1. Les personnages de la Tétralogie : une analyse
psychologique
Dans le cadre de la Tétralogie donnée au Festival de Bayreuth en
juillet/août de 2013, dans la nouvelle mise en scène de Frank Castorf,
à l’occasion du 200e
anniversaire de Richard Wagner, il est utile de se
consacrer d’une manière plus approfondie aux personnages qui
hantent l’ensemble de cette monumentale cosmogonie mise en paroles
et en musique par Richard Wagner.
Tout au long des descriptions des personnages, pour la plupart
fascinants, auxquels nous allons nous consacrer au cours de cette
analyse, nous parlerons indifféremment de la Tétralogie, du grec
« tetra » - quatre, ou du Ring, abréviation allemande du cycle : »Der
Ring des Nibelungen », ou L’Anneau du Nibelung, au singulier, le
Nibelung étant le surnom d’Alberich, le maître absolu des Nibelungen,
au pluriel, qui sont ses esclaves.
La Tétralogie, ou le Ring comporte donc quatre opéras : un Prologue,
l’Or du Rhin, la première journée, la Walkyrie, la deuxième journée,
Siegfried et la troisième journée, le Crépuscule des Dieux. Cette
numérotation des diverses journées de un à trois sera importante pour
notre propos par la suite, le Prologue de l’Or du Rhin ne représentant
donc pas la Première journée, qui est celle de la Walkyrie.
Notre fil d’Ariane se déroulera autour d’un certain nombre de grands
thèmes et de psychogrammes des principaux personnages. Nous
tenons à souligner que la structure logique choisie, a pour
conséquence de balayer l’ensemble du Ring, pour chaque thème choisi
et chaque psychogramme exposé. Ne vous étonnez donc pas de
découvrir des éléments extraits de l’Or du Rhin, de la Walkyrie, ou de
Siegfried dans l’introduction du Crépuscule par exemple, ou bien des
citations du Crépuscule dans l’Or du Rhin.
2. Cette approche synthétique et non historique des introductions
possède l’avantage de pouvoir cerner au maximum les traits de
caractère des personnages traités, ainsi que les faces cachées
contenues dans les grands thèmes, représentant une foule de messages
exégétiques que Richard Wagner met à disposition de ceux qui
désirent aller au-delà des simples développements de l’argument.
L’or du Rhin
1) Introduction générale
• La prise de conscience de l’existence d’une Nation allemande, dès
le début du 19e
siècle, dans le sillage de l’occupation
napoléonienne, au sein des intellectuels allemands, eut pour
conséquence la remémoration et la célébration du passé
germanique. Furent ainsi tirés de l’oubli : tout un cortège
d’antiques récits légendaires, les sagas, telle la saga des
Nibelungen, et historiques avec ses hauts-faits héroïques, comme la
bataille de la forêt du Teutobourg au cours de laquelle le chef des
Chérusques, Arminius, défit trois légions romaines, en l’an 9 de
notre ère.
• Le romantisme allemand redécouvrit toutes ces histoires, les
idéalisa, les enrichit, et les enroba de la nostalgie d’un passé qui fut
considéré comme ayant été glorieux, contrairement à la réalité
politique de l’Allemagne d’alors, ressentie comme une honte,
indigne d’une communauté linguistique et culturelle, chérissant
l’ambition de devenir une Nation.
• L’Allemagne d’alors était morcelée en une quarantaine de
principautés petites et grandes, qui, de plus, se regardaient en
chiens de faïence, s’ils ne se faisaient pas la guerre, et ne
possédaient pas la moindre vision d’une nation homogène cimentée
par une langue et une culture allemandes, communes.
3. • Suite aux « discours à la Nation allemande » de J. Gottlob Fichte en
1808, appelant les Allemands à s’unir politiquement, il fallut
attendre 63 ans jusqu’à ce que le deuxième Empire allemand fût
fondé en 1871 dans la Galerie des Glaces au Château de Versailles,
après le chavirement d’un premier essai d’unification lors de la
révolution de 1848.
• La mouvance du romantisme allemand donna naissance, entre
autres, à deux grandes épopées qui sont la Trilogie des Nibelungen
de Friedrich Hebbel, sous-titrée « une tragédie allemande »,
reflétant bien l’esprit de l’époque, et la Tétralogie de L’Anneau du
Nibelung, « der Ring des Nibelungen » de Richard Wagner.
• N’oublions pas que Wagner était monté sur les barricades de la
révolution de 1848 à Dresde, raison pour laquelle il dut s’exiler en
Suisse.
• Le Ring constitue une immense fresque sur le pouvoir, son
obtention par tous les moyens, son exercice sur le plan mondial,
son exploitation criminelle, et enfin sa perte dans un fracas
apocalyptique, incarné par un seul personnage, Wotan, le Dieu
suprême de l’Olympe germanique.
• Tout pouvoir suscite la convoitise de ceux qui ne le possèdent pas,
et qui utilisent les sortilèges sexuels afin de se l’accaparer. C’est sur
cette logique simple que se construit l’ensemble de l’action du
Ring. Alberich décrit parfaitement ce phénomène lors de sa
malédiction de l’Anneau : « que celui qui le possède, soit dévoré
par le souci, et que celui qui ne le possède pas, soit rongé par
l’envie ! »
•
• La convoitise constitue le fondement majeur qui sous-tend
l’entièreté du Ring. Wagner la rend opérante par l’omniprésence de
l’attirance sexuelle. Alberich maudit l’amour parce qu’il a peur de
l’érotisme, et forme l’Anneau. Fafner tue son frère Fasolt par
4. jalousie, les deux géants s’étant amourachés de la belle Freia,
déesse de la Jeunesse, et vole le Trésor avec l’Anneau.
• Karl Marx a parlé de l’ »évaluation monétaire de l’individu », et Il
est intéressant de soulever que le corps de Freia est estimé à son
pesant d’or !
