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L’histoire selon Domenico
Losurdo
Daniel Zamora Vargas
Études marxistes, N° 95-2011
Les livres de Domenico Losurdo ne sont pas simplement des livres d’histoire. Dans
les deux ouvrages étudiés ici [49] , Losurdo mélange de manière féconde philosophie,
histoire des idées, histoire économique et histoire politique et sociale. Ce mélange
permet à l’auteur de rompre avec les travaux historiques actuels rarement stimulants
et souvent anecdotiques ou, pour reprendre Marx, établissant tout au plus une
collection de faits sans vie [50] ».
Cette approche lui a permis d’aborder d’une manière toujours innovante et originale
les plus importantes questions de notre époque (nazisme, colonialisme,
socialisme…). Écrites d’une manière non chronologique, les « contre-histoires » de
l’intellectuel italien permettent d’orienter notre réflexion sur des problèmes et des
questions clés qui permettent de saisir plus amplement l’articulation de l’histoire
étudiée. Losurdo nous donne des clés de lecture générale qui permettent
d’appréhender des périodes historiques précises. Ces clés de lecture, bien que
souvent évidentes, ne font pourtant jamais l’objet d’un réel intérêt des historiens
dominants qui rejettent de manière méprisante toute forme de débat « idéologique ».
Cependant, leur histoire événementielle refusant toute forme de réflexion engagée
ou philosophique, bien loin de s’en affranchir, reproduit les lieux communs dominants
de l’histoire des vainqueurs. Comme l’écrivait bien Engels, « Ceux qui vitupèrent le
plus la philosophie sont précisément esclaves des pires restes vulgarisés des pires
doctrines philosophiques [51] . »
Loin d’être simplement une « contre-histoire », les écrits de Domenico Losurdo
revisitent également l’arsenal conceptuel et méthodologique de l’historiographie
contemporaine, nous renvoyant ainsi à Hegel, Marx ou Lénine, non pour faire une
histoire idéologique, mais précisément pour faire sortir l’histoire d’une idéologie
qu’elle cherche désespérément à masquer : l’idéologie réactionnaire du capitalisme
mondialisé.
Il déconstruit ainsi un à un les mythes fondateurs de l’historiographie dominante : le
caractère exceptionnel du nazisme, au prix du refoulement de toute l’entreprise
coloniale [52] ; l’histoire romantique d’un libéralisme prétendument émancipateur [53] ,
celui de la démocratie électorale et parlementaire [54] ; et enfin l’équation Hitler-
Staline, fondée sur la catégorie du « totalitarisme » et sur une histoire conduite par
des « monstres » [55] . L’importance du travail de Losurdo dépasse donc largement le
cadre des événements qu’il étudie ; c’est également une conception différente du
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travail historique qu’il nous livre, une conception qui cherche à faire sortir l’histoire de
son sommeil politique pour lui rendre sa fonction subversive, en mettant en avant
que « la mémoire historique est l’un des deux terrains fondamentaux où se mène la
lutte de classe au plan idéologique [56] ». De ce point de vue, Domenico Losurdo
conduit la lutte avec une grande intelligence et une évidente efficacité.
Déconstruire l’histoire anticommuniste
L’ouvrage de Domenico Losurdo sur Staline sera d’abord pour le lecteur novice une
fabuleuse synthèse des travaux les plus récents, et scientifiques, sur l’histoire de
l’Union soviétique. En effet, si dans le monde académique francophone c’est une
histoire très anticommuniste qui domine (largement soumise au Livre noir du
communisme), les historiens anglais ou américains ont depuis longtemps remis en
cause et critiqué cette histoire idéologique. De nombreux « mythes », forgés par une
histoire dont les principales composantes datent de la guerre froide, sont
soigneusement déconstruits et remis en cause dans le travail de Losurdo. Ainsi,
l’équation entre nazisme et communisme systématiquement construite durant la
guerre froide pour lutter contre le communisme est définitivement réfutée par
d’innombrables arguments, faits historiques et études sérieuses. Le portrait d’un
Staline totalement incompétent et dirigeant son pays de manière irrationnelle est
également passé au crible des différentes études historiques. L’image simpliste de la
« trahison » de l’idéal socialiste par un fou sanguinaire relève plus du mythe que de
l’exigence scientifique de l’historien. Losurdo montre comment l’histoire tragique de
la révolution d’Octobre est bien plus complexe. Il étudie minutieusement le rapport
Khrouchtchev, qui précipitait Staline en enfer, et le réfute sous de nombreux angles.
