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BOUDDHA, JESUS
LAURENT SAILLY
1
BOUDDHA, JESUS
Chapitre 1er
Les enjeux d’une rencontre
Bouddha est le dernier génie religieux de l'humanité avec lequel le christianisme aura à s'expliquer », affirmait il y a un peu plus d'un
demi-siècle le théologien catholique Romano Guardini. Christianisme et bouddhisme, ces deux grandes religions universelles de
salut, qui prônent l'amour et la compassion, n'avaient en effet historiquement jamais été en concurrence aussi directe. Depuis
quelques décennies, avec la percée du christianisme en Asie et celle du bouddhisme en Occident, l'« explication » a véritablement
commencé.
On est aujourd'hui à même de connaître avec justesse les
deux religions et de comparer de manière distanciée leurs
points essentiels de doctrine. Cela n'a pas été le cas dans le
passé. Depuis que les premiers missionnaires chrétiens ont
découvert les différentes traditions bouddhistes, aux XVIe et
XVIIe siècles, bien des malentendus se sont répandus en
Occident sur les enseignements du Bouddha, qui ont été
utilisés à des fins polémiques par les adversaires ou les
partisans du christianisme.
Du côté des adversaires, on souligne le modernisme du
bouddhisme, sa rationalité, son absence de dogmes. Ainsi
Nietzsche écrit dans L'Antéchrist : « Le bouddhisme est cent
fois plus réaliste que le christianisme. Il a dépassé le leurre de
soi-même que sont les notions morales. Il se tient, pour
employer mon langage, par-delà le Bien et le Mal. » Cette
lecture positiviste du bouddhisme se fonde sur une lecture des
textes les plus philosophiques et fait totalement abstraction de
son évolution historique et de son enracinement dans des
cultures locales très diverses, teintés de cultes aux divinités,
de superstition et de religiosité populaire.
A l'inverse, les partisans du christianisme soulignent le
caractère superstitieux de la plupart des bouddhismes
asiatiques et ne retiennent des enseignements fondamentaux
du Bouddha que la théorie du nirvana, assimilé au néant. Ainsi
Jules Barthélemy Saint-Hilaire, un philosophe français
contemporain de Nietzsche, n'hésite pas à écrire : « Au fond,
le bouddhisme n'est pas autre chose que l'adoration et le
fanatisme du néant. C'est la destruction de la personnalité
humaine poursuivie jusque dans ses espérances les plus
légitimes. Je demande s'il est au monde quelque chose de
plus contraire au dogme chrétien, héritier de toute la
civilisation antique, que cette aberration et cette monstruosité.
» Cette compréhension du bouddhisme comme « un
épouvantable culte du néant » est confortée par son
assimilation à la pensée radicalement pessimiste du
philosophe allemand Arthur Schopenhauer. Or, comme le
montrent les études contemporaines fondées tant sur une
meilleure connaissance des textes que sur leur interprétation
par les religieux bouddhistes eux-mêmes, cette interprétation
d'un bouddhisme « pessimiste », « nihiliste » ou même «
égoïste » est tout aussi erronée que celle d'un bouddhisme «
moderne » et « purement rationnel » qui serait exempt de
religiosité populaire ou de croyances irrationnelles.
Pourtant, ces interprétations polémiques séculaires continuent
bien souvent d'avoir cours dans de nombreux milieux chrétiens
hostiles au bouddhisme ou, à l'inverse, chez des Occidentaux
nouvellement convertis à cette tradition. Malgré des gestes
spectaculaires comme la rencontre d'Assise, où le pape était
assis à côté du Dalaï-lama, Jean Paul II a suscité l'indignation
des milieux bouddhistes et universitaires en donnant dans son
livre Entrez dans l'Espérance, une lecture schopenhauerienne
du nirvana bouddhiste. Et on entend encore fréquemment
chez les nouveaux adeptes du bouddhisme des arguments du
type : « Je suis devenu bouddhiste car, contrairement au
christianisme, c'est une religion totalement rationnelle, sans foi
ni dogme, qui ne repose que sur l'expérience. » En fait, au-
delà des erreurs de compréhension des deux religions, la
grande tentation consiste aussi à comparer le pire d'une
tradition au meilleur de l'autre. Ainsi compare-t-on facilement
dans les milieux bouddhistes occidentaux le message de paix
du Dalaï-lama à l'Inquisition et aux croisades, ou bien,
inversement, chez certains chrétiens, la charité d'une mère
Teresa à l'absence totale de préoccupation caritative et sociale
de certains moines bouddhistes. Pour confronter de manière
juste le bouddhisme et le christianisme, il faut comparer les
sommets avec les sommets et les égarements avec les
égarements. De même convient-il de bien connaître la subtilité
des doctrines et surtout leur diversité. Car, pas plus qu'il existe
un seul christianisme homogène, il n'existe un seul
bouddhisme authentique. Le bouddhisme, c'est à la fois les
textes anciens attribués au Bouddha, le Theravada répandu
dans toute l'Asie du Sud-Est, le chan chinois ou le zen
japonais, ou encore le Vajrayana tibétain. C'est sans parti pris
idéologique et en tenant compte de ces précautions que
s'ouvre notre dossier à travers l'article d'Eric Vinson sur les dix
clefs de la confrontation doctrinale entre Jésus et Bouddha et
les traditions qui se réclament de leurs enseignements depuis
plusieurs millénaires.
Mais l'enjeu de la rencontre du bouddhisme et du
christianisme ne se résume pas, aussi précieux soit-il, à un tel
comparatisme. Il se joue aussi à un niveau plus existentiel
chez les individus, de plus en plus nombreux, qui sont touchés
par les deux traditions. On rencontre des bouddhistes
convertis au christianisme qui maintiennent un attachement
profond à la religion de leur enfance et, inversement, de plus
en plus de chrétiens devenus bouddhistes qui reviennent vers
le christianisme en conservant des pratiques et des
enseignements bouddhistes, ou bien encore qui revendiquent
la double appartenance. On trouve aussi, et ce sont les plus
nombreux, des chrétiens qui pratiquent la méditation
bouddhiste ou des bouddhistes qui prient Jésus. Loin
d'assister à un phénomène d'exclusion mutuelle, on constate
donc de plus en plus, chez des personnes touchées par les
deux traditions, des tentatives de mélanges et d'intégration.
BOUDDHA, JESUS
LAURENT SAILLY
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Pour la première fois, notre reporter Aurélie Godefroy a
longuement enquêté chez ces « chrétiens bouddhistes » et
son reportage émouvant montre la diversité et la difficulté des
tentatives de synthèses personnelles, qui insistent souvent sur
la familiarité et la complémentarité des deux voies spirituelles.
Point de vue critiqué avec nuance par Dennis Gira, chrétien
engagé et fin connaisseur du bouddhisme, qui souligne les
nombreux pièges et ambiguïtés de la compréhension du
bouddhisme par les Occidentaux. Le dossier se clôt par un
entretien entre l'évêque de Mende, ancien père abbé
bénédictin de Kergonan, et un lama tibétain directeur du
centre Dhagpo Kagyu Ling. Ces deux moines se sont
longuement rencontrés il y a quelques années pour faire un
livre de dialogue. Ils font ici le point de cette passionnante et
fructueuse rencontre, qui a permis de mettre en évidence à
travers l'angle du chemin spirituel les principales divergences
et ressemblances du bouddhisme et du christianisme.
Reste le dernier enjeu de cette rencontre, celle de la
concurrence que vont se livrer à l'échelle planétaire ces deux
grandes religions universelles du salut. Paradoxalement, le
bouddhisme progresse actuellement plus en Occident qu'en
Orient, et le christianisme bien davantage en Orient qu'en
Occident. Assistera-t-on à une vraie bataille de conversions ou
bien plutôt à l'émergence progressive et inédite d'un
christiano-bouddhisme ? Cela peut encore nous paraître
étrange, voire impossible, mais notre enquête en montre
pourtant les germes, et Arnold Toynbee, le grand historien des
civilisations, affirmait que la rencontre de ces deux traditions si
proches et si lointaines constituait « l'événement le plus
significatif du XXe siècle » pouvant favoriser l'émergence
d'une nouvelle civilisation.
[Frédéric Lenoir, Philosophe et sociologue, auteur de La Rencontre du
bouddhisme et de l'Occident (Albin Michel, 2001). Publié le 1 juillet 2006 - Le
Monde des Religions n°18]
LEXIQUE
- Samsara (litt. «Perpétuelle errance ») : cycle infini des morts et des renaissances dû à l'ignorance et l'égocentrisme qui aveuglent
l'esprit sous la forme des « trois poisons » émotionnels (le désir-attachement, la colère-aversion, la stupidité-indifférence). Le samsara
se caractérise par l'aliénation douloureuse de la conscience sous l'effet de l'enchaînement des causes et des conséquences, des
«actes » et des « fruits » (karma).
- Nirvana (litt. «Extinction ») : libération « personnelle » du frustrant samsara. Objet de subtiles distinctions selon les écoles, il a pour
synonymes « Etat de bouddha », « Eveil », « Délivrance » (moksa).
- Dharma : la réalité telle qu'elle est, à savoir l'ordre juste du monde et du discours selon l'enseignement du Bouddha. Synonyme de
«religion », « doctrine », « pratique spirituelle » bouddhistes.
- Theravada (litt. « Ecole des Anciens ») : forme de bouddhisme qui domine l'Asie du Sud et se veut la plus fidèle au Bouddha. Fondée
sur la complémentarité entre moines et laïcs, sur l'éthique individuelle et la méditation, on l'appelle aussi Hinayana (« Petit Véhicule de
progression »), terme péjoratif venu de son rival Mahayana.
- Mahayana (litt. « Grand Véhicule de progression ») : occupant le centre et le nord de l'Asie, cette forme de bouddhisme est fondée sur
les idées de vacuité et d'amour-compassion universels. Elle donne lieu à une luxuriante religiosité dédiée à ses innombrables bouddhas
et bodhisattvas.
- Vajrayana (litt. « Véhicule de diamant ») : courant issu du Mahayana fondé sur la transmutation des illusions et passions en sagesse
et compassion universelles. Dominant l'Himalaya et le Tibet, on l'appelle aussi bouddhisme tibétain, boudhisme tantrique ou encore
lamaïsme.
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LAURENT SAILLY
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BOUDDHA, JESUS
Chapitre 2
Les dix clés du face-à-face
Christianisme et bouddhisme offrent deux voies universelles de salut caractérisées par un puissant altruisme. Jusqu'où vont leurs
affinités et quelles sont leurs incompatibilités ?
1. Le thaumaturge et le professeur
Bien des traits séparent le Bouddha (littéralement « l'Eveillé »)
venu d'Inde et le Christ (litt. « le Messie ») venu de Palestine,
au fond aussi mal connus l'un que l'autre et bien souvent de
façon légendaire : leur statut social par exemple – Gautama
est prince et Jésus artisan – ou leur jeunesse – l'un ayant eu
femme(s) et enfant quand l'autre paraît un célibataire endurci.
Autre différence remarquable : la durée de leur « vie publique
», débutée la trentaine venue et également consacrée à
l'enseignement itinérant avec un groupe de disciples. Avant
qu'il soit accusé de blasphème et exécuté à 33 ans, celle du «
charpentier de Nazareth » dure tout au plus trois années, alors
que celle du « Grand Silencieux » court sur un demi-siècle et
se termine paisiblement vers 80 ans. Pas étonnant donc qu'on
ne puisse comparer la quantité des enseignements recueillis
sur des durées aussi dissemblables, les quelques paroles
rapportées par les Evangiles n'ayant aucune mesure avec la
somme « océanique » des discours – les soutras – attribués
au Bouddha.
D'autant que leur style et leur forme diffèrent profondément :
les percutants Evangiles sont avant tout des récits de vie,
ramassés et incisifs, alors que les didactiques soutras sont de
leçons – logiques et répétitives – vouées à la mémorisation.
On a donc ainsi d'un côté un thaumaturge au charisme
flamboyant, qui agit et guérit de façon miraculeuse en exaltant
la foi de ses fidèles, et de l'autre un sage professeur, aussi
posé que serein, qui s'adresse d'abord à l'intelligence de ses
élèves. Un exemple frappant : à plusieurs reprises, Jésus «
ressuscite des morts » (son ami Lazare, la fille de Jaïre ou le
fils de la veuve de Naïm) par compassion pour leurs proches
éplorés ; dans les mêmes circonstances, Gautama leur
propose une sage leçon de réalisme, en les aidant à
comprendre que tout ce qui est né doit mourir…
2. Le Libéré et le Ressuscité
Le rapport à la mort est un point clé des parcours du Christ et
du Bouddha. Tous deux veulent assumer et vaincre cette
suprême extrémité… mais, semble-t-il, avec des logiques
inverses.
Pour Gautama, mourir permet d'enseigner en acte les
fondements de son message (le Dharma) : d'une part la
fugacité de toutes choses et l'inéluctabilité de la fin sous le jeu
des causes et des effets (le karma) ; d'autre part la libération
de ces limitations par l'atteinte du « parfait nirvana », « éveil »
sans égal marqué par l'extinction définitive de l'individualité et
du douloureux cycle des transmigrations (le samsara). A
l'opposé, Jésus veut affranchir l'humanité une fois pour toutes
de la mort et du péché, « rédemption » qui ne peut être
obtenue que par son propre sacrifice et sa « résurrection ».
C'est donc en s'effaçant définitivement dans la « vacuité » –
l'absolu bouddhiste –, que le Bouddha triomphe de la finitude
humaine, et il invite les autres à faire de même en suivant ses
traces jusqu'à leur propre Eveil. Alors que la victoire du
Sauveur revient à [lui assurer une] présence éternelle, « à la
droite de Dieu le Père ». Une gloire sans fin à laquelle il
associe les membres de son Eglise en les assistant ici-bas «
jusqu'à la fin du monde » et en leur promettant le salut dans
l'au-delà, soit leur propre résurrection. Ainsi, le chrétien
bénéficie de la promesse de ressusciter un jour « en Christ »
après sa propre mort charnelle quand le bouddhiste est appelé
à devenir à terme lui-même un bouddha, en atteignant à son
tour l'éveil – ou libération – avec l'aide de ceux qui y sont déjà
parvenus. Objectif à réaliser en une seule vie par le premier et
en un nombre indéterminé (mais aussi réduit que possible)
d'existences par le second.
3. Sauveur divin ou maître de sagesse ?
Il existe dans les deux traditions une certaine inséparabilité du
message et du messager. Mais le bouddhisme voit ce dernier
passer au second plan derrière la doctrine, quand le
christianisme fait de la personne elle-même du Messager
l'essentiel du message. Soit le noyau de cette « bonne
nouvelle » (étymologie grecque du mot « évangile »), selon
laquelle la parole de Dieu s'est incarnée en « Jésus, le Christ-
Messie annoncé par l'Ecriture », « Fils unique de Dieu et Dieu
lui-même », « pleinement Dieu et pleinement homme », «
Sauveur mort et ressuscité pour tous les hommes », comme le
martèlent les textes canoniques. Ce n'est donc pas tant en
adhérant à la figure du Bouddha que l'on devient bouddhiste,
mais en comprenant – et surtout appliquant – ses instructions,
ce qui fait de lui d'abord un maître de sagesse. A l'inverse,
c'est en s'en remettant totalement par la foi à la personne «
humano-divine » du Sauveur que l'on devient chrétien, quitte à
pratiquer ensuite du mieux possible ses exigeants
commandements. Au « Soyez vous-même votre propre île,
votre propre refuge » de l'Eveillé (Parinirvanasutra), Jésus
répond : « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie : nul ne vient au
Père que par moi » (Jean, 14,6). Ce qui fait du Christ l'unique
médiateur entre les hommes et Dieu, alors que de nombreux
bouddhas sont à l'œuvre dans le samsara, vu le nombre
immense d'êtres ayant atteint l'éveil depuis des temps « sans
commencement ni fin ».Bouddha protégé par le naga (Serpent
roi).
4. « Personne » ou « non-soi » ?
«A la fois divine et humaine, la personne du Christ est bien la
clé de la théologie et de l'anthropologie chrétiennes. Pour les
héritiers de Jésus, Dieu et l'homme sont des personnes : êtres
libres, singuliers, relationnels, spirituels. Fait à l'image de Dieu,
BOUDDHA, JESUS
LAURENT SAILLY
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l'homme a une « âme éternelle » tirée du néant par cet Etre
divin existant par lui-même avec des qualités permanentes («
Il est Celui qui est », « Il est Tout-Puissant », etc.). Ce théisme
est en contradiction avec l'enseignement fondateur du
Bouddha quant à la non-existence de tous les phénomènes.