• C’est par le viol que Wotan extorque à Erda ses prophéties sur
l’avenir du monde, enfantant ainsi Brünnhilde. Afin de préserver
son pouvoir, il devra sacrifier ses deux enfants, Siegmund et
Brünnhilde sur l’autel de ses ambitions.
•
•
• 2) Proto-Histoire de l’Anneau du Nibelung
•
• Le cycle épique qui s’est formé autour de Siegfried, de Brünnhlde
et des Nibelungen est le fruit de la longue élaboration des
différentes légendes des peuples germaniques, ou nordiques, dont
islandais. Le récit des Nibelungen a été considéré comme la plus
grande épopée nationale au 19e
siècle en Allemagne, où s’affirme,
et s’exalte l’intuition de la vie et du monde, propre au paganisme
germanique. Empêtré dans un destin inéluctable, qui pèse sur le
monde, le héros germanique apparaît à la fois coupable et innocent.
• Il exalte les plus hautes vertus de la race guerrière, dont l’aspiration
à l’hégémonie mondiale est sous-jacente à toute son action, et dont
l’ambition première consiste à s’approprier le Trésor, symbole de
puissance et de domination.
• Ainsi Siegfried, l’adolescent pubère, né dans la Forêt millénaire est
issu de la Mère originelle de toute chose. Il incarne ainsi le type
idéal du héros, qui croit aveuglément à sa force brutale, et qui ne
doit tout qu’à lui-même. Il est intéressant de soulever à ce stade
l’orientation fondamentalement matriarcale de la préhistoire
germanico-nordique.
5. • Fils de la Nature, les héros germaniques, avant de mourir, restituent
à la Mère Universelle, ce qu’ils ne peuvent léguer à leurs héritiers.
• Pour ces sociétés indo-européennes préhistoriques primitives,
l’histoire humaine constitue un éternel cycle du Devenir, auquel
sont soumis à la fois les Dieux et les hommes.
• Les anciens Dieux indo-européens ne sont donc ni éternels, ni
omniscients, ou omnipotents, mais sont imprégnés au contraire
d’une forte connotation humaine avec toutes les qualités, fautes et
ambitions qui animent les hommes depuis qu’ils vivent en groupe,
ou en société.
• Toute destinée trouve son aboutissement dans le « Ragnarök »,
provenant du proto-germanique « ragna » ceux qui règnent, càd les
dieux, et « rök » - fin, ce qui signifie « Crépuscule des Dieux ».
• Donc même les dieux sont soumis à cette fin de toute chose. Tel est
le cadre culturel préhistorique duquel est issu la saga des
Nibelungen, « saga » signifiant « récit » en langage nordique, dont
est dérivé le terme allemand de « Sage », la « légende ». Richard
Wagner a fusionné deux anciennes épopées dans sa Tétralogie : la
saga des Nibelungen et celle des Völsungen, et a utilisé
partiellement un troisième récit plus tardif : la chanson des
Nibelungen.
• 1) La saga des Nibelungen, constitue le plus ancien recueil de
chants scandinaves et islandais des 8e
et 9e
siècles, appelés
« Eddas», dont certains remontent jusqu’à l’époque de la fin des
grandes invasions barbares. Nous ne citerons ici que les chants,
dont les noms de personnages nous sont devenus familiers, parce
que Wagner les a inclus dans sa Tétralogie, comme les chants de
Fafnir, de Sigurd (Siegfried en nordique), ou celui du réveil de
Brynhild etc…
• 2) La saga des Völsungen comprenant les récits sur l’Anneau des
Nibelungen, forgé par Alberich, ou sur Siegmund, Sieglinde et
Hunding, provient du même giron, mais est d’origine plus tardive.
6. • 3) La chanson des Nibelungen contient deux sagas, à l’origine
indépendantes, écrites entre 1160 et 1170, puis fusionnées et
réécrites entre 1200 et 1210.
• - La première partie comprend les chants épiques consacrés à
Siegfried et Brünnhilde, dont Wagner a utilisé de larges extraits,
notamment les épisodes de la forge de l’épée de Siegfried, de son
combat avec le dragon et de son assassinat par Hagen.
• Richard Wagner a traduit d’une manière époustouflante la noirceur
maléfique de Hagen, qui se répand, comme des miasmes, dans
toute la Chanson des Nibelungen. Il n’y a de meilleure illustration
qui peut en être donnée, que ses appels au rassemblement
tonitruants à ses hommes-liges au deuxième acte du Crépuscule :
• - La deuxième partie, appelée la chanson de la fin des Nibelungen,
qui représentent en fait les Burgondes historiques, établis sur le
Rhin dans la région de Worms au 5e
siècle, traite exclusivement de
la vengeance de Krimhilde, suite à l’assassinat de son époux
Siegfried. Après un veuvage de treize ans, elle se remarie avec le
roi des Huns Attila, ou Etzel en allemand, uniquement pour se
venger de ses anciens compagnons de la cour burgonde, meurtriers
de Siegfried, en les invitant à la cour d’ Etzel, dans le but de les y
faire périr dans un horrible massacre.
• Toute cette partie de la Chanson des Nibelungen a été ignorée par
Wagner, très probablement parce que son caractère essentiellement
guerrier, ne présentait aucun intérêt pour lui dans la transmission de
ses messages culturels, esthétiques et politiques.
• Il ne s’en est d’ailleurs jamais expliqué lui-même.
• Toute cette atmosphère sombre de fin du monde qui hante ces
anciennes sagas, nous rapproche fortement de l’ambiance générale
de l’épopée wagnérienne du Ring, qui baigne, dès le
commencement dans un climat de fin des choses, de destinées
cruelles et irréversibles, ou de fatalités inévitables et impitoyables.
•
7. • 3) La Genèse du Ring
•
Le Ring complet, dont il a lui-même écrit le texte en vers, détaillé
toutes les indications scéniques, et composé a musique, a une durée
totale de 16 heures et fut crée en 1876 sous l'impulsion du
compositeur et sous la direction de Hans Richter, à l'occasion du
premier Festival de Bayreuth au Festspielhaus qu'il fit construire dans
cette même ville bavaroise.
