénoncer
certaines situations et faits sociaux contemporains. A partir de la IIIe République jusqu’aux
années 1960, les Fables deviennent en quelque sorte la nouvelle Bible de la classe ouvrière,
c’est-à-dire que ces textes constituent le fondement d’une éducation morale et laïque, et qu’ils
sont considérés, en outre, comme des textes d’une grande valeur littéraire. Leur auteur est
vénéré comme le poète gaulois par excellence, la nation entière est invitée à se reconnaître
dans les personnages. Les Fables s’adaptent même en divers patois. Devenues lieu commun,
les Fables sont la meilleure source d’inspiration pour les satiriques. La diffusion de la presse
quotidienne, avec ses pamphlets et ses caricatures, joue un rôle primordiale dans
l’actualisation des Fables. A l’école, La Fontaine est le poète français le plus lu. Seul son
concurrent contemporain Molière peut rivaliser avec lui. Mais celui-ci ne peut pas se vanter
d’être enseigné de la maternelle à l’agrégation. Les trois quarts des instituteurs intègrent les
Fables à leur enseignement. « L’école primaire reste garant d’une lecture populaire de La
Fontaine, en s’en faisant à la fois l’initiatrice et la conservatrice »34. Le choix des Fables que
les instituteurs proposent à leurs étudiants sera décisif pour la survivance d’un panorama de
textes devenus légendaires dans l’hexagone français et même bien au-delà des frontières, dans
une des multiples traductions. Ce qui circule effectivement de l’œuvre de La Fontaine, ne
correspond pas à la splendeur que fait éclater le retentissement de son nom. Quinze pour cent


33
  LEBRUN, M., op. cit., p. 40
34
  SCHMITT, M.-P., « Les Fables à l’école primaire : l’animal prescrit », dans LESAGE, C., Jean de La
Fontaine, Paris, Bibliothèque nationale de France/Seuil, 1995, p.204


                                                   - 23 -
des Fables circulent à l’école primaire, soit une trentaine de titres. Le classement correspond
aussi aux titres que l’on cite aujourd’hui chaque fois que l’on interroge un public quelconque
pour évaluer sa connaissance des Fables.35 Quatre-vingt-cinq pour cent des lectures
proviennent du premier recueil. De plus, la moitié des fables lues sont issues du premier livre.
          Ces fables sont traditionnellement retenues pour leur « moralité », leur dramaturgie simple, et pour les
          possibilités qu’elles offrent à la mémorisation. Le fablier scolaire reste le codex d’une morale destinée
          aux enfants, prônant les vertus de l’effort personnel et de la débrouillardise, la méfiance envers les
          beaux discours et la nécessité de se contenter de ce qu’on a. 36
Il s’agit, en effet, plutôt d’abstractions morales que d’une mise en scène exemplaire des
personnages de La Fontaine. Les animaux y paraissent plus présents que les êtres humains et
les héros mythologiques. Les proportions entre les espèces animales ne sont pas non plus
représentatives pour le modèle original : les insectes et les animaux sauvages sont
surreprésentés. La thématique rurale, avec les animaux de la ferme, que les illustrateurs
aiment tellement représenter, ne sont pas en vogue sur les tables d’école. De plus, là où La
Fontaine fait réapparaître le lion et le loup, les instituteurs préfèrent le renard comme
protagoniste. La panoplie de fables populaires n’est donc pas tout à fait représentative de cette
« Comédie Humaine » que sont les Fables lafontainiennes.
Les Fables sont de la matière scolaire féconde dans les premières années d’étude, mais plus
l’on monte sur l’échelle scolaire, plus les Fables perdent de leur popularité. Ce point de vue
changera après 1960. La manière de lire les Fables évoluera alors d’une lecture monosémique
et didactique vers une lecture polysémique et ouverte. Elles ne se destinent plus uniquement à
l’éducation des enfants. Les adolescents et les adultes y prennent à nouveau goût. Les Fables
restent néanmoins présentes dans les programmes scolaires jusqu’à maintenant. Elles
appartiennent aussi au patrimoine culturel français et, en dépit de l’exploitation de la même
poignée de fables, elles représentent toujours une valeur immuable dans l’histoire littéraire
française.


          La Fontaine étant le dernier des humanistes pour le dix-septième siècle, le dix-
huitième siècle voit en lui un précurseur des Lumières. Il est antique pour les uns, tandis qu’il



35
   Des plus cités aux moins cités, les quinze titres les plus populaires sont: 1. La Cigale et la Fourmi, 2. Le
Corbeau et le Renard, 3. Le Lièvre et la Tortue, 4. Le Loup et l’Agneau, 5. La Grenouille qui veut se faire aussi
grosse que le Bœuf, 6. Le Lion et le Rat, 7. Le Héron, 8. Le Laboureur et ses Enfants, 9. Le Chêne et le Roseau,
10. Le Renard et la Cigogne, 11. La Colombe et la Fourmi, 12. La Laitière et le Pot au lait, 13. Le Loup et le
Chien, 14. Le Rat des villes et le Rat des champs, 15. Le Savetier et le Financier.
36
   SCHMITT, M.-P., op. cit., p. 205


                                                       - 24 -
est incontestablement moderne pour les autres. Sa langue particulière est selon les uns truffée
d’archaïsmes, de néologismes selon les autres.


         Pour faire appel au plaisir de la lecture, pour tant de lecteurs divers, les Fables
doivent faire preuve d’une extraordinaire polysémie. Sinon comment plaire en même temps
au dauphin de la Cour et à l’écolier moyen du vingtième siècle, au membres des Salons
littéraires au dix-septième siècle et à l’ouvrier au dix-neuvième siècle?




         2.2.      Les adaptations des Fables


                                                                                « Ut pictura poesis »37


         Dans sa Poétique, Aristote était déjà convaincu que la création de mimemata est
innée chez l’homme. L’amour de l’œuvre d’art et la joie que l’on ressent en s’occupant de
l’art, sont des caractéristiques naturelles. Ceci explique pourquoi nous sommes capables
d’accepter des créations artificielles qui mettent en scène des épisodes que nous n’accepterons
jamais dans la vie réelle. Tandis que nous préférons une vie calme et paisible, nous penchons
plutôt pour un art qui montre l’épouvante et l’agonie. De tout temps, l’homme distingue le
réel de l’artifice. L’art n’est autre que le mimesis de l’idéal. Ce que l’artiste nous montre n’a
rien à voir avec la réalité, mais avec l’imagination, l’aspiration à la beauté et la perfection.
Cette catégorie s’oppose à une autre conception de l’art : le mimesis de l’exact38. Il s’agit de
représenter la réalité telle qu’on la voit. De nos jours encore, cette double conception de l’art
semble toujours valable, étant donné que la création artistique occupe toujours une place
primordiale dans notre société. Or, le type d’art que nous commenterons se classe
difficilement dans une de ces deux catégories. Outre l’aspect formel, c’est sur le plan du
contenu que se cachent les particularités, puisqu’il ne s’agit pas d’idéaliser le réel, ni de le
représenter de façon réaliste. Il s’agit, en revanche, de représenter une fiction qui n’a jamais
eu lieu. Or, là où d’autres artistes se basent sur leur propre imagination, les artistes qui créent
une représentation des Fables sont censés tenir compte du modèle que La Fontaine a composé
auparavant. Toutefois, il semble de plus en plus difficile de formuler une définition homogène


37
 HORACE, Ars Poetica
38
 Les deux types de mimesis s’expliquent plus amplement dans PIETERS, J., De tranen van de herinnering,
Gent, Historische Uitgeverij, 2005, p. 145 et suiv.


                                                  - 25 -
de ce qui ressort exactement sous la notion de « l’art ». Le siècle dernier et surtout les
dernières décades ont été marquées par un boom de nouveaux supports qui véhiculent un
contenu. Aux formes d’art qui existaient déjà, telles que la peinture, la sculpture et
l’illustration, s’ajoutent aujourd’hui la radiophonie et le cinéma. Ces changements récents
influencent profondément notre réception du message que les différents supports véhiculent.
          La théorie de la réception est fondée sur un principe herméneutique, selon lequel l’œuvre s’enrichit au
          fur et à mesure des interprétations postérieures.39 Avec sa propre Iphigénie, Goethe revalorise le
          mythe grec d’Iphigénie. Racine le fait avec les mythes antiques. En ce sens, comparables à Goethe et à
          Racine, Fellini et Pasolini donnent à Satyricon de Pétrone et à Salo ou 120 journées de Sodome de
          Sade une valeur nouvelle et une vie ressuscitée. C’est donc dans cette mesure que l’analyse de la
          transformation comme acte de réception contribue à la critique littéraire de la lecture et de la
          réception. C’est aussi dans cette mesure que la valeur et le rang d’une œuvre littéraire dépendent
          moins des circonstances biographiques ou historiques de sa naissance et de sa place dans un genre
          déterminé que son effet produit sur le public, qui n’est point inerte ou apathique. A ce titre, la vie
          d’une œuvre littéraire dans l’histoire n’est concevable qu’à travers l’intervention active des lecteurs en
          tant que destinataires de l’œuvre. Car, comme le dit H.R. Jauss, c’est leur participation « qui fait entrer
          l’œuvre dans la continuité mouvante de l’expérience littéraire, où l’horizon ne cesse de changer, où
          s’opère le passage de la réception passive à la réception active, de la simple lecture à la
          compréhension critique, de la norme esthétique admise à son dépassement par une production
          nouvelle. »40


          L. Shenghui résume à la fois le problème posé par la présence d’auteur dans la
réception du texte littéraire et le fondement de la pensée sur la transformation du texte
littéraire vers d’autres médias, qui sera développée dans cette partie du texte. Ce commentaire
nous invite, de bon droit, à considérer le transfert du contenu d’un texte littéraire, vers un
autre support, comme un enrichissement littéraire. Ce transfert implique une transformation,
qui est
          un acte artistique de lecture et de réception, par lequel un texte préexistant à caractère esthétique ou
          non se réécrit en une autre forme d’expression esthétique différente, que se soit pour l’intérêt d’une
          nouvelle technique, d’un nouvel effet esthétique ou d’un nouveau destinataire. 41



          Sans réception, il n’y aurait pas de transformation. Chaque artiste est en premier lieu
un lecteur du texte littéraire qu’il veut transformer. Sa création est dès lors le résultat de son
interprétation de l’œuvre source. De toute évidence, si l’œuvre est riche, les interprétations

39
   JAUSS, H.R., Pour une herméneutique littéraire, Paris, Gallimard, 1988
40
   SHENGHUI, L., Regards sur l’image. Transformation et réception du texte par le film, Bern/ Berlin/New
York/Frankfurt/Paris/Wien, Peter Lang, 1999, p. 38
41
   SHENGHUI, L., op. cit., p. 20


                                                      - 26 -
divergentes seront nombreuses. Le spectateur de l’œuvre d’art - un film, une statue, un dessin,
peu importe - est confronté aux choix d’un artiste, qui se pose en intermédiaire entre le texte
littéraire et ce même spectateur. Si celui-ci connaît l’œuvre source, son interprétation se mêle
à celle de l’artiste. Une nouvelle vision sur le texte source naît. Or, bien des fois, le spectateur
ne connaît pas l’œuvre source et il se façonne une conception qui peut être coupée du texte
littéraire initial. Il est alors tout à fait possible de ne pas considérer cette œuvre d’art comme
une transformation d’autre chose, mais comme une création autonome. La conception du
spectateur peut désormais toujours changer ultérieurement, lorsque celui-ci apprend à
connaître la source d’inspiration de l’artiste.
Ensuite, la réception de l’œuvre d’art est influencée par quelques facteurs formels.
Premièrement, l’interprétation de la transformation ne peut jamais être aussi complète que
celle du texte source. Deuxièmement, le temps et l’espace sont incontestablement
appréhendés d’une nouvelle façon. Finalement, par l’élément visuel d’une œuvre d’art ou
l’intonation auditive, l’interprétation du texte par le récepteur est fixée.
Le choix de médium comme support implique, en effet, de grandes différences dans
l’interprétation du contenu représenté. Le cinéma et la littérature ont ceci en commun que le
lecteur/spectateur peut s’y perdre. La longueur nécessaire de l’expérience artistique influence
certainement la réception. La contemplation de statues et de dessins, ne provoque pas la
même sensation. L’effet ressenti pour cette deuxième catégorie est plus subite. Nous pouvons
bien sûr contempler une peinture pendant des heures, mais ceci n’empêche pas que nous
sommes confrontés, dès le premier coup d’œil, à une vision d’ensemble qu’un texte ou un
film ne nous offre pas. Le résultat interprétatif se construit et ne se dévoile que petit à petit.



          Aussi les Fables ont-elles été « transformées » de la sorte de multiples fois. A partir
de la thèse sur l’évolution des genres de Brunetière42 on pourra distinguer dans les Fables de
La Fontaine, deux évolutions : Soit on considère les Fables de La Fontaine comme la
perfection de la fable ésopique. S’intéresser à la postérité de La Fontaine n’aurait dès lors pas
de sens, puisque après l’apogée de La Fontaine, le genre ésopique serait condamné à la
décadence. Soit on interprète la création des Fables de La Fontaine comme un nouveau
commencement, dont la forme évoluera au fur et à mesure vers un nouveau genre. La
Fontaine a d’abord été considéré comme un poète. Malgré le recours permanent au canevas

42
  Le genre est, selon lui, un organisme vivant qui a un commencement, un milieu et une fin. BRUNETIERE, F.,
L’Evolution des genres dans l’histoire de la littérature, Paris, Hachette, 1914, rééd. 1980


                                                  - 27 -
très connu des fables ésopiques, il ne sera considéré comme un fabuliste que beaucoup plus
tard. Les multiples adaptations et pastiches ne sont dès lors qu’un support utile à la
glorification des fables non plus ésopiques, mais « lafontainiennes ». Dans La Fontaine en
amont et en aval, Jean-Pierre Collinet est d’un avis semblable :
          On considère en général ses Fables comme l’aboutissement d’une tradition immémoriale. Il imite en
          effet incomparablement plus qu’il n’invente. Mais à ne regarder que vers l’amont, on oublie qu’il
          existe, en aval, une innombrable postérité de son œuvre, qu’elle est à son tour devenue source
          perpétuellement jaillissante de nouvelles et diverses imitations. 43
Dans ce sens, une analyse de l’hypertextualité, qui représente, selon Genette, la relation entre
un texte dérivé d’un autre texte antérieur par la transformation ou par l’imitation, s’impose.
Dans la préface du premier recueil, La Fontaine déclare que son « travail fera naître à d’autres
l’envie de porter la chose plus loin »44. Si La Fontaine avait envie de réécrire la tradition
ésopique, il ne veut pas prétendre avoir épuisé le sujet. Dès la première parution des Fables,
ce genre apparemment mineur connaît un grand succès. Le contenu des Fables est universel :
tous les lecteurs, à tout temps, y trouvent leur compte. Aussi La Fontaine sera-t-il l’auteur le
plus pastiché de la Parnasse française.