Ainsi, l’immense majorité des grandes critiques adressées au dirigeant soviétique est
discutée au regard des travaux scientifiques les plus actuels, qui sont souvent peu
accessibles aux non-spécialistes. Ce premier niveau de lecture constitue en soi un
apport important à la discussion générale sur l’héritage et le bilan du socialisme.
Toute personne désireuse de discuter et de penser les expériences du socialisme au
20e siècle se doit de découvrir Staline : Histoire et critique d’une légende noire.
En plus de ce premier niveau de lecture (extrêmement important et utile), il convient
également de souligner l’apport de Losurdo à une réflexion plus profonde sur le
socialisme en articulant plus généralement ses deux livres consacrés au sujet : Fuir
l’histoire et le Staline. C’est à ces réflexions plus approfondies que nous aimerions
porter à présent notre attention.
Comment aborder l’histoire du socialisme ?
L’importance de la contribution de Losurdo, c’est de rétablir et de réaffirmer
l’importance du marxisme comme théorie et comme méthode pour comprendre
l’histoire du socialisme. Cependant, l’actualité du marxisme contemporain souffre de
deux faiblesses particulièrement importantes aux yeux de l’auteur. Tout d’abord sa
régression à l’utopisme pur et simple et ensuite sa négation de l’histoire réelle. Ces
deux faiblesses sont évidemment intimement liées et s’opposent totalement à
l’héritage vivant de Marx.
Le marxisme et les débats théoriques actuels sur un au-delà du capitalisme se
situent effectivement dans une régression à l’utopisme. Ainsi, que ce soit
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l’ « hypothèse communiste [57] » de Badiou ou le mouvement de la
« décroissance », c’est un « retour à Marx » qui est revendiqué, voire à des auteurs
d’avant Marx. Le problème de ce genre de travaux est qu’ils s’inscrivent dans le
refoulement des expériences réelles d’un autre système et dans un déni total d’étude
et d’analyse des réussites et erreurs commises lors de cette première grande rupture
avec le capitalisme que fut Octobre 1917. En effet, depuis la fin des années 70 toute
la réflexion sur une organisation alternative de société est coupée de l’étude
historique concrète de ses expressions réelles dans l’histoire, donc en niant l’une des
règles élémentaires du matérialisme historique.
« C’est dans l’abc du matérialisme historique que l’on trouve la thèse selon laquelle
la théorie se développe à partir de l’histoire, de la matérialité des processus
historiques. Le grand penseur révolutionnaire n’a pas hésité à reconnaître la dette
théorique qu’il avait contractée envers la brève expérience de la Commune de Paris.
Aujourd’hui, au contraire, des décennies et des décennies d’une période historique
particulièrement intense, de la révolution d’Octobre aux révolutions chinoise,
cubaine, etc., devraient être déclarées dépourvues de signification et d’importance
par rapport à “l’authentique” message de salut déjà délivré, une fois pour toutes,
dans des textes sacrés qu’il s’agirait seulement de redécouvrir et de re-méditer
religieusement. […] Clairement, la formule de retour à Marx est une phrase
religieuse [58] . »
Nombre de mouvements, penseurs ou partis se sont enfermés dans des « regrets »
aussi vides qu’hypocrites, car sommaires et cherchant avant tout à enterrer
définitivement la page d’histoire la plus importante du mouvement communiste, plutôt
qu’à la comprendre sérieusement. Par ce déni – que Losurdo appelle « l’autophobie
des communistes » –, ceux-ci ouvrent la voie à une double régression historique et
théorique : régression historique, en ce qu’elle accepte une histoire de l’expérience
socialiste totalement biaisée par des décennies de production historique
anticommuniste ; régression théorique en ce qu’elle renonce sans grande réflexion
aux principes essentiels du marxisme (lutte de classe, impérialisme, perspective
révolutionnaire…). Plus que jamais, aujourd’hui, étudier et penser le socialisme —
ainsi que sa théorie révolutionnaire — doit se faire dans l’exigence du travail
historique sur sa première expérience réelle d’envergure.
