1. Intervention de Jean Louis Chassaing (psychiatre, membre de l’Association lacanienne
internationale) du 18/10/2003 au muséum d’histoire naturelle d’Orléans dans le cadre d’une
table ronde organisée par Alef-Ali Orléans dont le thème était : « Le droit à la jouissance : à
quel prix ? » Les deux autres intervenants étaient Hervé Defalvard et Jean Perrin.
Je voudrais tout d’abord remercier les membres d’Alef et notamment Hervé Defalvard avec
qui j’ai eu quelques discussions antérieures et je le taquinerais un peu pour lui dire que j’ai
également mon petit Robinson. C’est un Robinson très transitoire, très actuel, vers lequel je
reviens parfois, je ne savais pas d’ailleurs qu’il avait fait des études de droit à Orléans mais
Etienne de la Boëtie a donc écrit son « Discours sur la servitude volontaire » et je crois que
c’est quelque chose qu’on aurait tout intérêt à relire dans la mesure où ce qu’il évoque c’est
que finalement la servitude des peuples est volontaire. Et donc ce sont des réflexions sur la
question de la liberté et notamment avec toutes les difficultés à la définir. Question de la
liberté évidemment dans un état monarchique puisque ce «Discours sur la servitude
volontaire » a été écrit en 1546-1548 à peu près.
Alors de quel droit un psychanalyste viendrait se mêler de l’évolution des sociétés, de
l’évolution de social ? Je dirais au nom de ce qu’il entend mais est-ce que c’est suffisant pour
qu’il vienne apporter sa voix, pour qu’il vienne se joindre à la mêlée ? J’ai participé il y a une
quinzaine de jours à un colloque d’une autre association que l’Association lacanienne
internationale et une association qui est assez fermée sur les textes d’une manière très
studieuse et lorsque j’ai posé une question concernant l’objet à une des psychanalyste qui
traitait du transfert, la question de l’objet dans le transfert, lorsque je lui ai posé la question de
savoir si elle tenait en considération les représentations actuelles de l’objet dans notre société
j’ai tout de suite été « accusé » de dériver hors de la psychanalyse et de faire de la sociologie.
Or je crois que les psychanalystes peuvent tout à fait s’intéresser à la question du discours
social.
Alors de quel droit ? Bien sûr le concept de jouissance dont je ne remercie pas
vraiment Hubert de la Rochemacé de m’avoir dans sa présentation donné la « carte », concept
si ambigu du fait de ses différentes acceptions populaires, ce concept est un concept bien sûr
élaboré dans la théorie psychanalytique et d’un usage assez fréquent chez Lacan où il vient
en quelque sorte – je simplifie – succéder à l’au-delà du principe de plaisir freudien. Bien sur
le terme de droit dans son lien avec celui d’interdit évoque quelque chose au psychanalyste.
Quand au prix vous connaissez sûrement la boutade de Freud « avec l’argent, je suis
intraitable ». Donc le prix à payer, avec quoi, quand, pourquoi, en échange de quoi ? Et ça ne
concerne pas que le psychanalyste
. Je vais prendre un référence de Lacan qui est Pascal, et son célèbre pari : infini/rien
qui est donc un pari établi à partir des règles des partis, c'est-à-dire cette fameuse lettre que
Pascal a écrit au mathématicien toulousain Fermat qui, sur la proposition d’un de ses amis qui
était un libertin, le Chevalier de Merré, qui était un joueur et qui proposait à Pascal un pari
c'est-à-dire quelle est la valeur que les joueurs doivent récupérer un fois que le jeu a
commencé, lorsqu’il est arrêté ? Un joueur interrompt le jeu, il y a eu des mises, qu’est-ce que
les joueurs vont retirer d’une manière quantifiée en fonction des cartes qu’ils ont en main, en
fonction de leur propre jeu.