          La diversité de la matière exige une répartition dans plusieurs catégories. Une
première grande distinction est celle entre une adaptation écrite et une adaptation dans le
domaine des Beaux-arts. Les imitations ne reproduisent pas toujours le message des Fables de
façon sincère. Des pastiches et des parodies qui « porte[nt] la chose plus loin »45 concernent
donc le plan littéraire, mais les adaptations dans les autres domaines artistiques sont au moins
aussi nombreuses. Il s’agit de peintures, de sculptures, de tapis et d’illustrations, etc. La
première catégorie est susceptible de changer les Fables sur le plan du contenu en préservant
la forme. La deuxième catégorie, en revanche, ne change rien au contenu, mais illustre une
partie de ce contenu en modifiant la forme. Une sculpture, un dessin ne peuvent jamais
représenter toute la scène, mais l’artiste choisit de montrer les éléments les plus connus : le
plus souvent, ce sont les personnages. Or ces deux catégories ont en commun qu’elles ne sont
pas liées à une époque spécifique. Certaines adaptations datent de l’époque de la première
apparition des Fables - la première édition des Fables était déjà illustrée (cf. Infra). Et
aujourd’hui encore, pensons par exemple à Anouilh et à Queneau, les Fables sont une source
d’inspiration pour les artistes les plus prestigieux. A l’opposé de ce groupe de créations

43
   COLLINET, J.-P., « La Fontaine pasticheur et pastiché », La Fontaine en amont et en aval, Paris, Nizet, 1988
44
   LA FONTAINE, op. cit., p. 6
45
   ibidem


                                                       - 28 -
inspirées par les Fables, indépendamment du temps, il faudra situer un genre d’adaptations
plus récent, qui est, lui, fortement influencé par l’époque moderne. Il s’agit bien sûr de ces
nouveaux médias. Des techniques vidéo, en particulier, qui n’admettent plus la séparation
entre contenu et forme. A travers les images mouvantes, il est possible de représenter toute la
fable, de reprendre le contenu, et de changer la forme en même temps. Le support n’est plus le
papier, mais la bande vidéo. La réception ne se passe plus par le biais de la lecture, mais à
travers la vue et l’audition.


          Commençons notre analyse des adaptations des Fables lafontainiennes par la
transformation la plus traditionnelle : l’adaptation d’un texte littéraire vers un autre texte
littéraire. Le contenu change, mais le support reste le même. L’artiste peut utiliser la mise en
page pour donner corps à un nouveau message, comme dans ces pastiches anonymes à
l’époque de La Fontaine, pour ironiser par le biais d’un contenu archiconnu, comme
Anouilh46 au vingtième siècle. Eustache le Noble, Florian, Eugène Desmares, Tristan
Corbière et Paul Valéry ont tous parodié les Fables avant Anouilh. Dans son sillage, ont suivi
Jean Dutourd et Raymond Queneau. Des pamphlets politiques aux divertissements
rhétoriques, les adaptations littéraires des Fables ont prospérées pendant des années.
L’expansion47 de la fable lafontainienne, la fable au second degré, jouit aujourd’hui toujours
d’un grand succès, en partie grâce aux registres éducatifs pour la jeunesse. Pensons aux
Fables géométriques de Pierre Perret48, connues par le biais de la télévision, et aux Refables et
défables de Jean Rousselot.


          Or, les remaniements classiques sur papier ont été progressivement remplacés par
d’autres types de transformations qui, parfois, offraient plus de possibilités et de liberté à la
créativité de l’artiste. Le cinéma est l’exemple par excellence. A mon avis, il n’existe pas une
vraie adaptation filmique des Fables : avec de vrais acteurs jouant dans de vrais décors. A
première vue, la combinaison du monde fantastique des Fables et du cinéma semble difficile à
réaliser. Les dessinateurs ont ouvert la voie en donnant corps aux protagonistes animaux à
travers des personnages humains49. Si les Fables n’ont jamais été de la matière adéquate pour
en faire un film, c’est donc plutôt à cause de leur forme brève qu’à cause de leurs personnages


46
   Les deux pastiches mentionnés sont reproduites dans l’annexe 3.
47
   GENETTE, G., Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p.372
48
   http://www.dailymotion.com/relevance/search/La%2BFontaine%2BFables/video/x1wb7g_la-grenouille-et-le-
boeuf-fables_creation, Annexe 2.1, n° 6 & 7
49
   Doré, par exemple, remplace la cigale et la fourmi par deux femmes. Voir annexe 1.1, illustration D, 1.


                                                  - 29 -
particuliers. En effet, le recueil est composé d’anecdotes et non pas d’une longue histoire.
Toutefois, ces apologues, combinés avec l’intérêt que le public enfantin porte à ces textes,
sont la meilleure source d’inspiration pour un autre type d’images mouvantes : le dessin
animé50. Sur internet circulent plusieurs adaptations filmiques, conçues par des amateurs,
souvent même dans le cadre d’un exercice scolaire. Voilà que les Fables servent encore une
fois à la pédagogie. L’un a repris le contenu déjà plus fidèlement que l’autre.


         Devant l’importance accrue de La Fontaine comme auteur littéraire, dans les
dernières décennies, il y a une thématique à laquelle les directeurs de cinéma n’ont pas été
insensibles. S’il n’y a pas de vrais films qui se soient faits sur les Fables, il y a bien un film
récent qui met en scène la vie de notre cher Jean de La Fontaine : Jean de La Fontaine. Le
défi.51 Un film de 2007, réalisé par Daniel Vigne, avec Laurent Deutsch dans le rôle du
fabuliste. Le défi, en effet, est double : après la chute de Fouquet, La Fontaine veut bénéficier
de la grâce du roi tandis que Colbert essaie de lui imposer le silence. On y voit La Fontaine à
Paris, entouré de son Oncle Jannart et de ses amis, Molière, Racine et Boileau avec qui il joue
aux cartes dans la taverne de sa maîtresse : une Perette fictive à qui on a donné la vie.


         Le theatrum mundi que mettent en scène les Fables, l’« ample comédie à cent actes
divers », est devenue une réalité littérale. Les lieux communs ont toujours été une source
féconde aux comiques et aux cabaretiers, ainsi que les Fables, qui en regorgent. Les
comédiens populaires qui perpétuent sur scène la tradition des Fables sont nombreux. Nous
connaissons entre autres Pierre Pechin52 et Fabrice Lucini53. Même le très controversé et très
engagé Dieudonné54 se sert parfois des clichés des Fables. Un peu dans la même veine que
Pierre Pechin, qui aime jouer des accents et des dialectes, le fameux cycliste belge Eddy
50
    1. http://www.youtube.com/watch?v=zvVdv_aB_5Q, Annexe 2.1, n° 8
   2. http://www.youtube.com/watch?v=8oGwhN2xz-c
   3. http://www.youtube.com/watch?v=xbdYemPph_Q
   4. http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x3pxkm_la-
grenouille-qui-voulait-se-faire_creation, Annexe 2.1, n° 10
   5. http://www.youtube.com/watch?v=m5-BnJFvZMM, Annexe 2.1, n° 11
   6. http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x36la8_le-
corbeau-voulant-imiter-laigle_fun, Annexe 2.1, n° 14
51
   http://www.jeandelafontaine-lefilm.com, Annexe 2.1, n° 9
52
   http://www.youtube.com/watch?v=LnGM7saW57A, Annexe 2.1, n° 20
   http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x2sofu_pierre-
pechin-la-cigale-et-la-fourm_fun, Annexe 2.1, n° 21
53
   http://www.dailymotion.com/relevance/search/La%2BFontaine%2BFables/video/x2ju1d_fabrice-luchini-
fables-mises-en-mus_creation, Annexe 2.1, n° 2
http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x3daf5_csoj-fabrice-
lucchini-la-fontaine_creation, Annexe 2.1, n° 3
54
   http://www.youtube.com/watch?v=8nUkQcGvj8o, Annexe 2.1, n° 1


                                                  - 30 -
Merckx aime déclamer les Fables en bruxellois55. Par ailleurs, Bart Vanneste, qui travaille
sous le pseudonyme de Freddy De Vadder56, avec la coopération du cartooniste Jeroom, a
récemment encore, dans son spectacle Gearrangeerd, exploité la fable « La cigale et la
fourmi » (I,1) à des fins comiques, dans un style plutôt vulgaire.
Bien que le genre des fables ne s’y prête pas à première vue, certains esprits créatifs ont tout
de même adaptés les Fables de La Fontaine au théâtre57.


          Outre la scène comique et théâtrale, d’autres formes d’expression ont puisé avec une
certaine joie et un bonheur certain dans le fonds des clichés. C’est notamment le cas pour la
publicité58. En ce qui concerne les Fables, où on se joue des lieux communs, la forme de
transformation que l’on a utilisée semble une forme d’« infidélité moderne »59. Il ne s’agit
plus du texte en soi, mais de l’univers, du mythe des Fables, que tout le monde est censé
connaître.


          Un registre d’adaptations des plus bizarres, mais en même temps très originales, est
la mise en musique des Fables, ou l’incorporation de leur contenu dans une chanson. Parfois,
l’intention visée est la rigolade60, mais beaucoup d’artistes s’occupent sincèrement de la
transmission culturelle du contenu des Fables. Lais chante du « loup et [de] la belette »61.
Paul Piché62, chanteur québécois, exploite aussi le thème des Fables, tout comme un groupe
de musiciens italiens63, qui chantent les Fables en italien.


55
   http://www.youtube.com/watch?v=en0iwtyebP8, Annexe 2.1, n° 4
   http://www.youtube.com/watch?v=OfQrav7HAWo
56
   Annexe 2.1, n° 5
57
   http://www.dailymotion.com/relevance/search/La%2BFontaine%2BFables/video/xmz8l_il-etait-une-fois-les-
fables_fun, Annexe 2.1, n° 26
http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x1fosk_cigale-et-
fourmi_events, Annexe 2.1, n° 27
58
   http://www.journaldunet.com/video/economie/75640/publicite-badoit-les-fables-de-la-fontaine_2/, Annexe
2.1, n° 22
    http://www.journaldunet.com/video/economie/75641/publicite-badoit-les-fables-de-la-fontaine_3/, Annexe
2.1, n° 23
    http://www.journaldunet.com/video/economie/75642/publicite-badoit-les-fables-de-la-fontaine_4/, Annexe
2.1, n° 24
59
   SHENGHUI, L., op. cit., p. 18
60
   http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x2f3eh_le-
corbeau-et-le-renard_fun, Annexe 2.1, n° 17
http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x1y5u2_freres-
jacques-corbeau-et-le-renard_music, Annexe 2.1, n° 18
61
   Annexe 2.1, n° 12
62
   http://www.youtube.com/watch?v=6f9F9kVROsM&feature=related, Annexe 2.1, n° 16
63
   http://www.dailymotion.com/relevance/search/La%2BFontaine%2BFables/video/x1aci4_la-grenouille-et-le-
boeuf_music, Annexe 2.1, n° 15


                                                   - 31 -
Il faut encore mentionner quelques adaptations très particulières. L’artiste belge,
Marcel Broodthaers64 a créé une œuvre d’art qu’il a nommée le corbeau et le renard. Un
groupe qui s’appelle torapamavoa65 s’inspire des Fables pour les incorporer dans leur
pamphlet politique contre le président de la France.


         En fin de compte, loin de s’adonner à l’aventure sémiologique, prenons tout de
même en considération un concept créé par Gérard Genette. La transformation est une
adaptation référentielle. L’artiste fait référence à autre chose, plus au moins fidèlement. Dans
le cas des publicités mentionnées, le lien avec le texte littéraire des Fables devient de plus en
plus vague. G. Genette appelle ce type de transformations de la « littérature au second degré »
créée à partir de « deux textes jumelés, indépendants et interdépendants l’un de l’autre. »66
L’artiste bricole, il fait du neuf avec du vieux. Genette, dans Palimpsestes, propose pour ce
genre d’adaptation un autre terme, celui de « transtextualité » : « une fonction nouvelle se
superpose et s’enchevêtre à une structure ancienne, et la dissonance entre ces deux éléments
co-présents donne sa saveur à l’ensemble »67




64
   http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x9wey_le-
corbeau-et-le-renard_creation, Annexe 2.1, n° 13
65
   http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x1wopb_la-cigale-
les-fourmis-6mai-torapama_music, Annexe 2.1, n° 19
66
   SHENGHUI, L., op. cit., p. 18
67
   ibidem


                                                  - 32 -
3. Chapitre 3 : le savant astronome et la petite servante de Thrace


                                               « La théorie, c’est quelque chose que l’on ne voit pas »68




          3.1.       L’histoire du savant contemplant le ciel


        « Nombre de Fables dont l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits (II, 13)
refusent la réflexion métaphysique : la volonté divine est considérée insondable. »69 Marlène
Lebrun fixe la place de La Fontaine dans une longue tradition philosophique, concernant
l’interprétation d’une légende qui se raconte sur le philosophe Thalès de Milet. Nous verrons
que, outre l’intérêt qu’y vouent les multiples savants à travers des siècles, cette anecdote a
aussi servi comme source d’inspiration à beaucoup d’artistes. Néanmoins, avant de
commencer une analyse des illustrations créées pour décorer la fable « L’Astrologue qui se
laisse tomber dans un puits » (II, 13), jetons un coup d’œil sur l’évolution de l’interprétation
de la légende de la chute de Thalès.
        [Thalès] observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de
        Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le
        ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds. 70
Bien que ce ne soit pas la première occurrence de l’anecdote, la discussion voit le jour avec
cette mention dans le Théétète de Platon. Socrate, qui prend la parole dans le dialogue, veut
réveiller ce type de rêveurs en leur montrant qu’il faut préférer les préoccupations humaines
au mouvement des astres. C’est le « connais-toi toi-même » de Socrate : occupe-toi d’abord
de toi-même et de tes proches et consacre-toi ensuite à tes occupations spirituelles. Or, Thalès
ne disait-il pas qu’il est « difficile de se connaître soi-même » ? N’est-ce pas pour cette raison
qu’il contemplait les astres, en espérant y trouver la clé de la connaissance du monde ? Bref,
le savoir, se cache-t-il sur terre ou dans le ciel ? Est-on matérialiste ou idéaliste ? Préfère-t-on
le réalisme ou la théorie ? Et, bien avant tout : où se concentrent les limites et les liens entre
tous ces extrêmes ?