Balayant en dehors du « communisme » son histoire passée, imposant ainsi à ses
idéaux originels (abolition de l’État, de la famille, de la division du travail…) une
suprématie totale sur les différentes tentatives de leur mise en application, voyant
dans l’État soviétique un travestissement des propositions de Marx et, en partie, de
Lénine sur l’État, de nombreux auteurs marxistes actuels reproduisent le discours
classique de la « trahison » des idéaux de Marx, écartant d’un revers de main des
dizaines d’années de réflexion et d’analyse de l’expérience concrète du socialisme
dans ses liens avec la théorie marxiste. Cette attitude accuse l’histoire réelle de ne
pas correspondre à la théorie « pure » de l’État telle qu’elle pourrait se trouver dans
les textes canoniques.
Le marxisme en devient alors ce que Lénine qualifiait de « momie difforme et
mutilée », évacuée de son « âme vivante », affaiblissant « son lien avec les
problèmes pratiques et précis de l’époque, susceptibles de se modifier à chaque
nouveau tournant [59] ».
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Or il s’agit là précisément de l’inverse de la méthode de Marx, qui n’hésitait pas à
réexaminer ses idées en fonction du développement réel de l’histoire. On rappelle à
ce titre assez souvent que c’est au vu de la Commune de Paris que Marx réalisa la
seule modification qu’il apporta au Manifeste communiste. En ce sens, la seule et
unique façon de traiter de manière « marxiste » l’ouvrage-clé de Lénine sur
l’État [60] est précisément de le confronter à l’expérience des Soviets et de la
révolution d’Octobre. Lénine lui-même esquisse ce fléchissement dans ses écrits
postérieurs ; ainsi dans « Mieux vaut moins, mais mieux » [61] , écrit en 1923, il
semble revenir sur certaines de ses formulations et idées de l’État et la révolution. Il
adopte en cela l’attitude fondamentale de la méthode marxiste à l’égard de la
théorie : la saisir et l’approfondir au regard de l’expérience. Paradoxalement, comme
le précise Losurdo :
« Des décennies d’une expérience historique très riche auraient dû encourager une
nouvelle réflexion globale sur ces thèmes et sur ces problèmes : en réalité, on n’est
guère allé au-delà des efforts de Lénine pour reformuler la théorie de la révolution
socialiste et prendre acte, d’une manière ou d’une autre, de la durée et de la
complexité de la transition. Une nouvelle réflexion radicale (absolument nécessaire)
de la théorie du socialisme et du communisme, de la société postcapitaliste dans son
ensemble n’a pas été amorcée [62] . »
Cette tâche fondamentale est celle des communistes aujourd’hui ; il s’agit
d’approfondir notre connaissance des expériences du socialisme pour approfondir
notre théorie révolutionnaire.
Messianisme révolutionnaire et universalisme
Si une réflexion et une attitude nouvelles face à l’étude de l’histoire sont absolument
nécessaires, c’est justement parce que, comme le voit Losurdo, l’utopisme et le
messianisme révolutionnaire des textes canoniques sont parmi les raisons des
échecs et des luttes qui ont déchiré l’histoire de la révolution bolchevique. En effet,
selon Losurdo, l’horreur absolue qu’a constituée la Première Guerre mondiale a
renforcé l’idée d’un socialisme comme antithèse totale de la société capitaliste.
Abolition de la famille, de l’État, du pouvoir — Marc Bloch [63] allant jusqu’à parler de
la « transformation du pouvoir en amour » — de l’argent, du commerce, de la division
du travail, des inégalités… Cette vision totalement messianique n’est pas
uniquement partagée par les ouvriers et paysans, mais également, dans différentes
mesures par les
En conséquence, les principales figures de la révolution s’affrontent sur diverses
questions théoriques renvoyant toujours dos à dos application concrète et visée
révolutionnaire.
