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l e d e u i l
à l ’ è r e
n u m é r i q u e
l e d e u i l
à l ’ è r e
n u m é r i q u e
Thomas PARIENTE, Marie My SENILHE, Baptiste TROUILLET
Promotion 2017 de La Web School
Illustration de couverture :
Impression, Ton Dubbeldam
Nous remercions humblement notre maître de mémoire Frédéric Lebas,
pour l’aide précieuse qu’il nous a apportée tout au long de cette année
avec bienveillance et enthousiasme.
Nous remercions également Gabrielle Fauste pour l’intérêt et le soutien
qu’elle nous a apportés au cours de nos recherches.
5
Sommaire
INTRODUCTION 7
11
19
34
46
42
L’APPAUVRISSEMENT DES RITUELS FUNÉRAIRES
L’ESQUIVE DE LA MORT
NOUS AVONS BESOIN DE RITUELS
QU’EST-CE QU’UN RITUEL ?
IL N’Y A PAS DE BON DEUIL
I. LA DIFFICULTÉ DE CHOISIR DES RITUELS À L’ÈRE NUMÉRIQUE
L’IMPÉRATIF DU RITUEL
LE BESOIN DE L’OUBLI
LA PROSPECTION PAR LA SCIENCE-FICTION
LE DESIGN THANATOSENSIBLE
III. LE PROCESSUS THÉRAPEUTIQUE DU DEUIL SUR LE TERRITOIRE NUMÉRIQUE
COMMUNAUTÉ RELIGIEUSE ET COMMUNAUTÉ PROFANE
LA PLACE DU SACRÉ
LE BESOIN INDIVIDUEL APPELLE AU RECUEILLEMENT COLLECTIF
QUAND LE BESOIN COLLECTIF EMPIÈTE SUR LE L’INDIVIDUEL
LA VIE NUMÉRIQUE CONTINUE APRÈS LA MORT
LES AVATARS ZOMBIES
SÉPARER LES MORTS DES VIVANTS
II. LE DEUIL SUR LE TERRITOIRE NUMÉRIQUE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
12
14
12
14
15
20
20
21
26
27
29
30
35
36
37
39
LE BESOIN DE REMÉMORATION ET DE COMMÉMORATION 39
6
Intro
duction.
8
I N T R O D U C T I O N
Freud nous a appris que le deuil n’est pas à considérer comme la forme paroxys-
tique de la mélancolie, mais précisément comme le travail destiné à nous sortir
de cet état1
. Dès lors, on ne vit plus en deuil, mais on fait son deuil. Et ce dernier
a pour finalité le retour parmi les vivants, l’acceptation et de le dépassement de la
perte, car le deuil constitue une « épreuve de la réalité » qui nous expose, d’une
part au constat brutal que l’objet aimé n’existe plus, et d’autre part à l’exigence
de retirer toute la libido des liens qui la retiennent à cet objet.
Or selon Freud « l’homme abandonne à regret une position de sa libido, même
au cas où un objet-substitut est déjà tout proche »2
; confronté à l’injonction de
s’atteler au travail du deuil, il entre en « révolte compréhensible »3
. En effet, la
révolte s’exprime contre l’idée que l’on pourra trouver un substitut au défunt ;
l’expérience du deuil, c’est se heurter à « l’irréversible et à l’insubstituable »4
.
Or la chose la plus insupportable à notre société est qu’il y ait de l’insubstituable.
Par exemple, pour Georg Simmel, la monétarisation de la société implique que
l’on peut substituer à toute chose sa valeur monétaire, l’argent y étant la fin de
toute série téléologique5
. Ainsi, le vocabulaire des entreprises ne parle plus
d’hommes mais de « ressources humaines » — voire de « capital humain » — qui
sont donc remplaçables, alors que la mort est précisément la disparition de l’ir-
remplaçable.
Au processus du deuil viennent s’intégrer ou interférer de multiples inflexions —
parfois contradictoires — constituant un imaginaire autour de la mort. En effet,
alors que l’aversion au risque conduit au « triomphe de la mort aseptisée »6
bannissant les morts hors de la société des vivants et nous plaçant dans l’esquive,
consciente ou non, de la question de la mort, l’injonction au souvenir induit une
permanence spatiale et temporelle de la mort à travers les commémorations et
anniversaires (de la Grande Guerre aux attentats du Bataclan).
1 FREUD, Sigmund. 1917. Deuil et Mélancolie.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 DELECROIX, Vincent, FOREST, Philippe. 2017. Le deuil : Entre le chagrin et le néant.
5 SIMMEL, Georg. 1900. Philosophie de l’argent.
6 THOMAS, Louis-Vincent. 1991. « La mort aujourd’hui : de l’esquive au discours contenu » in
Religiologiques, n°4.
9
I N T R O D U C T I O N
On retrouve la même contradiction entre d’une part l’injonction à la positivité,
voire au vitalisme (« il faut être fort, ça va aller »), et d’autre part la « société de
consolation »7
que nous avons bâtie.
La contradiction est d’autant plus frappante que nous vivons dans un dénuement
grandissant face à la mort, que nous ne fréquentons plus que très rarement. En
effet le sacré traditionnel disparaît alors qu’il proposait à travers ses rituels, sans
offrir de véritable consolation8
, un cadre intégrant et ritualisant la « révolte
compréhensible » de l’endeuillé.
Sans être à l’origine de toutes ces injonctions, le numérique tient un rôle primor-
dial dans la façon dont on passe par le processus de deuil, à la fois individuelle-
ment et collectivement. De fait, parce que l’usage des outils numériques est très
souvent social, et que notre société a évolué vers un « âge de la multitude »9
,
nous aborderons la question du deuil sous les deux angles individuel et collectif.
En effet, sur les réseaux numériques se joue une dialectique entre l’importance
grandissante des libertés individuelles, et l’hyper-connectivité induite par notre
usage des réseaux sociaux. On voit s’opérer là un retour cruellement ironique
aux villages que nous avions quittés lors des exodes ruraux du XIXème siècle afin
de nous affranchir de la pression de la collectivité, à mesure que le monde de-
vient précisément un « village planétaire »10
.
Ce « village » numérique est en réalité un nouveau territoire, donnant le senti-
ment d’un Far West sauvage, où les usages se cherchent encore, y compris ceux
liés au deuil. Et si la littérature scientifique sur le sujet du deuil et des rituels qui
lui sont liés est abondante, elle ne prend toutefois que très rarement en compte
ce territoire numérique — le plus souvent parce qu’elle est antérieure à son ap-
parition.
7 EBGUY, Robert. La France en culottes courtes : pièges et délices de la société de consolation.
2002.
8 LEWIS, Clive Staples. Apprendre la mort. 1961. « Mais ne venez pas me parler des consolations
de la religion, ou j’aurai idée que vous n’y comprenez rien. »
9 COLIN, Nicolas, VERDIER, Henri. L’âge de la multitude. 2015
10 MCLUHAN, Marshall. Message et Massage, un inventaire des effets. 1967
10
I N T R O D U C T I O N
Or celui-ci prend une place grandissante dans nos vies et dans notre rapport à
la mort et à nos morts. En effet, d’après une étude menée par Hélène Bourde-
loie, 43,8% des individus interrogés déclaraient avoir déjà « parcouru le web dans
le cadre d’un deuil »11
. Alors, l’usage des outils et réseaux numériques dans le
cadre du processus de deuil n’est pas un phénomène marginal, et son étude nous
semble présenter un véritable intérêt anthropologique.
Ainsi, sur ce champ nouveau d’un domaine d’étude très ancien, nous tâcherons
humblement d’apporter des éléments de réflexion et d’analyse, en nous de-
mandant comment nos façons de vivre le deuil sur le territoire numérique s’in-
tègrent-elles ou interfèrent-elles avec le processus de deuil.
11 BOURDELOIE, Hélène, MINODIER, Cindy, PETIT, Mathilde, HOUMAIR, Sara. « De la vie nu-
mérique des morts. Nouveaux rites, nouvelles liaisons » in S. Zlitni et F. Liénard (coord.), Médias
numériques & communication électronique, Actes du colloque international, IUT du Havre, 1er-3
juin 2016, p. 837-850. Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité. URL : http://www.helenebourdeloie.
org/IMG/pdf/Bourdeloie-De_la_vie_nume_rique_des_morts-_Nouveaux_rites_nouvelles_liai-
sons-ColloqLeHavre2016.pdf
Partie
un.
L A D I F F I C U LT É D E C H O I S I R D E S R I T U E L S
À L’ È R E N U M É R I Q U E
12
L A D I F F I C U L T É D E C H O I S I R D E S R I T U E L S À L ’ È R E N U M É R I Q U E
L’appauvrissement des rituels funéraires
Dans la revue Religiologiques, l’anthropologue Louis-Vincent Thomas consta-
tait en 1991 que notre société avait perdu les rituels funéraires que nous pro-
posaient les religions, ainsi que la sentence de la mort : « Les rites funéraires
d’aujourd’hui se sont considérablement appauvris sous l’influence de la perte de
vitesse des religions, de la vie urbaine qui ne laisse ni lieu, ni temps, ni personne
disponible pour s’occuper du mort. »1
Ainsi, autrefois l’on veillait les défunts de la première nuit suivant leur décès,
jusqu’au jour de leurs funérailles ; l’on réalisait des masques mortuaires ; et l’on
pouvait même être photographié avec lui. La douleur laissait ensuite place à la
mémoire, qui prenait la forme de rituels de remémoration et de commémoration
installés dans notre société lors d’occasions régulières, comme la Toussaint.
À la croyance en un ailleurs on aurait substitué aujourd’hui la Raison et le Pro-
grès technique. Ainsi la symbolique de la mort est désormais prise en charge par
la thanatologie, qui remplace le rituel religieux par un rituel technique, hygié-
niste, performant et dont la finalité relève davantage de l’esthétique que du sym-
bolique. « Du prêtre au thanatologue, l’illusion s’est en quelque sorte déplacée
[...] elle portait sur un corps supposé inanimé mais qui vit ailleurs, trompeur par
ses apparences. Désormais, c’est cet ailleurs qui est dit illusion, l’essentiel étant
le cadavre et la blessure sociale qu’il faut guérir. »2
Le thanatologue procède à un rituel dont la fonction est de préparer le mort,
non pas pour un éventuel ailleurs, mais pour la vue des vivants. Ainsi la finalité
du rituel funéraire n’est plus l’ailleurs et sa symbolique, mais l’accommodement
émotionnel des vivants, grâce à une esthétique aseptisée qui masque la mort, et
le mort.