          Les opinions ont bien changé pendant l’histoire. N’oublions surtout pas la fonction
qu’exerce la servante, qui subit plusieurs métamorphoses selon l’importance qu’on lui donne.

68
   BLUMENBERG, H., op. cit., p. 11
69
   LEBRUN, M., Regards actuels sur les Fables de La Fontaine, Villeneuve d’Ascq, Septentrion, 2000, p.76
70
   PLATON, Théétète, 174, a, sur http://mecaniqueuniverselle.net/textes-philosophiques/platon-theetete.php


                                                         - 33 -
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La mort de l'auteur barthes

  • 1. Table des matières 0. INTRODUCTION .................................................................................................................................... - 1 - 1. CHAPITRE 1 : ROLAND BARTHES : LA MORT DE L’AUTEUR ET L’APPARITION DU LECTEUR ................................................................................................................................................. - 6 - 1.1. L’AUTEUR ......................................................................................................................................... - 6 - 1.1.1. 1963 : « Les deux critiques » et Sur Racine ......................................................................... - 7 - 1.1.2. 1968 : « La mort de l’auteur » ............................................................................................. - 9 - 1.1.3. 1973 : Le plaisir du texte ................................................................................................... - 10 - 1.2. LE LECTEUR .................................................................................................................................... - 13 - 2. CHAPITRE 2 : LES LECTEURS DES FABLES ET LEURS INTERPRÉTATIONS .................... - 19 - 2.1. PROFIL DU LECTEUR DES FABLES .................................................................................................... - 19 - 2.2. LES ADAPTATIONS DES FABLES ....................................................................................................... - 25 - 3. CHAPITRE 3 : LE SAVANT ASTRONOME ET LA PETITE SERVANTE DE THRACE .......... - 33 - 3.1. L’HISTOIRE DU SAVANT CONTEMPLANT LE CIEL ............................................................................. - 33 - 3.2. LA MÊME HISTOIRE ILLUSTRÉE ....................................................................................................... - 47 - 3.2.1. Oudry ................................................................................................................................. - 47 - 3.2.2. Grandville .......................................................................................................................... - 48 - 3.2.3. Doré ................................................................................................................................... - 49 - 3.2.4. Aractigny ............................................................................................................................ - 50 - 3.2.5. Richet ................................................................................................................................. - 51 - 3.2.6. Conclusion ......................................................................................................................... - 51 - 4. CHAPITRE 4 : LES ILLUSTRATIONS DES FABLES ..................................................................... - 53 - 4.1. INTRODUCTION ............................................................................................................................... - 53 - 4.2. ILLUSTRATEURS .............................................................................................................................. - 58 - 4.2.1. Chauveau ........................................................................................................................... - 59 - 4.2.2. Oudry ................................................................................................................................. - 59 - 4.2.3. Grandville .......................................................................................................................... - 60 - 4.2.4. Doré ................................................................................................................................... - 61 - 4.2.5. Chagall ............................................................................................................................... - 62 - 4.2.6. Richet ................................................................................................................................. - 62 - 4.2.7. Aractigny ............................................................................................................................ - 63 - 4.2.8. Autres tendances ................................................................................................................ - 63 - 5. CHAPITRE 5 : L’IMPORTANCE DE L’ART ET DE L’IMAGE DANS LES FABLES ............... - 66 - 6. CONCLUSION ....................................................................................................................................... - 73 -
  • 2. 0. Introduction « Faites-vous envoyer promptement les Fables de La Fontaine ; elles sont divines. On croit d’abord en distinguer quelques-unes, et à force de les relire, on les trouve toutes bonnes. »1 « Il y a du courage à s’initier à la fiction car son emprise exige une confiance parfaite pour que ses surprises y soient sources de gloire. [...] La fable investit des rois de conte ou des fous qui font oublier la vraie folie du monde le temps du plaisir de petites histoires magiques lues sur le panneau des fables. »2 L’immense succès et la grande célébrité dont jouissent les Fables de La Fontaine ne sont pas sans explication. La Fontaine, artisan des vers, compositeur de fables riches en significations, maîtrise les mots comme un voilier maîtrise les vagues. Une œuvre classique, un chef-d’œuvre, suscite par définition, dirait Italo Calvino, de nombreuses interprétations. Au fond, deux types de lecteurs ce distinguent nettement. « Le lecteur vulgaire s'assied face au texte et il ne voit rien que la sotte apparence des choses. Le critique au contraire se recule et se penche, rien ne lui échappe du contexte »3. D’un coté, il y a donc le lecteur qui se contente des mots, d’une interprétation littérale. Il ne scrute pas les ambiguïtés, ni la profondeur des métaphores. De l’autre coté, se trouve le lecteur ravi par la fiction, qui se plonge dans les récits, armé de ses plus profondes fantaisies. Il scrute les Fables jusqu’en leurs coins et recoins les plus inaccessibles pour en saisir tous les sens cachés. Le lecteur « s’enfonce dans le puits sans fond du texte qui est tout à sa surface ; et son plaisir d’apprendre qui n’est jamais contenté comme il s’y préparait entre dans le pays, le rhizome 1 Mme DE SÉVIGNÉ, Lettres, « Lettre du 26 juillet 1679 », Pléiade, t. II, p. 660 2 O. Leplatre, Le pouvoir et la parole dans les Fables de La Fontaine, Lyon, presses universitaires de Lyon, 2002, p. 265 3 Mme E. BERTIL, Le tour du Québec par deux enfants -1-
  • 3. de la rêverie»4. Ce lecteur, aussi attentif que fantaisiste, découvre que La Fontaine ne se limite pas à la moralité explicitée à la fin de la fable, mais qu’il faut, au contraire, au lieu d’accepter littéralement ce qu’il a écrit, lire entre les lignes, où se cachent le plus souvent les vraies leçons de vie. Par ailleurs, La Fontaine incite les lecteurs à lire ses Fables de cette façon : « Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être. [...] Une morale nue apporte de l’ennui ; [...] Et conter pour conter me semble peu d’affaire. » (VI, 1) Pour ces lecteurs-là, « la fable se coule dans ce qui constitue le discours après l’effondrement de la transparence : la multiplicité des signifiés, l’arbitraire du signifiant, et la déconvenue des référents externes »5. C’est grâce à cette deuxième catégorie de lecteurs, que l’abondance de ces petits apologues gracieux, précieux même, a survécu aux siècles qui nous séparent de la première édition des Fables. Ce n’est pas par la lecture, paresseuse en somme, du premier type de lecteur que les Fables se sont transmises au cours de toutes ces années. La présence actuelle des Fables sur le plan littéraire démontre, en revanche, que les apologues lafontainiens ont toujours connus, dès leur première publication, des adeptes loyaux. Parmi ces fidèles, il y a deux écoles. D’une part, les lecteurs plutôt passifs, mais reconnaissants, et, d’autre part, en nombre plus restreint, les récepteurs actifs. Les premiers ont savouré les Fables en les chérissant comme leur livre de chevet, en les écoutant sur les bancs de l’école, en les lisant à haute voix à leurs enfants. Le livre des Fables de La Fontaine est un trésor que partagent un très grand nombre de lecteurs qui ont pris plaisir à apprendre par cœur une poignée de fables devenues légendaires. Cette transmission, scolaire et quelque peu appauvrie, qui a lieu de génération en génération, des textes des Fables n’est cependant pas l’unique moyen de faire circuler le chef-d’œuvre de La Fontaine. Un deuxième groupe de lecteurs, plus actifs et plus originaux, a contribué aussi à la diffusion et au succès des Fables. Les artistes qui se sont inspirés des thèmes des Fables, ont augmenté, de la même manière, la popularité de ce livre. Ils sont peut-être même encore de meilleurs lecteurs, parce qu’ils ont été obligés à réfléchir vraiment et à interpréter le livre afin de se l’approprier et de l’actualiser dans leurs créations. Des pasticheurs qui ont écrits 4 O. Leplatre, op. cit., p. 290 5 O. Leplatre, op. cit., p. 265 -2-
  • 4. leur propres fables. Des peintres aussi, des illustrateurs, des sculpteurs et des artisans, se sont voués à la représentation artistique de telle ou telle fable, composée par La Fontaine. Nous pouvons nous demander ce que les Fables nous peuvent encore apprendre après plus de trois cents ans de lecture et d’analyse. Quelques sceptiques diront certainement que tout a déjà été dit. Toutefois, les années qui nous séparent de la première apparition des Fables, font seulement accroître la multiplicité de sens des Fables. Quand un premier niveau de signification se dégage, une autre lecture s’avère possible. Pour un lecteur attentif, les Fables de La Fontaine n’ont toujours pas révélées, après plus de trois cents ans de lecture, tous leurs mystères. Le temps qui passe n’est pas un obstacle, mais un enrichissement, qui dévoile à chaque fois d’autres registres, des possibilités nouvelles. Parler d’une modernité de La Fontaine n’est donc pas mal à propos. Cette modernité existe et elle est même plus vivante que jamais. Elle se révèle à travers la tradition scolaire de lecture des Fables, mais aussi par le biais des multiples adaptations. Aussi, la critique scientifique, beaucoup plus jeune que les Fables, il est vrai, a-t-elle connu récemment une apogée, autour de l’année 1995, lors du tricentenaire de la mort de Jean de La Fontaine. Il est donc absolument erroné de prétendre que la lecture actuelle des Fables n’est due qu’à une tradition pédagogique désuète ou à l’ancrage de ces mêmes Fables dans le patrimoine culturel. Ces deux tendances ont contribué à la prospérité des Fables. Elles se sont probablement influencées, augmentant ainsi par ce tir croisé l’intérêt et la popularité de l’œuvre de La Fontaine. Laissons toutefois de côté la généalogie de la popularité des Fables. Ce qui importe, c’est le fait que les Fables soient si connues et que cette célébrité stimule chaque lecteur à « porter la chose plus loin »6. La thématique des Fables se rapproche ainsi de quelques autres légendes artistiques telles que la Joconde, qui a été repeinte en autoportrait par Dalí et qui a servi de readymade à Marcel Duchamp, ou telles que les romans de chevalerie du roi Arthur qui ont été transformés en bande dessinée, ou encore telles que les multiples romans que l’on a portés à l’écran, comme, le Don Quichotte de Cervantès. Le rôle du lecteur constitue le point de départ pour cette analyse de la réception des Fables. Sans le lecteur, la création d’une œuvre littéraire n’a au fond pas de sens. C’est par l’acte de lecture que commence toute forme d’interprétation des Fables. La Fontaine l’a très bien compris et sa « modernité » s’explique aussi par l’attention qu’il voue au lecteur dans les 6 LA FONTAINE, Fables, éd. Marc FUMAROLI, Paris, La Pochothèque, 1985, p. 6 -3-
  • 5. Fables. Dès lors, une étude des nombreuses interprétations des Fables s’impose. Par ailleurs, La Fontaine voulait un lecteur actif : « Que le lecteur en tire une moralité :Voici la fable toute nue » (IV, 12). Il l’interpelle à maintes reprises. « Qui d’eux aimait le mieux ? Que t’en semble, lecteur ? » (VIII, 11). Les deux caractéristiques principales de la littérature, pendant la deuxième moitié du dix-septième siècle, sont évidemment plaire et instruire. Ce genre de figures de style, l’interpellation directe du lecteur, la création de dialogues imaginaires entre l’auteur et son destinataire, visent à séduire le public. L’importance de ce public est d’ailleurs soulignée par la première phrase de la préface au second recueil des Fables, où La Fontaine s’adresse à lui : « Voici un second recueil de fables, que je présente au public »7. Inutile enfin de mentionner encore les multiples passages où La Fontaine ne nomme pas explicitement son interlocuteur, mais le vouvoie de façon directe, comme s’il s’adressait à un ami. Si l’attention pour le rôle du lecteur, dans la critique littéraire, est assez récente et fait donc partie des recherches littéraires « modernes », ce thème constituera aussi le point de départ de ce mémoire. Le premier chapitre, « Roland Barthes : la mort de l’auteur & l’apparition du lecteur », insiste sur l’apport significatif, en même temps que fondateur, du critique Roland Barthes au débat sur l’auteur, mais relève aussi quelques éléments de sa théorie qui sont plus problématiques. Après cette réflexion qui passe graduellement de l’auteur au lecteur, l’évocation de quelques autres critiques contribue à la création d’une théorie sur les différents types de lecteurs que l’on peut distinguer après une lecture des Fables. Cette analyse théorique, qui situe la recherche dans le domaine de la science littéraire, fait appel à un portrait plus terre à terre du public des Fables à travers les siècles. Le deuxième chapitre, « Les lecteurs des Fables et leurs interprétations », brosse d’abord un profil du lectorat, pour continuer après avec la description des adaptations - la plupart modernes - des Fables. Les pastiches, les adaptations comiques, les petites pièces de théâtre, etc., inspirés des Fables, témoignent de la popularité de leur auteur. Le chapitre trois, « Le savant astronome et la petite servante de Thrace », esquisse la tradition philosophique de l’anecdote de Thalès de Milet, tombé dans un puits lorsqu’il contemplait les étoiles. La fable « L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits » (II, 13) participe aussi à cette tradition. Après une explication générale du contexte et après un survol de l’histoire philosophique de cette anecdote, inspirée par l’essai de Hans Blumenberg, les illustrations de 7 LA FONTAINE, op. cit., p. 373 -4-