Trotsky contre Lénine sur l’internationalisme et la fin de
Trotsky voit dans la négociation de paix avec les Allemands une trahison de
l’internationalisme prolétarien et Lénine l’unique condition de la survie du pouvoir
bolchevique. Lénine s’oppose alors à ceux qui veulent « aider la révolution socialiste
à l’échelle internationale en acceptant une défaite éventuelle de cette révolution dans
le pays en question [64] », une conception abstraite et utopique de l’internationalisme
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servant ici d’argument pour continuer la guerre au risque d’une défaite de la
révolution soviétique. Cette conception défaitiste est partagée par une partie des
militants bolcheviques qui écrivent que « Dans l’intérêt de la révolution internationale,
nous estimons opportun de courir le risque de la perte éventuelle du pouvoir des
Soviets qui devient désormais purement formel [65] . »
Lénine contre de nombreux militants à propos de la NEP [66]
La NEP fut vécue par beaucoup comme une trahison des principes communistes et
un retour au capitalisme. Losurdo note ainsi qu’« en 1921-22, des dizaines de
milliers d’ouvriers bolcheviques déchirèrent littéralement leur carte, dégoûtés par la
NEP […] [67] ». Ce dégoût était fondé sur une idée presque catholique du
communisme, vu comme la fin de toute forme d’économie marchande, de sorte que
de nombreux intellectuels attendaient la fin de l’argent. Le messianisme veut qu’on
attende la fin de l’argent, du vol, du mensonge… Marc Bloch lui-même appelle à la
fin de l’argent en 1918 [68] . Cet égalitarisme simpliste entre violemment en
contradiction avec la réalité et l’objectif de Lénine puis de Staline. Ainsi, « L’objectif à
long terme de Staline est assez ambitieux, sur le plan social comme sur le plan
national : “faire de notre société soviétique la société la plus aisée” ; mais, pour
obtenir ce résultat, “il faut que le pays ait une productivité du travail supérieure à celle
des pays capitalistes avancés [69] ” [70] . » La poursuite de cet objectif va avoir
recours à des incitations matérielles et morales, s’opposant ainsi à tout égalitarisme
primitif [71] . À cette approche va violemment s’opposer Trotski qui y voit, par la
liquidation de « l’égalité socialiste », la préparation par la bureaucratie de
changements dans les rapports de propriété [72] . Face à cette position, Staline
l’accuse d’ « égalitarisme grossier » : « Il est temps de comprendre que le marxisme
est ennemi de l’égalitarisme [73] . » Pour Staline, dit Losurdo, « l’égalité produite par
le socialisme consiste dans l’élimination de l’exploitation de classe, certainement pas
dans l’imposition de l’uniformité et de l’homogénéité, qui est l’idéal à quoi aspire le
primitivisme religieux… [74] »
Méfaits de l’utopisme révolutionnaire
Si Losurdo accorde une si grande importance à cette question, c’est précisément
qu’il estime que ce sont cet utopisme et ce messianisme révolutionnaire qui sont à
l’origine d’une violence révolutionnaire accrue, et non pas simplement le
« bureaucratisme stalinien ». Ainsi, la volonté d’imposer à la société soviétique les
impératifs des textes classiques nécessite d’exercer une plus grande violence à
l’égard des rapports sociaux existants. La suppression de la famille, de la division du
travail, de la propriété, de l’État, sont des entreprises menant nécessairement à des
formes de violence sociales très aiguës. Proclamer que « le droit est l’opium du
peuple » et que « l’idée de constitution est une idée bourgeoise [75] » rend aisé « de
justifier n’importe quelle mesure terroriste pour faire face à l’urgence, mais surtout, le
passage à une normalité constitutionnelle, rejetée dès le départ comme “bourgeoise”,
apparaît comme très problématique, voire impossible [76] . » Ici, les revendications
universalistes abstraites et utopistes par leur manque de contenu concret
« stimule[nt] [77] » la violence et l’oppression.
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Ainsi, selon Losurdo, c’est précisément la volonté de normaliser l’État soviétique qui
est perçue comme une trahison par ses opposants. Le thème de la révolution trahie,
bien avant Trotski, accompagne le processus révolutionnaire.
« Alimentée ultérieurement par une vision du monde (qui avec Marx et Engels
semble invoquer un avenir sans frontières nationales, sans rapports mercantiles,
sans appareil d’État et même sans coercition juridique) et par un rapport quasi
religieux avec les textes des pères fondateurs du mouvement communiste, cette
revendication ne peut pas ne pas être déçue au fur et à mesure que la construction
du nouvel ordre commence à prendre corps.