L’Esquive de la Mort
Le contexte mortuaire est aujourd’hui radicalement différent de ce qu’il fut,
notamment grâce aux progrès de la médecine et à l’hygiénisme. De fait, on ne
1 THOMAS, Louis-Vincent. 1991. « La mort aujourd’hui : de l’esquive au discours contenu » in
Religiologiques, n°4. p. 18
2 RICHARD, Réginald. 1985. « De la dépouille mortelle à la sacralisation du corps: de la religion à
la thanatologie » in Survivre. La religion et la mort, Montréal, Bellarmin.
13
L A D I F F I C U L T É D E C H O I S I R D E S R I T U E L S À L ’ È R E N U M É R I Q U E
meurt plus chez soi mais à l’hôpital. Autrefois l’on mourait de vieillesse, on mou-
rait de chagrin ou même d’amour, alors qu’aujourd’hui on ne fait que de simples
infarctus, embolies cérébrales, ou dépressions. En expliquant la mort par ses
causes, nous nous sommes offerts dans le même temps l’opportunité de lutter
contre ces éléments isolés, vidant ainsi la mort de toute son essence fatidique
(du latin fatum, le destin). On ne meurt pas dans les lieux où l’on vit : la mort est
chassée hors de l’espace qu’habitent les vivants. Ce bannissement s’étend au
mort lui-même car ce dernier est considéré comme un danger biologique, et ne
peut plus être veillé. Louis-Vincent Thomas définit cette mouvance d’asepsie
comme l’Esquive de la Mort dont les manifestations peuvent « cumule[r] admira-
blement le geste technique et le fol espoir de non-mort »3
. Notre société ne veut
ni voir ni côtoyer la mort, et ne la tolère que masquée sous le travail du thanato-
logue.
À cela s’ajoute le progrès mondial de l’espérance de vie à la naissance4
, et la
baisse de la mortalité infantile5
. En étant moins exposés à la mort d’autrui et en
la repoussant pour nous-mêmes, nous nous confrontons à de nouvelles incerti-
tudes médicales, sociales, existentielles. Les problématiques que soulèvent ces
incertitudes portent désormais le nom pudique de « fin de vie ».
Si nous abhorrons la mort, nous ne souhaitons pas pour autant vivre sous n’im-
porte quelles conditions. Nous voulons vivre longtemps, au meilleur de notre
forme physique et mentale, en nous dérobant le plus longtemps possible à toute
altération liée à l’âge. Car comme l’écrit Céline Lafontaine, « le vieillissement
apparaît donc comme un processus de dégénérescence s’attaquant à l’intégrité
de la personne »6
.
Apparaît ainsi le concept de « qualité de vie », i.e. la capacité à jouir pleinement
de son corps et de son esprit. Lafontaine précise que « l’autonomie et la qualité
de vie se confondent avec un idéal d’indépendance et de performance »7
. Et si
l’on souhaite avoir une bonne vie, on souhaite également avoir une « bonne mort
» : le débat est alors soulevé sur l’euthanasie lorsque cette qualité de vie n’est
3 THOMAS, Louis-Vincent. 1991. « La mort aujourd’hui : de l’esquive au discours contenu » in
Religiologiques, n°4.
4 Passée de 52,5 ans en 1960, à 71,7 ans en 2015 dans le monde. Source : Banque Mondiale.
5 Sur 1000 naissances, passée de 121,9 à 31,7 entre 1960 et 2015, dans le monde. Ibid.
6 La Société Postmortelle. 2008. p138
7 Ibid. p212
14
L A D I F F I C U L T É D E C H O I S I R D E S R I T U E L S À L ’ È R E N U M É R I Q U E
plus satisfaisante. En effet, qu’advient-il alors des personnes dont la vie ne ré-
pond ni à ces critères de qualité ni à ces indices de performance ? Perdent-elles
leur qualification de vivant ? Nous avons ainsi banni de nos vies et de nos corps
les signes qui annoncent l’arrivée de la mort.
Nous avons besoin de rituels
La culture offre une réponse à la façon de surmonter la perte d’un être : l’en-
deuillé devient agent, et passe par une série d’actions et d’états l’amenant à se
détacher du mort, et donc à se défausser progressivement de sa souffrance. Car
le premier rôle des rituels est de faire survivre le mort le temps que les vivants
acceptent ce nouvel état de non-vie. Dans un second temps, il est nécessaire
de congédier le défunt afin que les vivants le laissent partir. C’est le constat que
dresse Baudry : « se séparer du mort est essentiel : c’est le travail même de toute
culture qui impose contre la confusion instaurée par la mort, l’œuvre d’une diffé-
renciation »8
.
Travailler la mémoire pour l’oubli, faire survivre pour mieux intégrer la mort, le
rituel est un paradoxe dont on peut questionner la finalité. Qu’advient-il une fois
le mort défini et accepté en tant que tel ? Selon Baudry, c’est alors que le deuil
peut commencer.
Qu’est-ce qu’un rituel ?
Il serait illusoire de prétendre ici fournir une définition exhaustive d’un rituel,
alors que sociologues comme anthropologues peinent à en circonscrire l’éten-
due9
. Toutefois, on peut dégager quelques traits faisant l’unanimité, et sur les-
quels s’appuiera notre réflexion.
Tout d’abord, un rite est une séries d’actions qui se distinguent de l’ordinaire.
Toutefois il ne faut pas confondre la banalité avec la fréquence à laquelle ils sont
réalisés : un thanatopracteur qui embaumerait quotidiennement des défunts ne
rendrait pas pour autant la chose triviale. Le rite se posant comme une réponse à
l’anormalité de la mort, il est donc exceptionnel.
8 BAUDRY, Patrick. « La ritualité funéraire » in Hermès, La Revue, vol. 43, no. 3, 2005, pp. 189-194.
9 ALBERT, Jean-Pierre. 1999. « Les rites funéraires. Approches anthropologiques. » in Les cahiers
de la faculté de théologie, pp.141-152.
15
L A D I F F I C U L T É D E C H O I S I R D E S R I T U E L S À L ’ È R E N U M É R I Q U E
Ensuite, la série d’actions constitutive d’un rite doit suivre un ordre — voire un
protocole — qui est implanté par la culture dans laquelle il a lieu. Le caractère
culturel est fondamental car pour qu’un rite puisse être défini en tant que tel, il
faut qu’il soit reconnu par les témoins présents.
Enfin, pour relever du rituel, les actions déroulées selon des codes culturels ne
doivent pas avoir de fins utiles. Brûler de l’encens, et employer de l’eau bénite
n’ont pas d’impact rationnel : c’est là que les rites touchent au sacré.
Ainsi un rite n’est pas un échange transactionnel, mais symbolique : « Il y a rite,
pour nous, chaque fois que la signification d’un acte réside dans sa valeur sym-
bolique plus que dans sa finalité mécanique »10
explique Louis-Vincent Thomas.
Par exemple, les raisons qui poussent Antigone à offrir une sépulture à son frère
ne sont ni rationnelles ni contractuelles, elles procèdent des « lois non écrites et
immuables des Dieux »11
contre lesquelles elle ne saurait aller. Antigone ne peut
pas ne pas procéder aux rites funéraires pour son frère : « morts, je vous ai lavés
de mes mains, et ornés, et je vous ai porté les libations funéraires. Et maintenant,
Polyneikès, parce que j’ai enseveli ton cadavre, je reçois cette récompense. »12
Les rites émanant d’une culture, il y autant de rites funéraires que de cultures,
et il faudrait plus d’une vie d’observation pour les recenser tous. Cependant il
nous est possible de commenter les récurrences qui traversent ces rites, quelles
que soient les cultures : ce sont les « invariants anthropologiques ». Le terme
d’invariant provient du champ d’étude de l’anthropologie structurale13
initié par
Lévi-Strauss. L’analyse des sociétés humaines s’y fait selon des systèmes com-
plexes dans lesquels se répètent des schémas fondamentaux qui vont servir de
base à leur développement. Les invariants structurels sont donc des principes
de comportements que l’on retrouve dans toutes les sociétés humaines, qui sont
des définitions de l’humanité plus sociale que biologique. Parmi les invariants
anthropologiques on peut citer notamment l’interdiction de l’inceste, et l’obser-
vation de rites funéraires.
10 THOMAS, Louis-Vincent. 1991. « La mort aujourd’hui : de l’esquive au discours contenu » in
Religiologiques, n°4.
11 SOPHOCLE. 441 av. J.-C. Antigone. Trad. Leconte de Lisle, 1877.
12 Ibid.
13 LÉVI-STRAUSS, Claude. 1958. Anthropologie structurale. Paris, Plon.
16
L A D I F F I C U L T É D E C H O I S I R D E S R I T U E L S À L ’ È R E N U M É R I Q U E
Toutes les cultures humaines observées à ce jour respectent l’ensemble de ces
quatre rites funéraires : l’oblation, la séparation, la réintégration, et la commé-
moration.
L’oblation (lat. obere, donner) est le fait d’honorer le défunt en lui donnant les
meilleurs soins possibles. La toilette mortuaire est un fait quasi universel, auquel
on pourrait ajouter les offrandes florales, toujours dans cette quête sacrée de
l’idée du beau.
Ensuite viennent les rites de séparation, distinguant la place du mort de celle des
vivants. Cette séparation du territoire peut également s’étendre aux endeuillés
dont les liens avec le mort sont trop étroits, qui seront exclus de la société puis
purifiés avant de la rejoindre.
La réintégration est double, en ce qu’elle concerne d’une part les endeuillés, que
la société va de nouveau accepter, et d’autre part le mort qui rejoindra ses aïeux,
dans le caveau familial par exemple.
Enfin la commémoration marque la fin de l’aliénation des endeuillés, car il s’agit
ici de se souvenir ensemble du mort. La nécessité de cet effort signifie que le
mort nous a bel et bien quittés, et que nous en sommes suffisamment détachés
pour à nouveau vivre. Cela signifie la participation à des festivités, la possibilité
d’un remariage, la conception d’enfants etc.