Quelle est la mise et pour quel gain ? Et insiste Pascal, je vais aller assez vite sur cette
question-là mais ça concerne à mon avis ce dont il est question aujourd’hui et Pascal dit de
toute manière il n’y a pas à savoir si on a à jouer ou pas, on est embarqué, il répète ça dans le
pari quatre fois. Et Lacan a étudié le pari de Pascal, il ne s’y est pas trompé en disant que ce
pari conditionne l’essentiel dans le rapport engagé dans la psychanalyse. Et il fait une
2. comparaison entre le pari de Pascal et ce qui se passe dans une analyse. Pari de Pascal qui
pour Lacan installe déjà dans ce siècle d’émergence de la science – le XVII ème siècle –
l’objet de la psychanalyse. Dans la leçon du 2 février 1966 Lacan dit « c’est précisément un
de ces objets qui ne sont rien (infini/rien) et qui peuvent quand même s’évaluer », je ne sais
pas comment on peut évaluer le rien, « en fonction de la valeur de la mise, car comme Pascal
l’articule fort bien cet objet définissable en toute justesse et en toute justice dans la règle des
partis, cet objet définissable c’est l’avoir sur l’argent de l’autre ». Et comme ça déjà dans le
pari de Pascal il y a toute l’ambiguïté de l’objet, cet objet indéfinissable qu’est une vie,
puisqu’il s’agit de ça après dans le pari, la règle des partis c’est le jeu interrompu et c’est un
modèle que Pascal va prendre pour son pari, pari sur l’existence de Dieu : il s’agit de parier
une vie dont il dit ce n’est rien. « Cet objet indéfinissable qu’est une vie, rien finalement dans
la mise, dit Pascal, à mettre en balance dans sa certitude indéfinissable avec l’incertitude
possible d’une infinité de vies infiniment heureuses. Mais aussi selon la règle du jeu si l’on
interrompt celui-ci, quelle mise récupérer, maintenant que le jeu est commencé, en fonction
des gains de l’un et de l’autre ? Il y a comme ça dans le pari de Pascal, et c’est probablement
ce qui a intéressé Lacan – il ne le dit pas explicitement mais il l’étudie dans au moins deux
séminaires d’une manière importante – il y a donc le rien comme objet qui serait la mise à
mettre, une vie pour avoir accès à un infinité de vies infiniment heureuses et il y a aussi
lorsque le jeu s’interrompt un objet à répartir et à répartir scientifiquement et juridiquement,
donc en toute justesse et en toute justice. Il y a là cette double forme de l’objet. Et le pari de
Pascal c’est finalement cette question là : qu’est-ce que c’est que de sortir du jeu ? Qu’est-ce
que ça veut dire interrompre le jeu ? Qu’est-ce ça veut dire retirer ses billes en quelque sorte
et comment répartir les billes quand le jeu est interrompu ? Interrompre la partie est-ce la
question du suicide ? Qui de l’homme ou de Dieu va interrompre la partie ?
Il y a une deuxième interprétation du jeu. Pour Pascal, dans le pari, l’interruption du
jeu ce pourrait être, ce pourrait être : jouir de tous les plaisirs de la vie présente au détriment
donc, et c’est là le pari, d’une vie future hypothétique mais infinie et infiniment heureuse.
Jouir maintenant mais au détriment d’une vie infinie et infiniment heureuse. La vie n’est plus
à ce moment-là ce rien misé, bien qu’il le soit déjà, misé, puisque nous sommes embarqués
mais elle devient le calcul réel de ce qui est sans cesse à récupérer : récupérer sa mise,
récupérer ses billes. Voilà ce qui est l’enjeu du pari.
Troisième interprétation qui est celle de Lacan : ce rien d’une vie misée pour obtenir
une vie infinie et infiniment heureuse, ce rien c’est l’objet petit a de la psychanalyse mais
objet perdu, objet perdu de la mise signifiante c'est-à-dire de ce que, embarqué dans les
signifiants le sujet ne peut trouver dans l’Autre, le grand Autre sur lequel il faut parier, le
sujet ne peut y retrouver qu’une représentation et c’est la définition de Lacan, pour un autre
signifiant. Et là, dans cette naissance en quelque sorte du sujet, d’un sujet qui n’est que
représenté, là est la chute de l’objet dans son inscription subjective donc au champ de l’Autre.