Le lien logique et métaphysique entre le Créateur et ses
créatures est attesté par l'Eglise des débuts, où le concept
central de « personne » a été d'abord élaboré, via la Trinité,
pour distinguer les trois personnes divines (Père, Fils et Esprit)
avant de s'appliquer peu à peu à tous les humains. Cette
individualisation est devenue l'une des marques de fabrique de
l'Occident, en particulier à travers la sécularisation apportée
par la doctrine des droits de l'homme. A l'opposé de cette
vision « substantielle » de l'être humain, le bouddhisme
envisage ce dernier comme l'assemblage – contingent et
momentané – de cinq « agrégats » psychophysiques : la
matière et la forme ; les sensations ; les perceptions ; les
formations mentales et enfin la conscience. Transitoire car
dépourvue de « soi » durable, mais facteur d'attachement et
donc de souffrance, cette combinaison est purement et
simplement le fruit de la loi de causalité. Un concours de
circonstances autrement dit…
5. Dieu ou vacuité ?
Dans le bouddhisme, tout s'explique sans Dieu, alors que dans
le christianisme, rien ne s'explique sans Lui. » Percutante,
cette formule du théologien et spécialiste du bouddhisme
Dennis Gira (cf. p. 36) résume le gouffre qui sépare à ses yeux
les deux religions. Eternel, personnel, créateur et
transcendant, l'absolu monothéïste semble en effet sans
commune mesure avec l'univers créé, ce qui l'oppose terme à
terme à l'absolu bouddhiste, l'impersonnelle et immanente
vacuité. Indescriptible, celle-ci est seulement évoquée comme
à la fois « vide de caractéristiques » et inséparable des
apparences mouvantes, ainsi que l'affirme le célèbre Soutra
du Cœur : « la forme est Vide, le Vide est forme. » Pour le
Dharma, rien n'est ainsi éternel en ce monde soumis au
changement perpétuel, comme le synthétisent les Quatre
Sceaux, piliers de toutes les écoles bouddhistes : « Tous les
phénomènes composés sont impermanents ; tous les
phénomènes composés sont souffrance ; tous les
phénomènes sont dépourvus de soi ; le nirvana est paix,
extinction. » Quatre propositions entre lesquelles se déploie la
« Voie du Milieu » bouddhiste, qui refuse les extrêmes
symétriques du nihilisme et de l'éternalisme, et laisse en
suspens la question de l'existence définitive de quoi que ce
soit (Dieu, âme, monde…).
6. Deux chemins spirituels
Alors, rien de commun entre Jésus et Bouddha ? Voire… Leur
opposition peut en effet se trouver fragilisée par l'examen des
subtiles doctrines qui se sont réclamées d'eux au cours des
siècles. D'une part, bien des chrétiens ont longtemps vu Jésus
soit comme un simple homme « adopté » par Dieu. D'autre
part, bien des bouddhistes comprennent l'Eveillé comme un «
être divin incarné » ici-bas par compassion, pour « sauver »
les êtres. En témoignent les légendes et miracles associés à
sa conception et à sa naissance, ou la quasi-divinisation de fait
dont il jouit dans la religion populaire – statues pharaoniques
et culte des images à la clé. Sans parler des écoles chinoises
et japonaises « de la Terre pure », axées sur la dévotion
radicale envers le Bouddha-Sauveur Amida (« Lumière infinie
») et son « paradis » de « Grande Félicité »…
Si la distance entre Jésus et Gautama « en personne » peut
paraître au premier abord considérable, leurs héritages sur le
long terme convergent ainsi étonnamment parfois. En
témoignent les modes de vie concrets qu'ils ont inspirés, et
tout particulièrement le monachisme, longtemps central dans
les deux traditions (voir p. 38, l'entretien entre Dom Robert Le
Gall et lama Jigmé Rimpoché). A rebondissements, la
comparaison entre les deux fondateurs résume bien les tours
et détours de toute mise en regard du christianisme et du
bouddhisme. Une exploration en miroir – et à tiroirs – qui lie la
ressemblance des attitudes religieuses « de terrain », des
différences culturelles et doctrinales irrécusables et enfin
d'énigmatiques rencontres sur le fond… Pour peu qu'on
dépasse la rigidité de la lettre au nom du chemin spirituel et de
l'expérience vécue.
7. Charité ou compassion universelle ?
«Pourquoi faisons-nous tout cela ? », s'interroge le lama au
beau milieu de la méditation, devant des disciples ahuris.
«Pour développer notre potentiel », « trouver le bonheur », «
moins souffrir… », osent quelques courageux. « Oui, opine le
maître, mais ce n'est pas l'essentiel. Notre pratique n'a qu'un
seul but : libérer tous les êtres de la souffrance et les établir
dans le bonheur. » Cette anecdote résume à merveille
l'altruisme radical du bouddhisme mahayana. Y règne en effet
de part en part la bodhicitta (« esprit d'éveil »), motivation du
bodhisattva (« être d'éveil ») qui développe infiniment la
sagesse et l'amour universel jusqu'à l'état de bouddha, quitte à
demeurer à jamais dans les souffrances du samsara pour
mieux en libérer les autres. Idéal fort méconnu en Occident, où
le bouddhisme passe surtout pour une « sagesse pratique »
centrée sur la quête de bien-être individuel. Et pourtant, le
Dharma – y compris dans sa version theravada – exalte
traditionnellement l'amour (maitri en sanskrit) et la compassion
(karuna). Ainsi focalisé sur les diverses formes de la bonté
(don, non-violence, etc.), le bouddhisme aurait-il donc à voir
avec les valeurs évangéliques, de la « miséricorde » à «
l'amour des ennemis » ? De part et d'autre, en effet, on semble
bien toujours rencontrer la même éthique ascétique, le même
souci d'un comportement sage et juste, profitable à soi-même
et aux autres, avec tout ce que cela implique d'autocontrôle,
de discipline personnelle, d'attachement au silence et à la
contemplation. Et à vrai dire, les vies des saints d'Orient et
d'Occident – celles par exemple du Tibétain Milarépa (1040-
1123) et de l'Italien François d'Assise (1182-1226) – se
ressemblent fort, tout comme la pratique et le vécu quotidiens
de disciples cohérents du Bouddha ou du Christ. Entre combat
spirituel, abnégation et générosité sans limite, ne s'agit-il pas
toujours au fond de donner sa vie pour ceux qu'on aime ?
« Similitudes de surface », répondront les théologiens
chrétiens, en soulignant des logiques profondes inconciliables.
Par définition, expliquent-ils, le Dharma récuse l'idée de
personne comme une pernicieuse illusion égotique. Or, sans
réelle personnalité, la relation authentique devient impossible,
que ce soit entre les hommes ou avec la divinité. Cette
rencontre gratuite de libertés singulières constituant justement
le cœur de la foi chrétienne sous le nom de « charité », on ne
saurait donc l'assimiler à l'amour-compassion bouddhiste, à
supposer que ces notions occidentales rendent les concepts
orientaux concernés. S'ils se ressemblent, ce n'est donc qu'en
apparence, mais non en essence, en signification, ni en
valeur…
Solide, le raisonnement n'est pas pour autant imparable. En
effet, quelle autre réalité humaine que l'amour pourrait être à
l'œuvre sur la voie du bodhisattva, prêt à donner « jusqu'à son
corps » pour des êtres chéris chacun « comme sa propre mère
ou son enfant unique », selon les maximes traditionnelles ?
Quoi d'autre que l'amour dans l'intime relation initiatique qui
BOUDDHA, JESUS
LAURENT SAILLY
5
unit le maître, le disciple et le Yidam – divinité de méditation
personnelle – au cœur du bouddhisme tantrique vajrayana ?
Alors que la neutralisation de l'égocentrisme et le déploiement
des perfections opposées (générosité, patience, effort…)
orientent à l'évidence les pratiques et comportements
bouddhistes, bien malin qui pourrait enfin les différencier du
pur don de soi qui fonde la morale chrétienne sous le nom
d'«amour du prochain ».
8. Deux voies éthiques
Mais qu'a donc à faire la morale avec le bouddhisme, qui
séduit d'autant plus aujourd'hui qu'on le croit « cool », c'est-à-
dire laxiste en matière de discipline personnelle ? Sur la route
de l'éthique, force est pourtant de constater que le Dharma et
le christianisme cheminent ensemble, ou du moins côte à côte.
Qu'on parle de « mérites » ou de « bonnes actions », d'« actes
négatifs » ou de « péchés », le compagnonnage des deux
traditions est ici indéniable, la même insistance étant mise de
part et d'autre sur la lutte contre l'égoïsme, l'orgueil, le
narcissisme et les autres passions (colère, désir, avarice,
paresse…). La liste des « péchés capitaux » ne décalque-t-elle
pas celle des « poisons mentaux » ? Et la crainte des fruits
amers du « mauvais karma » celle des « châtiments éternels »
? Particulièrement raffinés, les enfers bouddhistes valent bien
en effet leur équivalent occidental…
9. “Science de l'esprit contre charité active
S'il y a une vraie différence entre nos deux religions en matière
d'altruisme et de progression spirituelle, elle est plutôt à
rechercher du côté de la place qu'y tient la sagesse ou gnose.
Pour le Dharma en effet, la connaissance et l'amour sont
inséparables comme le jour et la nuit, de même que la vacuité
et les apparences ordinaires. D'où une culture de l'expérience
métaphysique directe qui s'incarne dans la richesse des
méthodes spirituelles – « les moyens habiles » – développées
par les traditions bouddhistes. Transmise par des guides
qualifiés, cette « technoscience de l'esprit » pèse de tout son
poids sur l'actuel succès du bouddhisme en Occident, avide de
sa philosophie puissante, sa psychologie subtile et son arsenal
pratique. Il suffit de voir la diversité fascinante des rituels,
méditations, yogas déployés par son courant tibétain… Des
expédients les plus concrets (reliques, porte-bonheur bénis,
images saintes) aux supports les plus raffinés, il y a vraiment
là de quoi satisfaire le corps, la parole et l'esprit…
Or face à une telle profusion d'outils pour travailler sur soi, le
chrétien peut paraître laissé à lui-même et le christianisme
bien démuni. Celui-ci ne séparait pourtant pas à ses débuts la
sagesse et l'amour spirituel, le souci de la connaissance des
mystères divins et des méthodes pour l'atteindre étant attestés
dans les premiers temps de l'Eglise. Avec les siècles
cependant, cette culture de l'intériorité s'est peu à peu affaiblie,
jusqu'à se perdre parfois, surtout dans le domaine catholique.
Et ce au profit d'une dérive scolastique et dogmatique, plus
soucieuse de contrôler institutionnellement les âmes que de
les conduire à une véritable expérience spirituelle. Il n'est que
de voir la défiance séculaire manifestée par les autorités de
l'Eglise à l'égard des mystiques, qui portent justement au plus
haut l'union de l'amour et de la connaissance… Pris entre un
moralisme puritain et un étroit rationalisme également fermés
aux choses du corps, de l'affectivité et de l'invisible, le
christianisme occidental n'a plus eu alors qu'à se déployer vers
le monde extérieur. Mue par son activisme aussi humaniste
que prosélyte, l'Eglise a couvert ainsi le monde d'écoles,
d'universités, d'hôpitaux, d'asiles, en préfigurant l'actuel
engouement caritatif et humanitaire. Un élan quasiment sans
équivalent en Orient où, « bien ordonnée », la charité active se
devait de « commencer par soi-même », à savoir l'application
individuelle du « médite et deviens d'abord bouddha pour
pouvoir vraiment aider les autres un jour ». Guère
compréhensible pour les modernes, ce primat de la
contemplation sur l'action a eu au moins le mérite de limiter –
un peu – l'implication des institutions bouddhistes dans les
affaires temporelles. D'où peut-être, une plus grande facilité
que leurs homologues chrétiennes à appliquer des idéaux de
compassion communs…
10. Jésus et Bouddha réconciliés ?
Aux chrétiens l'extériorité conquérante, aux bouddhistes
l'intériorité illuminant ? Un tel partage est assurément à
nuancer, car on assiste en effet, depuis quelques décennies, à
un certain retour des baptisés vers l'expérience spirituelle, à
travers notamment le mouvement charismatique, les
démarches psycho-spirituelles de « guérison intérieure » ou le
renouveau de méthodes traditionnelles (Exercices de saint
Ignace, prière du cœur, etc.). Revenant aux fondements de «
l'initiation chrétienne » et promouvant le dialogue interreligieux,
le christianisme semble ainsi atténuer son dogmatisme des
derniers siècles pour mieux prendre en compte la diversité de
l'homme concret, « corps-âme-esprit ». Un retour aux racines
qui n'est sans doute pas étranger au succès sur ses terres du
nouveau venu bouddhiste, particulièrement performant dans
ces champs de l'intériorité et du pluralisme… Symétriquement,
le Dharma qui se croyait le cœur d'un monde sans cœur n'a pu
rester de marbre face à ces chrétiens venus chez lui certes
pour évangéliser, mais aussi soigner, instruire, nourrir ceux qui
ne l'étaient pas. D'où l'actuelle implication sans précédent des
héritiers du Bouddha dans les affaires de la terre et de ses «
damnés », des figures militantes aussi considérables que le
Thaïlandais Sulak Sivaraksa, le Vietnamien Thich Nhat Hanh
(voir p. 30) ou le moine zen américain Bernard Glassman,
faisant de la lutte pour la justice et la paix mondiales,
l'environnement ou l'éducation leur nouveau cheval de bataille.
Alors, la « civilisation de l'Amour » de Jean Paul II et le «
bouddhisme engagé » du Dalaï-lama, même combat ?
[Eric Vinson. Publié le 1 juillet 2006 - Le Monde des Religions n°18]
BOUDDHA, JESUS
LAURENT SAILLY
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BOUDDHA, JESUS
Chapitre 3
Une tradition peut en révéler une autre
Les passerelles sont de plus en plus assumées entre chrétiens et bouddhistes. La conséquence n'en est pas obligatoirement une
conversion, mais le plus souvent l'opportunité de revivifier sa foi dans sa tradition d'origine.
Dimanche de Pâques. Une assemblée de 650 personnes se
presse dans une immense salle de prière. Sur les chaises et
tapis posés sur le sol, des œufs de Pâques les attendent.
L'assistance est en bonne partie composée de chrétiens, mais
ce n'est pas la résurrection du Christ qu'ils viennent célébrer.
Face à eux, un tableau coloré représentant Bouddha, des
fleurs et des cierges. Nous sommes au Village des Pruniers,
dans le sud-ouest de la France, haut lieu bouddhiste fondé il y
a une vingtaine d'années par le maître vietnamien Thich Nhat
Hanh. Dans un silence absolu, une fine silhouette fait son
entrée, suivie de ses disciples. « Thay », le « maître » comme
l'appellent ses proches, prend place et rompt le silence. De sa
voix douce, il délivre les enseignements que les pratiquants, le
dos bien droit en position de méditation, sont venus écouter. Il
se pliera ensuite à la traditionnelle séance de questions-
réponses, tenant l'assemblée en haleine jusqu'à la fin de la
session. Ils sont de tous âges, de toutes les catégories
sociales. Mais que viennent chercher ces chrétiens dans cette
retraite bouddhiste en ce jour crucial de l'année liturgique ?
Parmi eux, Francine. Cette Française d'origine vietnamienne,
convertie au christianisme il y a environ vingt ans, ne ressent
aucune contradiction dans le fait d'écouter les enseignements
bouddhistes plutôt que d'assister à la messe. « Le plus
important pour moi est de prier, peu importe l'endroit, explique-
t-elle. Auparavant, je tenais à aller dans une église lors des
grandes fêtes chrétiennes, maintenant cela n'a plus
d'importance. Je peux me recueillir et prier Jésus, que ce soit
dans une église ou devant Bouddha. » Selon Thich Nhat
Hanh, il n'y a rien d'incompatible entre le fait d'être chrétien et
de venir se recueillir dans un lieu de retraite bouddhiste. « Au
contraire, dit-il, les chrétiens ont la chance d'approfondir leur
foi en venant ici. Il n'y a pas de conflit, ils sont à l'aise : nous
leur offrons un nouvel éclairage sur leur propre religion,
notamment grâce aux techniques de méditation. » D'après le
maître, les enseignements de Bouddha et de Jésus ne
seraient pas si éloignés. La différence résiderait dans leur
formulation : « C'est comme si on compare une mangue et une
orange. Leur apparence n'est pas pareille, mais les éléments
qui constituent ces fruits sont les mêmes. L'acidité et le sucre
sont juste dosés de manière différente. » D'après Thich Nhat
Hanh, le bouddhisme serait moins dogmatique et plus
compréhensible que le christianisme : « Son enseignement est
plus adapté à la souffrance d'aujourd'hui, procurant des outils
qui aident les gens à vivre, comme ceux touchant à l'attitude
du corps, à la manière de marcher, de respirer, de parler,
explique-t-il. A cela s'ajoute l'apprentissage de la vie en
communauté, en remède à cette société caractérisée dans
notre siècle par l'individualisme. Ici chacun apporte sa propre
contribution et participe à la construction de la communauté.
