2. 2
T
out le monde connaît la passion
de Pierre Perret pour le vin.
Du petit vin du matin qui
accompagne les parties de pêche
au grand cru exceptionnel, il
nous offre pour la première fois le récit
de ce long compagnonnage à travers des
souvenirs plus réjouissants les uns que les
autres.Il évoque ici pêle-mêle la découverte
du vin dans son enfance, ses souvenirs de
bouteilles dégustées avec Lino Ventura,
Jean Carmet, Michel Audiard, Charles
Aznavour, Bernard Pivot, Michel Simon
ou Serge Gainsbourg. Les grands noms du
vin et de la gastronomie sont aussi présents
à travers des évocations aussi amicales que
gourmandes. De la difficulté de trouver
un tire-bouchon dans l’île de Java au
commerce de grands crus français dans
une modeste épicerie chinoise de New
York, les anecdotes hautes en couleurs
y abondent, dans le style inimitable de
l’auteur. À consommer sans modération.
Pierre Perret, auteur compositeur et chanteur
populaire, signe avec Ma Vie en vin son
neuvième livre au cherche midi.
3. 3
Il y a plus de philosophie
Dans une bouteille de vin
Que dans tous les livres
Pasteur
4. 4
J
e suis né en 1934. Une très bonne année pour le vin. Durant
le long parcours initiatique sur le vin de l’octogénaire que je
suis devenu, aucune bouteille dégustée de cette année-là ne
m’a jamais déçu. Du grand graves Haut-Brion au pomerol
Château Petit Village, en passant par de beaucoup plus
modestes crus de cette généreuse année, tous les flacons embou-
teillés en 1934 ne m’ont laissé au palais que sensation unique et
inoubliable. Il semblerait que toutes les richesses du bordeaux
s’y soient donné rendez-vous. La soie caressante qui glisse dou-
cement sur votre langue rebondit en petites gorgées d’une joue à
l’autre, à l’intérieur du palais. Les arômes éclatent, se fondent en
un bouquet d’épices complexe, de fleurs sauvages, de senteurs
de sous-bois, de vanille, de champignon, de truffe et que sais-je
encore… On n’a guère envie d’avaler cette gorgée divine pour
ne pas abréger un tel instant unique, un tel précieux moment
d’éternité. C’est le seul cas dans une vie, me semble-t-il, où la
conviction profonde d’un athée est menacée d’être sérieusement
ébranlée.
« Est-ce que Dieu lui-même ne serait pas venu faire du tobog
gan sur ma langue et de la varappe à l’intérieur de mes parois
buccales ? » Lecteur néophyte, bienvenue au pays du vin. Tu ne
seras assurément plus le même au terme de ta lecture !
PRÊT EN BULLES
6. 6
T
out le « petit vin », papa le ramenait des fermes avoi-
sinantes par bonbonnes ou par barriques… Pour les
clients du café du Pont, il achetait en ces temps de
guerre sans trop marchander les quantités que chaque
fermier voulait bien lui octroyer. Les récoltes n’étaient
jamais bien conséquentes. Petits propriétaires, les paysans – chez
lesquels par la suite j’irais vendanger en septembre – ne gardaient
pour leur consommation personnelle qu’une ou deux barriques
tout au plus chaque année et vendaient le reste. Méfiants géné-
ralement, ils ne le faisaient qu’avec des acheteurs de confiance.