Et pour Lacan le pari de Pascal c’est bien le pari de Pascal lui-même, « d’un sujet – le sujet
Blaise Pascal- qui nous révèle sa structure.(2/21966)
Une autre manière pour Lacan de lire ce pari, je le cite : « le pari de Pascal qui
accommode sur la fonction du père, ce qui nous contient dans une interdiction déterminée à
l’endroit de la jouissance dernière ». Alors parier, miser une vie, une vie d’erreurs, de
misères, d’infidélité au nom de la grâce, au nom de la grâce de Dieu puisque la question de la
grâce c’était la question de Port Royal, des jansénistes, parier une vie, miser une vie pour une
infinité de vies infiniment heureuses, ce pari nécessite effectivement une perte, une mise. Et
c’est dans son rapport, son rapport oscillant à l’existence du grand Autre que le sujet dans sa
représentation par les signifiants, représentation seulement je dirais, qui n’est donc pas son
être, il n’y trouve pas son être, c’est dans cette représentation que le sujet se voit accouplé à
un objet, un objet du corps saisi dans la chute de sa demande. Pour Lacan, Descartes produit
3. le discours de la science du côté du sujet des signifiants, pour Lacan Pascal c’est une autre
production de la science, c’est le discours du désir. Je cite encore Lacan : « Le tenant lieu de
la représentation, s’interroge-t-il, c’est ici indiquer la place où fonctionne ce qui soutient
comme divisé tout ce qui se réalise du sujet dans le discours ; c’est là la place où nous avons
à chercher la fonction de l’objet a ». (9//21966)
Ainsi un objet perdu, celui de l’effusion de la demande, à la fois effusion et déception
soutient un sujet divisé, divisé par la représentation signifiante, sujet dont la naissance est
concomitante on peut dire de celle de l’objet. Alors c’est ce moment, moment désormais
mythique, moment d’une co-naissance , c’est ce moment dont Charles Melman a pu dire
qu’il pouvait être celui recherché lors des effets, qu’on pourrait d’ailleurs mettre au singulier
avec un grand E , comme le fait Patrick Petit : « l’Effet », du flash pour le toxicomane.
Moment mythique de la naissance d’un sujet lié à son objet, objet là trouvé. Et Jean Clavreul,
qui s’est intéressé- il y a trois personnes qui à ma connaissance se sont assez précocement
intéressés à la question difficile des toxicomanies, c’est François Perrier, c’est Jean Clavreul
et Charles Melman. Objet là trouvé et Clavreul écrit Objet avec un O majuscule pour faire le
pendant au grand Autre de Lacan, Objet trouvé ; il écrit ça pour le pervers et François Perrier
lui évoque le fait que derrière cette trouvaille, tout du moins pour l’alcoolique puisque
François Perrier a pas mal écrit et pas mal reçu aussi concernant l’alcoolisme et donc il
écrivait que derrière cette production de l’objet se profilait la figure de l’alchimiste. Très jolie
formule d’ailleurs. J’ai eu des conversations avec Bernard This sur la question des
toxicomanies, Bernard This qui est quelqu’un qui connaît, qui a longtemps travaillé avec
Dolto et qui connaît très bien l’étymologie et l’étymologie du « toxicon », du « pharmacon »,
c’est le creuset, le creuset de l’alchimiste dans lequel se fabrique comme ça le mélange
redoutable de la transformation (chasse aux sorcières) et dans cette expérience
toxicomaniaque, (mais peut-on dire que c’est une expérience ? ) l’objet n’est pas la drogue, il
y a cette question là que je vous suggère, mais comme l’écrivait déjà Freud, je le
cite : « L’alcool fait de l’adulte un véritable enfant qui prend plaisir à se laisser aller au fil
de ses pensées sans se soucier des contraintes de la logique ». Déjà, et c’est assez super,
l’objet qui était mentionné, l’objet de l’alcoolique (1905, Le mot d’esprit dans ses rapports
avec l’inconscient) et c’est ainsi d’ailleurs que Charles Melman a pu écrire dans le Discours
Psychanalytique qui date de 1991 : « il ne parait pas excessif de repérer l’objet du
toxicomane dans le défilement de ses propres pensées prises par un cours aléatoire, c'est-à-