Cela procure un sentiment de sécurité qui permet aux gens
d'évoluer plus harmonieusement. » Depuis plus de vingt ans,
ils sont des milliers à venir du monde entier pour méditer et
apprendre ces fameux outils enseignés par le maître.
Accueillis par des moniales vietnamiennes, ils se répartissent
dans les sept hameaux que compte le village. Elément central
de cette vie en communauté, les « cloches de pleine
conscience » rythment les activités de chacun. A leur son, tout
s'arrête. La respiration devient alors, pendant quelques
secondes, l'unique préoccupation de chacun. Toute notion de
temps disparaît. « Les gens viennent déposer ici leur
souffrance », explique Minh Tri, une habituée des lieux.
Comme Eliane, ancien professeur d'économie et de gestion,
qui a consommé il y a une vingtaine d'années sa rupture avec
le christianisme. Arrivée au village des Pruniers dans un
moment dramatique de sa vie, elle y est restée deux ans : «
J'avais besoin d'un refuge pour me retrouver et faire un travail
de transformation et de guérison. Déçue par le christianisme, il
me fallait découvrir ma propre morale. J'ai trouvé dans le
bouddhisme ce qui me manquait dans ma religion d'origine :
des aspects pratiques pour m'aider à apaiser ma souffrance et
me reconstruire. L'Eglise est trop attachée aux apparences.
Ce qui m'a séduit, c'est l'aspect dépouillé des choses, le peu
de rituels. Tout est limité à l'essentiel. Ce qui est important ici,
c'est le respect de l'évolution du cheminement individuel. J'ai
trouvé des outils pratiques au Village des Pruniers qui m'ont
aidée à vivre. »
Le bouddhisme : plus qu'une thérapie
Le bouddhisme, une béquille psychologique pour chrétiens en
rupture de ban ? Une thérapie antidouleur ? Pas seulement.
Pour certains, comme Patrice, ce sont les notions de péché et
de culpabilité qui l'ont détourné du christianisme. Autant de
raisons qui s'ajoutent à celles mentionnées dans une étude
menée par Dennis Gira, le directeur adjoint de l'Institut des
sciences et de théologie des religions à l'Université catholique
de Paris : « Une grande insatisfaction vis-à-vis de la société
actuelle, notamment celle de consommation, une certaine
difficulté à comprendre le discours sur Dieu, le besoin d'avoir
un maître ou un guide spirituel, ou encore la volonté
d'appartenir à une société qui ne soit pas marquée par la
violence, comme a pu l'être l'Eglise à des moments peu
glorieux de son histoire (croisades et Inquisition) : autant de
motifs qui décident les chrétiens à se tourner vers une religion
qui semble apporter des réponses bien plus pragmatiques à
leurs interrogations spirituelles », explique-t-il.
Une conversion harmonieuse
Mais si un certain nombre de chrétiens se tournent vers le
bouddhisme, l'inverse ne fait pas exception. C'est le cas
d'Anne, une bouddhiste devenue chrétienne. Fille aînée d'une
famille de dix enfants, Anne est élevée au Vietnam dans la
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plus pure tradition bouddhiste, avec une mère très pratiquante.
« Je l'accompagnais souvent au temple, on priait tous les soirs
devant l'autel des ancêtres et devant le Bouddha… », se
souvient-elle. Anne fuit le pays à 22 ans et débarque dans le
nord de la France : « J'ai ressenti une grande solitude lorsque
je suis arrivée, raconte-t-elle, car il n'y avait plus de cérémonie
ni de temple pour me soutenir. L'atmosphère spirituelle de
mon pays me manquait. » Mariée à l'église avec son mari
catholique, elle décide de faire baptiser ses enfants. Dans un
premier temps, la jeune femme ne cherche pas à se convertir,
mais simplement à mieux connaître les Evangiles. « Je vivais
alors dans un camp militaire avec mon mari, je voyais ces
gens très pieux autour de moi et leur foi dans le Christ me
touchait », se souvient-elle. Elle décide alors de se faire
baptiser en même temps que son troisième enfant. « C'était
alors une continuité de ma première religion bouddhiste. Elle
changeait juste de visage en prenant celui du Christ. C'était
une sorte de transcription dans une autre langue de la même
chose. » Anne vit une période de « double appartenance »
puis se passionne de plus en plus pour la personne de Jésus.
« Pour moi, explique-t-elle, c'est quelqu'un qui est avant tout
humain, en chair et en os. Cet aspect m'a beaucoup plu et je
ne l'ai jamais trouvé dans la religion bouddhiste. C'est
important de voir un homme capable de donner sa vie par
amour et montrer ensuite le chemin. Je suis très émue par le
Christ, et si je devais résumer ma vie, je dirais tout simplement
que je suis une bouddhiste qui a rencontré Jésus. » Elle quitte
alors la religion de son enfance pour ne pratiquer que le
catholicisme, de façon sereine et naturelle. « Quand on
épouse une religion, résume-t-elle, il faut le faire dans sa
totalité et accepter ses qualités, ses défauts. On doit s'engager
à fond en acceptant d'aller jusqu'au bout. La perfection n'existe
pas. L'Eglise a ses failles, je le sais, mais ce n'est pas grave,
car Dieu est au-delà de tout ça.»
Les déchirements d'une double appartenance
Si, pour Anne, la transition s'est accomplie en douceur, il n'en
est pas de même pour Françoise, pour qui la double
appartenance a été synonyme de déchirement et de douleur.
Catholique, c'est à la fin des années 1970 qu'elle rencontre le
bouddhisme avec son mari, à travers Arnaud Desjardins, puis
le maître tibétain Kalou Rimpoché. Le couple se rend dans un
centre tibétain en Bourgogne, qu'il fréquentera assidûment
pendant une quinzaine d'années. Françoise ne laisse pas de
côté le christianisme pour autant et tente de vivre les deux.
Même passionnante, cette longue expérience de double
appartenance s'avère difficile à vivre. « Je n'arrivais pas à
concilier les deux religions, car je pense être une personne
fidèle et j'ai eu la sensation de trahir le Christ, même si je me
contorsionnais dans tous les sens pour essayer de joindre les
deux tendances. Dans le bouddhisme tibétain, ajoute-t-elle, il
faut avoir un maître spirituel et se livrer à lui complètement. Je
ne pouvais pas et je ne voulais pas puisque mon maître
spirituel est Jésus-Christ. Si j'ai tant essayé à l'époque, c'est
que mon mari était beaucoup plus attiré par le bouddhisme
que moi. Il en avait besoin pour son équilibre, c'était une de
ses raisons de vivre et je ne voulais pas le perdre. Mais à sa
mort, en 1993, je m'en suis éloignée. » En 2002, quelques
années après le décès de son mari, Françoise est de nouveau
confrontée à un deuil terrible, celui de sa propre fille. « Je me
suis alors retrouvée face à la personne du Christ, en me
rendant compte que rien ne le remplace ni le surpasse ailleurs,
et j'ai décidé de m'en remettre uniquement à lui. Je suis
revenue à mes premières amours. » Avec du recul, Françoise
dit ne pas regretter cette aventure bouddhiste. Elle estime
aujourd'hui avoir enrichi et redécouvert son rapport au
christianisme. « Cela m'a permis d'appliquer un regard neuf à
ma propre religion et surtout de redonner une vraie
signification aux mots employés, qui s'étaient vidés de leur
sens. »
Evangiles et zazen
Nous sommes dans une petite salle de prière nichée sous les
toits du couvent des Clarisses, dans le 7e arrondissement de
Paris. Au fond de la salle trône une sculpture du Christ en
croix. En dessous, une photo du maître zen japonais Narita,
posée sur une bible ouverte. Sur le sol, des zafus, des petits
coussins ronds, et des tapis de couleur violette. Elles sont cinq
femmes à se réunir toutes les semaines dans ce lieu
catholique pour faire zazen. Jambes croisées en position de
lotus, colonne vertébrale bien étirée, yeux mi-clos, les doigts
de la main gauche posés sur ceux de la main droite, elles se
concentrent sur leur respiration. Une odeur d'encens flotte
dans la pièce. La séance commence dans un silence absolu,
par une longue méditation suivie d'une lecture des Evangiles.
Aujourd'hui, un texte de saint Luc. Une fois la session
terminée, les participantes quitteront la salle de prière pour
rejoindre quelques étages plus bas, dans la chapelle du
couvent, les sœurs bénédictines qui les attendent pour les
complies. Les personnes présentes se déclarent toutes
proches du christianisme, chacune à sa façon, utilisant la
pratique du zazen pour approfondir leur foi.
Cela peut être pour certains le début d'une longue quête
spirituelle et un premier pas vers le bouddhisme. Comme
Evelyne qui, après s'être éloignée de l'Eglise catholique,
découvre la pratique du zazen à un moment crucial de sa vie.
« J'ai eu un sentiment de retour à la source, de me retrouver »
explique-t-elle. Elle décide alors d'entrer en relation avec le
groupe de méditation du maître zen japonais Deshimaru.
Evelyne part au Japon et devient la seule femme à être formée
et promue disciple par le successeur de maître Deshimaru,
maître Narita, dont elle reçoit la transmission. Même si elle est
très impliquée dans le bouddhisme, son attachement au
christianisme est pourtant toujours présent « comme un fil
rouge ». Evelyne fait tout pour l'oublier : « Je ne voulais pas y
penser car je savais qu'il ne fallait pas tout mélanger, mais ça
m'a rattrapée ». Un jour de Pâques, elle craque : « Je me suis
précipitée comme une véritable assoiffée à l'église, confie-t-
elle, puis j'ai commencé à faire le mur lors de sesshin (retraites
bouddhistes) pour me rendre à la messe, à moitié à pied, à
moitié en stop. » Elle décide de mettre la question de côté,
mais celle-ci ressurgit lors de la transmission par maître Narita.
Un détour bouddhique réconciliateur
Cela fait six mois qu'elle est au Japon : « J'étais dans le train
en quittant le monastère où avait eu lieu la cérémonie et ça
m'est tombé dessus. J'ai reçu cette vérité. J'ai réalisé
subitement que je ne pouvais prendre qu'un seul chemin et
que je ne pouvais plus ignorer le “côté chrétien” de ma
personnalité, explique-t-elle avec émotion. C'était un sentiment
très violent ; prise de panique, j'ai eu besoin d'écrire à deux
personnes ce qui m'arrivait : à ma mère (qui ne cessait de
prier pour que je revienne dans le “sérail” du catholicisme) et à
mon maître. » Tout cela se concrétise peu après,
lorsqu'Evelyne doit apporter la communion à sa mère
mourante. « Il n'y avait pas de prêtre disponible et j'ai dû
accomplir ce geste, le crâne encore rasé, et j'ai ressenti à ce
moment-là un terrassement profond qui m'a fait prendre
conscience de l'urgence de mon retour vers le Christ. »
Evelyne ressent alors le besoin impérieux de recommunier
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pour pouvoir se réconcilier avec le christianisme. « Je peux
dire aujourd'hui que le bouddhisme a été honnête avec moi
pour me reconduire vers ma religion et non m'avoir “gardée”.
J'ai été accueillie, élevée et nourrie par le bouddhisme. Une
fois mûre j'ai été prête à revenir vers ma famille chrétienne. »
Pour cela, Evelyne reconnaît que l'accompagnement dont elle
a bénéficié a été primordial.
C'est le but de Benoît Billot, qui tente d'aider les gens à «
réconcilier » différents aspects du christianisme et du
bouddhisme en favorisant ce qu'il appelle « un travail
d'unification ». Ce frère bénédictin découvre le bouddhisme au
début de sa vie religieuse, et commence à pratiquer matin et
soir la méditation : « J'ai fait cette découverte extraordinaire
qui était d'apprendre à gérer le silence, explique-t-il, j'ai
réellement trouvé une “sagesse du corps” caractérisée par une
attention décuplée à la circulation des énergies, aux
sensations… ». Benoît Billot part ensuite au Japon se plonger
dans les monastères zen. Un moment important dans sa vie
monastique et spirituelle : « J'ai été amené à regarder avec
des yeux extérieurs ma propre tradition ; cela a été déroutant,
dérangeant et déstabilisant, mais très fécond. » C'est le début
d'une nouvelle réflexion sur la vie pour le frère bénédictin.
Après un retour en France, marqué par le début d'une
psychanalyse et une année sabbatique où il se consacre à
étudier les enseignements de Willigis Jäger et Karlfried Graf
Durckheïm, il décide de partager ses expériences en créant un
lieu consacré à la méditation, permettant de concilier ces
différents aspects du bouddhisme et du christianisme, baptisé
« La Maison de Tobie ».
Figurent entre autres objectifs : la considération du corps et la
façon de pouvoir gérer la respiration, la sexualité, la circulation
des énergies… « On est passé d'une vision ascétique et
monastique du corps à une vision mécaniste destinée à la
jouissance à et la performance, constate-t-il. C'est important
aujourd'hui de savoir le gérer et s'en servir pour le faire
participer à la vie spirituelle. » Et quand on lui demande qui
vient à La Maison de Tobie profiter de ces enseignements,
Benoît Billot reconnaît que si beaucoup de gens viennent pour
puiser différents aspects du bouddhisme et du christianisme, il
n'hésite pas à leur rappeler qu'il est nécessaire de se référer à
un centre unique : « Pour tourner, une roue a besoin d'avoir un
seul axe. Il s'agit pour moi du Christ. » Cet amoureux du
jardinage ne peut s'empêcher de filer cette métaphore
végétale : « Il est intéressant de greffer tous ces rameaux sur
ce grand tronc que représente le Christ. Lorsque la greffe
prend, elle modifie la circulation de la sève et l'aspect extérieur
de l'arbre. Il y a une interaction. Dans ce travail de vie
spirituelle, il n'est pas difficile de faire cohabiter deux façons de
penser, je crois même qu'elles peuvent être
complémentaires… »
[Aurélie Godefroy - Publié le 1 juillet 2006 - Le Monde des Religions n°18]
Christian Rangdreul : orthodoxe et bouddhiste
« J'ai vécu la “double appartenance” d'orthodoxe-bouddhiste pendant quinze ans, sans conflit. Je trouvais dans le bouddhisme des
méthodes spirituelles, des plus simples aux plus compliquées, adaptées aux divers tempéraments de l'être humain. Le christianisme me
parlait quant à lui, grâce à sa doctrine d'un Dieu créateur unique en trois Personnes. Tout en restant un chrétien convaincu, assidu à la
liturgie dominicale et aux grandes fêtes annuelles, ma pratique quotidienne était bouddhique. Je me concoctais un “arrangement”, mais
je reconnais aujourd'hui avoir été dans une certaine forme d'illusion en voulant combiner les deux pratiques et leurs deux formes
rituelles. Si le sommet de la montagne mystique est unique, suivre alternativement deux chemins ne peut que retarder l'ascension. Mais
à l'époque, je n'arrivais pas à faire un choix définitif, ma situation étant la même que celle d'un homme amoureux de deux femmes.
Aujourd'hui je reste très attaché au bouddhisme, je continue à m'y intéresser, mais j'ai cessé toute pratique. J'ai définitivement pris
conscience de l'entrave, sinon de l'illusion sans doute un peu orgueilleuse que constitue le fait de vouloir suivre deux voies. »
[Publié le 1er juillet 2006, Le Monde des Religions n°18]
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ENTRETIEN AVEC LE PERE MICHEL, ermite bénédictin proche du bouddhisme
D'où vient votre intérêt pour le bouddhisme ?
C'est un rapprochement circonstanciel. Quand mes supérieurs
m'ont autorisé à poursuivre ma vie monastique dans la
solitude, ils m'ont demandé de me trouver un maître capable
de guider mes pas. Ce fut frère Antoine, qui avait fait de longs
séjours en Inde et découvert, auprès des Tibétains réfugiés au
Sikkim, une ouverture spirituelle, une démarche de vie qu'il
n'avait pas trouvée dans le christianisme. Il m'a transmis ce
trésor de l'enseignement bouddhiste.
Qu'est-ce qui vous a touché dans cette tradition ?
L'enseignement de vie, de vie spirituelle. D'un dynamisme
capable de faire accéder à un réel épanouissement spirituel.
J'ai fait cette découverte dans le bouddhisme tantrique,
d'autres chrétiens la font en ayant accès à la spiritualité
chrétienne de l'Antiquité, qui avait atteint son apogée au XIIe
siècle, avant que la culture occidentale subisse la révolution de
la rationalité. Dès lors, le christianisme occidental s'est
absorbé dans l'effort intellectuel pour concilier foi et raison, et
de très nombreux chrétiens en souffrent.
Peut-on être à la fois chrétien et bouddhiste ?