Le concept du Ring permet à Richard Wagner de combiner ses propres
idées philosophiques sur le cours du Monde avec les anciens mythes
des légendes germano-nordiques et son imagerie particulière que nous
avons traités au chapitre précédent.
- Quand Wagner termine la dernière page de la composition en
novembre 1874, 26 ans ont passé depuis 1848, année de la rédaction
d’une étude préliminaire le « mythe des Nibelungen ».
Rappelons à ce stade, que la grande idée de Wagner de construire un
théâtre afin d’y organiser un grand festival scénique, date de cette
année 1848, et le hantera jusqu’à la pose de la première pierre du
Festspielhaus à Bayreuth en 1872.
- Ces ébauches amènent Wagner à rédiger le poème de la « mort de
Siegfried » en 1850. Lorsqu’il veut commencer à en composer la
musique, il reconnaît que la compréhension du drame exige l’exposé
de nombreux antécédents. C’est ainsi que Wagner entreprend le travail
titanesque de la rédaction de l’Anneau du Nibelung, en commençant
par la fin ! Soulignons cependant que lorsqu’il entreprendra la
composition du Ring, il procédera dans le bon ordre, càd en
commençant par l’Or du Rhin.
- En 1851, il rédige le livret du « Jeune Siegfried », le héros qui
s’accapara le Trésor et réveilla Brünnhilde.
- Toute l’année 1852 est investie dans la confection des deux livrets
de la Walkyrie et de l’Or du Rhin.
- Le 12 février 1853, soit exactement 30 ans avant sa mort le 13
février 1883, Wagner publie le livret complet de la Tétralogie.
- Il se met à la composition de l’Or du Rhin, dont il termine la
partition en janvier 1854. En décembre de la même année, il termine
la composition de la Walkyrie.
8. - 1855 : rédaction de la partition de la Walkyrie.
- 1856 : composition des deux premiers actes du « Jeune
Siegfried ».
C’est pendant cette année que Wagner se décide à donner le titre
définitif de « Siegfried » à la deuxième journée, et celui de
« Crépuscule des Dieux » à la troisième ( au lieu de la « Mort de
Siegfried »).
- Quand, en 1857, il entreprend l’orchestration du deuxième acte de
Siegfried, il interrompt le travail. Il écrit à Liszt : « J’ai conduit mon
jeune Siegfried dans la belle solitude des bois, et je l’ai laissé sous un
tilleul… ».
Cette interruption dura 7 ans, période durant laquelle Tristan et les
Maîtres-Chanteurs virent le jour.
- Fin 1864, il reprend la partition de Siegfried, mais uniquement
pour mettre au net les deux premiers actes ce qui dure jusqu’à fin
1865.
- Suivent de nouveau 4 ans de pause, avant que Wagner ne se mette à
la composition du 3e
acte de Siegfried en 1869. 11 ans se sont donc
passés, depuis qu’il laissa Siegfried sous son tilleul. Grâce à Tristan et
aux Maîtres, le langage musical de Wagner s’était densifié d’une
manière extraordinaire, ce qui se ressent dès le prélude au 3e
acte.
- En 1870 Wagner commence à mettre en musique le premier acte du
Crépuscule.
- 1871 vit la composition des 2e
et 3e
actes.
- 1872 : orchestration des actes 2 et 3.
- 1873 et 1874 : mise au net des partitions des 3 actes du
Crépuscule.
Quand Richard Wagner met le point final à la dernière page, il écrit en
bas de page : « Terminé à Wahnfried le 21 novembre 1874…Je ne dis
rien de plus ! »
- En août 1876 eut lieu la première représentation du cycle complet
du Ring dans le cadre du premier Festival de Bayreuth.
Le succès de cette œuvre gigantesque de 16 heures de musique mise
de bout en bout n’a jamais discontinué jusqu’à nos jours.
•
9. 4) L’Or du Rhin - Introduction
Dans la stupéfiante mise en scène musicale de la Genèse du monde
selon Richard Wagner, la rumeur sourde de la création du monde,
d’abord indistincte, se précise lentement et se consolide dans l’accord
de mi bémol majeur, fondement colossal de l’ensemble de l’édifice
sonore à venir, qui, avec ses arpèges se prolonge tout au long de 136
mesures.
La description de l’élément originel de l’Eau, sous la forme d’une idée
sonore, symbolise le principe créateur de toute chose.
Pour Wagner, il ne s'agit pas de sauver l'Ancien Monde, mais d'en
créer un nouveau, un Monde dans lequel l'Homme libre puisse
s'épanouir en s'affranchissant du pouvoir délétère des anciens dieux.
Au cours de ses études philologiques des diverses sources que nous
venons de citer, Wagner a découvert une très ancienne manière de
versification basée sur l'Onomatopée, et appelée Stabreim, différente
de la versification en rimes, qu'il utilisa dans l'entièreté du poème du
Ring. Wagner utilise ainsi la sémantique pour exprimer des états
d'âme, des sentiments, ou des contradictions. Nous allons y revenir
dans le chapitre consacré à l’esthétique wagnérienne.
Afin de décrire psychologiquement, ce que les mots ne savent plus
exprimer, Wagner utilise dans son Ring, des thèmes musicaux
caractérisant des traits de caractère de personnages, des situations
ambiguës, des contradictions entre les apparences visibles et les
pensées cachées des personnages, des états d'âme...C'est la technique
du Leitmotiv, que l'on peut traduire par thème récurrent, ou, plus
correctement par thème-conducteur. Berlioz appela ce concept « idée
fixe » dans sa Symphonie fantastique.
Nous devons cependant faire attention à ne pas réduire toute la science
musicale de Richard Wagner à la seule technique du Leitmotiv, terme
que Wagner lui-même n’utilisa jamais, préférant parler de « motifs de
réminiscence ».