dire affranchi de la répétition. Le toxique en est le moyen. »
« Affranchi de la répétition ». On entend trop dans les discussions de psychiatres, de
psychologues, on entend trop parler sur un mode je dirais pseudo-analytique d’une répétition
dans l’acte toxicomaniaque ou dans le passage à l’acte toxicomaniaque, c’est tout sauf une
répétition, c’est tout à fait refuser ce qu’il en est de la répétition, la répétition au sens
freudien. Par exemple il est aussi tout à fait classique de dire que l’alcoolique boit pour
oublier mais pour oublier quoi ? Bien sur ce qui vient tout de suite c’est pour oublier les
souvenirs, mauvais, méchants, le passé etc. Je ne crois pas. Je pense que ce que veut, à la
lueur de ce que dit Freud, de ce que nous dit Melman et de ce que nous disent ces patients, je
crois que ce qu’ils veulent oublier c’est justement la répétition. C'est-à-dire le fait que dans
nos propos des choses se répètent à notre insu, malgré nous. Alors qu’il y ait répétition de
l’acte et de la conduite, certes, mais on n’est plus dans les concepts de la psychanalyse. Ce
qu’ils veulent oublier c’est que notre discours est soumis à des contraintes logiques. Ainsi
précise encore Melman : « Des moyens chimiques peuvent rendre sensible ce flux interdit des
pensées qui échappent à la conscience, autoérotisme réussi – c’est ce que disait Freud – s’il
est vrai que ces pensées donnent corps à l’Autre, le grand Autre interdit révélant du même
coup sa vrai nature, maternelle. » (inceste).
4. Mais bien évidemment une telle fusion avec l’objet interdit n’est pas sans rapport
avec l’angoisse : d’ailleurs j’ai mis entre parenthèses si ce n’est la culpabilité mais cette
dernière existe-t-elle encore ? Est-ce que parmi les jeunes patients que nous voyons, dans les
propos que nous entendons quelle est la part de la culpabilité ? De l’angoisse par contre il y en
a mais on peut s’interroger sur le devenir aujourd’hui et de l’angoisse et de la culpabilité
puisque vous savez que classiquement la culpabilité c’est un arrangement plutôt
accommodant vis-à-vis de l’angoisse. Et le sujet que j’appelle toxicomane dans son
expérience se révèlent être, il se révèle ainsi être, c'est-à-dire collabé à la fois à l’objet et au
grand Autre, un Autre ainsi désormais non manquant. Je précise alors ici que le manque se
situe ans le réel, dans le corps. Et ce sujet lié à son objet ainsi réalisé s’avère être pur sujet de
l’angoisse puisque Lacan a donné comme définition de l’angoisse - d’une manière un peu
provocatrice mais pas seulement parce que le séminaire sur l’angoisse c’est quand même tout
une année, un séminaire extraordinairement clinique – il contestait la définition psychiatrique
(l’angoisse est sans objet) et où justement il démontrait pendant un an que l’angoisse c’est
quand manque le manque d’objet, lorsque l’objet vient à se présentifier. Donc effectivement,
le toxicomane est le sujet de l’angoisse. Il n’est qu’à voir aussi aujourd’hui au cinéma ou dans
la littérature cette production considérable de choses angoissantes. Si je parle de la question
de l’angoisse par rapport à l’objet c’est aussi par rapport à l’écriture du fantasme chez Lacan
$ <> a, on pourrait dire que dans l’expérience toxicomaniaque il y aurait comme ça
l’éclatement du poinçon : il y aurait… Bien sur l’objet drogue n’est pas l’objet petit a, pas
plus d’ailleurs que le psychanalyste ne l’est, en position d’agent, dans le discours
psychanalytique. Faute de tableau, je ne peux pas l’écrire pour vous et je reprends l’écriture
des quatre discours de Lacan où dans le discours de la psychanalyse, c’est un quadripode et
dans la partie gauche en position de vérité qui se trouve en dessous de la barre il y a le savoir
S2 et en position d’agent il y a l’objet a. C’est le discours de la psychanalyse, le
psychanalyste étant en position de petit a. Charles Melman a écrit de la même manière en
modifiant la partie droite le discours de l’économie libérale, le discours qui régit la