L'expérience religieuse, dans son vécu fondamental, est
unique et semblable dans toutes les religions. C'est son
expression verbale qui diffère, parce que toute religion, dans
son discours, se réfère à la culture dans laquelle elle est née
et s'est développée. C'est à ce niveau que naissent les
difficultés. Or, le fondement de la religion, vous l'appellerez
nirvana si vous êtes bouddhiste, filiation divine si vous êtes
chrétien. Cette différence de langage, de culture, n'a jamais
produit une incompatibilité de vie.
Le bouddhisme offre d'attirantes méthodes de travail sur
soi. Mais est-il toujours bien compris par des Occidentaux
qui tendent à lui appliquer des catégories qui ne sont pas
forcément les siennes ?
Les Occidentaux peuvent-ils vraiment comprendre le
bouddhisme ? Cette question m'a été posée maintes fois ces
dernières années. Je ne peux y répondre par la négative : j'ai
trop d'amis occidentaux qui se nourrissent très
authentiquement du bouddhisme. Cependant, plus de trente
ans d'études bouddhiques, au Japon d'abord, puis en France,
m'empêchent de répondre par un « oui » sans nuance. La
vérité, me semble-t-il, est que le bouddhisme, même s'il n'est
évidemment pas incompréhensible pour les Occidentaux, reste
très souvent incompris, pour des raisons liées à la fois aux
dispositions de ceux qui s'y intéressent et à la complexité de
cette tradition ancienne de plus de vingt-cinq siècles et riche
de tous ses contacts avec les diverses cultures et spiritualités
d'Asie.
La première raison pour laquelle les Occidentaux risquent de
passer à côté de ce qui est au cœur du bouddhisme est la
difficulté à reconnaître et à accueillir ce qui est vraiment
unique, et donc différent, dans cette tradition. A ce propos, je
pense souvent à certains amis américains qui me rendaient
visite au Japon et qui voulaient à tout prix visiter une maison
japonaise traditionnelle. Par chance, je connaissais une
personne prête à ouvrir sa maison à mes visiteurs. A
l'intérieur, ces amis me regardaient, quelque peu désorientés,
et demandaient timidement où était la table. Par elle-même,
cette question les mettait dans l'incapacité de s'ouvrir à la
beauté extraordinaire d'un lieu d'habitation dont la cohérence
interne se comprend totalement sans la présence d'une table !
Bref, il est extrêmement difficile de résister à la tentation de
chercher d'abord chez autrui ce qui est porteur de sens chez
soi, et cela à tous les niveaux.
Ainsi, il nous arrive souvent de chercher d'abord, dans l'édifice
majestueux qu'est le bouddhisme, des éléments essentiels à
la cohérence interne de notre propre tradition ou vision du
monde. Les chrétiens, par exemple, sont souvent convaincus
qu'il doit y avoir, dans le bouddhisme, une réalité
correspondant à Dieu, à un Dieu personnel qui est amour, qui
est en même temps de l'ordre de l'absolu. Il n'y a rien de plus
« naturel » car, dans le christianisme, rien ne s'explique sans
ce Dieu, et surtout pas le phénomène de l'homme. Et pourtant,
dans le bouddhisme, tout s'explique sans Dieu. Et au bout du
compte, à cause de l'importance qu'ils accordent à l'existence
de Dieu, les chrétiens risquent, consciemment ou
inconsciemment, de restructurer la cohérence interne du
bouddhisme. Ils cherchent, parfois désespérément, un espace
pour ce qui leur semble indispensable à toute démarche
spirituelle, à savoir la rencontre avec Dieu. C'est ainsi que
l'édifice bouddhique commence à ressembler peu à peu à
l'édifice chrétien qui, lui, est réellement structuré par cette
rencontre.
Cette tendance à rechercher dans le bouddhisme ce qui nous
est essentiel, ne se limite pas aux chrétiens. Ainsi, nombre
d'Occidentaux qui ne croient plus de tout en Dieu
reconnaissent dans le bouddhisme une tradition « athée »
proposant une voie intérieure balisée depuis des millénaires
par des maîtres qualifiés. Les bouddhistes nés dans les pays
bouddhiques ne sont pourtant pas « athées ». Et ils
n'apprécient pas que les Occidentaux les obligent, en quelque
sorte, à se situer devant une question qui n'est pas la leur :
celle de Dieu. En fait, cette question ne les effleure pas : ils ne
sont ni « athées », ni « agnostiques », ni « croyants », ils sont
ailleurs. Le véritable défi consiste à découvrir cet « ailleurs », à
y entrer et à en comprendre la cohérence. Et ce n'est pas
toujours facile.
Une autre grande difficulté à laquelle se heurte un Occidental
qui s'intéresse au bouddhisme est liée à la langue. Tout se
résume dans l'adage « traduire, c'est trahir ». Les langues
bouddhiques (le pali, le sanscrit, le chinois, le japonais, le
tibétain) échappent souvent à tous nos efforts de traduction !
Par exemple, comment comprendre l'enseignement du
Bouddha lorsque, selon les traductions françaises des textes
bouddhiques, il affirme que tout est « souffrance » (première
des Quatre Nobles Vérités) et que l'origine de cette souffrance
est le « désir » ? Il ne faut pas oublier que ces expressions, et
tant d'autres que nous employons pour parler de l'expérience
et de l'enseignement du Bouddha, sont tributaires de notre
tradition (judéo-chrétienne, grecque, latine…). Pour
comprendre vraiment ce qu'est le bouddhisme, il importe d'être
toujours conscient du décalage considérable qui existe entre
l'expérience du Bouddha et les mots français que nous
employons pour en parler. Sans cette lucidité de base, les
possibilités de malentendus se multiplient presque à l'infini.
La troisième difficulté est la tentation de confondre une partie
de la tradition bouddhiste avec son tout. En Occident, un très
fort accent est mis sur la méditation, au détriment de la
discipline morale ou éthique, très exigeante, qui fait pourtant
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partie, elle aussi, de la voie bouddhiste. Les préceptes qui
concernent le respect de la vie, l'usage de la parole, la place
accordée aux bien matériels, la vie sexuelle, etc., sont souvent
tout simplement laissés de côté. C'est bien dommage, car c'est
en vivant selon ces préceptes que les bouddhistes intègrent à
leur vie ce qu'ils comprennent grâce à leur pratique de la
discipline mentale.
Cette difficulté peut aussi aboutir à une confusion entre le type
de bouddhisme que l'on pratique, ou auquel on s'intéresse, et
la grande tradition bouddhiste. On peut comprendre que celui
qui pratique le zen soit convaincu que cette forme du
bouddhisme est la meilleure pour lui. Mais qu'il garde à l'esprit
le fait que l'édifice bouddhiste est beaucoup plus vaste que la
« salle zen » qui en fait partie. C'est par son effort de
comprendre les « autres bouddhismes » qu'il pourra
approfondir sa connaissance du bouddhisme qu'il pratique.
Comprendre le bouddhisme en profondeur n'est donc pas
facile pour les Occidentaux. Mais il faut reconnaître que ce
n'est pas facile non plus pour ceux qui vivent dans les pays
bouddhistes ! Car, finalement, le bouddhisme exige de chacun
une véritable conversion intérieure, un abandon du soi, un
changement radical de sa manière de penser et d'être dans ce
monde. Et personne n'aime ça ! C'est sans doute d'ailleurs la
résistance à cette métamorphose qui constitue la plus grande
difficulté pour tous ceux qui veulent entrer pleinement dans
l'expérience du Bouddha.
[Dennis Gira, Directeur adjoint de l'Institut de science et de théologie des
religions (Institut catholique de Paris) - Publié le 1er juillet 2006, Le Monde
des Religions n°18]
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Chapitre 4
Deux moines en dialogue
Dom Robert Le Gall et lama Jigmé Rimpoché publiaient, il y a cinq ans, un livre d'entretiens. Retour sur cette expérience en forme
d'interview croisé.
Après la publication de Le Moine et le Lama chez Fayard en 2001 (rééd. Livre de Poche, 2003), Dom Robert Le Gall, père-abbé du
monastère bénédictin Sainte-Anne de Kergonan en Bretagne, devenu évêque de Mende en 2002, et lama Jigmé Rinpoché, qui
dirige le centre tibétain de Dhagpo Kagyu Ling en Dordogne, n'ont pas cessé leurs relations pour autant.
Aujourd'hui, les deux hommes évoquent de quelle manière leur cheminement respectif s'est enrichi de ces échanges et comment
christianisme et bouddhisme se situent l'un par rapport à l'autre.
Qu'avez-vous retenu de plus important du
dialogue instauré dans votre livre ?
- Mgr Robert Le Gall : Un vrai dialogue, serein et positif, s'est
instauré, chacun écoutait l'autre parler de son expérience
spirituelle dans la voie monastique. Je connaissais un peu
l'hindouisme par les livres du père Henri Le Saux, lui aussi
moine de l'abbaye Sainte-Anne de Kergonan, mais guère le
bouddhisme. Cela m'a permis de poser au lama des questions
« naïves » allant jusqu'au fond de nos cheminements. Le
premier bénéfice de ces entretiens a été la rencontre elle-
même, exemplaire en sa qualité d'écoute mutuelle sans a-
priori. Lama Jigmé a passé trois jours dans mon abbaye de
Bretagne, et j'ai vécu trois jours à Dhagpo Kagyu Ling en
Dordogne. Nous avons eu le temps de nous entendre, de nous
écouter, de nous comprendre, souvent au-delà des mots. Ces
rencontres ont une suite dans les nombreuses conférences
que nous avons données ensemble : nous avons pu aller plus
loin dans nos échanges grâce aux questions qui nous étaient
posées.
- Lama Jigmé Rimpoché : La compréhension du catholicisme
est devenue infiniment plus claire dans mon esprit. Grâce à la
pénétration et à la ferveur des explications données par Mgr
Le Gall, j'ai pu avoir accès à la signification profonde de la foi
chrétienne et du chemin spirituel qu'elle sous-tend. J'ai perçu
avec acuité l'immense bienfait de la pratique du catholicisme
et de la manière dont elle conduit les fidèles sur le chemin de
l'Absolu. Sur tous ces points, mes attentes ont été comblées.
Par ailleurs, je garde présent dans le cœur la chaleur et la
force d'une rencontre pleine d'amitié et de respect mutuel. De
très nombreux « retours » me sont parvenus des lecteurs, et
ces remarques m'ont inspiré autant que mes réflexions
personnelles.
En quoi le bouddhisme et le christianisme
vous paraissent-ils le plus proches ?
- Mgr Robert Le Gall : Le mode de vie nous rapprochait : le
lama et moi-même étions des moines, nous portions un habit,
suivions une règle de vie, mettions l'accent sur la vie
intérieure. Très vite, nous nous sommes compris. Dans le
christianisme comme dans le bouddhisme, la vie monastique
prend des formes assez similaires, non seulement dans la
nourriture, les longues prières ou psalmodies et la façon
d'organiser son temps ou son lieu de vie, mais aussi dans les
pratiques d'ascèse. Nous nous sommes retrouvés dans les
étapes de la vie spirituelle : renoncement, illumination, union,
et même dans une certaine échelle de la vie de prière, avec la
lecture, la méditation, la psalmodie, le silence de pleine
adhésion au Mystère. L'usage des symboles de la lampe à
huile, de l'encens, des offrandes, etc. nous rapprochait aussi.
- Lama Jigmé Rimpoché : Les points les plus significatifs me
semblent être les similitudes concernant la vie monastique ; le
sens et le bienfait accordés à la prière et à l'influence qu'elle
peut exercer sur le plus grand nombre ; la correspondance
entre la motivation et les qualités des bodhisattvas – ces êtres
d'amour et de sagesse totalement dédiés au bien d'autrui –, et
celles des grands saints du christianisme ; le lien entre la
contemplation chrétienne et certains aspects de la pratique
méditative dans le bouddhisme ; l'importance accordée à la foi
qui ouvre la porte des bénédictions transmises par la divinité
ainsi que la fonction exercée par l'Esprit-Saint qui transmet la
grâce divine. J'ai cru comprendre également que, selon le
christianisme, chaque être porte à la pointe fine de l'âme
comme une étincelle du divin qui le relie en permanence à
Dieu. Ces aspects me semblent proches des vues que l'on
trouve dans la tradition vajrayana du bouddhisme à laquelle
j'appartiens : le pratiquant qui porte en lui la graine de la
bouddhéité reçoit, par la force de la foi et de l'aspiration,
l'influence spirituelle des Trois Joyaux et des Yidams (les
divinités de méditation), et est ainsi à même de réaliser
l'absolu, le dharmakaya.
Où se situent les divergences les plus
importantes entre bouddhisme et
christianisme ?
- Mgr Robert Le Gall : La difficulté fut d'emblée de préciser
l'Absolu qui nous attirait comme un aimant et qui nous mettait
en route. Autant il nous paraît clair, comme chrétiens, que
Dieu s'est révélé en Jésus-Christ comme Unique en trois
Personnes qui sont le Père, le Fils et le Saint-Esprit, autant le
lama avait du mal à définir, au moins en anglais, cet Absolu
dont il parlait pourtant : «It is difficult to precise», répétait-il en
réponse à mes questions insistantes. L'identité de l'Absolu
ainsi que l'impermanence de tout le reste représentaient pour
moi la difficulté la plus grande de notre dialogue :
manifestement, nos philosophies n'étaient pas les mêmes. J'ai
BOUDDHA, JESUS
LAURENT SAILLY
12
cru comprendre que les bouddhistes se refusent à toute
définition de l'Absolu pour la raison qu'ils estiment ne pas
pouvoir en parler avant d'avoir expérimenté l'illumination ou
l'éveil. Pressé par mes questions, lama Jigmé a fini par
répondre : « L'Absolu, c'est comme l'azur très pur ! » Il s'en
sortait par une image, mais celle-ci m'a rejoint tout de suite, ce
qui m'a profondément ému. En effet, après que Moïse eut
offert au pied du Sinaï le sacrifice de l'Alliance (un moment
clé), il est précisé qu'il monta sur la montagne avec quelques
notables : « Ils virent le Dieu d'Israël. Sous ses pieds, il y avait
comme un pavement de saphir, aussi pur que le ciel même »
(Ex 24,10). Nous nous retrouvions donc d'une certaine façon
grâce à ce bleu intense qui, d'après le prophète Ezéchiel, est
proche du mystère de Dieu (Ez 1,26 ; 10,1).
- Lama Jigmé Rimpoché : Sur deux points, la réincarnation et
le karma. Le christianisme souligne aussi qu'après la mort
l'âme poursuit son chemin et peut se rendre au purgatoire, en
enfer ou au paradis. Le bouddhisme, qui met en avant le
phénomène des renaissances successives, s'exprime
différemment. La conscience après la mort, si elle n'atteint pas
la libération, se manifeste à nouveau sous des formes
multiples dans les différents états de l'existence conditionnée.
Le christianisme admet que les actes accomplis par les êtres
influents sur leur destinée. Cependant, le karma (l'action et ses
conséquences – la loi de cause à effet) tel que le bouddhisme
l'exprime, a des enjeux plus profonds. De fait, selon
l'enseignement du Bouddha, le karma produit et façonne
entièrement les conditions de vie et de renaissance des êtres.
Dans quelle mesure le christianisme peut-il
enrichir l'expérience des bouddhistes ?
- Mgr Robert Le Gall : Inaccessibilité, impermanence, vide,
inconnaissance caractérisent la voie bouddhiste ; peut-être le
dialogue avec les chrétiens permet-il aux bouddhistes d'aller
dans le sens d'une certaine précision de la « réalité »
mystérieuse qui les attire ; en outre, il peut permettre aux
spiritualités extrême-orientales de s'« incarner » davantage
dans des œuvres d'attention et d'assistance à l'égard de ceux
qui ont besoin de nous. Tout le domaine caritatif semble un
peu étranger aux bouddhistes, dont l'idéal bien présent est
pourtant d'« aider » autrui.
- Lama Jigmé Rimpoché : Le sens de la générosité en acte
et de la compassion en action. Bien entendu, le bouddhisme
invite à la pratique de la générosité et de la conduite éthique.
Cependant, les chrétiens – aussi bien des âmes d'élite comme
l'abbé Pierre ou mère Teresa que des pratiquants plus
anonymes – par leur mise en œuvre rigoureuse d'une charité
vaste et fervente envers les pauvres, les abandonnés ou les
malades constituent un exemple particulièrement inspirant. Ils
sont un guide et un modèle pour l'application de l'amour et de
la compassion dans tous les actes du quotidien.
Et que peut apporter le bouddhisme aux
chrétiens ?