Rites et cultures sont indissociables. La culture « organise un espace où l’homme
peut dire à l’autre homme ce qui lui échappe, ce qui échappe à la maîtrise de
chacun et de tous. La culture, pour le dire autrement, façonne le rapport à l’in-
connu qui détermine l’humanité de l’existence. »14
Et malgré le recul du religieux et l’asepsie, nous éprouvons toujours le besoin de
nous consacrer à des rituels funéraires, comme le souligne Louis-Vincent Tho-
mas : « si les rituels (funéraires) d’hier ont fait long feu, étant devenus obsolètes,
trop conventionnels, il importe d’originer des pratiques. D’autant que le besoin
psychologique du rite, dont l’effet thérapeutique n’est plus à démontrer, ne fait
aucun doute. Ce processus de novation aujourd’hui en marche peut procéder
14 BAUDRY, Patrick. 2006. « L’histoire de la mort » in Hypothèses : Travaux de l’école doctorale
d’histoire de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne
17
L A D I F F I C U L T É D E C H O I S I R D E S R I T U E L S À L ’ È R E N U M É R I Q U E
d’institutions en place ou émaner des individus. »
LVT décrit l’urgence de créer de nouveaux rituels adaptés à notre société : les
rites sont une structure aussi fondamentale que nécessaire à son fonctionne-
ment et à sa capacité à de résilience quand elle fait l’expérience de la perte d’un
de leur membre. Nous avons besoin des rituels, car sans eux l’acceptation de la
mort est impossible, empêchant ainsi le processus de deuil, et en conséquence le
retour parmi les vivants.
Il n’y a pas de bon deuil
Si le processus de deuil a pour objectif de nous tirer de la mélancolie, il serait
pourtant réducteur de définir le « bon deuil » par sa seule capacité à remplir sa
fonction. En effet, il n’y a pas de bonne façon de mener son processus de deuil.
D’une part, les rituels traditionnellement offerts par les religions ne sont que des
cadres pour guider les endeuillés et leur offrir des repères : ils ne constituent pas
une recette aboutissant à coup sûr à l’accomplissement du processus de deuil.
D’autre part, la façon dont un individu réagit au traumatisme du deuil et à ce
qu’il met en œuvre dans son processus de deuil n’est pas universelle : elle dé-
pend de sa culture, de son histoire, de ses qualités. Par conséquent les invariants
anthropologiques liés au deuil nous informent sur les besoins et ne constituent
aucunement un manuel d’utilisation universel vers la guérison.
***
Ainsi, si notre besoin de rituels liés à la mort est évident, la forme de ces rituels
l’est beaucoup moins. D’une part parce qu’il n’y a pas de façon universelle de
bien faire son deuil. D’autre part parce que le recul du religieux a laissé un vide
de rituels que notre esquive de la mort n’a pas aidé à combler. Dès lors, il n’est
pas surprenant que le territoire numérique donne le sentiment d’un Far West où
les usages tâtonnent et peinent à se trouver.
18
Partie
deux.
L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
20
L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
Communauté religieuse et communauté profane
Le recul des religions explique le passage d’une prise en charge de la question du
deuil par une communauté religieuse (étymologiquement religiosus : le respect
du dogme) à une prise en charge par une communauté élargie, profane et affec-
tuelle (religare : créer du lien entre les personnes). Dans le premier cas, l’endeuil-
lé appartient à cette communauté (par sa naissance, son baptême, etc.). Dans le
second cas, l’endeuillé est membre de cette communauté car c’est un acte faisant
partie intégrante de sa construction identitaire.
La place du sacré
On distingue dans la présence du religieux sur l’Internet deux réalités : celle
de la transposition des rituels et du sacré sur nos supports numériques (« reli-
gion online »), et celle de la religion adaptée à l’Internet et aboutissant donc à de
nouvelles pratiques (« online religion »).1
Ainsi, le sacré sur l’Internet répond à la
même distinction. En effet, certaines communautés attendent le même respect
sur l’Internet de ce qu’elles ont consacré dans le monde physique ou sur d’autres
supports — tels que le respect d’interdits religieux, ou de célébrations — alors
que l’on voit émerger de nouveaux sacrés.
Le caractère sacré d’une entité, d’un lieu ou d’un temps n’est pas intrinsèque,
il est attribué par une communauté qui veillera au respect, voire à la vénération
de ce qu’elle a consacré. Or sur l’Internet rien ne peut échapper à la violation et
à la profanation, du fait conjoint de l’exposition à des millions d’individus, de
l’anonymat, et de la facilité issue de la désincarnation : sans la nécessité d’être
présent physiquement, le profanateur n’a pas à regarder ses victimes dans les
yeux. Ainsi, on ne compte plus les outrages aux religions sur l’Internet. Mais ces
outrages s’étendent aussi à de nouvelles formes de sacré. Par exemple, en 2009
le basketteur Michael Jordan fut intronisé au Hall of Fame du basketball, la NBA
sacralisant ainsi la carrière et, par extension, le joueur. Et l’Internet s’empara de
l’image de Michael Jordan en pleurs pendant son discours et la détourna en un
mème extrêmement populaire2
, profanant ainsi ce que des dizaines de millions
de gens venaient tout juste de consacrer.
1 HELLAND, Christopher. 2000. « Online Religion/Religion Online and Virtual Communitas » in
Jeffery K. Hadden and Douglas E. Cowan (Eds.), Religion on the Internet: Research Prospects and
Promises (pp. 205-224). JAI Press: New York.
2 ADAM. 2015. « Crying Michael Jordan » in Knowyourmeme.com. Consulté le 08/06/2017. URL :
http://knowyourmeme.com/memes/crying-michael-jordan
21
L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
Alors, comme il y aura toujours au moins un individu pour se livrer à la profana-
tion, il ne peut y avoir de sanctuaire publique sur Internet. En effet, la possibi-
lité (voire la certitude) que la page de mémoire d’un défunt soit profanée par un
individu ou une multitude, est d’autant plus effrayante qu’elle touche au sacré
de la mort. Et les rares initiatives numériques à ce propos tiennent compte de ce
danger de profanation : les pages Facebook des défunts deviennent des espaces
protégés où selon les paramètres choisis par les légataires, seuls les amis du dé-
funt peuvent publier, ou même personne3
.
L’Internet est un outil permettant de relier des gens qui ne se seraient jamais
trouvés, et le sacré aujourd’hui est davantage une affaire de lien au sein d’une
communauté qu’une affaire spirituelle.
Le besoin individuel appelle au recueillement collectif
La « online religion » décrit l’invention de nouveaux rituels propres à l’Internet.
De fait, les rituels sont propres aux sociétés et aux cultures qui les voient naître,
or d’innombrables communautés se constituent sur l’Internet, avec leurs propres
symboles (notamment les mèmes), langages, et rites. Alors, ces communautés dé-
finissent elles-mêmes ce qui relève du sacré pour elles, et la mort ne fait pas ex-
ception. Par exemple, en 2006 pour honorer la mémoire d’une de leurs membres,
une guilde de World of Warcraft a décidé de se réunir à un endroit dans le jeu :
comme elle « aimait la pêche, et la neige » ils se sont donné rendez-vous dans
un lieu adéquat dans le jeu et demandèrent à ne pas être dérangés.4
Mais une
guilde ennemie eut vent de cette réunion et les attaqua par surprise dans le jeu.
S’ils n’enfreignirent aucune règle du jeu, leur comportement provoqua une volée
d’indignations dans la communauté des joueurs car ils n’avaient pas respecté
quelque chose de sacré, au-delà du jeu.
3 « What will happen to my Facebook account if I pass away? » in Facebook Help Center. Consulté
le 12/06/2017. URL : https://www.facebook.com/help/103897939701143
4 NAGATA, Tyler. 2010. « The WoW funeral raid - four years later » in GamesRadar. URL : http://
www.gamesradar.com/the-wow-funeral-raid-four-years-later/
22
L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
Le jeu en ligne massivement multijoueur World of Warcraft a assez vite été rat-
trapé par des questions liées à la mort — réelle — de ses joueurs et à la façon
d’honorer leur mémoire, et papier de recherche s’intéresse d’ailleurs aux multi-
ples façons qu’ont eues les designers du jeu d’incorporer ces éléments.5
À mesure qu’une part grandissante de nos vies a lieu sur l’Internet, il n’est pas
surprenant que la façon dont nous faisons face à la mort et au deuil y ait aussi
lieu. En effet, le rapport d’étude mené par Hélène Bourdeloie révèle que « 43,8%
des répondants ont parcouru le web dans le cadre d’un deuil »6
(page d’hom-
mages, profils Facebook d’un défunt, forums…). De surcroît, 13,13% des répon-
dants confiaient avoir créé un mémorial sur l’Internet.
Ainsi, malgré les 33,19% des répondants déclarant ne pas avoir de raison de se
rendre sur un site commémoratif (ce qui ne constitue qu’une forme de rituel
parmi d’autres), on notera que la pratique du deuil sur un support numérique est
loin d’être marginale.
Nous nous concentrerons davantage sur les réseaux sociaux comme lieux d’ex-
pression du deuil, plutôt que sur l’émergence de sites web funéraires dédiés. Il
est intéressant d’observer comment la mort s’invite dans nos vies numériques,
dans quels buts nous l’y convions et les possibles conséquences d’une telle coha-
bitation.
Lorsque le rite est collectif, notamment sur les réseaux sociaux, on observe que
c’est la personne endeuillée — généralement un membre de la famille — qui
donnera le ton de la conversation que ses contacts respecteront. Sur Facebook,
par exemple, il est courant pour l’endeuillé de publier sur son propre profil une
photo de lui-même en compagnie du défunt (voir p23). Ce rite peut se réaliser
5 GIBBS, Martin, MORI, Joji, ARNOLD, Michael, KOHN, Tamara. 2012. « Tombstones, Uncanny
Monuments and Epic Quests: Memorials in World of Warcraft » in Game Studies. URL : http://ga-
mestudies.org/1201/articles/gibbs_martin
6 BOURDELOIE, Hélène, MINODIER, Cindy, PETIT, Mathilde, HOUMAIR, Sara. « De la vie nu-
mérique des morts. Nouveaux rites, nouvelles liaisons » in S. Zlitni et F. Liénard (coord.), Médias
numériques & communication électronique, Actes du colloque international, IUT du Havre, 1er-3
juin 2016, p. 837-850. Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité. URL : http://www.helenebourdeloie.
org/IMG/pdf/Bourdeloie-De_la_vie_nume_rique_des_morts-_Nouveaux_rites_nouvelles_liai-
sons-ColloqLeHavre2016.pdf
23
Ces exemples sont ce que l’on pourrait dénommer
des rituels de commémoration discrète.