Voilà pourquoi, bien avant de faire irruption au centre de la réflexion et de la
dénonciation de Trotski […], le thème de la révolution trahie accompagne comme
une ombre l’histoire qui a commencé avec l’ascension au pouvoir des bolcheviques.
L’accusation ou le soupçon de trahison émerge à chaque tournant de cette révolution
particulièrement tortueuse, poussée par les nécessités de l’action de gouvernement
à repenser certains motifs originels utopistes et contrainte en tout cas à mesurer ses
grandes ambitions à l’extrême difficulté de la situation objective [78] . »
Ce dilemme central au processus révolutionnaire — abandon de certains motifs
utopistes ou défaite de la révolution — est pourtant l’un des plus importants pour
saisir l’ensemble des débats et des enjeux de cette expérience de première tentative
de rupture avec le capitalisme dans l’histoire humaine. Bien qu’incontournable, il est
cependant rarement évoqué par les penseurs actuels de la gauche « marxiste », qui
font plutôt des jugements moraux abstraits sur les choix du groupe dirigeant
bolchevique. Si Losurdo accorde une si grande importance au fait de « dé-
messianiser le projet communiste [79] », c’est justement parce que ce messianisme
constitue un double obstacle au mouvement communiste actuel :
Obstacle historique en ce qu’il empêche de saisir et de se réapproprier une vision
réaliste de l’histoire délivrée des « repentirs » vides de contenus. Cet obstacle
conduit au rejet fallacieux de nombreux principes fondamentaux du marxisme ainsi
qu’à une lecture superficielle de l’histoire communiste.
Et obstacle quant à l’avenir, en ce qu’il tend inexorablement à la régression vers le
socialisme utopiste dans le messianique « retour à Marx », qui n’apporte bien sûr
aucune vraie solution. Il est ainsi caractéristique de voir l’un des principaux
représentants du marxisme contemporain — Alain Badiou — se contenter de nous
annoncer « un nouveau mode d’existence de l’hypothèse [80] » communiste tout en
décrétant que sa forme passée — mouvement ouvrier et parti révolutionnaire — est
dépassée.
Or l’enjeu du mouvement communiste n’est justement pas la réaffirmation de l’utopie
et du messianisme, mais, au contraire, de donner des contenus concrets à ce qu’a
été réellement l’expérience historique, et surtout à ce que pourrait être, aujourd’hui,
le socialisme, en dehors des lieux communs éculés sur « l’abolition de l’exploitation »
ou « l’avènement de la liberté ». Si ces mots d’ordre sont certes mobilisateurs, ils
n’en restent pas moins des généralités donnant peu de contenu à un projet qui en
requiert énormément. Or ce sont justement ces contenus concrets qui sont vécus
comme une « trahison ».
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« La tragédie de la Révolution française (mais aussi, et à plus vaste échelle, de la
révolution d’Octobre) consiste en ceci : s’il veut éviter de se réduire à une phrase
vide, le pathos de l’universalité doit se donner un contenu concret et déterminé, mais
c’est justement ce contenu concret et déterminé qui est ressenti comme une
trahison [81] . »
Le socialisme comme processus d’apprentissage
Dans une qualification originale, Losurdo définit le socialisme comme un « processus
d’apprentissage laborieux et inachevé ». Il entend par là le processus par lequel les
communistes approfondissent et évaluent leurs conceptions du socialisme et de la
révolution, processus historique entamé depuis la naissance du mouvement ouvrier
et affiné à chacune de ses luttes et insurrections, processus forgé « non par des
expérimentations aseptiques en laboratoire, mais au cours d’âpres luttes autant avec
l’Ancien Régime qu’avec les masses populaires et même lors de conflits
internationaux [82] . »
C’est ce processus qui mène Marx et Lénine à revoir leurs idées à la lumière des
expériences de leur temps (la Commune de Paris, la Révolution de 1905…). Ces
événements ont mené ces grands dirigeants ouvriers à revoir profondément leur
conception de l’organisation, leur théorie révolutionnaire et les formes d’action
politique nécessaires à la révolution (autour de débats difficiles sur les syndicats, la
grève générale, le parti, la discipline et l’autorité…). Aujourd’hui, quelles réflexions
devons-nous pousser plus loin au vu des expériences passées et des leçons qu’elles
nous apportent ? Sur ce point, Losurdo ouvre des débats qui ont pu longtemps être
vus comme autant de « trahisons » à l’idéal communiste comme l’ont été les écarts
de Lénine ou de Staline à l’idéal de leur temps.