- Mgr Robert Le Gall : Le bouddhisme est capable de
reconduire les chrétiens vers leur patrimoine spirituel, souvent
oublié ou méconnu, non seulement en retrouvant des
pratiques d'ascèse ou d'intériorisation, mais aussi en
redécouvrant ce que les premiers Pères de l'Eglise appelaient
l'apophase, c'est-à-dire la précaution de ne pas trop dire sur
Dieu par respect pour son mystère, car il est ineffable. C'est,
avec l'azur très pur, ce que je retiens de plus profond de nos
échanges fraternels avec le lama Jigmé, qui se poursuivent.
- Lama Jigmé Rimpoché : Deux éléments me semble-t-il : à
travers l'étude et l'apprentissage de la philosophie bouddhiste,
les chrétiens peuvent sans doute éclairer d'une lueur nouvelle
l'enseignement qui leur est transmis et pénétrer plus avant sa
signification véritable. Par ailleurs, l'entraînement à la
méditation bouddhiste m'apparaît susceptible de procurer aux
adeptes du christianisme une base et un support pour la mise
en pratique et l'accomplissement de la contemplation telle
qu'elle est enseignée dans leur tradition.
[Publié le 1 juillet 2006 - Le Monde des Religions n°18]

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  • 1. BOUDDHA, JESUS LAURENT SAILLY 1 BOUDDHA, JESUS Chapitre 1er Les enjeux d’une rencontre Bouddha est le dernier génie religieux de l'humanité avec lequel le christianisme aura à s'expliquer », affirmait il y a un peu plus d'un demi-siècle le théologien catholique Romano Guardini. Christianisme et bouddhisme, ces deux grandes religions universelles de salut, qui prônent l'amour et la compassion, n'avaient en effet historiquement jamais été en concurrence aussi directe. Depuis quelques décennies, avec la percée du christianisme en Asie et celle du bouddhisme en Occident, l'« explication » a véritablement commencé. On est aujourd'hui à même de connaître avec justesse les deux religions et de comparer de manière distanciée leurs points essentiels de doctrine. Cela n'a pas été le cas dans le passé. Depuis que les premiers missionnaires chrétiens ont découvert les différentes traditions bouddhistes, aux XVIe et XVIIe siècles, bien des malentendus se sont répandus en Occident sur les enseignements du Bouddha, qui ont été utilisés à des fins polémiques par les adversaires ou les partisans du christianisme. Du côté des adversaires, on souligne le modernisme du bouddhisme, sa rationalité, son absence de dogmes. Ainsi Nietzsche écrit dans L'Antéchrist : « Le bouddhisme est cent fois plus réaliste que le christianisme. Il a dépassé le leurre de soi-même que sont les notions morales. Il se tient, pour employer mon langage, par-delà le Bien et le Mal. » Cette lecture positiviste du bouddhisme se fonde sur une lecture des textes les plus philosophiques et fait totalement abstraction de son évolution historique et de son enracinement dans des cultures locales très diverses, teintés de cultes aux divinités, de superstition et de religiosité populaire. A l'inverse, les partisans du christianisme soulignent le caractère superstitieux de la plupart des bouddhismes asiatiques et ne retiennent des enseignements fondamentaux du Bouddha que la théorie du nirvana, assimilé au néant. Ainsi Jules Barthélemy Saint-Hilaire, un philosophe français contemporain de Nietzsche, n'hésite pas à écrire : « Au fond, le bouddhisme n'est pas autre chose que l'adoration et le fanatisme du néant. C'est la destruction de la personnalité humaine poursuivie jusque dans ses espérances les plus légitimes. Je demande s'il est au monde quelque chose de plus contraire au dogme chrétien, héritier de toute la civilisation antique, que cette aberration et cette monstruosité. » Cette compréhension du bouddhisme comme « un épouvantable culte du néant » est confortée par son assimilation à la pensée radicalement pessimiste du philosophe allemand Arthur Schopenhauer. Or, comme le montrent les études contemporaines fondées tant sur une meilleure connaissance des textes que sur leur interprétation par les religieux bouddhistes eux-mêmes, cette interprétation d'un bouddhisme « pessimiste », « nihiliste » ou même « égoïste » est tout aussi erronée que celle d'un bouddhisme « moderne » et « purement rationnel » qui serait exempt de religiosité populaire ou de croyances irrationnelles. Pourtant, ces interprétations polémiques séculaires continuent bien souvent d'avoir cours dans de nombreux milieux chrétiens hostiles au bouddhisme ou, à l'inverse, chez des Occidentaux nouvellement convertis à cette tradition. Malgré des gestes spectaculaires comme la rencontre d'Assise, où le pape était assis à côté du Dalaï-lama, Jean Paul II a suscité l'indignation des milieux bouddhistes et universitaires en donnant dans son livre Entrez dans l'Espérance, une lecture schopenhauerienne du nirvana bouddhiste. Et on entend encore fréquemment chez les nouveaux adeptes du bouddhisme des arguments du type : « Je suis devenu bouddhiste car, contrairement au christianisme, c'est une religion totalement rationnelle, sans foi ni dogme, qui ne repose que sur l'expérience. » En fait, au- delà des erreurs de compréhension des deux religions, la grande tentation consiste aussi à comparer le pire d'une tradition au meilleur de l'autre. Ainsi compare-t-on facilement dans les milieux bouddhistes occidentaux le message de paix du Dalaï-lama à l'Inquisition et aux croisades, ou bien, inversement, chez certains chrétiens, la charité d'une mère Teresa à l'absence totale de préoccupation caritative et sociale de certains moines bouddhistes. Pour confronter de manière juste le bouddhisme et le christianisme, il faut comparer les sommets avec les sommets et les égarements avec les égarements. De même convient-il de bien connaître la subtilité des doctrines et surtout leur diversité. Car, pas plus qu'il existe un seul christianisme homogène, il n'existe un seul bouddhisme authentique. Le bouddhisme, c'est à la fois les textes anciens attribués au Bouddha, le Theravada répandu dans toute l'Asie du Sud-Est, le chan chinois ou le zen japonais, ou encore le Vajrayana tibétain. C'est sans parti pris idéologique et en tenant compte de ces précautions que s'ouvre notre dossier à travers l'article d'Eric Vinson sur les dix clefs de la confrontation doctrinale entre Jésus et Bouddha et les traditions qui se réclament de leurs enseignements depuis plusieurs millénaires. Mais l'enjeu de la rencontre du bouddhisme et du christianisme ne se résume pas, aussi précieux soit-il, à un tel comparatisme. Il se joue aussi à un niveau plus existentiel chez les individus, de plus en plus nombreux, qui sont touchés par les deux traditions. On rencontre des bouddhistes convertis au christianisme qui maintiennent un attachement profond à la religion de leur enfance et, inversement, de plus en plus de chrétiens devenus bouddhistes qui reviennent vers le christianisme en conservant des pratiques et des enseignements bouddhistes, ou bien encore qui revendiquent la double appartenance. On trouve aussi, et ce sont les plus nombreux, des chrétiens qui pratiquent la méditation bouddhiste ou des bouddhistes qui prient Jésus. Loin d'assister à un phénomène d'exclusion mutuelle, on constate donc de plus en plus, chez des personnes touchées par les deux traditions, des tentatives de mélanges et d'intégration.
  • 2. BOUDDHA, JESUS LAURENT SAILLY 2 Pour la première fois, notre reporter Aurélie Godefroy a longuement enquêté chez ces « chrétiens bouddhistes » et son reportage émouvant montre la diversité et la difficulté des tentatives de synthèses personnelles, qui insistent souvent sur la familiarité et la complémentarité des deux voies spirituelles. Point de vue critiqué avec nuance par Dennis Gira, chrétien engagé et fin connaisseur du bouddhisme, qui souligne les nombreux pièges et ambiguïtés de la compréhension du bouddhisme par les Occidentaux. Le dossier se clôt par un entretien entre l'évêque de Mende, ancien père abbé bénédictin de Kergonan, et un lama tibétain directeur du centre Dhagpo Kagyu Ling. Ces deux moines se sont longuement rencontrés il y a quelques années pour faire un livre de dialogue. Ils font ici le point de cette passionnante et fructueuse rencontre, qui a permis de mettre en évidence à travers l'angle du chemin spirituel les principales divergences et ressemblances du bouddhisme et du christianisme. Reste le dernier enjeu de cette rencontre, celle de la concurrence que vont se livrer à l'échelle planétaire ces deux grandes religions universelles du salut. Paradoxalement, le bouddhisme progresse actuellement plus en Occident qu'en Orient, et le christianisme bien davantage en Orient qu'en Occident. Assistera-t-on à une vraie bataille de conversions ou bien plutôt à l'émergence progressive et inédite d'un christiano-bouddhisme ? Cela peut encore nous paraître étrange, voire impossible, mais notre enquête en montre pourtant les germes, et Arnold Toynbee, le grand historien des civilisations, affirmait que la rencontre de ces deux traditions si proches et si lointaines constituait « l'événement le plus significatif du XXe siècle » pouvant favoriser l'émergence d'une nouvelle civilisation. [Frédéric Lenoir, Philosophe et sociologue, auteur de La Rencontre du bouddhisme et de l'Occident (Albin Michel, 2001). Publié le 1 juillet 2006 - Le Monde des Religions n°18] LEXIQUE - Samsara (litt. «Perpétuelle errance ») : cycle infini des morts et des renaissances dû à l'ignorance et l'égocentrisme qui aveuglent l'esprit sous la forme des « trois poisons » émotionnels (le désir-attachement, la colère-aversion, la stupidité-indifférence). Le samsara se caractérise par l'aliénation douloureuse de la conscience sous l'effet de l'enchaînement des causes et des conséquences, des «actes » et des « fruits » (karma). - Nirvana (litt. «Extinction ») : libération « personnelle » du frustrant samsara. Objet de subtiles distinctions selon les écoles, il a pour synonymes « Etat de bouddha », « Eveil », « Délivrance » (moksa). - Dharma : la réalité telle qu'elle est, à savoir l'ordre juste du monde et du discours selon l'enseignement du Bouddha. Synonyme de «religion », « doctrine », « pratique spirituelle » bouddhistes. - Theravada (litt. « Ecole des Anciens ») : forme de bouddhisme qui domine l'Asie du Sud et se veut la plus fidèle au Bouddha. Fondée sur la complémentarité entre moines et laïcs, sur l'éthique individuelle et la méditation, on l'appelle aussi Hinayana (« Petit Véhicule de progression »), terme péjoratif venu de son rival Mahayana. - Mahayana (litt. « Grand Véhicule de progression ») : occupant le centre et le nord de l'Asie, cette forme de bouddhisme est fondée sur les idées de vacuité et d'amour-compassion universels. Elle donne lieu à une luxuriante religiosité dédiée à ses innombrables bouddhas et bodhisattvas. - Vajrayana (litt. « Véhicule de diamant ») : courant issu du Mahayana fondé sur la transmutation des illusions et passions en sagesse et compassion universelles. Dominant l'Himalaya et le Tibet, on l'appelle aussi bouddhisme tibétain, boudhisme tantrique ou encore lamaïsme.
  • 3. BOUDDHA, JESUS LAURENT SAILLY 3 BOUDDHA, JESUS Chapitre 2 Les dix clés du face-à-face Christianisme et bouddhisme offrent deux voies universelles de salut caractérisées par un puissant altruisme. Jusqu'où vont leurs affinités et quelles sont leurs incompatibilités ? 1. Le thaumaturge et le professeur Bien des traits séparent le Bouddha (littéralement « l'Eveillé ») venu d'Inde et le Christ (litt. « le Messie ») venu de Palestine, au fond aussi mal connus l'un que l'autre et bien souvent de façon légendaire : leur statut social par exemple – Gautama est prince et Jésus artisan – ou leur jeunesse – l'un ayant eu femme(s) et enfant quand l'autre paraît un célibataire endurci. Autre différence remarquable : la durée de leur « vie publique », débutée la trentaine venue et également consacrée à l'enseignement itinérant avec un groupe de disciples. Avant qu'il soit accusé de blasphème et exécuté à 33 ans, celle du « charpentier de Nazareth » dure tout au plus trois années, alors que celle du « Grand Silencieux » court sur un demi-siècle et se termine paisiblement vers 80 ans. Pas étonnant donc qu'on ne puisse comparer la quantité des enseignements recueillis sur des durées aussi dissemblables, les quelques paroles rapportées par les Evangiles n'ayant aucune mesure avec la somme « océanique » des discours – les soutras – attribués au Bouddha. D'autant que leur style et leur forme diffèrent profondément : les percutants Evangiles sont avant tout des récits de vie, ramassés et incisifs, alors que les didactiques soutras sont de leçons – logiques et répétitives – vouées à la mémorisation. On a donc ainsi d'un côté un thaumaturge au charisme flamboyant, qui agit et guérit de façon miraculeuse en exaltant la foi de ses fidèles, et de l'autre un sage professeur, aussi posé que serein, qui s'adresse d'abord à l'intelligence de ses élèves. Un exemple frappant : à plusieurs reprises, Jésus « ressuscite des morts » (son ami Lazare, la fille de Jaïre ou le fils de la veuve de Naïm) par compassion pour leurs proches éplorés ; dans les mêmes circonstances, Gautama leur propose une sage leçon de réalisme, en les aidant à comprendre que tout ce qui est né doit mourir… 2. Le Libéré et le Ressuscité Le rapport à la mort est un point clé des parcours du Christ et du Bouddha. Tous deux veulent assumer et vaincre cette suprême extrémité… mais, semble-t-il, avec des logiques inverses. Pour Gautama, mourir permet d'enseigner en acte les fondements de son message (le Dharma) : d'une part la fugacité de toutes choses et l'inéluctabilité de la fin sous le jeu des causes et des effets (le karma) ; d'autre part la libération de ces limitations par l'atteinte du « parfait nirvana », « éveil » sans égal marqué par l'extinction définitive de l'individualité et du douloureux cycle des transmigrations (le samsara). A l'opposé, Jésus veut affranchir l'humanité une fois pour toutes de la mort et du péché, « rédemption » qui ne peut être obtenue que par son propre sacrifice et sa « résurrection ». C'est donc en s'effaçant définitivement dans la « vacuité » – l'absolu bouddhiste –, que le Bouddha triomphe de la finitude humaine, et il invite les autres à faire de même en suivant ses traces jusqu'à leur propre Eveil. Alors que la victoire du Sauveur revient à [lui assurer une] présence éternelle, « à la droite de Dieu le Père ». Une gloire sans fin à laquelle il associe les membres de son Eglise en les assistant ici-bas « jusqu'à la fin du monde » et en leur promettant le salut dans l'au-delà, soit leur propre résurrection. Ainsi, le chrétien bénéficie de la promesse de ressusciter un jour « en Christ » après sa propre mort charnelle quand le bouddhiste est appelé à devenir à terme lui-même un bouddha, en atteignant à son tour l'éveil – ou libération – avec l'aide de ceux qui y sont déjà parvenus. Objectif à réaliser en une seule vie par le premier et en un nombre indéterminé (mais aussi réduit que possible) d'existences par le second. 3. Sauveur divin ou maître de sagesse ? Il existe dans les deux traditions une certaine inséparabilité du message et du messager. Mais le bouddhisme voit ce dernier passer au second plan derrière la doctrine, quand le christianisme fait de la personne elle-même du Messager l'essentiel du message. Soit le noyau de cette « bonne nouvelle » (étymologie grecque du mot « évangile »), selon laquelle la parole de Dieu s'est incarnée en « Jésus, le Christ- Messie annoncé par l'Ecriture », « Fils unique de Dieu et Dieu lui-même », « pleinement Dieu et pleinement homme », « Sauveur mort et ressuscité pour tous les hommes », comme le martèlent les textes canoniques. Ce n'est donc pas tant en adhérant à la figure du Bouddha que l'on devient bouddhiste, mais en comprenant – et surtout appliquant – ses instructions, ce qui fait de lui d'abord un maître de sagesse. A l'inverse, c'est en s'en remettant totalement par la foi à la personne « humano-divine » du Sauveur que l'on devient chrétien, quitte à pratiquer ensuite du mieux possible ses exigeants commandements. Au « Soyez vous-même votre propre île, votre propre refuge » de l'Eveillé (Parinirvanasutra), Jésus répond : « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie : nul ne vient au Père que par moi » (Jean, 14,6). Ce qui fait du Christ l'unique médiateur entre les hommes et Dieu, alors que de nombreux bouddhas sont à l'œuvre dans le samsara, vu le nombre immense d'êtres ayant atteint l'éveil depuis des temps « sans commencement ni fin ».Bouddha protégé par le naga (Serpent roi). 4. « Personne » ou « non-soi » ? «A la fois divine et humaine, la personne du Christ est bien la clé de la théologie et de l'anthropologie chrétiennes. Pour les héritiers de Jésus, Dieu et l'homme sont des personnes : êtres libres, singuliers, relationnels, spirituels. Fait à l'image de Dieu,