  • 6. quelques artistes majeurs (Oudry, Grandville, Doré, Aractigny et Richet), qui accompagnent la fable de La Fontaine, sont analysées afin de dégager les différentes interprétations philosophiques auxquelles souscrivent ces artistes. Suit alors un quatrième chapitre, « Les illustrations des Fables », qui poursuit l’étude des illustrations qui accompagnent les Fables depuis leur première publication. Les recherches d’Alain-Marie Bassy et de Jan Van Coillie sur les illustrations des œuvres littéraires permettent d’analyser plusieurs illustrations de quelques artistes d’une manière plus technique. Il s’agit des fables « La cigale et la fourmi » (I, 1), « Le meunier, son fils et l’âne » (III, 1), « L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits » (II, 13), « La laitière et le pot au lait » (VII, 9), « L’enfant et le maître d’école » (I, 19), « Le corbeau et le renard » (I, 2) et « La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf » (I, 3), illustrées par les illustrateurs des Fables les plus connus (Chauveau, Oudry, Grandville, Doré et Chagall) et quelques artistes moins célèbres (Richet et Aractigny). Tout comme l’attention pour le lecteur se fonde sur sa présence dans les Fables mêmes, l’intérêt pour l’artiste et l’œuvre d’art s’explique aussi à partir du texte de La Fontaine. Le cinquième et dernier chapitre ( « L’importance de l’art et de l’image dans les Fables » ) se penche sur quelques fables qui portent sur la sagesse et les caractéristiques pédagogiques de l’art. L’étude portera sur une catégorie de fables de réflexion, dont la fable « L’homme et son image » (I, 11) est la principale. Sans négliger toutefois « Le Statuaire et la Statue de Jupiter » (IX, 6) et « Le Lion abattu par l’homme » (III, 10), ... -5-
  • 7. 1. Chapitre 1 : Roland Barthes : la mort de l’Auteur et l’apparition du lecteur « La pire espèce, c’est l’auteur. » (XII, 19)8 Je m’imagine le champ littéraire de Bourdieu comme la Table Ronde du roi Arthur de Camelot, les chevaliers de la critique littéraire réunis autour. Tous sont de fort bonne qualité, tous sont aussi raisonnables. Ils sont égaux aux autres autour de cette table sans tête, où il y aura toujours une place pour un nouveau confrère. Il n’empêche qu’ils attendent désespérément, de nos jours encore, le chevalier qui leur apportera le Graal. Toutefois, ce trésor, l’analyse littéraire par excellence qui mettra fin une fois pour toutes aux discussions de réception textuelle, n’existe pas. Ce n’est qu’un mythe créé pour faire continuer ces critiques littéraires, en proie à l’hallucination de la gloire éternelle. Puisqu’il ne vaut pas la peine d’attendre la Rédemption littéraire, contentons-nous de pêcher dans l’étang littéraire d’aujourd’hui, qui se peuple de milliers de poissons de tendances contradictoires, de couleurs différentes, mais qui sont presque tous aussi appétissants. Le champ littéraire, en effet, joint beaucoup de critiques littéraires avec des points de vue antinomiques, mais la plupart de leurs théories sont très intelligentes et contiennent une grande partie de logique et de bon sens littéraires. Il n’existe pas une seule vérité quand on parle littérature. Après une période de discussion dans laquelle les critiques soutenaient tour à tour la méthode historique et la méthode autonomiste, il semble que la majorité des critiques littéraires opte aujourd’hui pour une vision mixte en préférant l’une ou l’autre méthode selon le texte de base à l’analyse littéraire et le résultat préconçu de la recherche. Il n’existe que très peu de théories littéraires qui sont applicables à tous les textes possibles, bien que ce soit exactement le but que les critiques se sont proposés. Comment, en effet, postuler une théorie universelle si la plupart des théories sont nées à partir d’un genre textuel particulier ? 1.1. L’auteur Avant de me lancer dans une analyse plus concrète de la situation du lecteur des Fables, je voudrais me pencher sur la théorie d’un critique littéraire, qui a largement contribué à l’énorme intérêt que nous vouons de nos jours au point de vue du lecteur. En effet, 8 LA FONTAINE, op. cit., p. 738 -6-
  • 8. l’établissement des bases pour une interprétation élargie du texte littéraire doit être en grande partie attribué à Barthes, membre de la Nouvelle Critique. Ce mouvement de critique littéraire prend racine dans la tradition autonomiste, à laquelle s’attachent aussi le Formalisme Russe et les New Critics américains. Il faut situer la théorie sur « La mort de l’Auteur » dans une réaction contre les méthodes d’analyse de l’historicisme et du positivisme, la méthode de Lanson. Le point central du débat tourne autour de la notion d’ « intention » : quelle est la responsabilité que porte l’auteur dans l’interprétation qui est faite de son texte ? De façon très antibarthésienne, l’évolution de sa théorie peut être divisée en trois périodes. 1.1.1. 1963 : « Les deux critiques » et Sur Racine « Les deux critiques » se compose d’un commentaire sur les méthodes d’analyse principales en 1963. D’une part, l’article éclaircit la méthode universitaire, institutionnalisée et positiviste, qui est aussi explorée dans Sur Racine. D’autre part, il explique la nouvelle critique d’interprétation qui est basée sur une motivation idéologique. Une certaine concurrence, d’ailleurs superflue, entre les deux critiques se fonde, selon Barthes, sur le fait que la méthode positiviste est, à vrai dire, aussi une méthode idéologique. Pour prouver ceci, il invoque deux arguments. Premièrement, la méthode positiviste est restreinte, tout comme la méthode idéologique. Elle ne s’enfonce pas assez dans les détails. Elle ne se pose pas, par exemple, de questions sur l’être même de la littérature et les motivations possibles de l’auteur pour l’écriture. La méthode s’arrête aux faits. Deuxièmement, la critique universitaire fonctionne sur la base du principe d’analogie. Tout ce qui se trouve dans une œuvre littéraire est basé sur une réalité extralittéraire. Barthes entrevoit une possibilité de coopération entre les deux courants, qui se réalise déjà partiellement : le courant universitaire accepte déjà des méthodes inspirées par la psychanalyse et le marxisme, parce qu’elles joignent respectivement les approches historique et psychologique. Barthes, par contre, prône une critique littéraire qui s’inspire uniquement de facteurs textuels, une analyse autonomiste, sans que l’œuvre puisse être mise en corrélation avec « autre chose ». Ces procédés se manifestent par les courants idéologiques qui ne sont pas encore institutionnalisés (la critique phénoménologique, thématique et structuraliste). Pour faire une analyse du texte la plus objective possible, il faut donc partir de l’intérieur du texte même. -7-
  • 9. Aussi en ’63, Barthes écrit-il Sur Racine, un texte qui veut dénoncer, tout comme « Les deux critiques », la tradition d’analyse historique tributaire du positivisme (Picard). Dans la troisième partie, « Histoire ou littérature ? », Barthes explicite le concept « homme racinien », énoncé dans la première partie. C’est une notion qui comprend à la fois l’auteur en tant que narrateur, les personnages et le lecteur et qui implique que ces trois instances se fondent sur la création d’un univers virtuel –ou imaginé- de l’auteur. Dans le cas de Racine donc, le narrateur et les personnages sont des hommes raciniens parce qu’ils ont été créés par Racine, de même que le lecteur est un homme racinien, parce qu’il doit se transposer dans cet univers. La création de ce titre permet d’exclure l’auteur en tant que tel de l’interprétation, pour s’occuper en revanche du narrateur. Barthes reproche aux critiques littéraires positivistes qu’ils ne travaillent pas assez de manière précise, qu’ils ne présentent finalement pas d’analyse, mais une chronique, une énumération de faits. Les deux champs de recherche du positivisme (historique et psychologique) entreprennent de bonnes tentatives pour formuler une critique fondée, mais ces deux méthodes ont été confondues, ce qui ne convient pas, parce qu’elles sont trop différentes. Les courants positivistes ne traitent jamais les problèmes essentiels9. Les critiques s’arrêtent quand la matière devient trop compliqué et ils n’arrivent pas à s’occuper de l’essence du problème. Leurs analyses n’ont pas assez de consistance, c’est la raison pour laquelle il faut « amputer la littérature de l’individu », se défaire du personnage de l’auteur, de sorte que la critique d’interprétation puisse travailler en toute liberté. Il est tout autant impossible de postuler que la création littéraire puisse émerger sans mentionner l’existence d’un lien entre le texte et « autre chose ». C’est pour cette raison que Barthes change de cap en choisissant de partir de la méthode structuraliste, inspirée de la linguistique de Saussure. Un texte est « le signifiant d’un signifié ». Il faut donc essayer de définir ce signifié. Néanmoins, un signe n’a pas qu’un seul signifié et on ne peut pas non plus fixer de limites à l’interprétation. Le sens propre du texte est en fait double. D’une part, une œuvre littéraire ne peut pas être considérée comme la somme de quelques faits. Il faut s’intéresser plutôt à l’être même de la littérature. D’autre part, les personnages ne peuvent pas être identifiés à l’auteur et son entourage. Un texte littéraire n’est pas nécessairement une imitation. Le sens d’un texte se trouve dans le langage. 9 Voir la critique sur Febvre: milieu, public, mentalité collective. -8-
  • 10. 1.1.2. 1968 : « La mort de l’auteur » En ’68, Barthes ose enfin s’exprimer tout à fait librement. Il écrit « La mort de l’Auteur », soutenu par les révoltes d’étudiants et la mode subversive refusant toute forme d’autorité. Ce texte tient donc plus du pamphlet politique que de la réflexion littéraire. Barthes cite tout d’abord des auteurs qui ont signalé eux-mêmes l’absurdité de l’auteur comme base de la signification d’une œuvre littéraire : Mallarmé, Proust, Valéry et les Surréalistes. Barthes refuse à l’auteur d’être le producteur d’un texte et un personnage de l’histoire. L’auteur est tout simplement un « scripteur » et l’instance « je » n’est pas plus qu’un sujet grammatical et pas une « personne » dans le sens psychologique. En revanche, il propose une analyse du texte à base de modèles linguistiques. La signification du texte se situe dans le langage (Sur Racine). L’auteur comme instance créatrice et interprétative est remplacé par la langue : impersonnelle et anonyme. « L’écriture, c’est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir et blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit. »10 Barthes réserve aussi une place à l’intertextualité dans son texte. En effet, l’auteur n’est pas plus qu’un bricoleur qui assemble des milliers de différentes pièces dans une totalité. « Le texte est un tissu de citations. »11 L’auteur n’invente rien lui-même, il n’est pas original. Cette fois-ci, Barthes ne se fixe pas sur la présence de l’auteur comme obstacle à une interprétation historico-psychologique correcte (Sur Racine), mais il le voit comme une entrave à une interprétation libre du lecteur. « Donner un auteur à un texte, c’est imposer à ce texte un cran d’arrêt, c’est le pouvoir d’un signifié dernier, c’est fermer l’écriture. »12 et à la fin du récit : « La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur. »13 C’est le lecteur qui est responsable de la signification du texte. Un glissement d’accent a lieu de ce qui était originairement la signification du texte à ce qui pourraient être les nouvelles significations, après avoir lu le texte. Barthes plaide donc pour une interprétation, qui à chaque fois, après chaque nouvelle lecture et dans chaque nouvelle période, peut être complétée d’une nouvelle façon. Lire un texte n’est pas un acte de consommation (« texte lisible »), mais de création (« texte scriptible »). Le lecteur « crée » le texte à partir du texte même. 10 BARTHES, « La mort de l’auteur », dans Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, Points Essais, 1984, p. 63 11 BARTHES, op. cit., p. 67 12 BARTHES, op. cit., p. 68 13 BARTHES, op. cit., p. 69 -9-
  • 11. 1.1.3. 1973 : Le plaisir du texte En ’73, Barthes écrit Le plaisir du texte, un petit livre qui se concentre surtout sur le lecteur et qui vérifie quel type de littérature est capable de donner du plaisir (« lisible ») ou de la jouissance (« scriptible ») au lecteur. Ce plaisir se trouve selon Barthes dans le langage. Barthes ne se limite pas du tout à la critique littéraire, mais il commente aussi, par exemple, l’expérience de la sexualité et même les motifs d’appréciation par la culture de masse, de la littérature parmi d’autre sujets. Néanmoins, le message principal du livre reste que le lecteur se trouve maintenant au centre de l’attention. Par ailleurs, Barthes révoque en partie sa théorie sur « La mort de l’auteur ». Son point de vue est plus modéré : Comme institution l'auteur est mort : sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu ; dépossédée, elle n'exerce plus sur son œuvre la formidable paternité dont l'histoire littéraire, l'enseignement, l'opinion avaient à charge d'établir et de renouveler le récit : mais dans le texte, d'une certaine façon, je désire l'auteur : j'ai besoin de sa figure (qui n'est ni sa représentation, ni sa projection), comme elle a besoin de la mienne (sauf à « babiller »)14 Le lecteur ne peut toujours pas identifier le je d’auteur à l’auteur du texte, mais il a malgré tout besoin d’une sorte d’auteur imaginaire, qui donne corps au narrateur. En somme l’auteur devient un « fantasme » du lecteur. Bien que le lecteur soit capable de lire un texte sans avoir recours à une signification biografico-historique, il ne peut pas entièrement se défaire de la présence de l’auteur en tant que caractère psychologique. « Perdu au milieu du texte, il y a toujours l’autre, l’auteur. »15 C’est cette dernière considération de Barthes sur l’auteur, plus modérée que les conceptions précédentes, qui sera utile pour la vision sur La Fontaine en tant qu’auteur des Fables. « Le refus de considérer le texte comme le produit déterminé d’une conscience créatrice n’a pas d’autre but que de transformer le statut du lecteur. »16 écrit Vincent Jouve, traduisant ainsi parfaitement le fondement de la théorie sur la mort de l’Auteur de Barthes. En principe, Barthes a formulé sa théorie de telle façon qu’il est possible de l’appliquer à toute œuvre littéraire qui n’ait jamais été faite, en séparant l’instance créatrice du narrateur. Or, comment interpréter ce narrateur quand le scripteur veut absolument que le lecteur l’assimile 14 BARTHES, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 45-46 15 BARTHES, op. cit., p. 45 16 JOUVE, V., La littérature selon Barthes, Paris, Minuit, 1986, p. 79 - 10 -