Il y a ici 3 auteurs différents, portant le deuil
de la même personne. Tous ont changé leur photo
de profil (1)(4)(5) quelques jours après le décès.
Ces publications sont faites sans explicitation
de leur portée, il est intéressant de noter
que les autres utilisateurs respectent le caractère
sacré de ces publications alors même que Facebook
est un espace profane.
Cela illustre le concept de online-religion décrit
par Christopher HELLAND.
Les gens réagissent à ces publications en les likant
pour comminiquer à l’endeuillé leur sympathie.
Ceux qui n’était pas satisfaits par l’unicité épisté-
mologique du like ont commenté par un coeur (3)
ou par un message de compassion (1)((2).
Dans les messages on retrouve certains usages
prééxistants au numérique, comme le fait
de s’adresser directement au mort (3)(6). 
1
2
3
4
5
6
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L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
juste après que la mort soit survenue, pouvant faire office de faire-part de dé-
cès à son cercle de connaissance, ou bien à l’occasion d’une date significative,
comme un anniversaire ou une fête. Il n’y a généralement aucun indice pouvant
aiguiller sur la portée commémorative de cette photo si ce n’est un certain ca-
ractère oblatif, car la photo se veut flatteuse pour les deux parties et le reflet d’un
moment d’allégresse ou d’insouciance que l’on souhaite arborer. Il est convenu
que les proches de l’endeuillé ayant compris la portée symbolique de cet acte lui
présentent leur sympathie, puis les contacts moins proches pourront à leur tour
manifester leur soutien discrètement, par des signes pudiques de communica-
tion non-verbale rendus possibles par l’expression d’autres sentiments que le
simple Like de Facebook.
Les messages publics sont une invitation à la discussion et la commémoration
du défunt, chacun pouvant alors exprimer sa tristesse et partager ses souvenirs
(voir p25). On serait alors tenté de faire un parallèle avec une cérémonie funé-
raire, il y a pourtant deux aspects fondamentalement différents dans ces nou-
veaux rituels.
D’une part, sur la toile chacun se sent libre d’exprimer une pensée. Il n’est pas
chose commune lors d’un enterrement, de retenir l’attention de tous quand on
n’y a pas été invité, l’improvisation n’a pas sa place ici. A contrario une com-
mémoration numérique est perçue comme une exhortation à l’expression de
sa peine, à l’empathie, au souvenir. Il est important de noter que cette pratique
confère à chacun l’intuition d’une légitimité, les amis et contacts se sentent in-
vestis de l’acte commémoratif.
D’autre part, on peut constater les effets de la multitude sur le recueillement : là
où il fallait se trouver en temps et en lieu de la cérémonie pour que notre mes-
sage soit entendu par les seules personnes présentes, la cérémonie est déma-
térialisée : elle n’a plus de limite spatiale ni temporelle. Un message funéraire
pourra toucher des personnes dans le monde entier, qui pourront y apporter des
commentaires des jours, voire des semaines plus tard, lesquels pourront à leur
tour atteindre de nouvelles personnes. On observe ici un phénomène de réso-
nance, l’écho des messages se propageant de proche en proche jusqu’à son es-
soufflement.
25
1
2
Les publications sont ici explicites
quant à leur portée.
Les comportements ici s’apparentent
à ceux que l’on aurait dans le monde
physique :
- la photo de couverture noire (2)
est semblable à l’habit de la même
couleur que portent traditionnelement
les endeuillés
- les commentaires évoquant des sou-
venirs avec le défunt (1) ressemblent
à une discussion de veillée funèbre.
Il s’agit ici de religion-online.
26
L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
Qu’il s’agisse d’une photo faire-part ou d’une publication commémorative, on
retrouvera des composantes salutaires à l’emploi du numérique pour l’ensemble
des individus.
Pour celui qui sera à l’origine de ces messages, le fait de les publier quasi publi-
quement le dispense de la réflexion des destinataires. Qui doit-être au courant ?
Qui peut ne pas l’être ? Est-il étrange d’envoyer cette funeste nouvelle à cette
personne avec qui je n’ai pas échangé depuis des années ? Débarrassé de cette
charge cognitive, l’endeuillé va pouvoir adresser sa peine au monde, et s’offrir
le soulagement de toucher le plus de personnes proches ou moins proches pos-
sible.
Celui atteint par ce message sera quant à lui conscient et ému de la disparition
d’une personne, même sans la connaître. Par ailleurs le message ne lui étant pas
personnellement adressé, il est libéré de l’obligation transactionnelle d’une telle
nouvelle, et pourra exprimer la réponse qui le met le plus à l’aise au regard de
son niveau d’interaction habituel avec l’endeuillé, notamment depuis la possibili-
té d’exprimer la dysphorie de manière non-verbale.
Quand le besoin collectif empiète sur l’individuel
Si les pratiques numériques sur les réseaux sociaux permettent à l’expression
de la douleur de trouver une consonance salvatrice auprès des membres de nos
tribus, leur contrecoup apporte une affliction d’un genre nouveau.
D’un point de vue strictement algorithmique, les messages de deuil sont parti-
culièrement performants car ils génèrent un fort engagement sous forme d’in-
teractions quantifiables par les likes et le nombre de commentaires. Les plate-
formes que nous utilisons quotidiennement ne sont pas en mesure d’apprécier
les attributs de ces posts autrement que par leur viralité, et vont ainsi simpliste-
ment les traiter comme du contenu digne d’intérêt, et qu’il faut donc diffuser au
Facebook a compris la faiblesse de l
,
uniformité du like et a donc offert
une palette plus large de réactions à ses utilisateurs. Il y a maintenant
2 réactions sur 6 qui permettent d
,
exprimer des sentiments négatifs.
27
L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
plus grand nombre, afin de générer toujours plus d’interaction.
Alors émerge une complication à laquelle nous n’avons jamais été confrontés
dans de telles proportions : chaque interaction de nos contacts sur ce contenu
fera survivre le post, fortifiera sa valeur auprès de la plateforme sur laquelle il a
été produit, il sera donc propulsé au sommet de notre flux selon le jeu des al-
gorithmes à chaque fois qu’une personne y aura contribué. Le deuil des autres
vient s’imposer à nous sans que nous y soyons préparés, sans que nous l’ayons
sollicité et nous ramène constamment, à chaque nouveau like, à chaque nouveau
commentaire, à la perte d’un être cher.
Or pour que le processus de deuil aboutisse, il doit y avoir « possibilité d’évolu-
tion du souvenir et de l’oubli »7
car c’est là qu’il y a le plus de souffrance, selon
Patrick Baudry. « L’endeuillé doit choisir : aller du côté du mort ou du côté de la
vie »8
. Et en rappelant le défunt à la mémoire de l’endeuillé, l’usage collectif que
nous avons de Facebook empêche le processus de deuil.
Ce sont les autres qui tragiquement, dans le but noble d’honorer la mémoire du
défunt et de faire part de leur douleur, ravivent inconsciemment et néanmoins
inlassablement les peines de l’endeuillé car nous ne vivons pas le processus de
deuil de façon synchrone.
La vie numérique continue après la mort
Depuis que les plateformes numériques sociales ont fait leur apparition, chacun
d’entre nous peut échanger et partager en ligne avec sa communauté, laissant
alors des messages, des images et tout le contenu produit au fil de notre utili-
sation de ces services. L’activité passée du défunt est par exemple visible par
tous sur Twitter, sa fiche de contact comprenant sa photo de profil est conser-
vée par Gmail dans le carnet d’adresse de ses proches, de ses connaissances et
des services auxquels il a souscrit, alors que l’image de profil du défunt conti-
nue d’apparaître dans les discussions sur les messageries instantanées telles
que Facebook Messenger, affichant alors la personne hors ligne, comme s’il était
possible qu’elle se reconnecte un jour alors que seules les traces de son passage
demeurent.
7 BAUDRY, Patrick, que nous sommes venus écouter lors de journée d’étude « Les morts dans
l’espace-temps numérique » à l’Institut des sciences de la communication, le 22 juin 2017.
8 Ibid.
28
L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
Nos interactions en ligne nous permettent dans un premier temps de façon-
ner une identité qui véhicule une représentation choisie de notre propre per-
sonne. Olivier Ertzscheid définit l’identité numérique comme « la collection des
traces (écrits, contenus audio ou vidéo, messages sur des forums, identifiants de
connexion, actes d’achat ou de consultation…) que nous laissons derrière nous,
consciemment ou inconsciemment, au fil de nos navigations sur le réseau et de
nos échanges marchands ou relationnels dans le cadre de sites dédiés. »9
En
dépit de nos efforts pour construire une identité qui nous ressemble ou à la-
quelle nous aspirons, nos interactions en ligne altèrent donc au fil du temps cet
idéal et forment une ou des images qui reflètent et conservent des aspects plus
fins et souvent intimes à notre propos. Ertzscheid décrit la façon dont nous do-
cumentons ces identités grâce au « carré sémiotique de nos identités documen-
taires » et aux interactions qui interviennent autour des quatre dimensions qui le
composent. L’ego-documentation correspond au renseignement actif, volontaire
et contrôlé des données par un utilisateur – on parle alors de traces documen-
taires ; l’inter-documentation est le processus qui, à travers nos socialisations,
enrichit l’identité et engendre des traces affinitaires dont le contrôle est partiel ;
l’alter-documentation s’illustre par la capacité qu’ont les réseaux sociaux à cher-
cher, à identifier et à indexer ces traces dans leur globalité et surtout indépen-
damment du contrôle de l’utilisateur initial. À travers la documentation continue
issue des réseaux, les utilisateurs ont l’opportunité d’explorer leurs traces, leurs
identités ainsi que celles des autres. Cet enrichissement permanent et collectif
permet de préserver toutes les composantes de nos sociabilités en ligne dans des
éternités numériques, conservant ainsi un avatar dont le contrôle nous échappe
en partie.
