7. Préface
Lorsque nous préparions la rencontre au cours de laquelle il était
prévu de fêter les 65 ans de Jean Kellens1
, Xavier sʼétait montré très
enthousiaste à lʼidée de diriger une nouvelle collection iranologique.
Il nous avait suggéré le titre de Questions zoroastriennes sur lequel
Philippe Swennen et moi, nous étions tombés dʼaccord, mais les maisons
dʼédition ne virent pas ce projet dʼun bon œil: elles refusèrent de sʼen-
gager dans une aventure nouvelle qui les contraindrait à prendre en
charge dʼautres volumes. Il leur déplaisait aussi quʼun volume édité chez
elles appartînt à une collection dont dʼautres volumes existeraient chez
dʼautres éditeurs. Cʼest ainsi que jʼai dû me résoudre à ne faire quʼévo-
quer ce nom de Questions zoroastriennes dans la préface donnée au
volume 54 dʼActa Iranica2
. Le présent volume dédié à la mémoire de
Xavier Tremblay est le troisième de la collection.
Nous avons perdu un scientifique de premier plan qui, en nous quit-
tant, a non seulement laissé sans réponse de nombreuses questions
essentielles quʼil avait lui-même su poser, mais aussi répondu avec brio
à des questions insoupçonnées. Il sera difficile de faire le tri: allié à une
force de travail que seul le temps pouvait limiter et à une capacité de
synthèse embrassant autant de données allant de la protohistoire au
monde contemporain, le génie de Xavier produisait aussi dʼextra
ordinaires hypothèses ou chimères. Je ne citerai que deux exemples,
forcément sujets de controverses. En effet, les notions de numératif3
et
de moyen avestique4
que Xavier avait formulées en linguistique ira-
nienne, à mes yeux, sont de véritables provocations.
1
Cette rencontre fut celle du colloque Démons iraniens dont Philippe Swennen s’est
chargé de la publication des actes (Presses Universitaires de Liège, 2015). Il fut organisé
à lʼUniversité de Liège les 5 et 6 février 2009 en vue de remettre à Jean Kellens le volume
intitulé Zarathushtra entre lʼInde et lʼIran. Études indo-iraniennes et indo-européennes
offertes à Jean Kellens à lʼoccasion de son 65e anniversaire (Reichert, Wiesbaden, 2009).
2
Éric Pirart (ed.), Le sort des Gâthâs et autres études iraniennes in memoriam Jacques
Duchesne-Guillemin (= Acta Iranica 54), Peeters, Leuven - Paris - Walpole (MA), 2013.
3
Xavier Tremblay, «Numératifs et compréhensifs dans le Vidēvdāt. Essais de gram-
maire comparée des langues iraniennes II», dans Studia Iranica 26, Paris, 1997, 157-172.
4
Xavier Tremblay, «Le pseudo-gâthique», dans Antonio Panaino & Andrea Piras
(edd.), Proceedings of the 5th Conference of the Societas Iranologica Europæa held in
Ravenna, 6-11 October 2003. Vol. I: Ancient & Middle Iranian Studies, Mimesis, Milano,
2006, 233-281.
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8. VIII préface
En parlant dʼanomalies grammaticales, je nʼavais rien expliqué, mʼé-
tant limité à des constatations5
, mais Xavier est venu, dans certains cas,
définir positivement les données. Un concept grammatical, nouveau en
avestique, justifierait les faits dans certains cas. Dans dʼautres, ils sont
vus comme dʼauthentiques faits de langue alors que jʼy vois des anoma-
lies et leur donne le même statut quʼà la répétition du préverbe devant le
verbe opérée en cas de tmèse ou à celle intempestive de la négation
initiale devant le premier dʼune série de termes niés. Les deux questions
des anomalies grammaticales et du moyen avestique ainsi sont-elles
liées. Xavier, au lieu dʼanomalies, parle de traits dialectaux et dʼiso-
glosses, mais la présence de faits de langue du même type ou identiques
dans les inscriptions cunéiformes vieux-perses me paraît alors
incroyables. Et la fréquence de la finale ºa que nous pouvons trouver à
toutes les sauces et considérer pratiquement comme une «finale par
défaut» me paraît déforcer lʼhypothèse du numératif.