  • 12. à sa personne ? C’est exactement le cas pour un bon nombre d’auteurs autobiographiques, anciens et modernes. La Fontaine, bien qu’il ne soit pas, du moins officiellement, un auteur autobiographique, offre toutefois le même plaisir à ses lecteurs. Il les invite cordialement à projeter le narrateur des Fables sur son propre caractère. L’auteur des Fables n’est pas seulement le scripteur de son livre, il en est, avant tout, le personnage principal. Il ne suffit pas d’invoquer ses descriptions de la vie à la Cour, qui lui était si familière, comme preuve de l’identité lafontainienne du narrateur. Cependant, il est évident que personne d’autre n’aurait pu écrire les Fables. Elles sont devenues ce qu’elles sont, grâce à la plume particulière de La Fontaine. Un autre auteur contemporain n’aurait jamais été capable d’écrire les Fables comme nous les connaissons aujourd’hui, bien que les deux auteurs aient connu le même entourage culturel. Le Pierre Menard de Borgès n’a pas écrit, non plus, la même histoire que Cervantès, bien que le texte soit, littéralement, mot pour mot identique. Le scripteur n’est jamais une feuille blanche. Il n’est jamais que cet intermédiaire, qui bricole un texte à partir de différents extraits déjà existants, avec lequel Barthes voudrait si bien le comparer. Un auteur, un caractère, un homme unique, avec un passé particulier, est donc toujours entièrement responsable de sa production littéraire. Pourquoi ne pas accepter l’invitation de La Fontaine à un rendez-vous dans ses propres écritures ? Allons à la rencontre de l’homme derrière l’auteur. Commençons notre découverte de La Fontaine à travers une méthode d’inspiration romantique, à la façon de Sainte-Beuve, c’est-à-dire, en cherchant l’homme à travers son œuvre. La plupart des Fables contiennent un pronom personnel à la première personne, autant au singulier qu’au pluriel. Le narrateur est donc clairement présent (je) et il engage même bien souvent le lecteur (nous). Ces différents je d’auteur ont déjà été étudiés par Bernard Bray17. Il distingue quatre types dans le premier recueil : le je liminaire du médiateur de la matière ésopique, le je médiateur entre le récit et la moralité, le je narrateur du récit et le je modèle d’humanité éternel ou relatif. En fin de compte, ces quatre je ne sont qu’une subdivision poussée de la catégorie du je narrateur. Or, ce qu’il faut mettre en évidence, c’est que parfois, ce narrateur devient un vrai personnage en chair et en os. C’est sur ce principe que Bray appuie l’analyse du je dans le second recueil. Il est d’avis que se crée alors un véritable moi unique, un narrateur, un personnage. Il se forme un caractère, un homme vrai, qui, de plus, ressemble fortement au La Fontaine qui se livre à nous à travers les biographies. 17 BRAY, B., « Avatars et fonctions du “je” d’auteur dans les Fables de La Fontaine », Mélanges offerts à René Pintard. Travaux de linguistique et de littérature, 13, 2e partie, 1975, pp. 303-322 - 11 -
  • 13. Ce narrateur des Fables est un homme du monde, joyeux, travailleur, mais se mettant en scène comme paresseux, aimant les femmes, mais détestant le mariage. Bref, le narrateur est, en termes barthésiens, un homme lafontainien 18. De plus, pourquoi ne pas identifier le narrateur à La Fontaine, un auteur qui vit à une époque où, depuis la Renaissance, la signature de l’auteur a acquis beaucoup d’importance et même du prestige. L’auteur, c’est celui qui détient l’auctoritas, c’est celui qui a le droit de s’exprimer. L’auteur est un individu qui veut se profiler de façon autonome, il est une personnalité. Il faut considérer aussi que dans cette même époque, l’instance je est encore tout simplement l’auteur, et non pas le narrateur, concept qui, quant à la critique littéraire, ne se crée finalement qu’au dix-neuvième siècle. En outre, la fonction d’auteur de Foucault, qui souligne l’aspect historique dans le débat d’auteur, contemporain de Barthes, n’implique-t-elle pas que l’auteur, à l’époque, avait beaucoup plus de renom qu’aujourd’hui ? Son article, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » ne relativise-t-il pas le statut paralytique que Barthes attribue à l’auteur ? Il faut donc distinguer, quand la fable contient une première personne au singulier (non pas dans les parties citées, bien évidemment19), La Fontaine en tant que scripteur/narrateur, de La Fontaine en tant qu’auteur/homme. Le je d’auteur occupera toujours la première fonction, mais la deuxième distinction peut s’y ajouter parfois. Scripteur : « Dans ce récit je prétend faire voir [...] Je blâme ici plus de gens qu’on ne pense [...] [...] au discours que j’avance » (I, 19) « J’ai fait parler le loup et répondre l’agneau » (II, 1) Homme : « Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point. J’ai vu beaucoup d’hymens, aucuns d’eux ne me tentent » (VII, 2) « J’ai quelquefois aimé [...] Ai-je passé le temps d’aimer ? » (IX, 2) 18 Un concept barthésien qui comprend en même temps l’auteur, le narrateur, les personnages et le lecteur. 19 Une fable se divise d’habitude en deux sections. La première partie est « circonstancielle », elle se compose généralement d’une prologue et/ou d’une épilogue, qui introduisent, situent et expliquent la fable. Si on parle de l’auteur, c’est dans ces vers-là qu’il faut le situer. La deuxième partie est « narrative » et représente l’histoire, l’anecdote même autour de laquelle la fable se compose. C’est l’univers des animaux et des personnages fictifs. Le fragment narratif est reproduit entre guillemets. - 12 -
  • 14. Les exemples cités représentent bien sûr les deux extrêmes, sans tenir compte des multiples occurrences du je où il ne signifie que simplement le narrateur. Or, ce dont il s’agit, c’est de montrer à partir des deux exemples ci-dessus qui illustrent le je de La Fontaine en tant que lui- même, que ce ne serait pas du tout aussi criminel de chercher dans les Fables un fondement biographique. En effet, l’auteur est très sincère dans ces vers. Il livre des confidences au lecteur. Il est vrai que, selon les multiples biographes, La Fontaine n’a jamais été trop attiré par le mariage, par contre, les escapades amoureuses lui tenaient à cœur. Il négligeait sa femme, la laissant seule à Château Thierry, pendant que lui, il travaillait et faisait la fête, d’abord à Vaux, chez Fouquet, puis aux alentours de Paris, chez plusieurs dames jouant pour lui le rôle de mécène. La deuxième citation est issue du second recueil des Fables, publié en 1678. La Fontaine a alors cinquante-sept ans. Il n’a probablement jamais été aussi confidentiel dans ses Fables, que lorsqu’il demande à ses lecteurs : « Ai-je passé le temps d’aimer ? » (IX, 2). L’auteur en tant qu’homme, peut donc très bien réaliser le rôle du narrateur et la théorie de Barthes n’est pas tout à fait bouclée. La critique littéraire a mûri au cours des années pour arriver à une vision englobante, répandue par le New Historicism. Le texte est alors le produit d’un auteur qui projette les contrastes de sa culture dans son œuvre. C’est une conception qui vaut pour les Fables, mettant en scène les débats politiques, philosophiques, morales, etc, ayant cours à l’époque. 1.2. Le lecteur Il n’est manifestement pas toujours évident d’« amputer la littérature de l’individu », c’est alors que le lecteur commence à jouer un rôle important sur la scène littéraire. Barthes n’a jamais douté du succès de l’auteur, mais cet auteur n’est alors pas l’être biographique qui écrit le texte, sinon l’image de l’auteur que le lecteur construit à partir des éléments textuels. Barthes, ayant mis toute la responsabilité de la signification du texte dans les mains du lecteur, mine sa propre thèse par rapport à l’apport significatif de l’auteur. En effet, le lecteur dispose maintenant de la liberté d’interpréter le texte de façon positiviste ou historique, c’est- à-dire, à travers l’auteur et ses éléments biographiques. C’est un raisonnement qui s’approche d’un sophisme. Barthes a donc réalisé, en quelque sorte, le dysfonctionnement de sa propre théorie, qui est devenue superflue. Il n’a nullement résolu le problème de l’auteur, il l’a - 13 -
  • 15. seulement contourné. Ce point de vue de Barthes a mené cependant à une autre constatation. Quoique l’auteur veuille qu’on l’identifie au narrateur, rien ne garantit que le lecteur l’interprète effectivement de cette façon, même s’il existe des dizaines de biographies. L’identification du je d’auteur à la personnalité de l’auteur même est donc une possibilité, ce n’est nullement une conditio sine qua non. La conception d’auteur du lecteur est donc plutôt un alter ego, ce que Booth appelle le implied author : une construction d’un personnage qui se situe quelque part entre l’auteur-homme et l’auteur-narrateur. Il s’agit maintenant d’éclairer l’autre élément du concept barthésien homme lafontainien, une notion que je me suis permise de créer, en me fondant sur le concept que Barthes s’est créé lui-même pour analyser les textes de Racine. Après avoir parlé du statut de l’auteur comme narrateur, comme personnage même, le temps est venu de commenter la notion de lecteur. Barthes, en effet, essaie de catégoriser toutes les instances au caractéristiques humaines sous le nom expliqué au-dessus, mais, une fois le concept exprimé, il ne le commente que très peu. La notion d’homme racinien ou lafontainien -comme vous voulez- reste vague. Il faudra se fonder surtout sur ses thèses ultérieures pour comprendre son idée du lecteur, qui n’a alors plus rien à voir avec ce concept universel qu’il s’est créé dans le premier chapitre de Sur Racine (cf. Supra). Si à partir de Barthes, il n’est pas vraiment possible de franchir le pas entre l’auteur et le lecteur, sans se perdre dans un concept vague (homme lafontainien) ou sans devoir céder à une séparation nette entre les deux (« La mort de l’Auteur »), deux autres critiques y réussissent bien. Le premier qui nous permettra d’établir un lien entre l’auteur et le lecteur est Pierre Malandain. Il reprend les catégories du je d’auteur de Bernard Bray et les combine avec la phrase renommée de Rimbaud : « Je est un autre ». Il arrive ainsi à établir une nouvelle catégorisation, contenant trois types du je d’auteur. Je cite à partir de Marlène Lebrun20 : - le je comme émetteur du discours et qui commente ou le contenu ou la forme littéraire qu’il lui donne ; - le je comme opérateur ou régisseur de la mise en récit ; - le je comme récepteur, c’est-à-dire spectateur de son propre récit auquel il participe affectivement. 20 LEBRUN, M., Regards actuels sur les Fables de La Fontaine, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2000, p. 78 - 14 -
  • 16. Selon Malandain, le je d’auteur représente donc à la fois l’auteur au sens large, le scripteur et même aussi le lecteur. La Fontaine se mettant en scène comme récepteur, donc comme lecteur tout court, constitue le meilleur maillon entre les deux concepts que Barthes tente à opposer si fortement : l’auteur et le lecteur. En effet, l’auteur est toujours le premier lecteur de son œuvre. Il lit en quelque sorte déjà pendant qu’il écrit. Dans le meilleur des cas, il est aussi le lecteur le plus sévère et le premier à juger de la qualité de sa création. Tout comme il y a plusieurs types de présence de l’auteur, les Fables font aussi appel à plusieurs catégories de lecteurs. Le premier type de lecteur vient d’être présenté à partir de la théorie de Malandain. Ce lecteur, c’est l’auteur même. Encore deux autres types de lecteurs se manifestent à partir du texte : un lecteur au sens figuré, créé et caractérisé par l’auteur même, et un lecteur au sens littéral, qui lit réellement les Fables. Ce lecteur au sens figuré, création de l’auteur, est commenté par un autre critique, John Lyons, qui a remarqué, lui aussi, le lien étroit entre l’auteur et le lecteur dans les Fables21 : Readers of La Fontaine notice upon their first contact with the Fables the special relationship which is established between author and audience, a kind of rapport which makes the work both irresistible and yet exceptionally difficult to analyze. Voilà que Lyons concentre le fondement de sa théorie dans les premières phrases de son article, mettant l’accent sur la notion de rapport. En quelque sorte, La Fontaine crée une conscience littéraire auprès de ses lecteurs, il les prend par la main pour les guider à travers les Fables, à l’aide de multiples interventions, qui accentuent sa présence. D’une part, La Fontaine se met en scène comme narrateur/scripteur et souligne donc toujours l’artificialité de ses Fables. C’est tout à fait ce qui se passe quand il parle de l’acte de la création littéraire, quand, dans la partie narrative, il intervient avec des « dis-je » fréquents, ou bien encore, quand il interpelle explicitement le lecteur : « Que t’en semble, lecteur ? » (VIII, 11). L’auteur invite le lecteur, d’abord doucement, avec la forme « nous », et puis, de manière plus ferme, il l’adresse avec « vous ». Il impose, en quelque sorte, le sens de l’auteur. Il donne néanmoins l’impression au lecteur de lui laisser la liberté d’interprétation. D’autre part, au contraire, il conçoit un lecteur qui est un personnage des Fables. Le lecteur est donc, tout comme le narrateur, une construction de l’auteur. Il répond à un profil exact, celui de la noblesse, des visiteurs, même plutôt des visiteuses, des salons littéraires à la fin du 17 e siècle. (Cfr. Infra) 21 LYONS, J., « Author and Reader in the Fables », dans The French Review, Vol. 49, No. 1. (Oct., 1975), p. 59 - 15 -