Quel que soit le degré de scénarisation du contenu que nous partageons, ces
identités numériques sont en cohérence avec nos valeurs et avec celles parta-
gées au sein de la communauté. En postant ou en réagissant à une publication
adressée à cette dernière, nous cherchons à complaire aux autres et à soi-même,
consolidant ainsi une image préalablement définie et cloisonnée au sein d’une
communauté : c’est notre réputation numérique. Ces avatars sont multiples
et protéiformes car ils se construisent dans chaque communauté dont nous
sommes membres, en parallèle les uns des autres, et au fur et à mesure de nos
9 ERTZSCHEID, Olivier. 2009. « L’homme est un document comme les autres : du World Wide
Web au World Life Web. » in Hermès, La Revue- Cognition, communication, politique, CNRS-Edi-
tions, pp. 33-40.
29
L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
sociabilités numériques. Un même individu possède autant d’identités numé-
riques qu’il y a de cercles sociaux dans lesquels il s’investit et interagit. Celles-ci
sont d’ailleurs admises et reconnues par les autres comme des « morceaux » de
lui : elles sont les éléments constitutifs de sa véritable identité, elles perdurent
après la mort alors que le corps n’est plus.
Pour chaque service que nous sommes amenés à utiliser sur l’Internet, nous dis-
posons de comptes numériques à travers lesquels nous renseignons des infor-
mations à notre propos. La simple présence de notre compte dans les bases de
données de ces plateformes leur permet de garder une trace numérique de notre
passage. Il est souvent nécessaire de fournir des données personnelles telles
que son nom, son prénom et une adresse email pour pouvoir s’identifier et ainsi
bénéficier des services offerts par le site web ou l’application mobile qui nous
intéresse. Aussi, la connexion à un service tiers à l’aide de son compte Facebook,
Twitter, Gmail ou Reddit existant remplace l’inscription au service concerné. Il
est alors possible de bénéficier des fonctionnalités proposées et de consulter les
contenus désirés en échange d’un accès à un extrait de notre identité numérique
: les informations qui auront été renseignées — sciemment ou non — sur son
profil sont alors partagées entre les différents services ou plateformes.
Par nos usages dans un contexte qui tend vers une culture numérique de masse,
nous sommes amenés à tisser des liens sociaux sur l’Internet au travers de com-
munautés. Les questions du lien communautaire et de l’être-ensemble sur l’In-
ternet sont soulevées par Stéphane Hugon qui nous apprend que la communauté
est l’expérience collective forte d’une sensibilité commune, à travers laquelle le
groupe se célèbre, et qui se cristallise en réponse à une fragmentation identi-
taire dans la société.10
Il poursuit en précisant qu’il existe une réciprocité entre
l’individu et le milieu, par laquelle l’un et l’autre s’influencent et se modifient.
Les spécificités qui caractérisent nos sociabilités communautaires méritent ainsi
d’être considérées dès lors qu’on s’intéresse à l’impact de l’identité numérique
du défunt dans la communauté dont il est membre.
Les avatars zombies
Suite à notre décès, notre profil continuera de vivre grâce aux sociabilités de nos
10 HUGON, Stéphane. 2011. « Communauté » in Communications 2011/1 (n°88) http://www.cairn.
info/revue-communications-2011-1-page-37.htm
30
proches et à travers l’indexation permanente qui est pratiquée par les réseaux,
comme nous l’expliquions précédemment. Notre avatar, notre mur et notre
activité resteront accessibles et consultables par les autres utilisateurs sous
les mêmes options de confidentialité que de notre vivant. En outre, apprendre
la mort d’un proche est une expérience traumatisante et constater le décès du
défunt tout en étant exposé à ses profils numériques ajoute une charge émo-
tionnelle que l’état de choc post-traumatique des proches ne leur permet pas
de traiter. Cette réminiscence s’impose à nous dans un contexte qui ne s’y prête
pas, intensifiant alors la douleur générée par la mort d’un être cher.
Dans les cas de mort accidentelle, il n’est pas rare d’observer les personnes très
proches s’adresser à l’être aimé pour tenter vainement d’obtenir des réponses :
telle mère à son enfant ou telle fille à son petit-ami décédé dans un accident de
la route — « Comment est-ce que tu as pu me faire ça ? ». Ces actes individuels
et collectifs maintiennent le mort parmi les vivants et modifient l’expérience qui
est faite du deuil, en y apportant l’illusion d’un soulagement, mais en rallongeant
toutefois le processus de séparation.
En plus du rappel continu par la communauté quant au traumatisme lié au dé-
cès, les lois algorithmiques sous-jacentes à l’alter-documentation des réseaux
qui régissent désormais une partie de la mémoire numérique du défunt font res-
surgir ce dernier d’entre les morts. Ainsi, comment devons-nous réagir lorsque
LinkedIn nous invite à nous mettre en relation avec un proche décédé ? Chacun
réagit à sa manière, selon son affect, et se convainc d’un sens qui lui convient le
mieux face au paradoxe de l’activité posthume qui émane de ces notifications.
Certains seront consternés devant le manque d’empathie dont font preuve ces
services, le choc traumatique dont ils ne se seront jamais vraiment remis se ravi-
vant alors, pouvant même alimenter une certaine névrose. D’autres y trouveront
au contraire un sens symbolique, un sens pragmatique ou même un sens co-
mique : une grande distance sépare les convictions auxquelles s’accroche chaque
utilisateur, ce qui explique la diversité des points de vue et des réactions. Les
phénomènes de ce type contribuent à une forme de zombification des avatars
du défunt pouvant aller jusqu’à la remise en question de son état de non-vie, le
numérique donnant l’illusion d’une présence éternelle ou provoquant une dé-ré-
alisation de la mort. Dès lors, de nouvelles mesures d’accompagnement semblent
nécessaires pour mieux circonscrire la gestion des traces numériques du défunt.
L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
31
Séparer les morts des vivants
Les plateformes sociales sont pensées pour les vivants et s’appuient sur le mo-
ment présent et l’actualité pour proposer leurs services. Pourtant, à notre mort,
les informations et les traces que nous avons disséminés en ligne tout au long
de notre vie nous survivent a priori éternellement si personne ne les supprime.
Il n’est alors pas inconcevable que l’avatar du défunt ainsi que ses photos appa-
raissent à nouveau. Ainsi, il est nécessaire que ces plateformes dans lesquelles
nous documentons nos identités numériques prévoient et nous invitent à ré-
fléchir au devenir de nos données : c’est le thanatosensitive design (ou le design
thanatosensible). Michael Massimi fut le premier à introduire ce terme en 2009
et à avoir défendu son importance dans le domaine des interactions homme-ma-
chine11
. Cette approche qui a influencé la conception orientée utilisateur vise
à étendre sa réflexion à des cas d’usages dans lesquels l’utilisateur fait face à
la mort : à son propre décès ou à celui d’un autre. Il s’agit donc de prendre en
considération les enjeux pratiques et émotionnels liés à la mort pour élaborer
des solutions dès la conception du service en question.
Les problématiques soulevées par cette pratique suscitent d’ailleurs l’intérêt de
Facebook qui a déployé un service de Contact Légataire (terme anglais : Lega-
cy Contact) pour permettre aux utilisateurs de désigner, s’ils le souhaitent, une
ou des personnes à qui donner des droits de modération définis dans le cas où
quelque chose leur arriverait. Jed R. Brubaker, qui est à l’origine de ce projet,
nous décrit d’ailleurs la façon dont les différentes parties prenantes interagissent
vis-à-vis des données de l’utilisateur : le créateur du compte a la possibilité d’in-
diquer à Facebook les éléments de son profil qui devront être conservés ou effa-
cés par le légataire ; le légataire joue un rôle d’exécuteur testamentaire car il doit
s’assurer de comprendre les dernières volontés du créateur du compte en enga-
geant une discussion avec lui, puis s’assurer de leur réalisation après le décès du
concerné. La communauté a besoin d’interagir autour du profil pour confirmer
la mort, se soutenir mutuellement, naviguer au sein des souvenirs partagés avec
le défunt et permettre la réalisation de leurs propres rituels d’adieu12
. Peu d’ini-
11 MASSIMI, Michael. 2009. « Dying, death, and mortality: towards thanatosensitivity in HCI »
CHI’09 (Conference on Human Factors in Computing Systems), April 04-09, 2009, Boston, MA,
USA. URL : http://www.dgp.toronto.edu/~mikem/pubs/MassimiCharise-CHI2009.pdf
12 BRUBAKER, Jed, CALLISO-BURCH, Vanessa. 2016. « Legacy Contact: Designing and Implemen-
ting Post-mortem Stewardship at Facebook » CHI’16 (Conference on Human Factors in Compu-
ting Systems), May 07-12, 2016, Santa Clara, California, USA. URL : http://www.jedbrubaker.com/
wp-content/uploads/2008/05/Brubaker-Callison-Burch-Legacy-CHI2016.pdf
L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
32
tiatives prennent en compte les problématiques liées à la mort de leurs utilisa-
teurs, mais la récente loi pour une République numérique insiste sur la nécessité
de sensibiliser ces derniers à leur mort numérique et au devenir de leurs don-
nées13
.
Le problème se pose d’autant plus lorsque l’individu est décédé sans avoir pu
indiquer comment il souhaitait que son compte soit conservé ou non.
En dehors du cas énoncé ci-dessus, il est difficile pour les proches d’obtenir une
modification ou même l’accès aux données du défunt, comme nous avons pu
le constater très récemment avec les parents d’une jeune fille décédée sous les
rames d’un métro et dont l’accès au compte Facebook a été refusé par la cour
d’appel de justice en Allemagne.14
Pour les autres plateformes, si les proches souhaitent procéder à une destruc-
tion complète et définitive des contenus, ils sont aujourd’hui confrontés à une
absence de processus et à la nécessité de passer par une opération manuelle.