« Le socialisme et le communisme comportent-ils la disparition totale des identités et
jusque des langues nationales […] ? Dans la société de l’avenir prévisible n’y aura-t'il
plus de place pour aucun type de marché et pas même pour l’argent […] ? À propos
du communisme, Marx parle parfois d’ “extinction de l’État”, d’autres fois
d’ “extinction de l’État dans le sens politique actuel” : ce sont deux formules
sensiblement différentes entre elles ; de laquelle des deux peut-on s’inspirer ? Ce
sont ces problèmes qui provoquent entre les bolcheviques d’abord un âpre conflit
idéologique, puis la guerre civile ; et c’est à ces problèmes qu’il faut répondre, si l’on
veut redonner une crédibilité au projet révolutionnaire communiste, en évitant les
tragédies du passé. C’est dans cet esprit que j’ai écrit d’abord Fuir l’histoire ? La
révolution russe et la révolution chinoise aujourd’hui, puis Staline : Histoire et critique
d’une légende noire. Si l’on n’affronte pas ces problèmes, on ne pourra ni
comprendre le passé ni projeter l’avenir [83] . »
Lacunes d’une histoire originale
Si la contre-histoire soviétique que nous propose Losurdo est sans conteste l’une
des plus stimulantes et originales qui aient été produites dans le désert intellectuel
actuel, elle ne fait pourtant que lancer des défis. En effet, si Losurdo est
indubitablement aujourd’hui l’une des plus importantes figures du marxisme
contemporain, il l’est avant tout sur deux plans : sur le plan de la réflexion
conceptuelle et sur le plan historique.
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Bien que Losurdo nous amène à ouvrir le chantier d’une réflexion sérieuse sur les
enjeux d’un socialisme qui ne soit pas réduit à des phrases creuses, il ne fait
cependant que nous en indiquer la direction. Loin d’apporter réellement un contenu
concret à l’utopie, Losurdo ne fait que constater ce vide. Or son travail serait plus
riche encore s’il consacrait également une partie de sa réflexion aux dimensions
concrètes qui ont été données au communisme dans l’histoire. Ainsi, comment
dénoncer « l’état d’exception constant » en Union soviétique sans avoir consacré
plus de quelques lignes à l’organisation de l’État soviétique dans l’histoire et à ses
constitutions. L’étude sérieuse des différentes constitutions, y compris celles de 1918
et de 1923 dont Losurdo ne parle pas, est fondamentale si on veut comprendre les
défis et ambitions de la construction d’un État socialiste. Repenser la question de
l’État à partir des expériences du socialisme « réel » n’est pas simplement l’affaire
d’un débat conceptuel, mais également d’histoire, et cela comporte de réétudier
sérieusement l’ensemble des débats et décisions dans le processus de construction
de cet État socialiste. Cette étude permettrait de saisir à nouveau la théorie en
rapport avec l’expérience afin d’approfondir notre connaissance du problème.
Ensuite, s’il reproche à l’URSS de n’avoir pu constituer « des mécanismes
institutionnels et juridiques d’exercice régulier et ordonné du pouvoir [84] »,
construisant « une forme politique relativement stable de gestion du pouvoir [85] »,
Losurdo ne nous offre pourtant que peu d’éléments sur ce que devrait être cette
gestion stable du pouvoir en dehors de l’état d’exception. Ainsi Losurdo semble
naviguer entre explication (état de guerre constant contre l’URSS) et critique sans
alternative (échec de l’établissement d’une forme stable de gestion politique). C’est
bel et bien ce manque de réflexion sur la nécessité d’une forme de gouvernement
stable pour le socialisme qui semble inquiéter Losurdo, mais il n’écrit que peu de
choses à ce sujet.