Ainsi, 120 thèmes-conducteurs peuvent être identifiés en tout dans le
Ring et forment une gigantesque toile superposée sur 16 heures de
discours musical.
10. Des rappels d'épisodes révolus, ainsi que les contextes de situations,
de sentiments, sont ainsi illustrés musicalement et servent de guide à
travers l'action qui s'étire sur plusieurs générations, voire plusieurs
âges terrestres, afin de mettre en lumière les liens entre eux, d'une
manière telle que les Leitmotifs peuvent remplacer les paroles.
Wagner commente le contenu de la Tétralogie à peu près comme suit:
"La malédiction de l'Amour par laquelle l'Or du Rhin a pu être
subtilisé par Alberich, crime contre la Nature, détermine l'entièreté de
la tragédie. Elle fait des victimes à la chaîne et détruit le monde entier,
empêtré dans la faute et le péché, jusqu'à ce que Brünnhilde, réussisse,
par son propre sacrifice par le feu, à briser le cercle vicieux, et à
réparer le crime originel contre la Nature, en rendant l'Or, élément
indifférencié et naturel aux représentantes de cette Nature: les Filles
du Rhin.“
Signalons que ces Dieux représentent des projections humaines,
animés de pulsions bassement terrestres. Il n’existe pas de divinité
unique omnisciente, omnipotente, et omniprésente, et nous aurons
souvent l’occasion de revenir sur ces particularités peu divines.
34 personnages animent la trame du Ring qui se décompose en
plusieurs niveaux et lieux. Au fur et à mesure de leur apparition dans
l'action, surgissent leurs thèmes musicaux individuels et
caractéristiques.
• L’Or du Rhin, qui n’est pas un drame, ni une comédie, comporte
néanmoins maints éléments comiques, tel que Loge, figure théâtrale
classique avec sa nature ambivalente de Méphisto maléfique,
pouvant se transformer en feu dévastateur, et de demi-dieu, pouvant
se mettre à la solde de ses collègues divins, tant qu’une telle
collaboration sert ses intérêts. Dans ce sens, il est intéressant de
noter que Wagner en fait un demi-dieu, ce qui lui permet de relever
d’autant mieux sa double nature bénéfique et maléfique, qui penche
tantôt vers le bien, tantôt vers le mal, alors que le dieu de la
mythologie germanique, Loki représente un dieu à part entière.
•
11. • 5) Premier grand thème : Psychogramme d’Alberich et le
phénomène de l’anxiété dans le Ring
•
• Il est proprement étonnant de devoir se rendre à l’évidence à quel
point le personnage d’Alberich, l’alter-ego, ou le négatif de Wotan
en quelque sorte, adepte de la magie noire en tant que Schwarz-
Albe, démon de la Nuit et esprit maléfique, est tenaillé par
l‘anxiété, qui est un état psychique d’angoisse permanente. Ivre de
pouvoir et de de domination, il est prêt à tout faire pour y accéder,
mais demeure pour autant un personnage inquiet.
• Les termes d’anxiété (Bangen), d’angoisse (Angst), de souci
(Sorge), d’inquiétude (Besorgnis), de peur (Schrecken) et
d’épouvante (Furcht), sont proches les uns des autres et sous-
tendent toute l’action du Ring, en sont le moteur puissant et
permanent, raison pour laquelle nous allons passer en revue un
certain nombre de définitions médicales des divers états de peur,
tirées de la grande Encyclopédie de la Médecine :
• - L’anxiété constitue un état d’angoisse, lié à la conviction
subjective de l’imminence d’un danger. Il s’agit d’un sentiment
véritable, mais vague qui diffère de l’angoisse, en ce que celle-ci
est due à une cause précise. L’anxiété est une peur sans objet,
généralement tournée vers l’avenir dans l’attente d’un danger
imprécis et imprévisible.
• Cette définition nous amène à qualifier Alberich d’anxieux, du fait
que son état ne provient pas d’une cause précise particulière, mais
constitue au contraire une manière d’être, ou un trait de caractère
fondamental d’Alberich. Nous allons maintenant suivre Alberich à
la trace, et nous allons découvrir son psychisme de grand anxieux
de manière éclatante :
• Dès la première scène de l’Or du Rhin Alberich apparaît en tant que
spectateur anxieux quand il demande aux Filles du Rhin « est-ce
12. que je gêne votre jeu, si je ne fais que demeurer auprès de vous,
immobile et contemplatif »
• Une telle attitude ne peut que provoquer taquineries et moqueries
de la part des trois ondines « coquines », ainsi que les qualifie
Fricka, qui n’ont d’autre but que de susciter les fantasmes du nain
hideux, ce qui amuse d’autant plus les trois entraîneuses, ainsi que
Chéreau les avait représentées dans son fameux Ring de 1976.
• Quand ses approches tant érotiques que maladroites à leur égard
échouent, l’une des trois filles, Flosshilde, la plus intelligente et la
plus entreprenante des trois, lui lance : »pourquoi te décourages-tu
si vite, au lieu de me demander de te consoler ! », ce à quoi
Alberich répond plus loin : »La peur gagne mon coeur devant tant
de gentillesse ».
• Les trois Belles lui font finalement des propositions non
équivoques en chantent en chœur : »pourquoi es-tu si anxieux, au
lieu de t’attacher celle d’entre nous que tu désires ? Prends-nous et
sois sans effroi ! »
• Les trois filles légères font clairement allusion à la frousse que
ressent Alberich vis-à-vis des femmes, de l’érotisme, de la sexualité
et de l’amour. Cette attitude de peur devant la Nature féminine est
confirmée par la suite quand les Filles du Rhin lâchent le morceau
que seul celui qui renonce à l’attrait que possède l’amour, et en
refuse les plaisirs, accédera au pouvoir magique de forcer l’or à se
constituer en anneau. Tout en projetant son anxiété sur les ondines -
quelle subtilité de Wagner dans le maniement du psychisme de ses
personnages –, Alberich répond : »Ne vous inquiétez-vous toujours
pas ? Alors continuez vos ébats dans l’obscurité créatures humides !