Cela peut être fait par le support ou par un administrateur qui agit alors au cas
par cas suite au signalement du profil ou des contenus par les utilisateurs. Enfin,
la suppression du support numérique comme le serveur, le forum, l’application
ou le logiciel permet d’effacer la majeure partie de nos avatars. Cependant, les
sauvegardes automatiques du contenu, et donc de nos traces en tant qu’individu,
sont très courantes sur l’Internet à travers des instances et une mise en cache du
contenu, c’est pourquoi il est difficile de s’assurer que nos données soient réelle-
ment effacées. Chaque jour, les moteurs de recherche indexent en effet le conte-
nu présent sur les pages internet qu’ils balaient, si celles-ci comportent des in-
formations à notre propos, elles apparaissent alors dans le résultat de recherche.
Aussi, le recours à des services de cloud computing comporte des risques pour la
confidentialité et l’intégrité des données en raison du nombre de serveurs (dé-
tenteurs de copies) et à leur délocalisation qui complique le contrôle. Pourtant, la
responsabilité incombe au prestataire de service en cas de violation des données.
13 LOI n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, article 63 https://www.
legifrance.gouv.fr/eli/loi/2016/10/7/ECFI1524250L/jo#JORFARTI000033203270
14 Article de presse : CONNOLLY, Kate. 2017 « Parents lose appeal over access to dead girl’s Face-
book account » in the Guardian https://www.theguardian.com/technology/2017/may/31/parents-
lose-appeal-access-dead-girl-facebook-account-berlin
L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
33
Pour l’instant, ce sont aux proches qu’incombe la tâche de gérer les traces nu-
mériques du défunt car aucun organisme ne prévoit leur prise en charge. En
émettant le souhait que son profil soit maintenu telle une sépulture numérique
accessible partout et tout le temps, les légataires désignés sont amenés à intera-
gir avec les publications de chaque autre personne venant partager l’expression
de leur peine et leur condoléances. L’endeuillé endosse alors un double rôle le
temps que le deuil collectif se réalise. Ce dernier doit pourtant permettre de
réaliser la perte du défunt et commencer son propre deuil, alors qu’il supervise
ici au contraire un rituel cérémonial qui s’effectue précisément dans la durée, un
enterrement numérique dont il est à la fois le fossoyeur et le témoin.
***
Le numérique agit en tant que catalyseur au sein duquel se crée l’empreinte
digitale naturelle, involontaire et durable du défunt, au fur et à mesure de nos
contributions et hommages respectifs. Dans ce contexte, de nouveaux acteurs
explorent les possibilités de service à proposer en réponse à ce phénomène nu-
mérique. Nous constatons néanmoins que la majorité de ces services s’appuient
davantage sur le besoin d’une commémoration sociale dans laquelle le souvenir
du défunt est partagé et diffusé, ce qui correspond à la phase sur laquelle aboutit
le deuil, plutôt que sur le travail du deuil lui-même — ce dernier restant globale-
ment moins abordé. Pourtant, la persistance du mort dans un espace conçu pour
les vivants pose problème. Cette confrontation à ce qui survit virtuellement et
à ce qui est partagé par les autres endeuillés sur ces espaces numériques com-
mence d’ailleurs à être étudiée et prise en compte par certaines plateformes à
travers la pratique du design thanatosensible. Désormais, le deuil n’est plus un
processus linéaire au fil duquel nos rituels se succèdent avec un ordre culturel-
lement déterminé. En effet, il devient un processus circulaire, davantage impacté
par le collectif et dans lequel la présence permanente des traces du défunt et
leur mise en avant par la communauté et les réseaux bercent les vivants dans une
forme de deuil qui s’éternise et qui peine à laisser partir le mort.
L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
Partie
trois.
L E P R O C E S S U S T H É R A P E U T I Q U E D U D E U I L
S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
35
L E P R O C E S S U S T H É R A P E U T I Q U E D U D E U I L
S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
Le deuil ayant pour objectif de nous tirer de la mélancolie dans laquelle la perte
d’un être nous a plongés, « il constitue une thérapeutique pour les survivants »1
.
Dès lors que l’on approche le deuil comme un processus thérapeutique, on peut
considérer les rituels liés à la mort comme des pratiques thérapeutiques. Ainsi,
le vide de rituels dû au recul des religions peut être pensé comme un défaut de
soins.
Or nous avons des besoins psychologiques — renvoyant à une dimension an-
thropologique — liés au processus de deuil, et en l’absence de rituels pour y
répondre, nous cherchons des substituts : nous créons de nouveaux rituels, ou
nous adaptons d’anciens rituels vidés de leur symbolique religieuse. De surcroît,
l’Internet est un nouveau territoire où, sans le cadre et les repères qu’offraient
les religions, des comportements malsains liés au deuil — visant à maintenir
l’objet aimé, et à ne pas laisser partir le mort — peuvent émerger.
Nous nous intéresserons aux besoins anthropologiques présentés plus haut —
l’impératif du rituel, la remémoration et la commémoration, et l’oubli — à la lu-
mière de la dimension thérapeutique du processus de deuil. Nous verrons com-
ment le numérique offre des opportunités de réponse à chacun d’eux, et donc
comment il peut aider à ce processus..
L’impératif du rituel
Les plus vieilles sépultures à notre connaissance datent d’au moins 100 000
ans2
et l’impératif du rituel funéraire est un invariant anthropologique : on doit
honorer nos morts, de quelque manière que ce soit, car c’est dans cet acte que se
serait fixée la culture (avec pour corollaire le devoir de mémoire et le respect des
morts). Il serait inacceptable de ne rien faire. Nous avons déjà évoqué l’exemple
d’Antigone bravant l’interdit de Créon car ses lois ne priment pas sur les « lois
non écrites et immuables »3
. Mais l’histoire nous offre également des exemples
du fait qu’offrir une sépulture n’est pas chose légère. En effet, à la suite de la ba-
taille des Arginuses, les stratèges athéniens, bien que victorieux, furent condam-
nés à mort par un tribunal populaire car ils n’avaient pas offert de sépulture aux
combattants morts, laissés dans l’eau4
.
1 THOMAS, Louis-Vincent. 1995. « Qu’est-ce que la thanatologie ? » in Revue Études sur la mort -
Thanatologie, Vingt-neuvième Année.
2 VANDERMEERSCH, Bernard. 2002. « La fouille de Qafzeh » in Bulletin du Centre de recherche
français à Jérusalem, pp. 11-16.
3 SOPHOCLE. 441 av. J.-C. Antigone.. Trad. Leconte de Lisle, 1877.
4 DIODORE DE SICILE. Ier siècle av. J.-C. Bibliothèque historique, tome premier, livre XIII, cha-
pitre CI. Trad. Ferdinand Hoefer.
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Le territoire numérique offre de nouveaux espaces et par conséquent de nou-
velles opportunités de réaliser des rituels. De fait les réseaux sociaux sont pour
beaucoup le vecteur par lequel ils apprennent le décès d’une personne. C’est éga-
lement un des premiers lieux sur lesquels une communication officielle est faite
par la famille du défunt, et à laquelle peuvent réagir ceux à qui elle s’adresse.
Comme nous l’avons vu précédemment, certains ressentent le besoin de marquer
leur profil social avec les atours numériques du deuil (photo de couverture noire
sur Facebook, ou « Je suis Charlie » en photo de profil), dès qu’ils apprennent la
triste nouvelle. On retrouve ici la même logique que dans la Qeri’ah, tradition
juive consistant à déchirer ses vêtements lorsque l’on est endeuillé.
En effet, les outils et services numériques — parce qu’ils sont accessibles partout
et à tout instant — représentent par essence une aide dans les premiers moments
du processus de deuil : les endeuillés faire acte devant les autres de leur douleur,
et honorer leurs morts, par le moyen qu’ils jugeront le plus pertinent parmi tous
ceux que le numérique a rendu possibles.
Le besoin d’oubli
Freud nous décrit l’état dans lequel un deuil sévère plonge l’endeuillé comme
étant « la perte de l’intérêt pour le monde extérieur (dans la mesure où il ne
rappelle pas le défunt), la perte de la capacité de choisir quelque nouvel objet
d’amour que ce soit (ce qui voudrait dire qu’on remplace celui dont on est en
deuil), l’abandon de toute activité qui n’est pas en relation avec le souvenir du
défunt. »5
Le souvenir du défunt paraît alors toxique pour l’endeuillé, et ce dernier doit «
retirer toute la libido des liens qui la retiennent à [lui] »6
pour que le travail du
deuil s’accomplisse. Par ailleurs, Freud compare l’état de deuil à celui de la mé-
lancolie, qui se caractérise « par une dépression profondément douloureuse, une
suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer,
l’inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d’estime de soi qui se
manifeste par des auto-reproches et des autoinjures et va jusqu’à l’attente déli-
rante du châtiment. »7
Le vocabulaire fort ici employé compare ainsi le deuil à
une grave maladie, et pour laquelle l’oubli fait partie du processus de guérison.
5 FREUD, Sigmund. 1917. Deuil et Mélancolie.
6 Ibid.
7 Ibid.
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Précédemment nous avons vu comment le numérique faisait survivre le défunt
après la mort par des avatars zombies, et empêchait par conséquent le processus
de deuil de se faire chez les endeuillés, en rappelant le défunt à leur souvenir à
travers ses traces numériques (messages, photos, etc.). Dès lors que l’on a écar-
té l’idée que l’Internet ne serait qu’un outil, ni bon, ni mauvais, car la technique
n’est jamais neutre8
, nous constatons que le territoire numérique induit un
biais qui tend à maintenir l’endeuillé dans le souvenir du défunt. En effet, il fait
persister dans le temps et rend accessible depuis n’importe quel lieu les traces
numériques du défunt.