  • 4. BOUDDHA, JESUS LAURENT SAILLY 4 l'homme a une « âme éternelle » tirée du néant par cet Etre divin existant par lui-même avec des qualités permanentes (« Il est Celui qui est », « Il est Tout-Puissant », etc.). Ce théisme est en contradiction avec l'enseignement fondateur du Bouddha quant à la non-existence de tous les phénomènes. Le lien logique et métaphysique entre le Créateur et ses créatures est attesté par l'Eglise des débuts, où le concept central de « personne » a été d'abord élaboré, via la Trinité, pour distinguer les trois personnes divines (Père, Fils et Esprit) avant de s'appliquer peu à peu à tous les humains. Cette individualisation est devenue l'une des marques de fabrique de l'Occident, en particulier à travers la sécularisation apportée par la doctrine des droits de l'homme. A l'opposé de cette vision « substantielle » de l'être humain, le bouddhisme envisage ce dernier comme l'assemblage – contingent et momentané – de cinq « agrégats » psychophysiques : la matière et la forme ; les sensations ; les perceptions ; les formations mentales et enfin la conscience. Transitoire car dépourvue de « soi » durable, mais facteur d'attachement et donc de souffrance, cette combinaison est purement et simplement le fruit de la loi de causalité. Un concours de circonstances autrement dit… 5. Dieu ou vacuité ? Dans le bouddhisme, tout s'explique sans Dieu, alors que dans le christianisme, rien ne s'explique sans Lui. » Percutante, cette formule du théologien et spécialiste du bouddhisme Dennis Gira (cf. p. 36) résume le gouffre qui sépare à ses yeux les deux religions. Eternel, personnel, créateur et transcendant, l'absolu monothéïste semble en effet sans commune mesure avec l'univers créé, ce qui l'oppose terme à terme à l'absolu bouddhiste, l'impersonnelle et immanente vacuité. Indescriptible, celle-ci est seulement évoquée comme à la fois « vide de caractéristiques » et inséparable des apparences mouvantes, ainsi que l'affirme le célèbre Soutra du Cœur : « la forme est Vide, le Vide est forme. » Pour le Dharma, rien n'est ainsi éternel en ce monde soumis au changement perpétuel, comme le synthétisent les Quatre Sceaux, piliers de toutes les écoles bouddhistes : « Tous les phénomènes composés sont impermanents ; tous les phénomènes composés sont souffrance ; tous les phénomènes sont dépourvus de soi ; le nirvana est paix, extinction. » Quatre propositions entre lesquelles se déploie la « Voie du Milieu » bouddhiste, qui refuse les extrêmes symétriques du nihilisme et de l'éternalisme, et laisse en suspens la question de l'existence définitive de quoi que ce soit (Dieu, âme, monde…). 6. Deux chemins spirituels Alors, rien de commun entre Jésus et Bouddha ? Voire… Leur opposition peut en effet se trouver fragilisée par l'examen des subtiles doctrines qui se sont réclamées d'eux au cours des siècles. D'une part, bien des chrétiens ont longtemps vu Jésus soit comme un simple homme « adopté » par Dieu. D'autre part, bien des bouddhistes comprennent l'Eveillé comme un « être divin incarné » ici-bas par compassion, pour « sauver » les êtres. En témoignent les légendes et miracles associés à sa conception et à sa naissance, ou la quasi-divinisation de fait dont il jouit dans la religion populaire – statues pharaoniques et culte des images à la clé. Sans parler des écoles chinoises et japonaises « de la Terre pure », axées sur la dévotion radicale envers le Bouddha-Sauveur Amida (« Lumière infinie ») et son « paradis » de « Grande Félicité »… Si la distance entre Jésus et Gautama « en personne » peut paraître au premier abord considérable, leurs héritages sur le long terme convergent ainsi étonnamment parfois. En témoignent les modes de vie concrets qu'ils ont inspirés, et tout particulièrement le monachisme, longtemps central dans les deux traditions (voir p. 38, l'entretien entre Dom Robert Le Gall et lama Jigmé Rimpoché). A rebondissements, la comparaison entre les deux fondateurs résume bien les tours et détours de toute mise en regard du christianisme et du bouddhisme. Une exploration en miroir – et à tiroirs – qui lie la ressemblance des attitudes religieuses « de terrain », des différences culturelles et doctrinales irrécusables et enfin d'énigmatiques rencontres sur le fond… Pour peu qu'on dépasse la rigidité de la lettre au nom du chemin spirituel et de l'expérience vécue. 7. Charité ou compassion universelle ? «Pourquoi faisons-nous tout cela ? », s'interroge le lama au beau milieu de la méditation, devant des disciples ahuris. «Pour développer notre potentiel », « trouver le bonheur », « moins souffrir… », osent quelques courageux. « Oui, opine le maître, mais ce n'est pas l'essentiel. Notre pratique n'a qu'un seul but : libérer tous les êtres de la souffrance et les établir dans le bonheur. » Cette anecdote résume à merveille l'altruisme radical du bouddhisme mahayana. Y règne en effet de part en part la bodhicitta (« esprit d'éveil »), motivation du bodhisattva (« être d'éveil ») qui développe infiniment la sagesse et l'amour universel jusqu'à l'état de bouddha, quitte à demeurer à jamais dans les souffrances du samsara pour mieux en libérer les autres. Idéal fort méconnu en Occident, où le bouddhisme passe surtout pour une « sagesse pratique » centrée sur la quête de bien-être individuel. Et pourtant, le Dharma – y compris dans sa version theravada – exalte traditionnellement l'amour (maitri en sanskrit) et la compassion (karuna). Ainsi focalisé sur les diverses formes de la bonté (don, non-violence, etc.), le bouddhisme aurait-il donc à voir avec les valeurs évangéliques, de la « miséricorde » à « l'amour des ennemis » ? De part et d'autre, en effet, on semble bien toujours rencontrer la même éthique ascétique, le même souci d'un comportement sage et juste, profitable à soi-même et aux autres, avec tout ce que cela implique d'autocontrôle, de discipline personnelle, d'attachement au silence et à la contemplation. Et à vrai dire, les vies des saints d'Orient et d'Occident – celles par exemple du Tibétain Milarépa (1040- 1123) et de l'Italien François d'Assise (1182-1226) – se ressemblent fort, tout comme la pratique et le vécu quotidiens de disciples cohérents du Bouddha ou du Christ. Entre combat spirituel, abnégation et générosité sans limite, ne s'agit-il pas toujours au fond de donner sa vie pour ceux qu'on aime ? « Similitudes de surface », répondront les théologiens chrétiens, en soulignant des logiques profondes inconciliables. Par définition, expliquent-ils, le Dharma récuse l'idée de personne comme une pernicieuse illusion égotique. Or, sans réelle personnalité, la relation authentique devient impossible, que ce soit entre les hommes ou avec la divinité. Cette rencontre gratuite de libertés singulières constituant justement le cœur de la foi chrétienne sous le nom de « charité », on ne saurait donc l'assimiler à l'amour-compassion bouddhiste, à supposer que ces notions occidentales rendent les concepts orientaux concernés. S'ils se ressemblent, ce n'est donc qu'en apparence, mais non en essence, en signification, ni en valeur… Solide, le raisonnement n'est pas pour autant imparable. En effet, quelle autre réalité humaine que l'amour pourrait être à l'œuvre sur la voie du bodhisattva, prêt à donner « jusqu'à son corps » pour des êtres chéris chacun « comme sa propre mère ou son enfant unique », selon les maximes traditionnelles ? Quoi d'autre que l'amour dans l'intime relation initiatique qui
  • 5. BOUDDHA, JESUS LAURENT SAILLY 5 unit le maître, le disciple et le Yidam – divinité de méditation personnelle – au cœur du bouddhisme tantrique vajrayana ? Alors que la neutralisation de l'égocentrisme et le déploiement des perfections opposées (générosité, patience, effort…) orientent à l'évidence les pratiques et comportements bouddhistes, bien malin qui pourrait enfin les différencier du pur don de soi qui fonde la morale chrétienne sous le nom d'«amour du prochain ». 8. Deux voies éthiques Mais qu'a donc à faire la morale avec le bouddhisme, qui séduit d'autant plus aujourd'hui qu'on le croit « cool », c'est-à- dire laxiste en matière de discipline personnelle ? Sur la route de l'éthique, force est pourtant de constater que le Dharma et le christianisme cheminent ensemble, ou du moins côte à côte. Qu'on parle de « mérites » ou de « bonnes actions », d'« actes négatifs » ou de « péchés », le compagnonnage des deux traditions est ici indéniable, la même insistance étant mise de part et d'autre sur la lutte contre l'égoïsme, l'orgueil, le narcissisme et les autres passions (colère, désir, avarice, paresse…). La liste des « péchés capitaux » ne décalque-t-elle pas celle des « poisons mentaux » ? Et la crainte des fruits amers du « mauvais karma » celle des « châtiments éternels » ? Particulièrement raffinés, les enfers bouddhistes valent bien en effet leur équivalent occidental… 9. “Science de l'esprit contre charité active S'il y a une vraie différence entre nos deux religions en matière d'altruisme et de progression spirituelle, elle est plutôt à rechercher du côté de la place qu'y tient la sagesse ou gnose. Pour le Dharma en effet, la connaissance et l'amour sont inséparables comme le jour et la nuit, de même que la vacuité et les apparences ordinaires. D'où une culture de l'expérience métaphysique directe qui s'incarne dans la richesse des méthodes spirituelles – « les moyens habiles » – développées par les traditions bouddhistes. Transmise par des guides qualifiés, cette « technoscience de l'esprit » pèse de tout son poids sur l'actuel succès du bouddhisme en Occident, avide de sa philosophie puissante, sa psychologie subtile et son arsenal pratique. Il suffit de voir la diversité fascinante des rituels, méditations, yogas déployés par son courant tibétain… Des expédients les plus concrets (reliques, porte-bonheur bénis, images saintes) aux supports les plus raffinés, il y a vraiment là de quoi satisfaire le corps, la parole et l'esprit… Or face à une telle profusion d'outils pour travailler sur soi, le chrétien peut paraître laissé à lui-même et le christianisme bien démuni. Celui-ci ne séparait pourtant pas à ses débuts la sagesse et l'amour spirituel, le souci de la connaissance des mystères divins et des méthodes pour l'atteindre étant attestés dans les premiers temps de l'Eglise. Avec les siècles cependant, cette culture de l'intériorité s'est peu à peu affaiblie, jusqu'à se perdre parfois, surtout dans le domaine catholique. Et ce au profit d'une dérive scolastique et dogmatique, plus soucieuse de contrôler institutionnellement les âmes que de les conduire à une véritable expérience spirituelle. Il n'est que de voir la défiance séculaire manifestée par les autorités de l'Eglise à l'égard des mystiques, qui portent justement au plus haut l'union de l'amour et de la connaissance… Pris entre un moralisme puritain et un étroit rationalisme également fermés aux choses du corps, de l'affectivité et de l'invisible, le christianisme occidental n'a plus eu alors qu'à se déployer vers le monde extérieur. Mue par son activisme aussi humaniste que prosélyte, l'Eglise a couvert ainsi le monde d'écoles, d'universités, d'hôpitaux, d'asiles, en préfigurant l'actuel engouement caritatif et humanitaire. Un élan quasiment sans équivalent en Orient où, « bien ordonnée », la charité active se devait de « commencer par soi-même », à savoir l'application individuelle du « médite et deviens d'abord bouddha pour pouvoir vraiment aider les autres un jour ». Guère compréhensible pour les modernes, ce primat de la contemplation sur l'action a eu au moins le mérite de limiter – un peu – l'implication des institutions bouddhistes dans les affaires temporelles. D'où peut-être, une plus grande facilité que leurs homologues chrétiennes à appliquer des idéaux de compassion communs… 10. Jésus et Bouddha réconciliés ? Aux chrétiens l'extériorité conquérante, aux bouddhistes l'intériorité illuminant ? Un tel partage est assurément à nuancer, car on assiste en effet, depuis quelques décennies, à un certain retour des baptisés vers l'expérience spirituelle, à travers notamment le mouvement charismatique, les démarches psycho-spirituelles de « guérison intérieure » ou le renouveau de méthodes traditionnelles (Exercices de saint Ignace, prière du cœur, etc.). Revenant aux fondements de « l'initiation chrétienne » et promouvant le dialogue interreligieux, le christianisme semble ainsi atténuer son dogmatisme des derniers siècles pour mieux prendre en compte la diversité de l'homme concret, « corps-âme-esprit ». Un retour aux racines qui n'est sans doute pas étranger au succès sur ses terres du nouveau venu bouddhiste, particulièrement performant dans ces champs de l'intériorité et du pluralisme… Symétriquement, le Dharma qui se croyait le cœur d'un monde sans cœur n'a pu rester de marbre face à ces chrétiens venus chez lui certes pour évangéliser, mais aussi soigner, instruire, nourrir ceux qui ne l'étaient pas. D'où l'actuelle implication sans précédent des héritiers du Bouddha dans les affaires de la terre et de ses « damnés », des figures militantes aussi considérables que le Thaïlandais Sulak Sivaraksa, le Vietnamien Thich Nhat Hanh (voir p. 30) ou le moine zen américain Bernard Glassman, faisant de la lutte pour la justice et la paix mondiales, l'environnement ou l'éducation leur nouveau cheval de bataille. Alors, la « civilisation de l'Amour » de Jean Paul II et le « bouddhisme engagé » du Dalaï-lama, même combat ? [Eric Vinson. Publié le 1 juillet 2006 - Le Monde des Religions n°18]
  • 6. BOUDDHA, JESUS LAURENT SAILLY 6 BOUDDHA, JESUS Chapitre 3 Une tradition peut en révéler une autre Les passerelles sont de plus en plus assumées entre chrétiens et bouddhistes. La conséquence n'en est pas obligatoirement une conversion, mais le plus souvent l'opportunité de revivifier sa foi dans sa tradition d'origine. Dimanche de Pâques. Une assemblée de 650 personnes se presse dans une immense salle de prière. Sur les chaises et tapis posés sur le sol, des œufs de Pâques les attendent. L'assistance est en bonne partie composée de chrétiens, mais ce n'est pas la résurrection du Christ qu'ils viennent célébrer. Face à eux, un tableau coloré représentant Bouddha, des fleurs et des cierges. Nous sommes au Village des Pruniers, dans le sud-ouest de la France, haut lieu bouddhiste fondé il y a une vingtaine d'années par le maître vietnamien Thich Nhat Hanh. Dans un silence absolu, une fine silhouette fait son entrée, suivie de ses disciples. « Thay », le « maître » comme l'appellent ses proches, prend place et rompt le silence. De sa voix douce, il délivre les enseignements que les pratiquants, le dos bien droit en position de méditation, sont venus écouter. Il se pliera ensuite à la traditionnelle séance de questions- réponses, tenant l'assemblée en haleine jusqu'à la fin de la session. Ils sont de tous âges, de toutes les catégories sociales. Mais que viennent chercher ces chrétiens dans cette retraite bouddhiste en ce jour crucial de l'année liturgique ? Parmi eux, Francine. Cette Française d'origine vietnamienne, convertie au christianisme il y a environ vingt ans, ne ressent aucune contradiction dans le fait d'écouter les enseignements bouddhistes plutôt que d'assister à la messe. « Le plus important pour moi est de prier, peu importe l'endroit, explique- t-elle. Auparavant, je tenais à aller dans une église lors des grandes fêtes chrétiennes, maintenant cela n'a plus d'importance. Je peux me recueillir et prier Jésus, que ce soit dans une église ou devant Bouddha. » Selon Thich Nhat Hanh, il n'y a rien d'incompatible entre le fait d'être chrétien et de venir se recueillir dans un lieu de retraite bouddhiste. « Au contraire, dit-il, les chrétiens ont la chance d'approfondir leur foi en venant ici. Il n'y a pas de conflit, ils sont à l'aise : nous leur offrons un nouvel éclairage sur leur propre religion, notamment grâce aux techniques de méditation. » D'après le maître, les enseignements de Bouddha et de Jésus ne seraient pas si éloignés. La différence résiderait dans leur formulation : « C'est comme si on compare une mangue et une orange. Leur apparence n'est pas pareille, mais les éléments qui constituent ces fruits sont les mêmes. L'acidité et le sucre sont juste dosés de manière différente. » D'après Thich Nhat Hanh, le bouddhisme serait moins dogmatique et plus compréhensible que le christianisme : « Son enseignement est plus adapté à la souffrance d'aujourd'hui, procurant des outils qui aident les gens à vivre, comme