  • 17. La Fontaine écrit ses Fables avec son public cible en toile de fond et le décrit dans ses textes. Bref, l’auteur crée en même temps consciencieusement son personnage principal, le narrateur, à l’image de lui-même, et son lectorat, à l’image de la société qui l’entoure. A partir de ces constructions, La Fontaine s’approche de la théorie littéraire moderne. Le critique Iser, en effet, a créé les notions d’auteur (narrateur) et de lecteur (lecteur au sens figuré) « implicites ». Ce dernier étant la construction du premier et, par conséquent, créature de l’auteur. Iser, à son tour, s’est basé sur le critique Booth22 : Booth soutenait qu’un auteur ne se retirait jamais totalement de son œuvre, mais qu’il y laissait toujours un substitut qui la contrôlait en son absence : l’auteur implicite. [...] Booth précisait que l’auteur « construit son lecteur, de la même façon que son second moi, et [que] la lecture la plus réussie est celle pour laquelle les moi construits, auteur et lecteur, peuvent s’accorder ». Il y aurait ainsi, dans tout texte, aménagée par l’auteur et complémentaire de l’auteur implicite, une place prédisposée pour le lecteur, dans laquelle il est libre de se ranger ou non. La dernière phrase de la citation ci-dessus fait le pont avec un troisième et dernier type : le lecteur au sens littéral. Ce sont Mme de Montespan, Mme de Sévigné, même le roi, à l’époque ; ce sont vous et moi aujourd’hui. Bref, le vrai lecteur des Fables, le lecteur en chair et en os, c’est celui qui lit vraiment les Fables, le livre à la main et ceci pendant plus de trois cents ans déjà. Alors, quelle différence y a-t-il avec cet autre lecteur-personnage, le lecteur implicite d’Iser ? Le lecteur réel, ne peut-il pas se contenter d’interpréter le texte selon le modèle du lecteur implicite, que l’auteur a préparé pour lui ? C’est, en effet, une des possibilités. Toutefois, il ne faut jamais oublier que le lecteur implicite n’est qu’une construction et qu’il n’est nullement identifiable à aucun lecteur réel. Or, c’est la tâche du lecteur réel de décider de son propre rôle dans l’interprétation du texte. Le lecteur implicite propose un modèle au lecteur réel, il définit un point de vue permettant au lecteur réel de rassembler le sens du texte. Guidé par le lecteur implicite, le rôle du lecteur réel est à la fois actif et passif. Ainsi le lecteur est-il perçu simultanément comme structure textuelle (le lecteur implicite) et comme acte structuré (la lecture réelle).23 Le lecteur réel peut donc opter pour le rôle facile, en suivant l’interprétation que l’auteur lui propose à travers le lecteur implicite (texte « lisible »), ou bien, bricoler un sens au texte tout à fait indépendant de ces instances implicites (texte « scriptible »). Alors, quel est l’effet de la lecture chez ce lecteur, sur lequel La Fontaine n’a finalement pas de prise ? Il faudra reprendre Barthes pendant un instant pour répondre à cette question. Le lecteur réel, qui n’a donc rien à voir avec la création de La Fontaine, est le lecteur modèle de Barthes. C’est 22 COMPAGNON, A., Le démon de la théorie, Paris, Seuil, Points Essais, 1998, p. 177 23 COMPAGNON, A., op. cit., p. 178 - 16 -
  • 18. notamment ce lecteur qui réinterprète les Fables à chaque nouvelle lecture, c’est lui aussi qui projette son réservoir de textes lus sur ces mêmes Fables. Ce lecteur idéal de Barthes, au statut quasi dictatorial, qu’il soit contemporain de La Fontaine ou bien vivant aujourd’hui, est un melting pot d’influences et d’impressions. Si la méthode autonomiste n’apporte pas l’analyse adéquate pour les Fables, elle est bien à la base d’une réception plus ouverte de la matière. L’évolution du structuralisme au poststructuralisme entraîne l’intérêt pour le point de vue du lecteur, qui permet à son tour une multiplicité d’interprétations du texte. Ces différences de réception se situent sur deux niveaux. D’une part, les lecteurs d’une même époque peuvent comprendre les Fables différemment. Fénelon, le précepteur du duc de Bourgogne, ne les a sûrement pas interprétées de la même façon que Mme de Sévigné. Colbert les a probablement moins appréciées que le roi Louis XIV. Voilà que l’interprétation historique est aux aguets dans tous les coins et recoins. D’autre part, les lecteurs d’aujourd’hui ne peuvent pas être comparés aux lecteurs du dix-septième siècle. Le profil du lecteur à toujours changé à travers les années (cf. infra), il est donc improbable que l’interprétation du texte même n’aurait pas subie ces transformations du lectorat. Il n’est pas simple, en effet, d’accorder une place à l’auteur dans ces différentes possibilités de signification du texte, mais il faut aussi se demander – et peut-être avec plus de résolution - ce qui est l’apport du lecteur dans cette interprétation. Si l’originalité des Fables est stimulée par l’application du répertoire ou de l’ horizon d’attente du lecteur sur ce nouveau texte, inévitablement il y aura des lecteurs qui deviendront créateurs eux aussi. C’est peut-être bien une des raisons qui ont engendré en partie les multiples pastiches, adaptations, etc. D’une part, la boucle est bouclée : dès que l’auteur est devenu un lecteur, celui-ci peut devenir un auteur à son tour. Bien évidemment, ceci problématise le statut de l’auteur des Fables et soutient qu’il est important de définir exactement le concept d’auteur. Tout comme La Fontaine n’est pas uniquement « l’auteur des Fables », celui-ci n’est plus logiquement Jean de La Fontaine. D’autre part, il faudra étendre ce principe au delà des domaines de la littérature au sens restreint. En outre, c’est une tendance qui ne cessera de croître dans notre époque moderne. L’invention du cinéma, de la télévision, de l’internet, agrandissent les moyens de diffusion, qui se composaient autrefois en gros « uniquement » du texte même, d’illustrations et de pastiches. La question est de savoir si ces autres médias non-textuels font encore appel à des « lecteurs » au sens restreint, ou si, - 17 -
  • 19. au contraire, ils s’adressent plutôt à une gamme plus étendue de récepteurs. Est-ce donc, en quelque sorte dans une optique moderne, le contenu ou le support qui fait véhiculer le mécanisme des Fables ? Ou bien, faudrait-il simplement considérer ces adaptations comme des suppléments intensifiant la jouissance littéraire ? - 18 -
  • 20. 2. Chapitre 2 : Les lecteurs des Fables et leurs interprétations 2.1. Profil du lecteur des Fables « Que t’en semble, lecteur ? » (VIII, 11)24 Après l’évocation des différents types de lecteurs, il est logique de se pencher sur la présentation du seul type de lecteur qui importe pour une histoire de l’analyse réceptive plus ou moins objective : le lecteur réel - les autres types de lecteurs étant des constructions de l’auteur. Considérons donc l’évolution, à travers les siècles, du lecteur et de la conception des Fables, qui ont subi, en effet, de grands changements. Il est probable qu’après une longue et vive tradition de présence de fables ésopiques sur le plan littéraire, le public s’en serait lassé. Rien n’est moins vrai. Au dix-septième siècle déjà, lorsque Jean de La Fontaine écrit ses Fables, la création littéraire ne fonctionne pas de cette façon. Dans le sillage de la tradition renaissante d’aemulatio, inventer est plutôt retrouver que créer. Et retrouver ne signifie pas répéter, mais reprendre, réinterpréter sous une nouvelle forme. Sous l’influence des remaniements d’un nouvel auteur, les fables ésopiques connaissent une vraie « renaissance ». La nouveauté des Fables de La Fontaine se concentre, avant tout, dans le langage, qui rompt avec la tradition de l’Antiquité ou avec le style imposé par les poètes néo-latins. La langue des lettres françaises s’est fixée par le travail de l’Académie et des auteurs « classiques », tels que Guez de Balzac et Corneille. Outre les nouveautés de la langue, « le nouveau public, plus superficiel, moins attaché aux disciplines de l’étude, plus vif, plus changeant, plus rapide, se laisse mieux retenir par les genres brefs, vifs et drôles. »25 Les Œuvres de Voiture, les Maximes de La Rochefoucauld, les Caractères de La Bruyère, les Lettres de Mme de Sévigné et les Fables de La Fontaine sont en vogue. Les fables en prose ont été, pour la première fois, mises en vers. Dans la deuxième moitié du dix-septième siècle, le modèle de comportement dans les Salons précieux prolonge l’idéal humaniste de la Sprezzatura. Une personne de qualité devait voiler l’effort nécessaire pour parvenir à l’art, cacher le travail qu’elle avait pour faire 24 LA FONTAINE, op. cit., p. 466 25 LA FONTAINE, op. cit., p. XXIV - 19 -
  • 21. apparaître quelque chose comme très naturel. Ce qui est difficile - la maîtrise d’un art, d’un sport, etc. - doit paraître facile, parce que l’effort est contraire à la grâce. Le style des Fables correspond tout à fait à ce principe d’élégance nonchalante. La Fontaine, pour séduire son public constitué de lecteurs mondains des Salons, crée une poésie qui doit tout à la spontanéité et semble négliger les règles. Pour plaire, il faut être naturel. L’auteur cherchera donc à styliser le langage parlé. Le choix des vers irréguliers entrave une métrique fixe, mais permet le passage d’un rythme à l’autre. L’opposition entre une partie isométrique (les vers alexandrins souvent présents dans les passages où s’exprime la moralité) et une partie en vers variés est un des éléments les plus originaux des Fables. Malgré l’illusion de la facilité, les vers du poète sont faits de plus de régularité que de liberté. Le fabuliste est fort conscient de ses fins et de ses effets. La labellisation poétique exige un écart avec la réalité que l’on exprime. Or, la poésie précieuse de La Fontaine se flatte d’être spontanée, d’être le produit d’un esprit vif, de simuler le jaillissement rapide de la parole : [La Fontaine] associe des termes d’origine différente et des traditions différentes et son style ne perd pas son unité. En ressort une impression de simplicité, d’aisance et de clarté ; tout est équilibre, grâce ou tact. Est ainsi offerte au lecteur la plus flatteuse des complicités. 26 La Fontaine veut amuser son lecteur par le jeu combiné de la forme et du contenu. Le haut et le bas se mêlent. Les styles précieux, galant, burlesque et pastorale s’enchevêtrent. La Fontaine associe le style héroïque et le ton réaliste27 : « Janot lapin retourne aux souterrains séjours » (VII, 16). Il puise dans le fonds des Antiques - « Le Phaéton d’une voiture à foin » (VI, 18) -, combine la tradition et la réalité et fait appel aux valeurs universelles. Il continue, en somme, avec ferveur, la tradition humaniste d’imitatio et d’aemulatio en versifiant des apologues ésopiques qui jouissent alors du succès public28. L’auteur décrit des situations universelles dans un décor également universel, la nature en particulier ou bien une location quelconque, peuplé de personnages tout aussi communément répandus comme les animaux, les héros mythiques, les fermiers simples. Les textes sont munis d’un côté intemporel, prêts à envahir le monde littéraire français à tout jamais. Toutefois, l’œuvre est aussi à la fois très moderne et liée à son époque, en entrant en résonance avec quelques débats courants en ce temps-là. Il s’agit entre autres de la discussion sur l’âme des bêtes ou sur le statut de la science et de la philosophie. En outre, les Fables véhiculent une critique sociale feutrée et contestent implicitement le pouvoir absolu. Les préférences et les goûts culturels de ce temps se décèlent à partir des textes de La Fontaine, 26 LEBRUN, M., op. cit., p. 38 27 LEBRUN, M., ibidem 28 C’est la thèse centrale de Marc FUMAROLI dans la préface à LA FONTAINE, op. cit. - 20 -
  • 22. qui se réfère aux arts populaires. Pensons notamment aux jardins, aux statues, aux peintures. Ces références artistiques renforcent la fonction poétique, qui domine parfois une morale masquée. L’art de La Fontaine est une suggestion d’images et fait appel à l’imagination. La Fontaine se révèle le maître d’un jardin des illusions. Il donne au lecteur l’illusion d’avoir vu alors qu’il n’a fait qu’esquisser grâce à une langue évocatrice en images. Le lecteur est pris au piège du naturel […] créé par le poète.29 A l’époque de La Fontaine, la fin du dix-septième siècle, marquée par le règne de Louis XIV, le public cible de l’auteur et le lectorat des Fables coïncident. Bien que la diffusion des Fables dépasse largement les attentes originelles, le destinataire est la noblesse, la Cour, mais avant tous les participants des Salons de la préciosité. Ce public appartient à la société élégante, libre et intelligente, qui considère L’Astrée et Les Essais comme des chefs- d’œuvre. La connaissance de soi, la découverte d’autrui et de la nature sont les thèmes en vogue. Les Fables, œuvre à la fois renaissante et contemporaine, connaissent un succès immédiat. Elles répondent aux exigences littéraires de l’époque, à la poétique classiciste : plaire et instruire. Elles combinent l’agréable et l’utile. Bien que différents recueils soient dédiés à des enfants, le lectorat se compose généralement d’adultes. C’est un public qui, contrairement aux jeunes lecteurs, est sensible aux nuances et aux ambiguïtés des Fables. Malgré le succès de ses Fables et ses Contes, La Fontaine n’est pas considéré, du moins lors de son vivant, comme un « grand » écrivain. Il a beaucoup souffert des déboires de son premier mécène, Fouquet. Lorsque celui-ci est écarté par Colbert, La Fontaine doit, pour survivre, entrer dans les grâces du roi. Or, il est déjà âgé. A quarante ans, il doit commencer en dessous de l’échelle. Sa pension est petite et il cumule les dettes. Il ne connaîtra jamais le luxe pendant sa vie, gagnant juste assez. La Fontaine n’aurait pu survivre sans le soutien de quelques mécènes. En somme, il ne sortira de la marginalité qu’après sa mort, lorsque se crée sa légende et sa gloire éternelle. Même au dix-huitième siècle, les Fables ne quittent pas les registres littéraires instaurés pour les groupes socialement privilégiés. Ce siècle est un orphelin de la poésie. Néanmoins, l’appétit poétique reste grand chez un public dont la sensibilité s’aiguise. « Le plus classique de nos poètes est celui qui connaîtra au XVIIIe siècle le succès le plus large, les 29 LEBRUN, M., op. cit., p. 77 - 21 -
  • 23. admirateurs les plus vifs, les imitateurs les plus nombreux. »30 La fortune des Fables augmente encore. Le lectorat s’étend. Ce sont surtout les femmes qui y prennent goût. La société de cette époque apprécie le vent de nouveauté qui souffle à travers les Fables. La vie simple, la nature, les voyages, l’Orient sont dans l’air du temps. Le goût parfois indécent et l’ardeur contestataire du fabuliste plaisent au public du dix-huitième siècle. « Cette incertitude qui règne sur les Fables ne pouvait que séduire une société adonnée au jeu, friande d’enchantements mondains, adepte du travesti, passionnée par l’ambiguïté. »31 Entre 1700 et 1800, les Fables sont republiées plus que cent fois. L’œuvre du fabuliste survivra même à la Révolution. Pourquoi ? Sinon parce qu’elle renouait, par l’un de ses aspects, avec l’esprit du siècle : la critique voilée du pouvoir absolu, la contestation sociale et politique dissimulée sous le masque de l’affabulation. [Les Fables] reçoivent un brevet de civisme pour passer les années noires de la Terreur.32 Après les discussions au dix-septième siècle entre cartésiens et gassendistes sur « l’âme des bêtes », le dix-huitième siècle se caractérise par son intérêt scientifique pour les animaux. Même si cette curiosité est typique d’une société adulte, les premiers pas vers le registre de l’éducation des enfants sont franchis - seulement pour les classes sociales élevées, évidemment -, malgré la prédilection des pédagogues pour les textes des Antiques. Il s’agit de comparer La Fontaine à ses sources, Esope et Phèdre. Les Fables entrent en résonance avec l’univers social et culturel du dix-huitième siècle. Elles seront donc évidemment reprises par les artistes. L’œuvre est un modèle pour un grand éventail d’objets et d’expressions artistiques. Le genre fait fortune : les Fables sont pastichées et mises en chansons. On écrit des fables poétiques, des fables érotiques, des fables précieuses, des fables morales, des fables didactiques, des fables philosophiques, des fables orientales, des fables politiques, des fables civiques. Les auteurs tentent de rivaliser en invention et en quantité, mais les Fables de La Fontaine reste le modèle par excellence. Néanmoins, les adaptations ne se limitent pas aux textes. L’inspiration qu’exercent les Fables sur les artistes se manifeste aussi dans les arts plastiques. Il se crée non seulement de nombreuses illustrations qui accompagnent les multiples éditions des Fables (cf. Infra), mais 30 BASSY, A.-M., « XVIIIe siècle : les décennies fabuleuses », dans LESAGE, C., Jean de La Fontaine, Paris, Bibliothèque nationale de France/Seuil, 1995, p.152 31 BASSY, A.-M., op. cit., p.153 32 ibidem - 22 -