Ainsi, l’absence de cadre et l’ubiquité qu’offre le numérique ouvrent la porte
aux comportements malsains, et l’on peut se demander à quel moment le rituel
devient une manie. En effet, alors que le monde physique est organisé depuis
très longtemps pour gérer le décès d’une personne (le retirer de listes officielles,
ranger ses affaires, réaménager sa chambre, léguer ses biens, l’enterrer, etc.),
le territoire numérique donne encore le sentiment d’un Far West sauvage, sans
repères pour ceux qui y évoluent : un endeuillé peut alors facilement « se dé-
tourner de la réalité et maintenir l’objet [aimé] par une psychose hallucinatoire
de désir »9
sur ces supports numériques. Ce comportement, bien que compré-
hensible, demeure une entrave au processus thérapeutique du deuil, car « ce qui
est normal, c’est que le respect de la réalité l’emporte. »10
La prospection par la science-fiction
La science-fiction a exploré le comportement opposé : l’esquive. Il s’agit ici de
nier la mort, soit de façon consciente, soit inconsciemment — c’est-à-dire de «
procéder de la mauvaise foi au sens sartrien du terme (auto-illusion) »11
. Cela
peut se faire en oubliant totalement la relation que l’on a eue avec quelqu’un
comme dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004), où les personnages
peuvent sous une forme d’hypnose oublier jusqu’à l’existence d’une personne car
8 HEIDEGGER, Martin. 1953. « Quand cependant nous considérons la technique comme quelque
chose de neutre, c’est alors que nous lui sommes livrés de la pire façon : car cette conception, qui
jouit aujourd’hui d’une faveur toute particulière, nous rend complètement aveugles en face de
l’essence de la technique. » (« La question de la technique » in Essais et conférences, p. 9)
9 FREUD, Sigmund. 1917. Deuil et Mélancolie.
10 Ibid.
11 THOMAS, Louis-Vincent. 1991. « La mort aujourd’hui : de l’esquive au discours contenu » in
Religiologiques, n°4.
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son souvenir est trop douloureux ; ou bien comme dans La Femme Piège (1986)
d’Enki Bilal, où le personnage principal (une tueuse à gages) avale des pilules
pour oublier le trauma d’avoir tué.
Ou bien, on peut également substituer au défunt un robot à son image et dont le
comportement et le langage sont générés par un algorithme imitant ceux du dé-
funt, comme dans Akta Människor (Real Humans), qui explore la définition d’un «
humain » et notre rapport aux avatars :
À gauche Lennart vivant ; à droite son robot de substitution.
Dans un épisode, alors que le grand-père vient de décéder, la famille reçoit un
robot de substitution commandé par le défunt avant de mourir. Ce robot est par-
faitement à son image, et reproduit même sa personnalité, sa voix, etc. La famille
vit bien avec le robot, et oublie même qu’il ne s’agit pas du « vrai » grand-père.
Lorsque le robot est égaré puis endommagé et que la famille doit s’en débarras-
ser, ils éprouvent alors un mélange de culpabilité et de déchirement : le hubot
était si bien réalisé que les enfants et petits-enfants ont pu réaliser un transfert
émotionnel très rapidement, et ont presque attaché autant d’émotions et de sou-
venirs à cette machine qu’à leur grand-père, et doivent finalement faire le deuil
qu’ils n’avaient pas fait pour leur vrai grand-père. « C’est comme si j’avais perdu
mon père pour la deuxième fois ! » — Inger Engmann, Akta Människor.
De même, nous constatons que les usages spontanés liés au deuil sur l’Internet
tendent à aller contre le processus de deuil. Notamment, certains créent des
pages mémoires qui s’ajoutent aux traces numériques déjà laissées par le dé-
funt12
. Par ailleurs, d’aucuns se replongent régulièrement dans leurs historiques
de conversation (SMS, Whatsapp, Messenger, courriers électroniques) avec le
défunt, comme on re-plongerait dans de vieilles lettres.
12 Paradisblanc.com, Dansnoscoeurs.fr, Forevermissed.com, iLasting.com, iMorial.com, entre
autres.
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Le design thanatosensible
Sur l’Internet, on ne peut guère dicter d’usage car si un usage a besoin de s’ex-
primer, il le fera soit en détournant les plateformes et les outils existants, soit en
créant un espace dans lequel il le pourra. Pourtant, l’Internet n’est pas le fruit de
créations spontanées, car chaque site, outil, plateforme est designé : il est le pro-
duit d’une recherche et d’une réflexion. Et comme « le but du design est d’amé-
liorer ou au moins de maintenir l’habitabilité du monde »13
, le rôle du designer
sur l’Internet serait de composer au mieux avec les usages existants et de leur
offrir un cadre.
De fait, on constate une rétroaction entre l’usage et le design, les deux s’influen-
çant mutuellement. Le design thanatosensible, comme nous l’expliquions pré-
cédemment, est le fait de prendre la mort en considération lors de la démarche
design afin que les usages liés à la mort soient prévus et s’inscrivent dans l’ex-
périence qui est faite des outils ou des plateformes. Lorsque ce travail n’est pas
effectué, on aboutit à des situations mettant en péril le processus de deuil. Par
exemple, nous avons vu comment des injonctions de LinkedIn à se connecter
avec une personne qui est pourtant décédée peuvent être très violentes. Et la
violence effroyable de tels messages, dus à l’absence de considération de la mort
dans le design des services, illustre la façon dont l’Internet peut empêcher le
processus de deuil, sans même que l’utilisateur endeuillé n’ait à agir.
À l’inverse, un service conçu en tenant compte des scénarios les plus tragiques
pourrait s’inscrire judicieusement dans le processus thérapeutique du deuil en
comprenant le besoin d’oubli, notamment en évitant les cas cités ci-dessus. Une
telle approche n’existe pas encore à notre connaissance, et constitue pourtant
une opportunité très intéressante, car il s’agit d’un besoin anthropologique au-
quel nul service ne vient répondre.
Le besoin de remémoration et de commémoration
La remémoration est la « réactivation d’un souvenir, [l’]action de se remettre
quelque chose en mémoire »14
; la commémoration est la « cérémonie en sou-
venir d’une personne ou d’un événement, religieuse ou non »15
. On retrouve la
distinction entre les expériences individuelle et collective du deuil.
13 FINDELI, Alain. Cité par Ph. Gauthier dans « Manifeste pour le renouveau social et critique du
design ». 2015
14 TLFi. Article « REMÉMORATION ». URL : http://www.cnrtl.fr/definition/remémoration
15 TLFi. Article « COMMÉMORATION ». URL : http://www.cnrtl.fr/definition/commémoration
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Lorsque le processus de deuil est avancé, l’endeuillé a besoin de rappeler l’être
perdu à son souvenir. De même, les communautés dont le défunt était membre
éprouvent le besoin de commémorer la disparition d’un des membres. Alors
la survivance numérique — qui faisait d’Internet et de ses services un frein au
processus de deuil — devient un atout à la fois pour la remémoration et la com-
mémoration.
De fait, un grand nombre de services et d’outils — souvent non destinés à cet
usage — permettent aux endeuillés de se plonger dans leurs souvenirs : remon-
ter un fil de conversation, fouiller dans les archives photos d’un Drive ou d’une
Dropbox, etc. Ici, leur usage numérique est une transposition d’un usage phy-
sique (albums photos, lettres) au territoire numérique.
Ce besoin ne doit pas être confondu avec les comportements malsains vus pré-
cédemment qui visent à maintenir l’objet aimé, et à ne pas laisser partir le mort.
Toutefois, il existe un risque similaire pour l’endeuillé : l’ubiquité de l’Internet
et la survivance numérique peuvent le noyer dans la mémoire outrancière. Le
parallèle avec le monde physique serait ici de se rendre trop souvent au cime-
tière, ou de plonger trop souvent dans ses souvenirs. Or le monde physique n’a
pas d’ubiquité : les photos et les lettres ne sont pas accessibles en tout lieu à tout
moment, de même que le cimetière. À l’inverse, l’intégralité du territoire numé-
rique est tout le temps accessible.
On note l’absence de service destiné à prendre en charge la remémoration ou la
commémoration autrement que par la création de pages mémoires, qui ne ré-
solvent aucun des problèmes ci-dessus, et qui ne répondent que partiellement
au besoin anthropologique.
***
41
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Ainsi, le processus thérapeutique du deuil peut être facilité par les possibilités
offertes par les outils et services numériques, notamment concernant l’impératif
du rituel et le besoin de remémoration et de commémoration. En effet, le pou-
voir d’ubiquité de l’Internet permet facilement de vivre collectivement le deuil, et
de se plonger dans ses souvenirs grâce aux traces numériques du défunt, acces-
sibles depuis tout lieu à chaque instant.
Toutefois, en l’absence de cadre, les internautes ne sont pas à l’abri d’adopter des
comportements malsains — qui maintiennent l’endeuillé dans une « psychose
hallucinatoire du désir » de conserver l’être cher. De fait, l’Internet représente
par essence un risque pour le processus de deuil : son ubiquité est un danger
pour le besoin d’oubli.
Alors, il appartient aux designers de nos services et outils numériques d’avoir
une approche thanatosensible afin que le territoire numérique ne soit pas
toxique pour les endeuillés.
Conclu
sion.
43
Alors que les religions offraient un cadre dans lequel le processus de deuil s’ins-
crivait, leur recul a laissé un vide de rituels. Par ailleurs, notre société s’est di-
rigée vers une Esquive de la Mort, selon Louis-Vincent Thomas, où l’on cherche
à lutter contre elle, à la repousser loin de notre vue. Or en perdant le cadre reli-
gieux du rituel ainsi que l’habitude de la mort, nous n’avons toutefois pas perdu le
besoin anthropologique du rituel funéraire. Celui-ci rend les endeuillés agents,
et leur permet par sa nature protocolaire, culturelle et symbolique, de maintenir
le mort parmi les vivants, le temps d’accepter la réalité de sa disparition.
L’émergence du territoire numérique dans ce contexte de perte de repères a
mené les individus à explorer à tâtons les façons d’y honorer les morts. Et comme
il n’y a pas de façon unique de bien faire son deuil, ce territoire nouveau donne
le sentiment d’un Far West où les usages et les rituels sont encore à inventer. De
surcroît, au sacré traditionnel des religions et à leurs rituels se sont substitués
de nouveaux sacrés — déterminés par les communautés pléthoriques sur l’Inter-
net — et leurs façons très différentes d’honorer leurs morts.
Les plateformes communautaires sont destinées à voir leurs membres mourir un
jour, laissant derrière eux des membres actifs bien vivants. Ceux-ci éprouvent
donc le besoin de se recueillir collectivement selon un protocole propre à leur
communauté (plateforme, forum, etc.). Cette thérapie collective peut toutefois
apporter son lot de souffrances, car nul n’est à l’abris de subir plus tard l’expres-
sion du deuil d’une autre personne, nous ramenant ainsi à un état de mélancolie
que nous avions pourtant dépassé.