ceux touchant à l'attitude du corps, à la manière de marcher, de respirer, de parler, explique-t-il. A cela s'ajoute l'apprentissage de la vie en communauté, en remède à cette société caractérisée dans notre siècle par l'individualisme. Ici chacun apporte sa propre contribution et participe à la construction de la communauté. Cela procure un sentiment de sécurité qui permet aux gens d'évoluer plus harmonieusement. » Depuis plus de vingt ans, ils sont des milliers à venir du monde entier pour méditer et apprendre ces fameux outils enseignés par le maître. Accueillis par des moniales vietnamiennes, ils se répartissent dans les sept hameaux que compte le village. Elément central de cette vie en communauté, les « cloches de pleine conscience » rythment les activités de chacun. A leur son, tout s'arrête. La respiration devient alors, pendant quelques secondes, l'unique préoccupation de chacun. Toute notion de temps disparaît. « Les gens viennent déposer ici leur souffrance », explique Minh Tri, une habituée des lieux. Comme Eliane, ancien professeur d'économie et de gestion, qui a consommé il y a une vingtaine d'années sa rupture avec le christianisme. Arrivée au village des Pruniers dans un moment dramatique de sa vie, elle y est restée deux ans : « J'avais besoin d'un refuge pour me retrouver et faire un travail de transformation et de guérison. Déçue par le christianisme, il me fallait découvrir ma propre morale. J'ai trouvé dans le bouddhisme ce qui me manquait dans ma religion d'origine : des aspects pratiques pour m'aider à apaiser ma souffrance et me reconstruire. L'Eglise est trop attachée aux apparences. Ce qui m'a séduit, c'est l'aspect dépouillé des choses, le peu de rituels. Tout est limité à l'essentiel. Ce qui est important ici, c'est le respect de l'évolution du cheminement individuel. J'ai trouvé des outils pratiques au Village des Pruniers qui m'ont aidée à vivre. » Le bouddhisme : plus qu'une thérapie Le bouddhisme, une béquille psychologique pour chrétiens en rupture de ban ? Une thérapie antidouleur ? Pas seulement. Pour certains, comme Patrice, ce sont les notions de péché et de culpabilité qui l'ont détourné du christianisme. Autant de raisons qui s'ajoutent à celles mentionnées dans une étude menée par Dennis Gira, le directeur adjoint de l'Institut des sciences et de théologie des religions à l'Université catholique de Paris : « Une grande insatisfaction vis-à-vis de la société actuelle, notamment celle de consommation, une certaine difficulté à comprendre le discours sur Dieu, le besoin d'avoir un maître ou un guide spirituel, ou encore la volonté d'appartenir à une société qui ne soit pas marquée par la violence, comme a pu l'être l'Eglise à des moments peu glorieux de son histoire (croisades et Inquisition) : autant de motifs qui décident les chrétiens à se tourner vers une religion qui semble apporter des réponses bien plus pragmatiques à leurs interrogations spirituelles », explique-t-il. Une conversion harmonieuse Mais si un certain nombre de chrétiens se tournent vers le bouddhisme, l'inverse ne fait pas exception. C'est le cas d'Anne, une bouddhiste devenue chrétienne. Fille aînée d'une famille de dix enfants, Anne est élevée au Vietnam dans la
  • 7. BOUDDHA, JESUS LAURENT SAILLY 7 plus pure tradition bouddhiste, avec une mère très pratiquante. « Je l'accompagnais souvent au temple, on priait tous les soirs devant l'autel des ancêtres et devant le Bouddha… », se souvient-elle. Anne fuit le pays à 22 ans et débarque dans le nord de la France : « J'ai ressenti une grande solitude lorsque je suis arrivée, raconte-t-elle, car il n'y avait plus de cérémonie ni de temple pour me soutenir. L'atmosphère spirituelle de mon pays me manquait. » Mariée à l'église avec son mari catholique, elle décide de faire baptiser ses enfants. Dans un premier temps, la jeune femme ne cherche pas à se convertir, mais simplement à mieux connaître les Evangiles. « Je vivais alors dans un camp militaire avec mon mari, je voyais ces gens très pieux autour de moi et leur foi dans le Christ me touchait », se souvient-elle. Elle décide alors de se faire baptiser en même temps que son troisième enfant. « C'était alors une continuité de ma première religion bouddhiste. Elle changeait juste de visage en prenant celui du Christ. C'était une sorte de transcription dans une autre langue de la même chose. » Anne vit une période de « double appartenance » puis se passionne de plus en plus pour la personne de Jésus. « Pour moi, explique-t-elle, c'est quelqu'un qui est avant tout humain, en chair et en os. Cet aspect m'a beaucoup plu et je ne l'ai jamais trouvé dans la religion bouddhiste. C'est important de voir un homme capable de donner sa vie par amour et montrer ensuite le chemin. Je suis très émue par le Christ, et si je devais résumer ma vie, je dirais tout simplement que je suis une bouddhiste qui a rencontré Jésus. » Elle quitte alors la religion de son enfance pour ne pratiquer que le catholicisme, de façon sereine et naturelle. « Quand on épouse une religion, résume-t-elle, il faut le faire dans sa totalité et accepter ses qualités, ses défauts. On doit s'engager à fond en acceptant d'aller jusqu'au bout. La perfection n'existe pas. L'Eglise a ses failles, je le sais, mais ce n'est pas grave, car Dieu est au-delà de tout ça.» Les déchirements d'une double appartenance Si, pour Anne, la transition s'est accomplie en douceur, il n'en est pas de même pour Françoise, pour qui la double appartenance a été synonyme de déchirement et de douleur. Catholique, c'est à la fin des années 1970 qu'elle rencontre le bouddhisme avec son mari, à travers Arnaud Desjardins, puis le maître tibétain Kalou Rimpoché. Le couple se rend dans un centre tibétain en Bourgogne, qu'il fréquentera assidûment pendant une quinzaine d'années. Françoise ne laisse pas de côté le christianisme pour autant et tente de vivre les deux. Même passionnante, cette longue expérience de double appartenance s'avère difficile à vivre. « Je n'arrivais pas à concilier les deux religions, car je pense être une personne fidèle et j'ai eu la sensation de trahir le Christ, même si je me contorsionnais dans tous les sens pour essayer de joindre les deux tendances. Dans le bouddhisme tibétain, ajoute-t-elle, il faut avoir un maître spirituel et se livrer à lui complètement. Je ne pouvais pas et je ne voulais pas puisque mon maître spirituel est Jésus-Christ. Si j'ai tant essayé à l'époque, c'est que mon mari était beaucoup plus attiré par le bouddhisme que moi. Il en avait besoin pour son équilibre, c'était une de ses raisons de vivre et je ne voulais pas le perdre. Mais à sa mort, en 1993, je m'en suis éloignée. » En 2002, quelques années après le décès de son mari, Françoise est de nouveau confrontée à un deuil terrible, celui de sa propre fille. « Je me suis alors retrouvée face à la personne du Christ, en me rendant compte que rien ne le remplace ni le surpasse ailleurs, et j'ai décidé de m'en remettre uniquement à lui. Je suis revenue à mes premières amours. » Avec du recul, Françoise dit ne pas regretter cette aventure bouddhiste. Elle estime aujourd'hui avoir enrichi et redécouvert son rapport au christianisme. « Cela m'a permis d'appliquer un regard neuf à ma propre religion et surtout de redonner une vraie signification aux mots employés, qui s'étaient vidés de leur sens. » Evangiles et zazen Nous sommes dans une petite salle de prière nichée sous les toits du couvent des Clarisses, dans le 7e arrondissement de Paris. Au fond de la salle trône une sculpture du Christ en croix. En dessous, une photo du maître zen japonais Narita, posée sur une bible ouverte. Sur le sol, des zafus, des petits coussins ronds, et des tapis de couleur violette. Elles sont cinq femmes à se réunir toutes les semaines dans ce lieu catholique pour faire zazen. Jambes croisées en position de lotus, colonne vertébrale bien étirée, yeux mi-clos, les doigts de la main gauche posés sur ceux de la main droite, elles se concentrent sur leur respiration. Une odeur d'encens flotte dans la pièce. La séance commence dans un silence absolu, par une longue méditation suivie d'une lecture des Evangiles. Aujourd'hui, un texte de saint Luc. Une fois la session terminée, les participantes quitteront la salle de prière pour rejoindre quelques étages plus bas, dans la chapelle du couvent, les sœurs bénédictines qui les attendent pour les complies. Les personnes présentes se déclarent toutes proches du christianisme, chacune à sa façon, utilisant la pratique du zazen pour approfondir leur foi. Cela peut être pour certains le début d'une longue quête spirituelle et un premier pas vers le bouddhisme. Comme Evelyne qui, après s'être éloignée de l'Eglise catholique, découvre la pratique du zazen à un moment crucial de sa vie. « J'ai eu un sentiment de retour à la source, de me retrouver » explique-t-elle. Elle décide alors d'entrer en relation avec le groupe de méditation du maître zen japonais Deshimaru. Evelyne part au Japon et devient la seule femme à être formée et promue disciple par le successeur de maître Deshimaru, maître Narita, dont elle reçoit la transmission. Même si elle est très impliquée dans le bouddhisme, son attachement au christianisme est pourtant toujours présent « comme un fil rouge ». Evelyne fait tout pour l'oublier : « Je ne voulais pas y penser car je savais qu'il ne fallait pas tout mélanger, mais ça m'a rattrapée ». Un jour de Pâques, elle craque : « Je me suis précipitée comme une véritable assoiffée à l'église, confie-t- elle, puis j'ai commencé à faire le mur lors de sesshin (retraites bouddhistes) pour me rendre à la messe, à moitié à pied, à moitié en stop. » Elle décide de mettre la question de côté, mais celle-ci ressurgit lors de la transmission par maître Narita. Un détour bouddhique réconciliateur Cela fait six mois qu'elle est au Japon : « J'étais dans le train en quittant le monastère où avait eu lieu la cérémonie et ça m'est tombé dessus. J'ai reçu cette vérité. J'ai réalisé subitement que je ne pouvais prendre qu'un seul chemin et que je ne pouvais plus ignorer le “côté chrétien” de ma personnalité, explique-t-elle avec émotion. C'était un sentiment très violent ; prise de panique, j'ai eu besoin d'écrire à deux personnes ce qui m'arrivait : à ma mère (qui ne cessait de prier pour que je revienne dans le “sérail” du catholicisme) et à mon maître. » Tout cela se concrétise peu après, lorsqu'Evelyne doit apporter la communion à sa mère mourante. « Il n'y avait pas de prêtre disponible et j'ai dû accomplir ce geste, le crâne encore rasé, et j'ai ressenti à ce moment-là un terrassement profond qui m'a fait prendre conscience de l'urgence de mon retour vers le Christ. » Evelyne ressent alors le besoin impérieux de recommunier
  • 8. BOUDDHA, JESUS LAURENT SAILLY 8 pour pouvoir se réconcilier avec le christianisme. « Je peux dire aujourd'hui que le bouddhisme a été honnête avec moi pour me reconduire vers ma religion et non m'avoir “gardée”. J'ai été accueillie, élevée et nourrie par le bouddhisme. Une fois mûre j'ai été prête à revenir vers ma famille chrétienne. » Pour cela, Evelyne reconnaît que l'accompagnement dont elle a bénéficié a été primordial. C'est le but de Benoît Billot, qui tente d'aider les gens à « réconcilier » différents aspects du christianisme et du bouddhisme en favorisant ce qu'il appelle « un travail d'unification ». Ce frère bénédictin découvre le bouddhisme au début de sa vie religieuse, et commence à pratiquer matin et soir la méditation : « J'ai fait cette découverte extraordinaire qui était d'apprendre à gérer le silence, explique-t-il, j'ai réellement trouvé une “sagesse du corps” caractérisée par une attention décuplée à la circulation des énergies, aux sensations… ». Benoît Billot part ensuite au Japon se plonger dans les monastères zen. Un moment important dans sa vie monastique et spirituelle : « J'ai été amené à regarder avec des yeux extérieurs ma propre tradition ; cela a été déroutant, dérangeant et déstabilisant, mais très fécond. » C'est le début d'une nouvelle réflexion sur la vie pour le frère bénédictin. Après un retour en France, marqué par le début d'une psychanalyse et une année sabbatique où il se consacre à étudier les enseignements de Willigis Jäger et Karlfried Graf Durckheïm, il décide de partager ses expériences en créant un lieu consacré à la méditation, permettant de concilier ces différents aspects du bouddhisme et du christianisme, baptisé « La Maison de Tobie ». Figurent entre autres objectifs : la considération du corps et la façon de pouvoir gérer la respiration, la sexualité, la circulation des énergies… « On est passé d'une vision ascétique et monastique du corps à une vision mécaniste destinée à la jouissance à et la performance, constate-t-il. C'est important aujourd'hui de savoir le gérer et s'en servir pour le faire participer à la vie spirituelle. » Et quand on lui demande qui vient à La Maison de Tobie profiter de ces enseignements, Benoît Billot reconnaît que si beaucoup de gens viennent pour puiser différents aspects du bouddhisme et du christianisme, il n'hésite pas à leur rappeler qu'il est nécessaire de se référer à un centre unique : « Pour tourner, une roue a besoin d'avoir un seul axe. Il s'agit pour moi du Christ. » Cet amoureux du jardinage ne peut s'empêcher de filer cette métaphore végétale : « Il est intéressant de greffer tous ces rameaux sur ce grand tronc que représente le Christ. Lorsque la greffe prend, elle modifie la circulation de la sève et l'aspect extérieur de l'arbre. Il y a une interaction. Dans ce travail de vie spirituelle, il n'est pas difficile de faire cohabiter deux façons de penser, je crois même qu'elles peuvent être complémentaires… » [Aurélie Godefroy - Publié le 1 juillet 2006 - Le Monde des Religions n°18] Christian Rangdreul : orthodoxe et bouddhiste « J'ai vécu la “double appartenance” d'orthodoxe-bouddhiste pendant quinze ans, sans conflit. Je trouvais dans le bouddhisme des méthodes spirituelles, des plus simples aux plus compliquées, adaptées aux divers tempéraments de l'être humain. Le christianisme me parlait quant à lui, grâce à sa doctrine d'un Dieu créateur unique en trois Personnes. Tout en restant un chrétien convaincu, assidu à la liturgie dominicale et aux grandes fêtes annuelles, ma pratique quotidienne était bouddhique. Je me concoctais un “arrangement”, mais je reconnais aujourd'hui avoir été dans une certaine forme d'illusion en voulant combiner les deux pratiques et leurs deux formes rituelles. Si le sommet de la montagne mystique est unique, suivre alternativement deux chemins ne peut que retarder l'ascension. Mais à l'époque, je n'arrivais pas à faire un choix définitif, ma situation étant la même que celle d'un homme amoureux de deux femmes. Aujourd'hui je reste très attaché au bouddhisme, je continue à m'y intéresser, mais j'ai cessé toute pratique. J'ai définitivement pris conscience de l'entrave, sinon de l'illusion sans doute un peu orgueilleuse que constitue le fait de vouloir suivre deux voies. » [Publié le 1er juillet 2006, Le Monde des Religions n°18]