Je vous éteins votre éclairage et je m’empare de l’or en maudissant
l’amour ! »
•
•
13. • Ici se révèle à présent toute la tragédie de l’état psychique
d’Alberich, car les filles ne lui avaient pas demandé de maudire
l’amour, mais tout simplement d’y renoncer : Nuance !
• Or Alberich, de sa propre initiative, fulmine sa malédiction contre
l’amour, parce qu’il maudit et hait ce dont il souffre, c'est-à-dire, la
peur existentielle et viscérale que lui inspire l’amour, la sexualité, et
surtout l’Eternel Féminin. La frustration extrême que lui cause sa
timidité déclenche ses poussées d’agressivité contre l’objet qu’il
tient responsable de celle-ci.
• Jusqu’à la fin, Alberich demeurera un grand anxieux.
• Ainsi s’est-il fait tricoter un heaume de camouflage par son frère
Mime, qui doit le rendre invisible dans le but d’apaiser sa peur de
l’insécurité et de dormir tranquillement. Naïvement, il en fait la
démonstration à Wotan et à Loge : »Personne ne m’aperçoit quand
il me cherche, alors que suis partout, bien caché que je suis. Ainsi
suis-je sans crainte, même devant toi ! », se vante-t-il devant Loge.
•
• Après avoir été maîtrisé par Wotan et Loge dans son usine de
production souterraine, et ramené, ligoté à la surface de la terre,
Wotan s’adresse à lui : »Te voilà ligoté devant moi. Anxieux que tu
es, tu ne peux pas nier qu’il te faut payer à présent la rançon pour
recouvrer ta liberté ! » Sa renommée d’anxieux semble ainsi
fortement ancrée dans les consciences de ses compères. Ainsi,
Wotan, dans son grand monologue au deuxième acte de la
Walkyrie, l’appelle-t-il « le Nibelung inquiet ».
• Au moment de défendre son anneau qu’il ne veut pas céder à
Wotan, il se qualifie lui-même de « malheureux, qui, dévoré par la
peur a commis un acte terrible et maudit ». Ainsi regrette-t-il déjà
amèrement la malédiction de l’amour que personne ne lui avait
demandé de prononcer, mais auxquelles il s’est laissé aller sous
l’influence de sa frousse devant l’érotisme pétaradant de nos
cocottes aquatiques.
14. • Craignant que son anneau lui échappe, et miné par l’anxiété devant
l’extrême danger que représente pour lui l’accès à l’âge adulte de
Siegfried, que Mime, son frère, qu’il abhorre, aura certainement
mis au courant du fait qu’il y a un trésor à lever dans la forêt,
Alberich monte la faction devant l’antre de Fafner au deuxième
acte de Siegfried. Transi de froid et de peur, il murmure pour soi-
même : »jour d’angoisse, te lèves-tu déjà » ? Il exprime son anxiété
sans objet, mais réelle parce que tournée vers l’avenir, dans
l’attente diffuse d’un danger non défini, ainsi que la psychanalyse
moderne décrit le phénomène de l’anxiété.
• - Quand l’anxiété devient somatique, c'est-à-dire, quand un
désordre psychique se manifeste sous la forme d’un trouble
organique, elle déclenche par exemple une nervosité excessive. On
peut donc aussi envisager de véritables attaques d’anxiété, ou
paniques, qui déclenchent une peur intense de perdre la raison entre
autres.
• L’anxiété retentit alors sur la vie du sujet, dont l’humeur est
dominée par la tristesse, la tension, le dégoût, et peut évoluer vers
la dépression, qui peut se traduire par un état psychotique délirant
ou hallucinatoire, ou par une mélancolie anxieuse.
• Ces signes cliniques sont aisément décelables chez Mime, le frère
d’Alberich, Nibelung, et nain, comme lui, qui tremble de peur et
d’effroi devant son frère et Maître. C’est un état permanent chez
Mime, qui tremble aussi devant Wotan, le Voyageur, dont il sent la
supériorité intellectuelle hors de sa portée. Son excitation nerveuse
grandit, au fur et à mesure que Wotan lui pose ses trois questions
dans le cadre du pari du savoir, et deviendra paroxystique quand il
ne trouve pas la réponse à la troisième question, consistant à savoir
que celui qui reforgera les pièces de l’épée de Siegmund brisée par
la lance de Wotan, ne devra jamais avoir connu la peur. Mime perd
la boule : » les pièces …l’épée, malheur à moi, j’attrape le
15. vertige…que vais-je faire, quoi imaginer ? Acier maudit, pourquoi
t’ai-je volé ? »
• Les propos décousus de Mime contiennent un aveu terrible, tels que
les psychotiques terrassés par la terreur ont coutume de lâcher.
• Quand nous avons peur, nous sommes incapables de réfléchir
sereinement. Sous l’effet de la peur, nos capacités naturelles à nous
prendre en charge s’effondrent. La peur est profondément enfouie
dans nos esprits, dans une région qui est appelée amygdale
cérébrale.
• La version « officielle » de Mime vis-à-vis de Siegfried, consiste à
affirmer que les pièces éparses de l’épée lui avaient été remises par
Sieglinde, quand il l’a recueillie dans sa forge, suite au combat
malheureux de Siegmund contre Hunding, et que sa mère Sieglinde
mourut en couches. N’étant plus maître de lui, Mime avoue avoir
volé les pièces détachées de l’épée…Pourquoi volé ? Par crainte
excessive que Sieglinde fasse disparaître les vestiges de la mort
accidentelle de Siegmund, du fait que son épée s’est brisée… ?