construction si l’on peut dire des toxicomanies. Le petit a en position d’agent : toutefois si
l’analyste tient une position de semblant d’objet a, le toxique en tant que leurre, c'est-à-dire
appât, lui, il semble tenir quelque promesse. Je dirais que contrairement à l’analyste, il ne
déçoit pas, tout du moins au début, et encore. C’est une position qui est, dans les quelques
cures que j’ai pu avoir avec des toxicomanes, particulièrement difficile à tenir puisque nous
sommes sommés de répondre comme l’objet et notamment comme l’objet drogue. Une des
premières toxicomanes que j’ai eue en analyse qui bien évidemment posait la question de
cadre, c'est-à-dire qu’elle ne venait pas très régulièrement aux séances, me téléphonait très
souvent la nuit, ce que je pense je devais accepter par rapport à la question de l’angoisse,
puisque mon contrôleur à l’époque m’avait dit : « Vous devez accepter cela parce que … »
elle ne me disait rien, elle me téléphonait la nuit ou alors elle m’attendait sur les trottoirs, elle
me suivait et sur un mode quasi érotomaniaque, qu’il fallait bien évidemment ne pas laisser
s’installer et mon contrôleur me disait : « il faut que vous acceptiez qu’elle vous téléphone la
nuit parce qu’elle vient s’assurer de votre présence ». Donc pour la question de l’argent bien
évidemment c’était difficile : « Je peux pas payer, j’ai acheté de l’héroïne, donc je ne peux
pas vous payer. » Ou alors : « Je veux bien vous payer mais c’est l’argent de l’héroïne que je
viens de vendre. » Donc toute une série de choses très sympathiques mais intéressantes sur le
plan stratégique : on est presque dans Machiavel, très bon stratège politique (dans La Boëtie,
il est cité). C’est bien ainsi que dans son discours de 1966, c’est l’année de parution des
Ecrits, un discours aux médecins, que je cite assez souvent parce que je le trouve assez
superbe, « Discours aux médecins » - 1966 – Lacan avait soixante cinq ans : il s’est fait
proprement virer. Il était invité à la Salpêtrière par Jenny Aubry, la maman d’Elizabeth
Roudinesco, donc il était invité par Jenny Aubry et il a fait une conférence qui était
5. absolument merveilleuse, très prophétique par rapport à l’avenir de la médecine et bien
évidemment les médecins n’ont rien compris et ils l’ont sali et ils l’ont jeté, et dans cette
conférence Lacan et c’est l’un des rares endroits où il parle des toxicomanies parce qu’il en a
parlé - Freud aussi - Lacan parlait de ces curieux prolongements du corps qui remplissent nos
espaces et donc il parlait de l’audiovisuel il parlait des voix, des regards et d’une manière
très clinique, puisque c’était avant tout un grand clinicien, d’une manière très clinique aux
voix et aux regards il ajoutait « ainsi qu’aux effets que la science déverse à l’heure
actuelle » et donc il faut bien faire attention, « à savoir, dit-il, divers produits qui vont des
tranquillisants aux hallucinogènes »–en 1966 déjà, alors que la première convention de
Vienne sur les psychotropes c’est 1971, avant c’était la convention sur les drogues illicites,
puisque étaient mentionnées drogues ce qui étaient sur la liste des substances interdites, c’était
une définition comme une autre, mais un peu courte. Lacan déjà associait tranquillisants et
hallucinogènes en 1966, et il disait la chose suivante : « curieux prolongements qui n’ont peu
de rapport avec ce que j’appelle la dimension de la jouissance. Il est important de la placer
au pôle opposé. » Placer la jouissance au pôle opposé de ces curieux prolongements des
corps, voix, regards, psychotropes, et bien ça fait appel à la dimension éthique et le chapitre
après dans cette conférence, c’est « la dimension éthique est celle qui s’étend dans la
direction de la jouissance » , bien évidemment jouissance du corps.
Alors le toxique quelle promesse tient-il ? Et bien il est l’outil, il est le moyen
d’établir, de réaliser ce que j’appellerais un plaisir particulier et une jouissance particulière.