Lʼidée de Xavier quʼil existerait un stade linguistique intermédiaire
entre vieil avestique et avestique récent venait mettre en doute le statut
vieil-avestique que jʼavais octroyé à des passages des Hāiti 56 et 58 du
Yasna6
. Jean Kellens, dans son examen critique7
, nʼest pas arrivé à nier
lʼexistence du moyen avestique, mais a pu réduire le nombre des iso-
glosses que Xavier en avait avancé. À mon avis, le travail de revision
reste incomplet et devrait être élargi à lʼensemble de lʼAvesta puisque,
çà et là, des mots isolés, mais importants, tels que aibī.gāiia-, pour
contenir une sonore intervocalique non spirantisée, montrent une graphie
archaïsante ou que des formes verbales telles que θraošta8
et vaxšt, répu-
tées vieil-avestiques pour relever de lʼinjonctif aoriste, sont attestées
dans le Vīsp-rat.
5
Éric Pirart, «Anomalies grammaticales avestiques», dans Journal Asiatique 288,
Paris, 2000, 369-409. Depuis lors, je suis revenu à la charge en faisant remarqué que
lʼanomalie nʼétait pas uniquement avestique: «Anomalies grammaticales à Bīsotūn»,
dans Michèle Fruyt, Michel Mazoyer & Dennis Pardee, Grammatical case in the lan-
guages of the Middle East and Europe. Acts of the International Colloquium ‟Variations,
concurrence et évolution des cas dans divers domaines linguistiques”, Paris, 2-4 April,
2007 (= Studies in Ancient Oriental Civilization 64), The Oriental Institute of the Univer
sity of Chicago, Chicago (Illinois), 2011, 151-160.
6
Éric Pirart, «Les fragments vieil-avestiques du Y 56», dans Münchener Studien zur
Sprachwissenschaft 52, 1991, 127-135; «Les fragments vieil-avestiques du Y 58», dans
Annali dellʼIstituto universitario Orientale di Napoli 52, 1992, 225-247.
7
Jean Kellens, Études avestiques et mazdéennes. Vol. 2: Le Hōm Stōm et la zone
des déclarations (Y7.24-Y15.4, avec les intercalations de Vr3 à 6), De Boccard, Paris,
2007, 104-119.
8
Sur cette forme, voir Éric Pirart, «Avestica III» (dans Boletín de la Sociedad
Española de Iranología 2, Madrid, 2013, 91-103), 98-100.
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9. préfaceIX
Xavier, dans son examen des variations dialectales de lʼavestique, ne
retient jamais lʼidée que les orthographes reproduisent des faits médié-
vaux de prononciation liturgique ni nʼargumente clairement la possibilité
de reporter de tels faits phonétiques dans la préhistoire. Ne faudrait-il en
débattre? Nʼest-il pas abusif de ranger lʼallongement des voyelles finales
parmi les traits dialectaux? Ne faudrait-il pas envisager quʼune exigence
liturgique en fût la cause? Et pouvons-nous rendre compte de tous les
mélanges graphiques ou phonétiques qui sont présents dans les Gāθās ou
prévalent parfois aussi dans des textes avestiques récents en parlant
dʼemprunts dʼun dialecte à lʼautre, de modernisations secondaires ou
dʼimitations? Autrement dit: pourquoi, à la strophe Y 43.11 de lʼUš-
tauuaitī Gāθā, la première personne du singulier de la voix moyenne de
√ dąh «enseigner» est-elle écrite dīdaŋhē au lieu de *dīdahiiā et pour-
quoi, à la strophe Y 9.14 du Hōm Stōt, lʼinstrumental féminin singulier
du comparatif de xrūždra- «dur», dans certains manuscrits, est-il écrit
xraoždiiehiia (voire même xraoždaiiehiiā) au lieu de xraoždiiehe? Fait
de langue ou fait de liturgie? Peut-on vraiment admettre que lʼemploi de
finales dʼinstrumental pluriel pour noter lʼaccusatif lorsquʼil concurrence
celui de finales dʼaccusatifs à lʼintérieur dʼun seul et même syntagme
soit un fait dialectal? Et ne faudrait-il pas tenir compte de la métrique si
sa régularisation coïncide avec la restitution des formes grammaticale
ment attendues?