Ainsi, Mime ne serait-il donc pas étranger à la mort de Sieglinde. II
aurait très bien pu hâter sa mort afin de s’accaparer, et mettre en
sécurité les pièces de l’épée, connaissant le caractère magique de
celle-ci …
• Malheureusement pour nous, Wagner ne donne nulle part ailleurs la
moindre confirmation de ce vol, ou explication sur celui-ci. Mais
comme toujours chez lui, il n’a pas lâché cet aveu, pourtant de
taille, de manière gratuite…
• - Wotan, le fier « Lichtalbe », esprit de la Lumière, ou adepte de la
magie blanche, et éternel adversaire d’Alberich, parce qu’il
représente la face illuminée de Janus, bien que chef des Dieux, est
habité tout au long du Ring par une anxiété grandissante.
• Ainsi se montre-t-il passablement commotionné par les prédictions
d’Erda sur sa fin et celle des Dieux. Il désire en savoir plus et veut
16. retenir Erda de force : »quels que soient mes soucis et mes
inquiétudes, je dois te retenir afin de tout apprendre! »
• A la fin de l’Or du Rhin, quand Fafner tue Fasolt afin de
s’approprier l’entièreté du trésor pour lui seul, Wotan se rend
subitement compte de la puissance de la malédiction de l’Anneau,
qu’Alberich a fulminée contre lui, ce qui lui inspire peur et
effroi : »L’angoisse m’étreint, tandis que l’inquiétude et
l’épouvante entravent mon esprit. Je dois me rendre auprès d’Erda
afin qu’elle m’apprenne à m’en débarrasser ».
• A ce stade du Ring, Wotan se trouve au zénith de son pouvoir
absolu et autocratique. L’anxiété, qui prend de plus en plus
possession de lui, représente la peur du tyran. Le tyran ne peut
régner que par contrainte, car son autorité n’est ni reconnue, ni
acceptée. Le tyran s’expose au doute, à l’inquiétude de voir son
ordre renversé, et à la peur d’être assassiné. Baudelaire décrit le
phénomène tyrannique comme suit: « Je suis la plaie et le couteau,
le soufflet et la joue, la victime et le bourreau… »
•
• Il va trouver Erda, comme si nous allions consulter un psychiatre,
afin de nous débarrasser de notre psychose ! Alors que nous nous
trouvons seulement tout au début de la Tétralogie, nous pouvons
néanmoins nous faire une idée, à quel point Wotan est déjà
psychiquement malade.
• - L’angoisse saisit les autres Dieux, quand ils doivent se rendre à
l’évidence que la prise d’otage de Freia les empêche de goûter aux
pommes de jouvence qui leur procurent l’éternelle jeunesse. Il
s’agit bien d’une cause précise qui les place dans cet état
d’angoisse.
• Jamais encore, les Dieux s’étaient sentis aussi vulnérables. Cette
finitude qu’ils éprouvent d’une manière douloureuse les plonge
dans une profonde angoisse, parce qu’ils font l’expérience de la
temporalité de leur monde, alors qu’ils se croyaient éternels.
17. Conscients que toute chose a un commencement et une fin, ils
savent désormais que leur crépuscule n’est plus tellement éloigné.
• En voyant Loge et Wotan descendre dans les entrailles de la terre,
afin de s’accaparer le trésor des Nibelungen, Fricka est saisie
d’angoisse.
• Sieglinde, à demi-comateuse, à la fin du deuxième acte de la
Walkyrie, est saisie d’une angoisse existentielle, à cause d’un
cauchemar dans lequel elle revit l’irruption des ennemis de sa
famille dans leur demeure familiale, l’assassinat de sa mère ainsi
que l’enlèvement de son frère.
• Dans le Crépuscule, Waltraute raconte à Brünnhilde, que depuis le
retour de Wotan au Walhall, suite à sa rencontre malheureuse avec
Siegfried qui lui a brisé sa lance, les Dieux sont pétrifiés de stupeur,
d’effroi et d’angoisse. Wotan n’est plus qu’une épave qui s’enfonce
de plus en plus dans une profonde prostration, que la médecine
qualifie d’état dépressif psychotique, caractérisé par une mélancolie
anxieuse, ainsi que nous l’avons appris précédemment.
•
• Nous n’allons pas nous attarder sur la peur des personnages
féminins qui éprouvent plutôt une peur compréhensible et normale
de la violence masculine. Leurs états d’âmes correspondent au
cliché du sexe dit faible, tel que le ressentait le 19e
siècle.
• Soulignons cependant que Brünnhilde éprouve une angoisse
existentielle à l’idée de perdre ses attributs divins, après avoir été
réveillé par Siegfried. Ses paroles sont poignantes ; »mes yeux se
voilent d’une obscurité triste, ma vue s’estompe, et la lumière
s’éteint. La nuit m’entoure, et des brumes s’élève un voile plein
d’angoisse. La terreur se propage et se dresse devant moi…Le
soleil éclaire le jour de ma honte. Siegfried, prends pitié de mon
angoisse ! »
•
18. • Nous pouvons donc conclure que la plupart des personnages du
Ring fonctionnent sur fond d’états d’âme d’anxiété ou d’angoisses,
et se laissent facilement posséder par la peur, à l’exception des
créatures de la Nature, comme les Filles du Rhin, Erda et ses filles,
les Nornes, les Walkyries et les géants.
• Il est intéressant de noter que les nains, Alberich et Mime autres
créatures de la Nature à l’image des géants, sont cependant sujets à
l’anxiété et à l’angoisse, du fait de leur statut de travailleurs qui les
rendent humains, alors que les géants sont brutaux, naïfs et simples
d’esprit.
Il existe finalement une dernière catégorie très spécifique de
personnages qui ne connaissent pas la peur, à savoir les héros de
descendance surnaturelle, comme Siegmund, fils de Wotan, Siegfried,
son petit-fils. La peur de Siegfried est d’une toute autre nature que
l’anxiété des Humains, parce que, dans sa qualité de bon sauvage et
d’homme de la Forêt, il n’a jamais connu de femme de sa vie. Ses
pulsions instinctives lui feront découvrir la sexualité d’homme, ce qui
le libérera de sa peur originelle de l’Eternel Féminin, représentant,
somme toute une évolution psychique tout à fait normale, que, par
contre, ne connaîtra pas Alberich, qui demeurera éternellement un
handicapé de l’âme.