Comment peut-on critiquer l’utopisme caractérisé par l’idée de la « disparition de
l’argent » sans étudier le bilan économique des différents pays socialistes et les
récents développements en Chine, à Cuba ou au Vietnam dans le détail, pas
seulement superficiellement ? Cette tâche, loin d’avoir été sérieusement abordée,
reste encore à faire. Sur les questions économiques, les réflexions de Losurdo
restent superficielles. S’il est bien légitime de s’interroger sur la place du marché
dans l’économie socialiste, cette interrogation ne peut se fonder que sur une
évaluation approfondie de l’économie soviétique et dans les pays socialistes. Cette
faiblesse se caractérise également par une sous-estimation très importante des
rapports et des conflits de classe en URSS. Ainsi, si Losurdo critique l’attitude
utopiste de certains vis-à-vis de la NEP, il convient de saisir la double origine de
cette politique. Elle est certes dictée par les besoins du moment et le développement
nécessaire, mais également par les rapports entre les classes sociales en URSS.
Eugène Varga exprimait pourtant déjà cet enjeu de manière plus complète que
Losurdo : en 1922, dans le cadre de la NEP et des concessions faites par le pouvoir
soviétique aux paysans, il écrivait :
« Le parti communiste russe, comme parti dirigeant du pays, avait à résoudre la
question suivante : ou conserver pure l’idée communiste et perdre la puissance
politique — car contre la volonté unie des masses paysannes la dictature du
prolétariat, diminuée et affaiblie par la longue guerre soutenue et l’émigration au
village, n’aurait pu résister ; ou bien, comptant avec l’isolement dans lequel se
trouvait le prolétariat russe, maintenir le pouvoir prolétarien d’une façon conforme à
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la réalité de la situation. Nul doute que, dans l’intérêt de la révolution mondiale, il soit
incomparablement plus avantageux pour le prolétariat d’un pays de 150 millions
d’habitants de garder le pouvoir que de conserver dans sa pureté l’idée communiste
en perdant ce pouvoir, acquis au prix de tant de difficultés, préparant par là même la
voie à la réaction mondiale [86] . »
Cet extrait souligne les deux aspects que sont l’impératif lié à la réalité concrète que
Losurdo mentionne abondamment dans son livre, mais également les conditions de
cette concession : le rapport de force entre les classes sociales — entre prolétariat et
paysans dans ce cas précis. Ce point est totalement absent de l’ensemble de son
ouvrage sur Staline. Or comment est-il possible de saisir en profondeur la complexité
de ce « processus d’apprentissage » qu’est le socialisme dans l’histoire sans étudier
les rapports de classe dans lesquels il s’est développé ?
Restent enfin les rapports ambigus entre « utopisme » et « concret ». S’il a raison de
préciser que « la frontière tend à se révéler assez mouvante entre un projet politique
ambitieux et des phrases tonitruantes et vides, entre une utopie concrète (un horizon
lointain, mais qui cependant oriente et stimule le processus réel de transformation) et
une utopie abstraite, qui (synonyme en dernière analyse d’évasion et de fuite de la
réalité) égare [87] », il ne nous donne pourtant que des pistes pour la construction de
l’utopie concrète. De plus, ce qui est utopique à un certain moment doit-il être
totalement abandonné ? Quelles revendications Losurdo considère-t-il comme
totalement utopiques, utopiques de manière générale — ou utopiques à un moment
historique précis ? Où placer le curseur entre « compromis pragmatique » et
« trahison » ? Une certaine lecture de sa critique pourrait ainsi mener à l’abandon de
nombreux principes qu’il est pourtant nécessaire d’avoir comme visée générale à la
construction du socialisme.
Ce travail reste encore à faire et il est de notre responsabilité de le mener à bien si
nous voulons donner un avenir concret à l’émancipation humaine. Entre-temps, le
travail de Losurdo reste de loin l’un des plus importants dans le marxisme
contemporain. Ses deux ouvrages annoncent la nécessité d’une nouvelle phase du
mouvement communiste, qui ne s’inscrive pas dans le déni du passé, mais bien au
contraire dans son étude et dans le prolongement de son héritage révolutionnaire.