  • 24. l’imagination des artistes perce aussi à travers les statues, les peintures et les tapisseries. En outre, dans les Salons on s’assoit sur des sièges aux motifs de décoration inspirés par les Fables, de même qu’on mange et qu’on boit dans des services décorés de la sorte. Des jeux de société, des paravents, des guéridons, des coches même : tout se décore avec les personnages et les thèmes des Fables. « Si La Fontaine était à son époque trop poète pour être fabuliste, aujourd’hui le fabuliste cache trop souvent le poète. »33 Au dix-huitième siècle, La Fontaine est encore le poète par excellence. Toutefois, les Fables revendiquent leur place dans l’histoire littéraire et ont donné naissance, après les multiples adaptations, à un nouveau genre littéraire : la fable mise en vers. De plus, au dix-neuvième siècle se produit une double évolution dans la réception des Fables. Premièrement, elle constituent le paradigme même de la littérature enfantine. Aussi atteignent-elles les classes les plus populaires de la société. Deuxièmement, les artistes s’inspirent des Fables à des fins satiriques ou caricaturales, pour dénoncer certaines situations et faits sociaux contemporains. A partir de la IIIe République jusqu’aux années 1960, les Fables deviennent en quelque sorte la nouvelle Bible de la classe ouvrière, c’est-à-dire que ces textes constituent le fondement d’une éducation morale et laïque, et qu’ils sont considérés, en outre, comme des textes d’une grande valeur littéraire. Leur auteur est vénéré comme le poète gaulois par excellence, la nation entière est invitée à se reconnaître dans les personnages. Les Fables s’adaptent même en divers patois. Devenues lieu commun, les Fables sont la meilleure source d’inspiration pour les satiriques. La diffusion de la presse quotidienne, avec ses pamphlets et ses caricatures, joue un rôle primordiale dans l’actualisation des Fables. A l’école, La Fontaine est le poète français le plus lu. Seul son concurrent contemporain Molière peut rivaliser avec lui. Mais celui-ci ne peut pas se vanter d’être enseigné de la maternelle à l’agrégation. Les trois quarts des instituteurs intègrent les Fables à leur enseignement. « L’école primaire reste garant d’une lecture populaire de La Fontaine, en s’en faisant à la fois l’initiatrice et la conservatrice »34. Le choix des Fables que les instituteurs proposent à leurs étudiants sera décisif pour la survivance d’un panorama de textes devenus légendaires dans l’hexagone français et même bien au-delà des frontières, dans une des multiples traductions. Ce qui circule effectivement de l’œuvre de La Fontaine, ne correspond pas à la splendeur que fait éclater le retentissement de son nom. Quinze pour cent 33 LEBRUN, M., op. cit., p. 40 34 SCHMITT, M.-P., « Les Fables à l’école primaire : l’animal prescrit », dans LESAGE, C., Jean de La Fontaine, Paris, Bibliothèque nationale de France/Seuil, 1995, p.204 - 23 -
  • 25. des Fables circulent à l’école primaire, soit une trentaine de titres. Le classement correspond aussi aux titres que l’on cite aujourd’hui chaque fois que l’on interroge un public quelconque pour évaluer sa connaissance des Fables.35 Quatre-vingt-cinq pour cent des lectures proviennent du premier recueil. De plus, la moitié des fables lues sont issues du premier livre. Ces fables sont traditionnellement retenues pour leur « moralité », leur dramaturgie simple, et pour les possibilités qu’elles offrent à la mémorisation. Le fablier scolaire reste le codex d’une morale destinée aux enfants, prônant les vertus de l’effort personnel et de la débrouillardise, la méfiance envers les beaux discours et la nécessité de se contenter de ce qu’on a. 36 Il s’agit, en effet, plutôt d’abstractions morales que d’une mise en scène exemplaire des personnages de La Fontaine. Les animaux y paraissent plus présents que les êtres humains et les héros mythologiques. Les proportions entre les espèces animales ne sont pas non plus représentatives pour le modèle original : les insectes et les animaux sauvages sont surreprésentés. La thématique rurale, avec les animaux de la ferme, que les illustrateurs aiment tellement représenter, ne sont pas en vogue sur les tables d’école. De plus, là où La Fontaine fait réapparaître le lion et le loup, les instituteurs préfèrent le renard comme protagoniste. La panoplie de fables populaires n’est donc pas tout à fait représentative de cette « Comédie Humaine » que sont les Fables lafontainiennes. Les Fables sont de la matière scolaire féconde dans les premières années d’étude, mais plus l’on monte sur l’échelle scolaire, plus les Fables perdent de leur popularité. Ce point de vue changera après 1960. La manière de lire les Fables évoluera alors d’une lecture monosémique et didactique vers une lecture polysémique et ouverte. Elles ne se destinent plus uniquement à l’éducation des enfants. Les adolescents et les adultes y prennent à nouveau goût. Les Fables restent néanmoins présentes dans les programmes scolaires jusqu’à maintenant. Elles appartiennent aussi au patrimoine culturel français et, en dépit de l’exploitation de la même poignée de fables, elles représentent toujours une valeur immuable dans l’histoire littéraire française. La Fontaine étant le dernier des humanistes pour le dix-septième siècle, le dix- huitième siècle voit en lui un précurseur des Lumières. Il est antique pour les uns, tandis qu’il 35 Des plus cités aux moins cités, les quinze titres les plus populaires sont: 1. La Cigale et la Fourmi, 2. Le Corbeau et le Renard, 3. Le Lièvre et la Tortue, 4. Le Loup et l’Agneau, 5. La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf, 6. Le Lion et le Rat, 7. Le Héron, 8. Le Laboureur et ses Enfants, 9. Le Chêne et le Roseau, 10. Le Renard et la Cigogne, 11. La Colombe et la Fourmi, 12. La Laitière et le Pot au lait, 13. Le Loup et le Chien, 14. Le Rat des villes et le Rat des champs, 15. Le Savetier et le Financier. 36 SCHMITT, M.-P., op. cit., p. 205 - 24 -
  • 26. est incontestablement moderne pour les autres. Sa langue particulière est selon les uns truffée d’archaïsmes, de néologismes selon les autres. Pour faire appel au plaisir de la lecture, pour tant de lecteurs divers, les Fables doivent faire preuve d’une extraordinaire polysémie. Sinon comment plaire en même temps au dauphin de la Cour et à l’écolier moyen du vingtième siècle, au membres des Salons littéraires au dix-septième siècle et à l’ouvrier au dix-neuvième siècle? 2.2. Les adaptations des Fables « Ut pictura poesis »37 Dans sa Poétique, Aristote était déjà convaincu que la création de mimemata est innée chez l’homme. L’amour de l’œuvre d’art et la joie que l’on ressent en s’occupant de l’art, sont des caractéristiques naturelles. Ceci explique pourquoi nous sommes capables d’accepter des créations artificielles qui mettent en scène des épisodes que nous n’accepterons jamais dans la vie réelle. Tandis que nous préférons une vie calme et paisible, nous penchons plutôt pour un art qui montre l’épouvante et l’agonie. De tout temps, l’homme distingue le réel de l’artifice. L’art n’est autre que le mimesis de l’idéal. Ce que l’artiste nous montre n’a rien à voir avec la réalité, mais avec l’imagination, l’aspiration à la beauté et la perfection. Cette catégorie s’oppose à une autre conception de l’art : le mimesis de l’exact38. Il s’agit de représenter la réalité telle qu’on la voit. De nos jours encore, cette double conception de l’art semble toujours valable, étant donné que la création artistique occupe toujours une place primordiale dans notre société. Or, le type d’art que nous commenterons se classe difficilement dans une de ces deux catégories. Outre l’aspect formel, c’est sur le plan du contenu que se cachent les particularités, puisqu’il ne s’agit pas d’idéaliser le réel, ni de le représenter de façon réaliste. Il s’agit, en revanche, de représenter une fiction qui n’a jamais eu lieu. Or, là où d’autres artistes se basent sur leur propre imagination, les artistes qui créent une représentation des Fables sont censés tenir compte du modèle que La Fontaine a composé auparavant. Toutefois, il semble de plus en plus difficile de formuler une définition homogène 37 HORACE, Ars Poetica 38 Les deux types de mimesis s’expliquent plus amplement dans PIETERS, J., De tranen van de herinnering, Gent, Historische Uitgeverij, 2005, p. 145 et suiv. - 25 -
  • 27. de ce qui ressort exactement sous la notion de « l’art ». Le siècle dernier et surtout les dernières décades ont été marquées par un boom de nouveaux supports qui véhiculent un contenu. Aux formes d’art qui existaient déjà, telles que la peinture, la sculpture et l’illustration, s’ajoutent aujourd’hui la radiophonie et le cinéma. Ces changements récents influencent profondément notre réception du message que les différents supports véhiculent. La théorie de la réception est fondée sur un principe herméneutique, selon lequel l’œuvre s’enrichit au fur et à mesure des interprétations postérieures.39 Avec sa propre Iphigénie, Goethe revalorise le mythe grec d’Iphigénie. Racine le fait avec les mythes antiques. En ce sens, comparables à Goethe et à Racine, Fellini et Pasolini donnent à Satyricon de Pétrone et à Salo ou 120 journées de Sodome de Sade une valeur nouvelle et une vie ressuscitée. C’est donc dans cette mesure que l’analyse de la transformation comme acte de réception contribue à la critique littéraire de la lecture et de la réception. C’est aussi dans cette mesure que la valeur et le rang d’une œuvre littéraire dépendent moins des circonstances biographiques ou historiques de sa naissance et de sa place dans un genre déterminé que son effet produit sur le public, qui n’est point inerte ou apathique. A ce titre, la vie d’une œuvre littéraire dans l’histoire n’est concevable qu’à travers l’intervention active des lecteurs en tant que destinataires de l’œuvre. Car, comme le dit H.R. Jauss, c’est leur participation « qui fait entrer l’œuvre dans la continuité mouvante de l’expérience littéraire, où l’horizon ne cesse de changer, où s’opère le passage de la réception passive à la réception active, de la simple lecture à la compréhension critique, de la norme esthétique admise à son dépassement par une production nouvelle. »40 L. Shenghui résume à la fois le problème posé par la présence d’auteur dans la réception du texte littéraire et le fondement de la pensée sur la transformation du texte littéraire vers d’autres médias, qui sera développée dans cette partie du texte. Ce commentaire nous invite, de bon droit, à considérer le transfert du contenu d’un texte littéraire, vers un autre support, comme un enrichissement littéraire. Ce transfert implique une transformation, qui est un acte artistique de lecture et de réception, par lequel un texte préexistant à caractère esthétique ou non se réécrit en une autre forme d’expression esthétique différente, que se soit pour l’intérêt d’une nouvelle technique, d’un nouvel effet esthétique ou d’un nouveau destinataire. 41 Sans réception, il n’y aurait pas de transformation. Chaque artiste est en premier lieu un lecteur du texte littéraire qu’il veut transformer. Sa création est dès lors le résultat de son interprétation de l’œuvre source. De toute évidence, si l’œuvre est riche, les interprétations 39 JAUSS, H.R., Pour une herméneutique littéraire, Paris, Gallimard, 1988 40 SHENGHUI, L., Regards sur l’image. Transformation et réception du texte par le film, Bern/ Berlin/New York/Frankfurt/Paris/Wien, Peter Lang, 1999, p. 38 41 SHENGHUI, L., op. cit., p. 20 - 26 -
  • 28. divergentes seront nombreuses. Le spectateur de l’œuvre d’art - un film, une statue, un dessin, peu importe - est confronté aux choix d’un artiste, qui se pose en intermédiaire entre le texte littéraire et ce même spectateur. Si celui-ci connaît l’œuvre source, son interprétation se mêle à celle de l’artiste. Une nouvelle vision sur le texte source naît. Or, bien des fois, le spectateur ne connaît pas l’œuvre source et il se façonne une conception qui peut être coupée du texte littéraire initial. Il est alors tout à fait possible de ne pas considérer cette œuvre d’art comme une transformation d’autre chose, mais comme une création autonome. La conception du spectateur peut désormais toujours changer ultérieurement, lorsque celui-ci apprend à connaître la source d’inspiration de l’artiste. Ensuite, la réception de l’œuvre d’art est influencée par quelques facteurs formels. Premièrement, l’interprétation de la transformation ne peut jamais être aussi complète que celle du texte source. Deuxièmement, le temps et l’espace sont incontestablement appréhendés d’une nouvelle façon. Finalement, par l’élément visuel d’une œuvre d’art ou l’intonation auditive, l’interprétation du texte par le récepteur est fixée. Le choix de médium comme support implique, en effet, de grandes différences dans l’interprétation du contenu représenté. Le cinéma et la littérature ont ceci en commun que le lecteur/spectateur peut s’y perdre. La longueur nécessaire de l’expérience artistique influence certainement la réception. La contemplation de statues et de dessins, ne provoque pas la même sensation. L’effet ressenti pour cette deuxième catégorie est plus subite. Nous pouvons bien sûr contempler une peinture pendant des heures, mais ceci n’empêche pas que nous sommes confrontés, dès le premier coup d’œil, à une vision d’ensemble qu’un texte ou un film ne nous offre pas. Le résultat interprétatif se construit et ne se dévoile que petit à petit. Aussi les Fables ont-elles été « transformées » de la sorte de multiples fois. A partir de la thèse sur l’évolution des genres de Brunetière42 on pourra distinguer dans les Fables de La Fontaine, deux évolutions : Soit on considère les Fables de La Fontaine comme la perfection de la fable ésopique. S’intéresser à la postérité de La Fontaine n’aurait dès lors pas de sens, puisque après l’apogée de La Fontaine, le genre ésopique serait condamné à la décadence. Soit on interprète la création des Fables de La Fontaine comme un nouveau commencement, dont la forme évoluera au fur et à mesure vers un nouveau genre. La Fontaine a d’abord été considéré comme un poète. Malgré le recours permanent au canevas 42 Le genre est, selon lui, un organisme vivant qui a un commencement, un milieu et une fin. BRUNETIERE, F., L’Evolution des genres dans l’histoire de la littérature, Paris, Hachette, 1914, rééd. 1980 - 27 -