6. Schopenhauer et Wagner
Pour une meilleure compréhension de la pensée qui sous-tend le Ring,
il est utile de parler quelques instants de la philosophie qui sert de toile
de fond à la Tétralogie.
Si Wagner était resté à son premier jet de la « Mort de Siegfried » de
1848, Brünnhilde se serait de nouveau reconvertie en Walkyrie après
avoir été tirée de son sommeil par le prince charmant Siegfried, qui
lui, aurait été reçu à Walhall en héros de légende au même titre que ses
« collègues » grecs, les demi-dieux Heraclès, Achille ou Oedipe …
19. Mais Arthur Schopenhauer passa par là, dont Wagner qualifia la
lecture de son ouvrage philosophique, intitulé, « Le monde en tant que
volonté et représentation », comme évènement capital de sa vie ».
Essayons de nous limiter à la quintessence de la pensée de
Schopenhauer, pour la partie qui a influencé Wagner d’une manière
aussi forte que définitive, au moyen de quelques citations tirées de son
ouvrage principal que Wagner avait lu pas moins de trois fois:
« Nous ressentons immédiatement et distinctement tout ce qui nous est
désagréable, ou douloureux, c'est-à-dire, tout ce qui ne va pas. Mais
nous ne remarquons pas la santé générale de notre corps, càd tout ce
qui va bien ! Nos pensées ne vont qu’à ce qui nous chagrine » Ce qui
suit maintenant est capital pour la compréhension de son influence sur
Wagner: « Le bien-être et le bonheur sont donc des valeurs négatives,
alors que seule la douleur représente une réalité positive. Le mal ne
peut être négatif parce qu’il se fait sentir immédiatement. Or tout bien
et tout bonheur sont à considérer en tant que dimensions négatives, car
ils ne font que supprimer les désirs et terminer les peines. La
consolation dans toute souffrance consiste à concentrer notre attention
vers ceux qui sont encore plus malheureux que nous. »
Schopenhauer continue : «L’histoire ne nous enseigne que des
guerres : les périodes de paix ne sont que de courts épisodes entre
deux conflits. Tourments et misères sont nécessaires, car sinon nous
mourrions d’ennui. Celui qui a survécu à trois générations revivra les
mêmes Farces répétées trois fois. Le monde est un enfer dans lequel
les hommes se départagent en âmes tourmentées, et en diables
tourmenteurs, raison pour laquelle nous devons éprouver de la
compassion pour les générations à venir… »
Nous pouvons clore à ce stade les citations de Schopenhauer sur sa
philosophie, car nous disposons à présent des principaux ingrédients
qui ont si profondément marqué Wagner. Le pessimisme radical de
20. Schopenhauer transformera radicalement les considérations
philosophiques de Wagner sur la vie, l’amour et la destinée du monde,
au point de faire sienne sa croyance dans la seule et unique valeur qui
soit, à savoir la pitié et la compassion, qui vont clairement influer sur
Parsifal.
Fort de ces idées, on ne peut plus pessimistes, Wagner se forgera sa
conviction que tout ce qui existe, court à sa perte, et trouvera sa perte,
les dieux inclus, considérations schopenhauériennes que Erda adresse
à Wotan dan l’Or du Rhin.
Wotan devra reconnaître son impuissance devant son Destin. Il
devient un Voyageur-Vagabond, parce qu’il a abandonné tout espoir
d’échapper à sa fin, qu’il désire du fond de son âme en s’adonnant à la
mélancolie, c'est-à-dire, à ses pensées noires, dont il fait part à
Brünnhilde dans leur long dialogue au premier acte de la Walkyrie, qui
constitue en fait un immense monologue d’apitoiement sur soi-même.
Les Adieux qu’il adresse à Brünnhilde à la fin de l’acte 3 de la
Walkyrie représentent en fait des adieux à sa moi-même, empreints de
compassion et de désespoir.
Retenons en guise de conclusion à ce chapitre que Wagner, empli
d’admiration pour Schopenhauer et son œuvre philosophique, lui
envoya le livret complet de la Tétralogie en le priant de lui faire ses
commentaires.
Le vieux philosophe, grincheux et acariâtre, comme sa pensée
d’ailleurs, ne lui répondit même pas. Le livret, retrouvé dans sa
bibliothèque, comportait des annotations haineuses et méprisantes.
7) L’esthétique de l’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk)
21. En 1813, année de naissance de Richard Wagner, Jean-Paul Richter,
connu sous son nom de plume Jean-Paul, en hommage à Jean-Jacques
Rousseau, affectueusement appelé Jean-Jacques, écrivit à Bayreuth
ces lignes prophétiques dans un avant-propos à un recueil de nouvelles
de E.T.A. Hoffmann s’intitulant « Fantaisies à la manière de Calot » :
« Depuis toujours, la Divinité dispensa le don de la poésie de la main
droite, et le don de la musicalité de la main gauche à deux
personnages différents, tellement éloignés l’un de l’autre, que nous
attendons toujours celui qui mettrait en musique un véritable opéra,
dont il aurait également écrit le texte… ! »
Quelle prémonition faite à Bayreuth en 1813, l’année de naissance de
Wagner ! Né en 1763, Jean-Paul Richter vécut à Bayreuth et y mourut
en 1825, malheureusement trop tôt pour apprendre à connaître
l’unification du génie poétique, et du génie musical et dramatique en
une seule personne, Richard Wagner, qui n’avait que 12 ans alors.