La linguistique nʼest pas le seul terrain que, de leurs ombres, les ailes
de telles chimères balayent: que devons-nous penser des idées de Xavier
concernant Marhaši9
? Il faudra pourtant bien que nous nous interrogions
sur les questions soulevées. Les défis me paraissent considérables. En
outre, de nombreux projets de Xavier sont perdus ou nʼont pu voir le
jour, dʼautres sont restés incomplets ou en plan tels que lʼEtymologieteil
du Namenbuch der frühneupersischen Epik et les recherches menées sur
la liturgie longue.
Jʼai demandé à Philippe Swennen de bien vouloir présenter les pages
ayant survécu du travail dans lequel Xavier, lors du colloque de Marie-
mont10
, comparait de manière systématique les rites védique et mazdéen.
En annexes de la présentation que Philippe Swennen en offre, jʼédite les
9
Henri-Paul Francfort Xavier Tremblay, «Marhaši et la civilisation de lʼOxus»,
dans Iranica Antiqua 45, Gent, 2010, 51-224.
10
Cʼest comme invité dʼhonneur de la Réunion de lʼAssociation belge dʼIndologie
organisée par mes soins au Musée royal de Mariemont (Morlanwelz) le 25 mai 2007 que
Xavier Tremblay nous fit part de ses idées concernant les origines des rites mazdéens dans
une communication intitulée «La préhistoire du culte védique: Agniṣṭoma et Yasna».
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10. X préface
deux documents contenant les pages en question. Il fallait éviter que la
mort eût emporté autant dʼidées nouvelles et permettre que le débat se
poursuive. Le premier document avait constitué lʼexemplier que Xavier
nous avait distribué. Jean Kellens nous a confié le second. Il convient
dʼavertir le lecteur que ces deux documents sont incomplets et inache-
vés: les notes des tableaux figurant sous le titre «II. Comparaison entre
le Yasna et lʼAgnistoma (resp. paśubandha)» manquent dans le premier
document, mais figurent dans le second où les mêmes tableaux sont
donnés sous le titre «II. Parallélisme entre les rituels iranien et indien».
Le second document, plus ancien, est la réunion dʼextraits dʼun travail
qui se composait dʼau moins cinq chapitres. Nous nʼen possédons que le
deuxième chapitre, le début et la fin du troisième, le quatrième et le
début du cinquième. Visiblement, ce travail était encore en chantier
lorsque Jean Kellens en reçut ces extraits, mais aucun changement
visible nʼétait intervenu lorsque lʼexemplier de Mariemont fut élaboré.
Jʼai renoncé à apporter de profondes corrections à ces deux documents
et me suis limité à résorber les seules coquilles évidentes. Cʼest ainsi que
plusieurs curiosités ont été reproduites. Nous ne pouvons déterminer
quels systèmes de guillemets (“...”, ‘...’) ou quels usages des italiques et
de la majuscule Xavier allait finalement adopter. Là non plus, je nʼai
rien changé. Philippe Swennen m’a aidé à expliciter les références
bibliographiques incomplètes ou approximatives dont les abréviations
ou les sigles émaillaient ces annexes. Nous n’avons pas pu tout complé-
ter. De surcroît, Xavier avait laissé plusieurs espaces en blanc. Je les ai
signalés avec les signes gras [...].
Il ne sera pas aisé de faire la critique des idées de Xavier tant elles
sont importantes concernant la préhistoire des liturgies indiennes et ira-
niennes comme dans dʼautres matières, mais il le faudra. La critique des
idées de Xavier, cʼest le meilleur hommage. Même si seuls les amis
pourront maintenant se charger de la défense. Que ce soit en souvenir
des jours entiers que Xavier passait à débattre de tous les points litigieux
de linguistique ou dʼhistoire que nous lui soumettions!
É. Pirart
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