Là aussi dans une autre conférence Lacan distingue le particulier et le singulier sur un mode
très logique et il dit : le particulier c’est du côté du symptôme – vous savez qu’aujourd’hui
pou être bien comme il faut il ne faut pas de symptôme, c'est-à-dire qu’il ne faut rien avoir de
particulier, c’est ça la santé mentale : ne rien avoir de particulier. Alors en bonne théorie
freudienne le plaisir, c’est celui de l’abaissement des tensions, ainsi les produits ont des
effets qui emportent le corps en son entier, le plus de jouir se trouve dans cet effet psychique,
le flux de pensées mais où le corps et les pensées sont entremêlés dans un état de confusion
mentale et vous savez qu’à l’heure actuelle sur la question des dépendances les organicistes
sont très embarrassés puisque l’OMS définissait deux sortes de dépendances, une dépendance
physique, celle par exemple des opiacés et une dépendance psychique, essentiellement par
exemple celle de la cocaïne, avec le progrès des neurosciences, on ne peut plus envisager cela
comme ça, on ne peut plus faire cette coupure, mais je pense aussi que les propos des
toxicomanes dans cette expérience là nous enseignent bien que le flux des pensées et le corps
sont étroitement liés, dans cet emportement par le produit.
La jouissance quand à elle, cet au-delà du principe du plaisir, cette tension est ici
comme l’a souligné Melman jouissance du manque, jouissance d’un manque réel. Mais ce qui
est remarquable aussi dans ces pratiques, c’est en ceci qu’elles préfigurent notre post-post
post modernité, ce qui est remarquable c’est le cycle qui est ainsi instauré, cette alternance,
qui est une reproduction artificielle et c’est là l’enjeu : plaisir et jouissance sont de par les
effets d’un objet réel livrés à une mécanicisation de la vie sexuelle, si on peut encore l’appeler
ainsi, c’est pas sûr, en tout cas elle en mime l’alternance. C'est-à-dire mécanicisation délivrée
des aléas phalliques, jouissance mécanique des corps dans une dépendance je dirais au hasard
de la rencontre avec la disponibilité de l’objet. Le hasard, où justement dans le pari de Pascal,
Lacan reprend et dit « le hasard, c’est la cause idéale, c’est le réel comme impossible à
interroger, c’est le point limite de la science ». Hasard de la rencontre avec la disponibilité de
l’objet et bien évidemment le fournisseur négociant d’un tel objet sera le bienvenu. Là je crois
qu’on peut être effectivement dans l’économie, c'est-à-dire que pour être un négociant de
cette sorte là il faut aussi savoir jouer avec le manque, le manque réel, et notamment en
instaurer le prix à payer.
6. Curieuse maîtrise et curieuse servitude, curieux asservissement, je dirais changement
de tyran, du tyran phallique au tyran de l’objet.
Alors à quel titre un psychanalyste a quelque chose à dire au titre de sa clinique, qui
est une clinique sous transfert ? Et là aussi, autant « il ne faut rien » de particulier aujourd’hui,
autant « il ne faut » sûrement pas, dans notre pratique médicale ou autre, le transfert.
Aujourd’hui le transfert c’est quelque chose de scandaleux. C’est pour cela qu’il y a des
échelles d’évaluation, il faut faire science, comme dirait Isabelle Steinger.
Alors quel est le mode transférentiel aujourd’hui, c’est une question actuelle, quel est
le mode transférentiel aujourd’hui ? Y a t’il encore et va-t-il encore y avoir transfert ? Je vais
évoquer rapidement quatre cas cliniques.
Premier cas : une jeune femme boulimique. A un moment donné elle me dit : « c’est
intenable, il faudrait en permanence quelqu’un entre le frigo et moi. » Voilà le traitement.
Personnellement, je ne me suis pas senti … A objet réel, interdit réel : contrainte par corps,
mais aussi appui sur l’autre, le petit autre, et c’est un peu ce que vous évoquiez tout à l’heure,
pas de grand Autre, c’est à dire pas d’intégration de l’interdit, appui sur le petit autre et bien
évidemment un petit autre censé la bastonner au bon moment.