Papa était de ceux-là. N’ayant alors que sept ou huit ans, je le
suivais déjà et il m’emmenait partout avec lui quand il partait à la
campagne acheter son vin. À La Villedieu, il était délicieux mais
un peu cher pour nos clients dont les fins de mois étaient si diffi-
ciles, surtout les vingt-cinq derniers jours, ainsi qu’ils le disaient
en riant au comptoir…
Papa se faisait aider au café par Laurent – le commis –, le
fils de notre voisin, l’Espagnol Manuel Munôz. Il avait embauché
Laurent dès l’âge de quatorze ans, après la communale. C’était
La pipette de
MONSIEUR BEDOUCH
7. 7
comme un frère, pour moi. Avant de partir, ils chargeaient les
barriques vides en les faisant rouler sur des bastaings jusque sur
le plateau de la camionnette. Nous partions alors vers les villages
de Saint-Sardos, de Lafitte ou de Garganvillar, situés chacun à
dix ou quinze kilomètres de Castelsarrasin. Adorant – déjà – la
pêche, papa me proposait de me déposer à « la marnière » du
village pour y pêcher une friture de gardons durant une heure
ou deux, le temps de charger ses barriques sur la camionnette
aidé de monsieur Bedouch, le sympathique propriétaire de la
métairie. Mais je préférais l’accompagner visiter le chai sombre
et frais. Cet endroit au sol en terre battue était obscur et plein
de coins et de recoins. Il avait à mes yeux un aspect mystérieux
qui m’attirait et m’effrayait à la fois. D’immenses toiles d’arai-
gnées pochaient entre les poutres de bois vermoulu passées à la
chaux. Les mouches prisonnières semblaient faire la sieste dans
un hamac de soie. L’odeur qui flottait était indéfinissable. Cela
fleurait d’abord le soufre. Dans la barrique vide, après qu’elle eut
été nettoyée et rincée entre deux récoltes, on suspendait au bout
d’un fil de fer d’étroites tablettes jaunes, longues, plates et rigides
par le trou supérieur que l’on fermait d’une bonde. Le vin blanc
surtout était très soufré ! Trop, parfois, ce qui, lors d’une dégus-
tation, donnait au palais une impression de saveur âcre et vous
faisait d’insupportables picotements dans les narines. Est-ce pour
cela que bien plus tard, durant longtemps, à l’âge adulte, je n’ai
guère apprécié le vin blanc…
Dès notre arrivée à la ferme, j’avais les oreilles, les narines
et l’œil aux aguets. Des milles sensations émanant de ce chai
magique, nulle ne m’échappait. Invisibles, flottaient des particules
odorantes de blé (le grenier était au-dessus), des fragrances de
moût de raisin ou de vinaigre dont le tonneau trônait au fond du
chai. Parfois, un nid de souris me faisait sursauter, ce qui amusait
beaucoup madame Bedouch, qui nous accompagnait souvent.
« Viens, Pierrot, me disait-elle, nous allons ramasser les œufs
dans la grange. Tu les rapporteras à maman. Elle te fera des
gâteaux. »
Dans la paille, des poules pondaient, d’autres couvaient…
comment savoir ?... Sans la moindre hésitation, en saisissant une
par les deux ailes, madame Bedouch la soulevait au-dessus de son
8. 8
nid : s’il n’y avait qu’un œuf, c’est qu’elle venait de le pondre, s’il
y en avait une dizaine, c’est que dame poulette était en train de
couver. « Pardon, madame… disait alors madame Bedouch en la
reposant délicatement sur ses œufs. Allez, fais ton travail ! » Mes
premiers émerveillements !...
Dans ce chai fascinant, le cortège évoluait lentement. Je
suivais papa qui, lui, était précédé de monsieur Bedouch armé
pour la circonstance d’une transparente pipette de verre. Ôtant la
bonde d’une barrique dont il s’était assuré en cognant sa façade
d’un index replié qu’elle était encore bien pleine, il y plongeait
la pipette qu’à bout de bras il ressortait pleine en nous la faisant
admirer. « Vous avez vu cette couleur ?... Il fera pas loin de dix
degrés à l’arrivée, vous savez, Maurice…Vous voulez le goûter ?... »
À l’évidence, il était impossible à papa de répondre non,
puisque nous étions venus pour cela. Purgeant un bon tiers de la
pipette dans un verre transparent, nous pouvions alors admirer
le rubis chatoyant de ce jeune homme prometteur qu’on appelait
déjà le vin nouveau. Papa en absorbait une gorgée qu’il faisait
aller-venir en un court gargouillis musical dans son palais, avant
de le cracher dans le décalitre tendu par monsieur Bedouch.
Ce dernier, attentif à la moindre expression de son hôte durant
la dégustation, ne pouvait s’empêcher devant le silence de papa –
trop long à son goût ! – de dire :
– Alors ?...
– Alors, alors… répondait-il, Eh bien, je le trouve encore meil-
leur que celui de l’année dernière…
Le doute et la perplexité qui émanaient du visage de monsieur
Bedouch n’entamaient pas le jugement de papa.
– Vous croyez ?... Pourtant, le dernier…
– Mais oui !... Je vous assure, monsieur Bedouch, je suis per-
suadé que dans trois ou quatre mois vous aurez là l’une de vos
toutes meilleures cuvées… Si vous pouvez m’en garder deux ou
trois barriques, je suis preneur.