Tous les compositeurs d’opéra ont mis en musique un livret plus ou
moins bien écrit par ce que l’on appelle un librettiste, auteur d’un texte
littéraire, normalement en vers, destiné à être mis en musique. Pour
cela le librettiste devait être versé dans l’art de la dramaturgie.
Ainsi, Lorenzo da Ponte, le librettiste le plus important du 18e
siècle,
confectionna-t-il les livrets des opéras les plus importants de Mozart.
Eugène Scribe écrivit des libretti pour Meyerbeer, Donizetti, Rossini
et Verdi. A la manière de Richard Wagner, Berlioz écrivit lui-même les
textes de ses opéras « Béatrice et Bénédicte », et surtout des
« Troyens ».
Hugo von Hofmannsthal, auteur dramatique, le librettiste « de cour »
de R. Strauss, écrivit tous ses textes d’opéras jusqu’à sa mort en 1929.
La coexistence des texteurs et des compositeurs d’opéras était due à
l’éternel dilemme esthétique pouvant être réduit à la formule « prima
22. la musica e dopo le parole », ou « prima le parole e dopo la musica »,
qui ne fut guère tranché jusqu’au 19e
siècle.
Afin de pouvoir garantir une compréhension du texte quasi-absolue,
Richard Wagner utilisa pour tous ses drames le procédé de
l’allitération (qu’on pourrait traduire littéralement par « à la lettre »,
du latin « ad litteram »).
Le vers tiré d’Andromaque de Racine : »Pour qui sont ces serpents qui
sifflent sur vos têtes », qui imite le sifflement du serpent, représente
un exemple parfait d’allitération. L’effet dramatique du texte gagne en
intensité dramatique, et permet d’en augmenter la compréhension pour
l’auditeur des paroles et de la musique. Voici encore un exemple afin
d’illustrer la figure de style de l’allitération dans l’allemand
volontairement archaïque de Wagner :
« krumm und grau krieche Kröte.“
La découverte de l‘effet dramatique du verbe amena Wagner à établir
le critère d’égalité entre la parole et la musique dans le drame musical,
immense exigence esthétique, qui devait forcément l’obliger à écrire
ses textes lui-même.
Au moment de concevoir son Ring, Wagner écrivit en 1849 : »Dans
l’art théâtral, tous les arts se réunissent …pour concourir à une
impression tellement immédiate sur le public, qu’aucun autre art ne
peut les concentrer sur lui seul… ! »
La notion de totalité, s’inscrivant dans les grands courants utopiques et
révolutionnaires de l’époque, a fasciné le 19e
siècle et surtout Richard
Wagner qui lui a conféré une réalité dans ses œuvres dramatiques. Il a
révolutionné le genre de l’opéra, en réaction contre les conventions
existantes, comme l’alternance entre récits et airs. Il lui était
insupportable qu’un personnage interrompe subitement le cours des
choses pour chanter un air, totalement sorti du flux de l’action. Il
23. insère ses personnages dans la continuité du temps, d’où sa manière
nouvelle de composer en continu (durchkomponieren).
Les trois arts majeurs, danse, musique, et poésie doivent être mis à
pied d’égalité, sans suprématie de l’un sur l’autre, ce qui aboutit à la
« ronde des Arts ». Signalons dans ce contexte, que Wagner appela la
7e
symphonie de Beethoven, l’ »apothéose de la danse », comme si,
selon son entendement, chacun de ces trois arts appelle tout
naturellement les deux autres à sa rescousse.
Ces considérations esthétiques, très idéales et abstraites, se heurtaient
cependant au décor, l’éclairage et la position de l’orchestre. Si Wagner
inventa la fosse d’orchestre à Bayreuth, afin de rendre l’orchestre
invisible, il ne put cependant trouver les solutions adéquates en
matière d’éclairage et de décor, ce qui explique son immense
déception exprimée à Cosima, suite à la première représentation du
Ring en 1876 à Bayreuth : »il nous faut tout recommencer ! » Ce
dilemme artistique ne put être résolu qu’avec la lumière électrique, et
les multimédias contemporains, tels que la vidéo, les images
électroniques ou la technique laser, capables de remplacer le désolant
décor peint.
Les frontières entre le binôme idéal de l’égalité entre la musique et la
poésie sont toujours restées assez fluctuantes, même avec Wagner !
Ainsi, Malwida von Meysemburg, écrivaine contemporaine de
Wagner, et vieille socialiste révolutionnaire de 1848, raconta à Romain
Rolland que, pendant qu’elle suivait une scène du Ring par la
lorgnette, deux mains s’appuyèrent doucement sur ses yeux, et elle
entendit Wagner lui dire : « ne regardez donc pas tant ! …
Ecoutez… ! »
La théorie de l’œuvre d’art totale éveilla forcément de nombreuses
controverses.
24. Ainsi, Tolstoï récusait-il l’exigence que la musique doit faire corps
avec la poésie, comme étant une idée fausse, car, pour lui, chacun des
arts possède son domaine bien défini. Son profond désaccord devient
une diatribe acerbe, quand il écrit en 1898 : « Le succès des œuvres de
Wagner s’explique par le fait qu’il s’est trouvé en état de réunir toutes
les méthodes inventées avant lui pour faire de la contrefaçon de l’Art,
dont il réussit à produire un modèle parfait, par le maniement
extrêmement habile de ces méthodes… ! »
Berthold Brecht, le plus grand auteur dramatique du 20e
siècle
considérait l‘idée de « totalité », comme de l’art pour l’art, déconnecté
de la société et de la vie, voire même une sorte de fascisme larvé.
De nos jours, nous assistons de plus en plus à la tendance de
privilégier de nouveau la musique par rapport au texte, et surtout à la
scène, mouvement auquel les metteurs en scène contemporains ne sont
pas étrangers.
Avant de terminer cet exposé, rappelons que, durant la soirée qui
précéda sa mort, Richard Wagner chanta les vers des Filles du Rhin
« intimité et fidélité n’existent que dans les profondeurs ».
Jean-Paul Bettendorff
29.4.2013