Deuxième cas un héroïnomane, là aussi je vais être très rapide, « dans ma famille on
m’a toujours pris pour un con, pour un moins que rien, j’ai toujours été exclu. » Ce qui est
vrai d’ailleurs, son histoire est assez dramatique, même s’il la présente sur un mode assez
théâtral et il poursuit en disant « Je vais leur faire voir jusqu’où je peux aller, je vais aller
jusqu’au bout de ce qu’ils me disent. » J’avais discuté de ce cas avec Jean Bergès qui m’avait
fait la remarque suivante, effectivement c’est cette sensibilité au marquage par le signifiant,
pris pour un signe, « exclu », et bien je vais leur montrer jusqu’où je suis exclu. Pris pour un
signe injonctif mais aussi, ce que m’avait dit Jean Bergès à juste titre c’est la facilité avec
laquelle ils peuvent aller au lieu de la jouissance indiquée. J’ai le souvenir comme ça un des
premiers toxicomanes que j’avais pris en charge, je lui avais très naïvement demandé ce que
ça voulait dire, de se droguer, et donc il m’avait dit « ça veut dire arrêtez, arrêtez de
consommer des objets » et je n’avais pas su quoi lui répondre et maintenant je lui dirais : « il
faut faire de la politique » quoiqu’il aurait beaucoup de mal, mais il me semblait intéressant
que justement c’était pas par la parole et les discours qu’il arrivait à contester ou à dire
quelque chose de tout à fait intéressant, mais c’était en mettant son corps en jeu, et bien
évidemment la seule limite qui pouvait intervenir à ce moment-là c’était la mort.
Bon je laisse un cas un peu long et voilà un quatrième cas très court et qui est plus
amusant. Quand je travaillais encore au CHU, un jour une infirmière des accueils d’urgence
me téléphone, un peu affolée- on parlait de la question de la culpabilité- elle me dit : « Voilà il
y a un toxicomane qui est dans le service aux accueils d’urgence, on les connaît, ils ne sont
pas toujours très sincères et donc j’ai trouvé dans ses poches du cannabis. Qu’est-ce que j’en
fais ? » Le toxicomane commençait à s’agiter en disant : « Moi, je vais porter plainte, on
m’a fait les poches. » Il posait là un problème juridique que j’ai posé à maintes reprises,
notamment aux juristes, ils n’ont pas su quoi répondre. Il y avait là deux actes illicites, le fait
de se trimballer avec un produit illicite et puis le fait de faire les poches à un malade. Donc
cette infirmière-là, je ne pense pas qu’elle ait décompensé, mais j’espère qu’elle a réfléchi sur
cette question-là. Et effectivement la question qui se pose est celle de saisir l’objet, et surtout
s’il est interdit, quelle brillance ! Ca me fait penser d’ailleurs à la Lettre Volée, je ne sais pas
si ça féminise, mais ça brûle les doigts. Donc à qui là ça brûle les doigts ? Ce qui est là aussi
pour mentionner que la définition de la drogue, elle est bien difficile, elle est bien difficile et
elle n’a jamais été, même à l’OMS, mentionnée. Alors un de ceux qui l’a le mieux
mentionnée, il a fait reparler de lui il n’y a pas très longtemps parce qu’il défendait la Caisse
d’Assurances Maladie de Nantes, c’est Francis Caballero qui a écrit un « Droit de la
drogue ». Et donc il distinguait le statut juridique de la drogue et les régimes d’application.
7. Donc il définit, je ne veux pas le faire là maintenant, la question du statut juridique. Ce qui est
intéressant aussi parce que ça va être un débat actuel, un débat à venir, je pense, bien
qu’actuellement ce soit régulièrement rangé dans les tiroirs après être passé dans les mass
médias, mais c’est la question de la dépénalisation et je pense que Caballero insiste là-dessus,
je suis très surpris d’ailleurs, j’ai fait un topo à la faculté de droit de Clermont-Ferrand, les
juristes et les étudiants ne faisaient pas la distinction entre la dépénalisation et la légalisation,
or il y a des différences majeures. Dans la dépénalisation, on peut dépénaliser l’usage, ce qui
fait que les substances, elles, restent interdites mais on dépénalise l’usage. Ou bien on peut
dépénaliser le trafic, et dépénaliser le trafic, c’est effectivement autoriser le commerce.