  • 29. très connu des fables ésopiques, il ne sera considéré comme un fabuliste que beaucoup plus tard. Les multiples adaptations et pastiches ne sont dès lors qu’un support utile à la glorification des fables non plus ésopiques, mais « lafontainiennes ». Dans La Fontaine en amont et en aval, Jean-Pierre Collinet est d’un avis semblable : On considère en général ses Fables comme l’aboutissement d’une tradition immémoriale. Il imite en effet incomparablement plus qu’il n’invente. Mais à ne regarder que vers l’amont, on oublie qu’il existe, en aval, une innombrable postérité de son œuvre, qu’elle est à son tour devenue source perpétuellement jaillissante de nouvelles et diverses imitations. 43 Dans ce sens, une analyse de l’hypertextualité, qui représente, selon Genette, la relation entre un texte dérivé d’un autre texte antérieur par la transformation ou par l’imitation, s’impose. Dans la préface du premier recueil, La Fontaine déclare que son « travail fera naître à d’autres l’envie de porter la chose plus loin »44. Si La Fontaine avait envie de réécrire la tradition ésopique, il ne veut pas prétendre avoir épuisé le sujet. Dès la première parution des Fables, ce genre apparemment mineur connaît un grand succès. Le contenu des Fables est universel : tous les lecteurs, à tout temps, y trouvent leur compte. Aussi La Fontaine sera-t-il l’auteur le plus pastiché de la Parnasse française. La diversité de la matière exige une répartition dans plusieurs catégories. Une première grande distinction est celle entre une adaptation écrite et une adaptation dans le domaine des Beaux-arts. Les imitations ne reproduisent pas toujours le message des Fables de façon sincère. Des pastiches et des parodies qui « porte[nt] la chose plus loin »45 concernent donc le plan littéraire, mais les adaptations dans les autres domaines artistiques sont au moins aussi nombreuses. Il s’agit de peintures, de sculptures, de tapis et d’illustrations, etc. La première catégorie est susceptible de changer les Fables sur le plan du contenu en préservant la forme. La deuxième catégorie, en revanche, ne change rien au contenu, mais illustre une partie de ce contenu en modifiant la forme. Une sculpture, un dessin ne peuvent jamais représenter toute la scène, mais l’artiste choisit de montrer les éléments les plus connus : le plus souvent, ce sont les personnages. Or ces deux catégories ont en commun qu’elles ne sont pas liées à une époque spécifique. Certaines adaptations datent de l’époque de la première apparition des Fables - la première édition des Fables était déjà illustrée (cf. Infra). Et aujourd’hui encore, pensons par exemple à Anouilh et à Queneau, les Fables sont une source d’inspiration pour les artistes les plus prestigieux. A l’opposé de ce groupe de créations 43 COLLINET, J.-P., « La Fontaine pasticheur et pastiché », La Fontaine en amont et en aval, Paris, Nizet, 1988 44 LA FONTAINE, op. cit., p. 6 45 ibidem - 28 -
  • 30. inspirées par les Fables, indépendamment du temps, il faudra situer un genre d’adaptations plus récent, qui est, lui, fortement influencé par l’époque moderne. Il s’agit bien sûr de ces nouveaux médias. Des techniques vidéo, en particulier, qui n’admettent plus la séparation entre contenu et forme. A travers les images mouvantes, il est possible de représenter toute la fable, de reprendre le contenu, et de changer la forme en même temps. Le support n’est plus le papier, mais la bande vidéo. La réception ne se passe plus par le biais de la lecture, mais à travers la vue et l’audition. Commençons notre analyse des adaptations des Fables lafontainiennes par la transformation la plus traditionnelle : l’adaptation d’un texte littéraire vers un autre texte littéraire. Le contenu change, mais le support reste le même. L’artiste peut utiliser la mise en page pour donner corps à un nouveau message, comme dans ces pastiches anonymes à l’époque de La Fontaine, pour ironiser par le biais d’un contenu archiconnu, comme Anouilh46 au vingtième siècle. Eustache le Noble, Florian, Eugène Desmares, Tristan Corbière et Paul Valéry ont tous parodié les Fables avant Anouilh. Dans son sillage, ont suivi Jean Dutourd et Raymond Queneau. Des pamphlets politiques aux divertissements rhétoriques, les adaptations littéraires des Fables ont prospérées pendant des années. L’expansion47 de la fable lafontainienne, la fable au second degré, jouit aujourd’hui toujours d’un grand succès, en partie grâce aux registres éducatifs pour la jeunesse. Pensons aux Fables géométriques de Pierre Perret48, connues par le biais de la télévision, et aux Refables et défables de Jean Rousselot. Or, les remaniements classiques sur papier ont été progressivement remplacés par d’autres types de transformations qui, parfois, offraient plus de possibilités et de liberté à la créativité de l’artiste. Le cinéma est l’exemple par excellence. A mon avis, il n’existe pas une vraie adaptation filmique des Fables : avec de vrais acteurs jouant dans de vrais décors. A première vue, la combinaison du monde fantastique des Fables et du cinéma semble difficile à réaliser. Les dessinateurs ont ouvert la voie en donnant corps aux protagonistes animaux à travers des personnages humains49. Si les Fables n’ont jamais été de la matière adéquate pour en faire un film, c’est donc plutôt à cause de leur forme brève qu’à cause de leurs personnages 46 Les deux pastiches mentionnés sont reproduites dans l’annexe 3. 47 GENETTE, G., Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p.372 48 http://www.dailymotion.com/relevance/search/La%2BFontaine%2BFables/video/x1wb7g_la-grenouille-et-le- boeuf-fables_creation, Annexe 2.1, n° 6 & 7 49 Doré, par exemple, remplace la cigale et la fourmi par deux femmes. Voir annexe 1.1, illustration D, 1. - 29 -
  • 31. particuliers. En effet, le recueil est composé d’anecdotes et non pas d’une longue histoire. Toutefois, ces apologues, combinés avec l’intérêt que le public enfantin porte à ces textes, sont la meilleure source d’inspiration pour un autre type d’images mouvantes : le dessin animé50. Sur internet circulent plusieurs adaptations filmiques, conçues par des amateurs, souvent même dans le cadre d’un exercice scolaire. Voilà que les Fables servent encore une fois à la pédagogie. L’un a repris le contenu déjà plus fidèlement que l’autre. Devant l’importance accrue de La Fontaine comme auteur littéraire, dans les dernières décennies, il y a une thématique à laquelle les directeurs de cinéma n’ont pas été insensibles. S’il n’y a pas de vrais films qui se soient faits sur les Fables, il y a bien un film récent qui met en scène la vie de notre cher Jean de La Fontaine : Jean de La Fontaine. Le défi.51 Un film de 2007, réalisé par Daniel Vigne, avec Laurent Deutsch dans le rôle du fabuliste. Le défi, en effet, est double : après la chute de Fouquet, La Fontaine veut bénéficier de la grâce du roi tandis que Colbert essaie de lui imposer le silence. On y voit La Fontaine à Paris, entouré de son Oncle Jannart et de ses amis, Molière, Racine et Boileau avec qui il joue aux cartes dans la taverne de sa maîtresse : une Perette fictive à qui on a donné la vie. Le theatrum mundi que mettent en scène les Fables, l’« ample comédie à cent actes divers », est devenue une réalité littérale. Les lieux communs ont toujours été une source féconde aux comiques et aux cabaretiers, ainsi que les Fables, qui en regorgent. Les comédiens populaires qui perpétuent sur scène la tradition des Fables sont nombreux. Nous connaissons entre autres Pierre Pechin52 et Fabrice Lucini53. Même le très controversé et très engagé Dieudonné54 se sert parfois des clichés des Fables. Un peu dans la même veine que Pierre Pechin, qui aime jouer des accents et des dialectes, le fameux cycliste belge Eddy 50 1. http://www.youtube.com/watch?v=zvVdv_aB_5Q, Annexe 2.1, n° 8 2. http://www.youtube.com/watch?v=8oGwhN2xz-c 3. http://www.youtube.com/watch?v=xbdYemPph_Q 4. http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x3pxkm_la- grenouille-qui-voulait-se-faire_creation, Annexe 2.1, n° 10 5. http://www.youtube.com/watch?v=m5-BnJFvZMM, Annexe 2.1, n° 11 6. http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x36la8_le- corbeau-voulant-imiter-laigle_fun, Annexe 2.1, n° 14 51 http://www.jeandelafontaine-lefilm.com, Annexe 2.1, n° 9 52 http://www.youtube.com/watch?v=LnGM7saW57A, Annexe 2.1, n° 20 http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x2sofu_pierre- pechin-la-cigale-et-la-fourm_fun, Annexe 2.1, n° 21 53 http://www.dailymotion.com/relevance/search/La%2BFontaine%2BFables/video/x2ju1d_fabrice-luchini- fables-mises-en-mus_creation, Annexe 2.1, n° 2 http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x3daf5_csoj-fabrice- lucchini-la-fontaine_creation, Annexe 2.1, n° 3 54 http://www.youtube.com/watch?v=8nUkQcGvj8o, Annexe 2.1, n° 1 - 30 -
  • 32. Merckx aime déclamer les Fables en bruxellois55. Par ailleurs, Bart Vanneste, qui travaille sous le pseudonyme de Freddy De Vadder56, avec la coopération du cartooniste Jeroom, a récemment encore, dans son spectacle Gearrangeerd, exploité la fable « La cigale et la fourmi » (I,1) à des fins comiques, dans un style plutôt vulgaire. Bien que le genre des fables ne s’y prête pas à première vue, certains esprits créatifs ont tout de même adaptés les Fables de La Fontaine au théâtre57. Outre la scène comique et théâtrale, d’autres formes d’expression ont puisé avec une certaine joie et un bonheur certain dans le fonds des clichés. C’est notamment le cas pour la publicité58. En ce qui concerne les Fables, où on se joue des lieux communs, la forme de transformation que l’on a utilisée semble une forme d’« infidélité moderne »59. Il ne s’agit plus du texte en soi, mais de l’univers, du mythe des Fables, que tout le monde est censé connaître. Un registre d’adaptations des plus bizarres, mais en même temps très originales, est la mise en musique des Fables, ou l’incorporation de leur contenu dans une chanson. Parfois, l’intention visée est la rigolade60, mais beaucoup d’artistes s’occupent sincèrement de la transmission culturelle du contenu des Fables. Lais chante du « loup et [de] la belette »61. Paul Piché62, chanteur québécois, exploite aussi le thème des Fables, tout comme un groupe de musiciens italiens63, qui chantent les Fables en italien. 55 http://www.youtube.com/watch?v=en0iwtyebP8, Annexe 2.1, n° 4 http://www.youtube.com/watch?v=OfQrav7HAWo 56 Annexe 2.1, n° 5 57 http://www.dailymotion.com/relevance/search/La%2BFontaine%2BFables/video/xmz8l_il-etait-une-fois-les- fables_fun, Annexe 2.1, n° 26 http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x1fosk_cigale-et- fourmi_events, Annexe 2.1, n° 27 58 http://www.journaldunet.com/video/economie/75640/publicite-badoit-les-fables-de-la-fontaine_2/, Annexe 2.1, n° 22 http://www.journaldunet.com/video/economie/75641/publicite-badoit-les-fables-de-la-fontaine_3/, Annexe 2.1, n° 23 http://www.journaldunet.com/video/economie/75642/publicite-badoit-les-fables-de-la-fontaine_4/, Annexe 2.1, n° 24 59 SHENGHUI, L., op. cit., p. 18 60 http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x2f3eh_le- corbeau-et-le-renard_fun, Annexe 2.1, n° 17 http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x1y5u2_freres- jacques-corbeau-et-le-renard_music, Annexe 2.1, n° 18 61 Annexe 2.1, n° 12 62 http://www.youtube.com/watch?v=6f9F9kVROsM&feature=related, Annexe 2.1, n° 16 63 http://www.dailymotion.com/relevance/search/La%2BFontaine%2BFables/video/x1aci4_la-grenouille-et-le- boeuf_music, Annexe 2.1, n° 15 - 31 -
  • 33. Il faut encore mentionner quelques adaptations très particulières. L’artiste belge, Marcel Broodthaers64 a créé une œuvre d’art qu’il a nommée le corbeau et le renard. Un groupe qui s’appelle torapamavoa65 s’inspire des Fables pour les incorporer dans leur pamphlet politique contre le président de la France. En fin de compte, loin de s’adonner à l’aventure sémiologique, prenons tout de même en considération un concept créé par Gérard Genette. La transformation est une adaptation référentielle. L’artiste fait référence à autre chose, plus au moins fidèlement. Dans le cas des publicités mentionnées, le lien avec le texte littéraire des Fables devient de plus en plus vague. G. Genette appelle ce type de transformations de la « littérature au second degré » créée à partir de « deux textes jumelés, indépendants et interdépendants l’un de l’autre. »66 L’artiste bricole, il fait du neuf avec du vieux. Genette, dans Palimpsestes, propose pour ce genre d’adaptation un autre terme, celui de « transtextualité » : « une fonction nouvelle se superpose et s’enchevêtre à une structure ancienne, et la dissonance entre ces deux éléments co-présents donne sa saveur à l’ensemble »67 64 http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x9wey_le- corbeau-et-le-renard_creation, Annexe 2.1, n° 13 65 http://www.dailymotion.com/playlist/xbk71_DominiqueJourdain_jean-de-la-fontaine/video/x1wopb_la-cigale- les-fourmis-6mai-torapama_music, Annexe 2.1, n° 19 66 SHENGHUI, L., op. cit., p. 18 67 ibidem - 32 -
  • 34. 3. Chapitre 3 : le savant astronome et la petite servante de Thrace « La théorie, c’est quelque chose que l’on ne voit pas »68 3.1. L’histoire du savant contemplant le ciel « Nombre de Fables dont l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits (II, 13) refusent la réflexion métaphysique : la volonté divine est considérée insondable. »69 Marlène Lebrun fixe la place de La Fontaine dans une longue tradition philosophique, concernant l’interprétation d’une légende qui se raconte sur le philosophe Thalès de Milet. Nous verrons que, outre l’intérêt qu’y vouent les multiples savants à travers des siècles, cette anecdote a aussi servi comme source d’inspiration à beaucoup d’artistes. Néanmoins, avant de commencer une analyse des illustrations créées pour décorer la fable « L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits » (II, 13), jetons un coup d’œil sur l’évolution de l’interprétation de la légende de la chute de Thalès. [Thalès] observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds. 70 Bien que ce ne soit pas la première occurrence de l’anecdote, la discussion voit le jour avec cette mention dans le Théétète de Platon. Socrate, qui prend la parole dans le dialogue, veut réveiller ce type de rêveurs en leur montrant qu’il faut préférer les préoccupations humaines au mouvement des astres. C’est le « connais-toi toi-même » de Socrate : occupe-toi d’abord de toi-même et de tes proches et consacre-toi ensuite à tes occupations spirituelles. Or, Thalès ne disait-il pas qu’il est « difficile de se connaître soi-même » ? N’est-ce pas pour cette raison qu’il contemplait les astres, en espérant y trouver la clé de la connaissance du monde ? Bref, le savoir, se cache-t-il sur terre ou dans le ciel ? Est-on matérialiste ou idéaliste ? Préfère-t-on le réalisme ou la théorie ? Et, bien avant tout : où se concentrent les limites et les liens entre tous ces extrêmes ? Les opinions ont bien changé pendant l’histoire. N’oublions surtout pas la fonction qu’exerce la servante, qui subit plusieurs métamorphoses selon l’importance qu’on lui donne. 68 BLUMENBERG, H., op. cit., p. 11 69 LEBRUN, M., Regards actuels sur les Fables de La Fontaine, Villeneuve d’Ascq, Septentrion, 2000, p.76 70 PLATON, Théétète, 174, a, sur http://mecaniqueuniverselle.net/textes-philosophiques/platon-theetete.php - 33 -