  • 9. BOUDDHA, JESUS LAURENT SAILLY 9 ENTRETIEN AVEC LE PERE MICHEL, ermite bénédictin proche du bouddhisme D'où vient votre intérêt pour le bouddhisme ? C'est un rapprochement circonstanciel. Quand mes supérieurs m'ont autorisé à poursuivre ma vie monastique dans la solitude, ils m'ont demandé de me trouver un maître capable de guider mes pas. Ce fut frère Antoine, qui avait fait de longs séjours en Inde et découvert, auprès des Tibétains réfugiés au Sikkim, une ouverture spirituelle, une démarche de vie qu'il n'avait pas trouvée dans le christianisme. Il m'a transmis ce trésor de l'enseignement bouddhiste. Qu'est-ce qui vous a touché dans cette tradition ? L'enseignement de vie, de vie spirituelle. D'un dynamisme capable de faire accéder à un réel épanouissement spirituel. J'ai fait cette découverte dans le bouddhisme tantrique, d'autres chrétiens la font en ayant accès à la spiritualité chrétienne de l'Antiquité, qui avait atteint son apogée au XIIe siècle, avant que la culture occidentale subisse la révolution de la rationalité. Dès lors, le christianisme occidental s'est absorbé dans l'effort intellectuel pour concilier foi et raison, et de très nombreux chrétiens en souffrent. Peut-on être à la fois chrétien et bouddhiste ? L'expérience religieuse, dans son vécu fondamental, est unique et semblable dans toutes les religions. C'est son expression verbale qui diffère, parce que toute religion, dans son discours, se réfère à la culture dans laquelle elle est née et s'est développée. C'est à ce niveau que naissent les difficultés. Or, le fondement de la religion, vous l'appellerez nirvana si vous êtes bouddhiste, filiation divine si vous êtes chrétien. Cette différence de langage, de culture, n'a jamais produit une incompatibilité de vie. Le bouddhisme offre d'attirantes méthodes de travail sur soi. Mais est-il toujours bien compris par des Occidentaux qui tendent à lui appliquer des catégories qui ne sont pas forcément les siennes ? Les Occidentaux peuvent-ils vraiment comprendre le bouddhisme ? Cette question m'a été posée maintes fois ces dernières années. Je ne peux y répondre par la négative : j'ai trop d'amis occidentaux qui se nourrissent très authentiquement du bouddhisme. Cependant, plus de trente ans d'études bouddhiques, au Japon d'abord, puis en France, m'empêchent de répondre par un « oui » sans nuance. La vérité, me semble-t-il, est que le bouddhisme, même s'il n'est évidemment pas incompréhensible pour les Occidentaux, reste très souvent incompris, pour des raisons liées à la fois aux dispositions de ceux qui s'y intéressent et à la complexité de cette tradition ancienne de plus de vingt-cinq siècles et riche de tous ses contacts avec les diverses cultures et spiritualités d'Asie. La première raison pour laquelle les Occidentaux risquent de passer à côté de ce qui est au cœur du bouddhisme est la difficulté à reconnaître et à accueillir ce qui est vraiment unique, et donc différent, dans cette tradition. A ce propos, je pense souvent à certains amis américains qui me rendaient visite au Japon et qui voulaient à tout prix visiter une maison japonaise traditionnelle. Par chance, je connaissais une personne prête à ouvrir sa maison à mes visiteurs. A l'intérieur, ces amis me regardaient, quelque peu désorientés, et demandaient timidement où était la table. Par elle-même, cette question les mettait dans l'incapacité de s'ouvrir à la beauté extraordinaire d'un lieu d'habitation dont la cohérence interne se comprend totalement sans la présence d'une table ! Bref, il est extrêmement difficile de résister à la tentation de chercher d'abord chez autrui ce qui est porteur de sens chez soi, et cela à tous les niveaux. Ainsi, il nous arrive souvent de chercher d'abord, dans l'édifice majestueux qu'est le bouddhisme, des éléments essentiels à la cohérence interne de notre propre tradition ou vision du monde. Les chrétiens, par exemple, sont souvent convaincus qu'il doit y avoir, dans le bouddhisme, une réalité correspondant à Dieu, à un Dieu personnel qui est amour, qui est en même temps de l'ordre de l'absolu. Il n'y a rien de plus « naturel » car, dans le christianisme, rien ne s'explique sans ce Dieu, et surtout pas le phénomène de l'homme. Et pourtant, dans le bouddhisme, tout s'explique sans Dieu. Et au bout du compte, à cause de l'importance qu'ils accordent à l'existence de Dieu, les chrétiens risquent, consciemment ou inconsciemment, de restructurer la cohérence interne du bouddhisme. Ils cherchent, parfois désespérément, un espace pour ce qui leur semble indispensable à toute démarche spirituelle, à savoir la rencontre avec Dieu. C'est ainsi que l'édifice bouddhique commence à ressembler peu à peu à l'édifice chrétien qui, lui, est réellement structuré par cette rencontre. Cette tendance à rechercher dans le bouddhisme ce qui nous est essentiel, ne se limite pas aux chrétiens. Ainsi, nombre d'Occidentaux qui ne croient plus de tout en Dieu reconnaissent dans le bouddhisme une tradition « athée » proposant une voie intérieure balisée depuis des millénaires par des maîtres qualifiés. Les bouddhistes nés dans les pays bouddhiques ne sont pourtant pas « athées ». Et ils n'apprécient pas que les Occidentaux les obligent, en quelque sorte, à se situer devant une question qui n'est pas la leur : celle de Dieu. En fait, cette question ne les effleure pas : ils ne sont ni « athées », ni « agnostiques », ni « croyants », ils sont ailleurs. Le véritable défi consiste à découvrir cet « ailleurs », à y entrer et à en comprendre la cohérence. Et ce n'est pas toujours facile. Une autre grande difficulté à laquelle se heurte un Occidental qui s'intéresse au bouddhisme est liée à la langue. Tout se résume dans l'adage « traduire, c'est trahir ». Les langues bouddhiques (le pali, le sanscrit, le chinois, le japonais, le tibétain) échappent souvent à tous nos efforts de traduction ! Par exemple, comment comprendre l'enseignement du Bouddha lorsque, selon les traductions françaises des textes bouddhiques, il affirme que tout est « souffrance » (première des Quatre Nobles Vérités) et que l'origine de cette souffrance est le « désir » ? Il ne faut pas oublier que ces expressions, et tant d'autres que nous employons pour parler de l'expérience et de l'enseignement du Bouddha, sont tributaires de notre tradition (judéo-chrétienne, grecque, latine…). Pour comprendre vraiment ce qu'est le bouddhisme, il importe d'être toujours conscient du décalage considérable qui existe entre l'expérience du Bouddha et les mots français que nous employons pour en parler. Sans cette lucidité de base, les possibilités de malentendus se multiplient presque à l'infini. La troisième difficulté est la tentation de confondre une partie de la tradition bouddhiste avec son tout. En Occident, un très fort accent est mis sur la méditation, au détriment de la discipline morale ou éthique, très exigeante, qui fait pourtant
  • 10. BOUDDHA, JESUS LAURENT SAILLY 10 partie, elle aussi, de la voie bouddhiste. Les préceptes qui concernent le respect de la vie, l'usage de la parole, la place accordée aux bien matériels, la vie sexuelle, etc., sont souvent tout simplement laissés de côté. C'est bien dommage, car c'est en vivant selon ces préceptes que les bouddhistes intègrent à leur vie ce qu'ils comprennent grâce à leur pratique de la discipline mentale. Cette difficulté peut aussi aboutir à une confusion entre le type de bouddhisme que l'on pratique, ou auquel on s'intéresse, et la grande tradition bouddhiste. On peut comprendre que celui qui pratique le zen soit convaincu que cette forme du bouddhisme est la meilleure pour lui. Mais qu'il garde à l'esprit le fait que l'édifice bouddhiste est beaucoup plus vaste que la « salle zen » qui en fait partie. C'est par son effort de comprendre les « autres bouddhismes » qu'il pourra approfondir sa connaissance du bouddhisme qu'il pratique. Comprendre le bouddhisme en profondeur n'est donc pas facile pour les Occidentaux. Mais il faut reconnaître que ce n'est pas facile non plus pour ceux qui vivent dans les pays bouddhistes ! Car, finalement, le bouddhisme exige de chacun une véritable conversion intérieure, un abandon du soi, un changement radical de sa manière de penser et d'être dans ce monde. Et personne n'aime ça ! C'est sans doute d'ailleurs la résistance à cette métamorphose qui constitue la plus grande difficulté pour tous ceux qui veulent entrer pleinement dans l'expérience du Bouddha. [Dennis Gira, Directeur adjoint de l'Institut de science et de théologie des religions (Institut catholique de Paris) - Publié le 1er juillet 2006, Le Monde des Religions n°18]
  • 11. BOUDDHA, JESUS LAURENT SAILLY 11 BOUDDHA, JESUS Chapitre 4 Deux moines en dialogue Dom Robert Le Gall et lama Jigmé Rimpoché publiaient, il y a cinq ans, un livre d'entretiens. Retour sur cette expérience en forme d'interview croisé. Après la publication de Le Moine et le Lama chez Fayard en 2001 (rééd. Livre de Poche, 2003), Dom Robert Le Gall, père-abbé du monastère bénédictin Sainte-Anne de Kergonan en Bretagne, devenu évêque de Mende en 2002, et lama Jigmé Rinpoché, qui dirige le centre tibétain de Dhagpo Kagyu Ling en Dordogne, n'ont pas cessé leurs relations pour autant. Aujourd'hui, les deux hommes évoquent de quelle manière leur cheminement respectif s'est enrichi de ces échanges et comment christianisme et bouddhisme se situent l'un par rapport à l'autre. Qu'avez-vous retenu de plus important du dialogue instauré dans votre livre ? - Mgr Robert Le Gall : Un vrai dialogue, serein et positif, s'est instauré, chacun écoutait l'autre parler de son expérience spirituelle dans la voie monastique. Je connaissais un peu l'hindouisme par les livres du père Henri Le Saux, lui aussi moine de l'abbaye Sainte-Anne de Kergonan, mais guère le bouddhisme. Cela m'a permis de poser au lama des questions « naïves » allant jusqu'au fond de nos cheminements. Le premier bénéfice de ces entretiens a été la rencontre elle- même, exemplaire en sa qualité d'écoute mutuelle sans a- priori. Lama Jigmé a passé trois jours dans mon abbaye de Bretagne, et j'ai vécu trois jours à Dhagpo Kagyu Ling en Dordogne. Nous avons eu le temps de nous entendre, de nous écouter, de nous comprendre, souvent au-delà des mots. Ces rencontres ont une suite dans les nombreuses conférences que nous avons données ensemble : nous avons pu aller plus loin dans nos échanges grâce aux questions qui nous étaient posées. - Lama Jigmé Rimpoché : La compréhension du catholicisme est devenue infiniment plus claire dans mon esprit. Grâce à la pénétration et à la ferveur des explications données par Mgr Le Gall, j'ai pu avoir accès à la signification profonde de la foi chrétienne et du chemin spirituel qu'elle sous-tend. J'ai perçu avec acuité l'immense bienfait de la pratique du catholicisme et de la manière dont elle conduit les fidèles sur le chemin de l'Absolu. Sur tous ces points, mes attentes ont été comblées. Par ailleurs, je garde présent dans le cœur la chaleur et la force d'une rencontre pleine d'amitié et de respect mutuel. De très nombreux « retours » me sont parvenus des lecteurs, et ces remarques m'ont inspiré autant que mes réflexions personnelles. En quoi le bouddhisme et le christianisme vous paraissent-ils le plus proches ? - Mgr Robert Le Gall : Le mode de vie nous rapprochait : le lama et moi-même étions des moines, nous portions un habit, suivions une règle de vie, mettions l'accent sur la vie intérieure. Très vite, nous nous sommes compris. Dans le christianisme comme dans le bouddhisme, la vie monastique prend des formes assez similaires, non seulement dans la nourriture, les longues prières ou psalmodies et la façon d'organiser son temps ou son lieu de vie, mais aussi dans les pratiques d'ascèse. Nous nous sommes retrouvés dans les étapes de la vie spirituelle : renoncement, illumination, union, et même dans une certaine échelle de la vie de prière, avec la lecture, la méditation, la psalmodie, le silence de pleine adhésion au Mystère. L'usage des symboles de la lampe à huile, de l'encens, des offrandes, etc. nous rapprochait aussi. - Lama Jigmé Rimpoché : Les points les plus significatifs me semblent être les similitudes concernant la vie monastique ; le sens et le bienfait accordés à la prière et à l'influence qu'elle peut exercer sur le plus grand nombre ; la correspondance entre la motivation et les qualités des bodhisattvas – ces êtres d'amour et de sagesse totalement dédiés au bien d'autrui –, et celles des grands saints du christianisme ; le lien entre la contemplation chrétienne et certains aspects de la pratique méditative dans le bouddhisme ; l'importance accordée à la foi qui ouvre la porte des bénédictions transmises par la divinité ainsi que la fonction exercée par l'Esprit-Saint qui transmet la grâce divine. J'ai cru comprendre également que, selon le christianisme, chaque être porte à la pointe fine de l'âme comme une étincelle du divin qui le relie en permanence à Dieu. Ces aspects me semblent proches des vues que l'on trouve dans la tradition vajrayana du bouddhisme à laquelle j'appartiens : le pratiquant qui porte en lui la graine de la bouddhéité reçoit, par la force de la foi et de l'aspiration, l'influence spirituelle des Trois Joyaux et des Yidams (les divinités de méditation), et est ainsi à même de réaliser l'absolu, le dharmakaya. Où se situent les divergences les plus importantes entre bouddhisme et christianisme ? - Mgr Robert Le Gall : La difficulté fut d'emblée de préciser l'Absolu qui nous attirait comme un aimant et qui nous mettait en route. Autant il nous paraît clair, comme chrétiens, que Dieu s'est révélé en Jésus-Christ comme Unique en trois Personnes qui sont le Père, le Fils et le Saint-Esprit, autant le lama avait du mal à définir, au moins en anglais, cet Absolu dont il parlait pourtant : «It is difficult to precise», répétait-il en réponse à mes questions insistantes. L'identité de l'Absolu ainsi que l'impermanence de tout le reste représentaient pour moi la difficulté la plus grande de notre dialogue : manifestement, nos philosophies n'étaient pas les mêmes. J'ai
  • 12. BOUDDHA, JESUS LAURENT SAILLY 12 cru comprendre que les bouddhistes se refusent à toute définition de l'Absolu pour la raison qu'ils estiment ne pas pouvoir en parler avant d'avoir expérimenté l'illumination ou l'éveil. Pressé par mes questions, lama Jigmé a fini par répondre : « L'Absolu, c'est comme l'azur très pur ! » Il s'en sortait par une image, mais celle-ci m'a rejoint tout de suite, ce qui m'a profondément ému. En effet, après que Moïse eut offert au pied du Sinaï le sacrifice de l'Alliance (un moment clé), il est précisé qu'il monta sur la montagne avec quelques notables : « Ils virent le Dieu d'Israël. Sous ses pieds, il y avait comme un pavement de saphir, aussi pur que le ciel même » (Ex 24,10). Nous nous retrouvions donc d'une certaine façon grâce à ce bleu intense qui, d'après le prophète Ezéchiel, est proche du mystère de Dieu (Ez 1,26 ; 10,1). - Lama Jigmé Rimpoché : Sur deux points, la réincarnation et le karma. Le christianisme souligne aussi qu'après la mort l'âme poursuit son chemin et peut se rendre au purgatoire, en enfer ou au paradis. Le bouddhisme, qui met en avant le phénomène des renaissances successives, s'exprime différemment. La conscience après la mort, si elle n'atteint pas la libération, se manifeste à nouveau sous des formes multiples dans les différents états de l'existence conditionnée. Le christianisme admet que les actes accomplis par les êtres influents sur leur destinée. Cependant, le karma (l'action et ses conséquences – la loi de cause à effet) tel que le bouddhisme l'exprime, a des enjeux plus profonds. De fait, selon l'enseignement du Bouddha, le karma produit et façonne entièrement les conditions de vie et de renaissance des êtres. Dans quelle mesure le christianisme peut-il enrichir l'expérience des bouddhistes ? - Mgr Robert Le Gall : Inaccessibilité, impermanence, vide, inconnaissance caractérisent la voie bouddhiste ; peut-être le dialogue avec les chrétiens permet-il aux bouddhistes d'aller dans le sens d'une certaine précision de la « réalité » mystérieuse qui les attire ; en outre, il peut permettre aux spiritualités extrême-orientales de s'« incarner » davantage dans des œuvres d'attention et d'assistance à l'égard de ceux qui ont besoin de nous. Tout le domaine caritatif semble un peu étranger aux bouddhistes, dont l'idéal bien présent est pourtant d'« aider » autrui. - Lama Jigmé Rimpoché : Le sens de la générosité en acte et de la compassion en action. Bien entendu, le bouddhisme invite à la pratique de la générosité et de la conduite éthique. Cependant, les chrétiens – aussi bien des âmes d'élite comme l'abbé Pierre ou mère Teresa que des pratiquants plus anonymes – par leur mise en œuvre rigoureuse d'une charité vaste et fervente envers les pauvres, les abandonnés ou les malades constituent un exemple particulièrement inspirant. Ils sont un guide et un modèle pour l'application de l'amour et de la compassion dans tous les actes du quotidien. Et que peut apporter le bouddhisme aux chrétiens ? - Mgr Robert Le Gall : Le bouddhisme est capable de reconduire les chrétiens vers leur patrimoine spirituel, souvent oublié ou méconnu, non seulement en retrouvant des pratiques d'ascèse ou d'intériorisation, mais aussi en redécouvrant ce que les premiers Pères de l'Eglise appelaient l'apophase, c'est-à-dire la précaution de ne pas trop dire sur Dieu par respect pour son mystère, car il est ineffable. C'est, avec l'azur très pur, ce que je retiens de plus profond de nos échanges fraternels avec le lama Jigmé, qui se poursuivent. - Lama Jigmé Rimpoché : Deux éléments me semble-t-il : à travers l'étude et l'apprentissage de la philosophie bouddhiste, les chrétiens peuvent sans doute éclairer d'une lueur nouvelle l'enseignement qui leur est transmis et pénétrer plus avant sa signification véritable. Par ailleurs, l'entraînement à la méditation bouddhiste m'apparaît susceptible de procurer aux adeptes du christianisme une base et un support pour la mise en pratique et l'accomplissement de la contemplation telle qu'elle est enseignée dans leur tradition. [Publié le 1 juillet 2006 - Le Monde des Religions n°18]