Les yeux de monsieur Bedouch pétillaient alors de bonheur
et de fierté. « Eh bien, concluait le vigneron, nous le goûterons
mieux l’hiver venu… ou même avant, à l’automne, avec les pre-
mières châtaignes… »
Le soir, comme d’habitude, j’allais retrouver le lit de bois
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d’une chambrette où dormait jadis la grand-mère. Je m’en-
fouissais entre les draps rêches, disparaissant sous l’énorme
édredon de plumes. Terrassé par les émotions de la journée, je
tentais pourtant désespérément de lutter contre le sommeil qui
m’envahissait car j’adorais ces veillées. Deux ou trois voisins des
Bedouch, assis auprès de l’âtre tout en dégustant les châtaignes
grillées, venaient y tester Lou bi nouvel (le vin nouveau). Il faut
s’en remplir le gosier, le faire « ballotter » un peu dans le palais et
bien le « mâcher » avant de l’avaler, disait l’ami Robert Moncouet,
le plus proche des voisins vignerons. Et joignant l’acte à la parole,
il en avalait une grande gorgée lui imprimant deux belles mous-
taches violettes. Il déclarait alors avec un certain respect : « Aquel
Pitchou bi,es pla coumo cal ! » (Ce petit vin est bien comme il faut !)
La sentence était gouleyante pour monsieur Bedouch.
11. 11
U
n peu plus de deux ans plus tard, après ma « libéra-
tion de la caserne », je me retrouvai un beau matin chez
Eddie Barclay lui-même : je venais de signer dans sa
firme mon premier contrat de disque et d’édition pho-
nographique. C’était un grand amateur de bordeaux.
Il ne buvait que des bons vins car il avait eu – bien avant moi – la
chance et les moyens de se les offrir. Lui aussi fils de bistrotier,
mais auvergnat, il n’avait dégusté dans sa jeunesse que des vins
sans doute ressemblant à ceux que j’avais connus à la campagne
dans les fermes, avant de découvrir les grands.
Sans la développer vraiment, je l’ai déjà fait dans un autre
ouvrage, je ne puis occulter ici ma première « escalade œnolo-
gique » chez Barclay. J’y ai enfin découvert, ce jour-là, les grands
crus ! Après le Bollinger brut avec lequel nous trinquâmes au
contrat, c’est un somptueux Château d’Yquem qui suivit
pour noblement escorter le foie gras ! C’est enfin un sublime
Ducru-Beaucaillou qui couronna cet étonnant et somptueux
déjeuner. J’en avais connu de fort délicieux jusque-là, mais
jamais aucun qui lui ressemblât. Et surtout, surtout, ce qui fut
EDDIE BARCLAY
premier disque
premiers grands crus
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une étonnante révélation pour moi, c’est que mon palais n’avait
jamais connu de tels sommets, je n’avais jamais dégusté des vins
d’une telle noblesse. Je demandai à Eddie si pareil cru faisait par-
tie des plus grands noms des châteaux bordelais. Il me répondit
par l’affirmative mais ajouta tout de même : « À présent que tu
vas faire partie de la maison, tu auras l’occasion d’en découvrir
bien d’autres... »
Il ne pouvait plus douter une seconde à partir de cet instant
que j’allais signer, avec lui, ce contrat inespéré pour moi avant de
repartir. C’est ce que nous fîmes !
Nous célébrâmes l’événement quelques jours plus tard au
fameux restaurant Aux Îles Marquises, rue de la Gaîté, non loin
du mythique théâtre Bobino. J’avais alors une naïve fascina-
tion pour le fronton éblouissant de cet endroit, que je jugeais
évidemment inaccessible pour moi ! Bobino, j’y avais souvent
accompagné Georges (Brassens). Nous allions fréquemment
après le spectacle boire un verre à la brasserie d’en face, La Belle
Polonaise, surnommée « La Bellepo ».Yves, mon meilleur copain
d’alors que j’avais invité au dîner, me dit, suivant mon regard
vers le fronton :
– Tu ne saurais tarder à t’y produire à ton tour, souviens-toi
de ce que je te dis !...
– Tu plaisantes… lui avais-je répondu, nous sommes loin du
compte !...
J’ignorais que je n’en étais pourtant pas si loin. Nous étions
donc quatre bons amis en ces belles Îles Marquises, et nous
dégustâmes tous les quatre les mêmes plats ainsi que les mêmes
crus – pour ces derniers, j’avais choisi un meursault blanc jeune.
Il escortait une douzaine d’huîtres plates de Cancale gratinées.
Le mariage était absolument divin. Un jeune monthélie rouge de
quatre ans nous parut idéal pour rafraîchir cet odorant et tendre
civet de marcassin. Sa marinade, nous expliqua le chef lui-même,
avait été faite avec le même cru, mais de plus de dix ans d’âge.
Les murmures de félicité gustative en disaient long sur notre
jubilation.
À l’issue de ce moment pour moi rare jusqu’alors – du moins
dans la haute qualité et le raffinement –, j’espérais bien que mon
avenir gastronomique et œnologique… ressemblerait un peu à
13. 13
cela. Ce ne fut pas tout de suite le cas, mais… comme le disait
Yves avec sa bonhommie et son œil pétillant : « Tu as encore tout
le temps devant toi ! »
J’avais vingt-trois ans.