Légaliser ce n’est pas la même chose que dépénaliser. Caballero, lui, est partisan d’une
légalisation contrôlée, mais il garde un système pénal. Ce qu’il faut savoir c’est que la loi de
1970 pour les toxicomanies, votée le 31 décembre, ce n’est peut-être pas le meilleur jour,
mais elle frappe d’interdit l’objet, l’objet dans son usage, dans sa détention, dans sa cession,
etc. L’objet lui-même, c’est ce qui posait problème à l’infirmière, est frappé d’interdit.
Caballero propose un droit beaucoup plus subtil, beaucoup plus fin. C’est facile de faire un
droit en frappant l’objet d’interdit : est drogue toute substance interdite inscrite sur la liste des
substances interdites. Caballero, lui, plaide pour un droit beaucoup subtil, où la prohibition
est maintenue mais où ce sont certains usages qui sont légalisés ou interdits.
Alors pour terminer, les psychanalystes ont-ils dit quelque chose sur les
toxicomanies ? Lacan, on l’a vu, a évoqué certaines choses, et dans un colloque de l’Ecole
freudienne de Paris, il répondait à Solange Falladé, et à propos du cas du petit Hans, à propos
justement de l’angoisse ; il disait que la drogue, comme pour le petit Hans, est le signifiant
phobique, mais d’une autre manière. Mais la drogue c’était justement ce qui permettait, alors
il évoquait ça comme ça, de rompre le mariage avec le petit pipi, c’est avec cette horreur
angoissante de Hans découvrant qu’il était marié avec son petit pipi, que naissent l’angoisse
et la phobie pour « résoudre » l’angoisse. Pour Lacan tout ce qui permet d’échapper à ce
mariage est évidemment le bien venu d’où le succès de la drogue. C'est-à-dire que pour lui, la
toxicomanie serait en lieu et place de la castration, évitement de la castration, mais aussi en
lieu et place de la castration pour lutter contre l’angoisse, mais comme j’ai essayé de le
démontrer tout à l’heure aussi, sujet né d’un objet qui la suscite également. Donc à mon avis il
y a très grand rapport de la toxicomanie avec la phobie et avec l’angoisse.
Pour Freud, Jean Perrin disait à midi qu’on pouvait encore lire un peu Freud, et donc
pour Freud, je vais vous lire trois phrases assez rapides. 1897, il parle de dipsomanie, à
l’époque, on ne distinguait pas tellement : « La dipsomanie s’était produite par renforcement
où plutôt par substitution d’une pulsion venue remplacer la pulsion sexuelle associée. » Et
entre parenthèses il ajoute : « Le même phénomène avait probablement lieu pour la passion
du jeu. » C'est-à-dire que dans une même phrase, Freud dit déjà que :
1° - la question de la toxicomanie c’est une jouissance qui vient remplacer la jouissance
sexuelle et
2° - que le jeu est une addiction.
« Dans le rôle de la sexualité dans l’étiologie des névroses » (1898) : « Les
narcotiques sont destinés à jouer le rôle directement ou par voie détournée de la jouissance
sexuelle manquante, et là où ne peut plus s’instaurer une sexualité normale – norme mâle
disait Lacan, donc phallique – et là où ne peut plus s’instaurer une sexualité normale disait
Freud, on peut s’attendre avec certitude à la rechute du désintoxiqué. »
Dernière phrase et je termine là-dessus, non sans avoir auparavant nous indiquer un de mes
articles dans cette excellente revue qu’est « La Célibataire » et dont le titre était :
«Désintoxiquer la France, oui mais de quoi ? », ça a presque une valeur sadienne : encore un
effort…
8. Freud, dans les minutes de la Société psychanalytique à Vienne (1909) : « Il existe
certainement des interactions tout à fait extensives entre le psychique et le somatique. Mais là
surgit une nouvelle énigme : existe-t-il une théorie qui permette de comprendre qu’un
stimulus toxique se transforme en un stimulus psychique et de façon analogue, que l’activité
psychique désintoxique le stimulant toxique ? Qui pourrait démontrer que toutes les
substances toxiques deviennent vénéneuses quand la psyché ne les élabore pas nous rendrait
un grand service ». !!! Fort !