Daniel Zamora Vargas (dzamora66 at gmail.com) est chercheur en sociologie à
l’Université libre de Bruxelles.
Notes
[49] Domenico Losurdo, Fuir l’histoire ?, Éditions Delga, Paris, 2007 et Staline : Histoire et critique
d’une légende noire, Éditions Aden, Bruxelles, 2011.
[50] Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Éditions sociales, 1976, p. 21.
[51] Friedrich Engels, Dialectique de la nature, Éditions sociales, Paris, 1968, p. 211.
[52] Domenico Losurdo, Liberalism : A Counter History, Verso, Londres, 2011.
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[53] Ibidem.
[54] Domenico Losurdo, Démocratie et bonapartisme, Le temps des cerises, Paris, 2007.
[55] Domenico Losurdo, Staline, op. cit., p. 251, p. 433.
[56] Domenico Losurdo, Fuir l’histoire ?, op. cit., p. 113.
[57] Introduit dans le livre De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Éditions Lignes, Paris, 2007, le concept
donne son titre à L’hypothèse communiste, chez le même éditeur, 2009.
[58] Domenico Losurdo, Fuir l’histoire ?, op. cit., p. 15-16.
[59] Lénine, « De certaines particularités du développement historique du marxisme », Œuvres,
tome 17, Éditions du Progrès, Moscou, p. 33.
[60] L’État et la Révolution, Œuvres, tome 25, p. 413-531.
[61] Œuvres, tome 33, p. 501-517.
[62] Domenico Losurdo, Fuir l’histoire ?, op. cit., p. 65.
[63] Marc Bloch est un des grands historiens marxistes français. Entré dans la résistance, il finira par
être arrêté par la Gestapo, torturé et fusillé en mars 1944.
[64] Lénine, « Chose étrange et monstrueuse », Œuvres, tome 27, pp. 66-67.
[65] Ibidem.
[66] La Nouvelle politique économique (NEP) est une politique économique mise en œuvre en URSS
à partir de 1921, après la phase du « communisme de guerre ». Elle réintroduit certaines formes
d’économie capitaliste au sein de l’économie soviétique épuisée et totalement ravagée suite à la
guerre.
[67] Figes, A People’s Tragedy : The Russian Revolution 1891-1984, Random House, Londres,
1997, p. 771, cité par Losurdo, Staline, op. cit., p. 77.
[68] Domenico Losurdo, Staline, op. cit., p. 79.
[69] Staline, « Discours prononcé à la première conférence des stakhanovistes » (1935), Les
questions du léninisme, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1949, p. 662.
[70] Domenico Losurdo, Staline, op. cit., p. 83.
[71] Voir Entretien avec l’écrivain allemand Emil Ludwig (1931), Éditions en langues étrangères,
Moscou, 1952, p. 17-18.
[72] Domenico Losurdo, Staline, op. cit., p. 84-85.
[73] Staline, « Rapport présenté au 17e congrès du parti sur l’activité du Comité central du PC(b) de
l’URSS » (1934), III. Le parti, Les questions du léninisme, op. cit., p. 633.
[74] Domenico Losurdo, Staline, op. cit., p. 82.
[75] Domenico Losurdo, Staline, op. cit., p. 96.
11. 11
[76] Domenico Losurdo, Fuir l’histoire ?, op. cit., 137.
[77] Domenico Losurdo, Staline, op. cit., p. 171.
[78] Domenico Losurdo, Staline, op. cit., p. 67.
[79] Domenico Losurdo, Fuir l’histoire ?, op. cit., p. 143.
[80] Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, op. cit., p. 153.
[81] Domenico Losurdo, Staline, op. cit., p. 168.
[82] Domenico Losurdo, Fuir l’histoire ?, op. cit., p. 141.
[83] Seulement en ligne : http://www.lafauteadiderot.net/A-propos-du-Staline-de-Losurdo-le.
[84] Domenico Losurdo, Staline, op. cit., p. 140.
[85] Ibidem, p. 189.
[86] Eugène Varga, préface à l’édition française de La dictature du prolétariat (Problèmes
économiques), Librairie de l’Humanité, Paris, 1922, p. IV-V.
[87] Domenico Losurdo, Fuir l’histoire ?, op. cit., p. 164.