En documentant nos vies sur des interfaces numériques qui ne connaissent pas
d’obsolescence, nous garantissons à nos proches la survivance de ces données
après notre mort. Celles-ci constitueront deux traumas possibles, soit les en-
deuillés pourront les consulter en tout lieu et à tout moment, et donc avoir un
comportement névrotique ; soit ces données seront rappelées aux endeuillés
par des notifications non sollicitées. Il s’agit désormais pour ces plateformes de
séparer les morts des vivants, grâce à la thanathosentitivité design. C’est à dire
prendre la mort en considération lors de la démarche design afin que les usages
liés à la mort soient prévus et s’inscrivent dans l’expérience qui est faite des ou-
tils ou des plateforme.
Le processus de deuil constitue une thérapeutique pour les vivants, afin qu’ils
laissent partir le défunt et ne s’enferment pas dans la mélancolie. Le territoire
numérique et ses outils peuvent donc constituer des aides ou des freins à ce
processus. Or la technique n’est jamais neutre, et comme la totalité du territoire
44
numérique est accessible en tout lieu et à tout moment, il est par essence une
entrave au besoin d’oubli nécessaire au processus thérapeutique du deuil : il y
est donc plus facile de se maintenir dans « une psychose hallucinatoire de désir
»1
en ne laissant pas partir un défunt. Ce comportement, bien que compréhen-
sible, demeure une entrave au processus thérapeutique du deuil, car « ce qui est
normal, c’est que le respect de la réalité l’emporte. »2
Toutefois, si nous considérons qu’il s’agit là d’un état transitoire et que le terri-
toire numérique, comme le Far West auquel nous le comparons, sera dompté et
domestiqué, il se pourrait alors que les rituels liés à la mort s’établissent et que
des cadres s’installent alors pour que le processus thérapeutique du deuil abou-
tisse. Pour ce faire, les designers des outils et des services numériques devront
faire preuve de thanatosensitivité, et faire confiance aux communautés et à leurs
définitions propres du sacré, et à leurs rituels spécifiques.
Ainsi, nous avons réfléchi à la façon dont on pourrait accompagner les endeuil-
lés dans leur processus de deuil, à travers la gestion de la survivance numérique
du défunt, ainsi qu’à celle d’accompagner un individu dans l’élaboration de ses
dernières volontés numériques. Nous avons donc conçu un tel service en tenant
compte des spécificités du territoire numérique et de la façon dont nous y vivons.
Il s’agit de Charon, psychopompe numérique. C’est un accompagnateur dont le
rôle est multiple. Par son expertise des réseaux, et sa capacité à retrouver les
traces des défunts, il s’apparente à un détective. C’est également un thérapeute
car il comprend le choc traumatique, soulage l’endeuillé en prenant en charge
des tâches, et propose un cadre au processus de deuil sur l’Internet. Enfin, il ne
décide pas des rituels, il accompagne, conseille et exécute en fonction des vo-
lontés du défunt et des endeuillés ; en cela, il s’apparente à un anthropologue. Sa
mission est de trouver, réunir puis retirer de l’Internet les traces numériques du
défunt. Il constituera une anthologie servant aux endeuillés pour leur besoin de
remémoration. Charon accompagne aussi les communautés dont était membre le
défunt dans leur processus de deuil collectif, à la demande du défunt.
Le territoire numérique représente un risque pour les endeuillés de ne pas me-
ner à bien leur processus thérapeutique du deuil, et de se maintenir dans la mé-
lancolie. Toutefois, la thanatosensitivité devrait permettre de remédier au vide de
rituels en proposant un cadre dans lequel ils pourront laisser partir le défunt, et
revenir parmi les vivants.
1 FREUD, Sigmund. 1917. Deuil et Mélancolie.
2 Ibid.
45
46
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08/06/2017. URL : http://knowyourmeme.com/memes/crying-michael-jordan
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l’école doctorale d’histoire de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne
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Le deuil à l'ère numérique (mémoire de recherche)

  • 1. 1 l e d e u i l à l ’ è r e n u m é r i q u e
  • 2.
  • 3. l e d e u i l à l ’ è r e n u m é r i q u e Thomas PARIENTE, Marie My SENILHE, Baptiste TROUILLET Promotion 2017 de La Web School Illustration de couverture : Impression, Ton Dubbeldam
  • 4. Nous remercions humblement notre maître de mémoire Frédéric Lebas, pour l’aide précieuse qu’il nous a apportée tout au long de cette année avec bienveillance et enthousiasme. Nous remercions également Gabrielle Fauste pour l’intérêt et le soutien qu’elle nous a apportés au cours de nos recherches.
  • 5. 5 Sommaire INTRODUCTION 7 11 19 34 46 42 L’APPAUVRISSEMENT DES RITUELS FUNÉRAIRES L’ESQUIVE DE LA MORT NOUS AVONS BESOIN DE RITUELS QU’EST-CE QU’UN RITUEL ? IL N’Y A PAS DE BON DEUIL I. LA DIFFICULTÉ DE CHOISIR DES RITUELS À L’ÈRE NUMÉRIQUE L’IMPÉRATIF DU RITUEL LE BESOIN DE L’OUBLI LA PROSPECTION PAR LA SCIENCE-FICTION LE DESIGN THANATOSENSIBLE III. LE PROCESSUS THÉRAPEUTIQUE DU DEUIL SUR LE TERRITOIRE NUMÉRIQUE COMMUNAUTÉ RELIGIEUSE ET COMMUNAUTÉ PROFANE LA PLACE DU SACRÉ LE BESOIN INDIVIDUEL APPELLE AU RECUEILLEMENT COLLECTIF QUAND LE BESOIN COLLECTIF EMPIÈTE SUR LE L’INDIVIDUEL LA VIE NUMÉRIQUE CONTINUE APRÈS LA MORT LES AVATARS ZOMBIES SÉPARER LES MORTS DES VIVANTS II. LE DEUIL SUR LE TERRITOIRE NUMÉRIQUE CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE 12 14 12 14 15 20 20 21 26 27 29 30 35 36 37 39 LE BESOIN DE REMÉMORATION ET DE COMMÉMORATION 39
  • 6. 6
  • 8. 8 I N T R O D U C T I O N Freud nous a appris que le deuil n’est pas à considérer comme la forme paroxys- tique de la mélancolie, mais précisément comme le travail destiné à nous sortir de cet état1 . Dès lors, on ne vit plus en deuil, mais on fait son deuil. Et ce dernier a pour finalité le retour parmi les vivants, l’acceptation et de le dépassement de la perte, car le deuil constitue une « épreuve de la réalité » qui nous expose, d’une part au constat brutal que l’objet aimé n’existe plus, et d’autre part à l’exigence de retirer toute la libido des liens qui la retiennent à cet objet. Or selon Freud « l’homme abandonne à regret une position de sa libido, même au cas où un objet-substitut est déjà tout proche »2 ; confronté à l’injonction de s’atteler au travail du deuil, il entre en « révolte compréhensible »3 . En effet, la révolte s’exprime contre l’idée que l’on pourra trouver un substitut au défunt ; l’expérience du deuil, c’est se heurter à « l’irréversible et à l’insubstituable »4 . Or la chose la plus insupportable à notre société est qu’il y ait de l’insubstituable. Par exemple, pour Georg Simmel, la monétarisation de la société implique que l’on peut substituer à toute chose sa valeur monétaire, l’argent y étant la fin de toute série téléologique5 . Ainsi, le vocabulaire des entreprises ne parle plus d’hommes mais de « ressources humaines » — voire de « capital humain » — qui sont donc remplaçables, alors que la mort est précisément la disparition de l’ir- remplaçable. Au processus du deuil viennent s’intégrer ou interférer de multiples inflexions — parfois contradictoires — constituant un imaginaire autour de la mort. En effet, alors que l’aversion au risque conduit au « triomphe de la mort aseptisée »6 bannissant les morts hors de la société des vivants et nous plaçant dans l’esquive, consciente ou non, de la question de la mort, l’injonction au souvenir induit une permanence spatiale et temporelle de la mort à travers les commémorations et anniversaires (de la Grande Guerre aux attentats du Bataclan). 1 FREUD, Sigmund. 1917. Deuil et Mélancolie. 2 Ibid. 3 Ibid. 4 DELECROIX, Vincent, FOREST, Philippe. 2017. Le deuil : Entre le chagrin et le néant. 5 SIMMEL, Georg. 1900. Philosophie de l’argent. 6 THOMAS, Louis-Vincent. 1991. « La mort aujourd’hui : de l’esquive au discours contenu » in Religiologiques, n°4.
  • 9. 9 I N T R O D U C T I O N On retrouve la même contradiction entre d’une part l’injonction à la positivité, voire au vitalisme (« il faut être fort, ça va aller »), et d’autre part la « société de consolation »7 que nous avons bâtie. La contradiction est d’autant plus frappante que nous vivons dans un dénuement grandissant face à la mort, que nous ne fréquentons plus que très rarement. En effet le sacré traditionnel disparaît alors qu’il proposait à travers ses rituels, sans offrir de véritable consolation8 , un cadre intégrant et ritualisant la « révolte compréhensible » de l’endeuillé. Sans être à l’origine de toutes ces injonctions, le numérique tient un rôle primor- dial dans la façon dont on passe par le processus de deuil, à la fois individuelle- ment et collectivement. De fait, parce que l’usage des outils numériques est très souvent social, et que notre société a évolué vers un « âge de la multitude »9 , nous aborderons la question du deuil sous les deux angles individuel et collectif. En effet, sur les réseaux numériques se joue une dialectique entre l’importance grandissante des libertés individuelles, et l’hyper-connectivité induite par notre usage des réseaux sociaux. On voit s’opérer là un retour cruellement ironique aux villages que nous avions quittés lors des exodes ruraux du XIXème siècle afin de nous affranchir de la pression de la collectivité, à mesure que le monde de- vient précisément un « village planétaire »10 . Ce « village » numérique est en réalité un nouveau territoire, donnant le senti- ment d’un Far West sauvage, où les usages se cherchent encore, y compris ceux liés au deuil. Et si la littérature scientifique sur le sujet du deuil et des rituels qui lui sont liés est abondante, elle ne prend toutefois que très rarement en compte ce territoire numérique — le plus souvent parce qu’elle est antérieure à son ap- parition. 7 EBGUY, Robert. La France en culottes courtes : pièges et délices de la société de consolation. 2002. 8 LEWIS, Clive Staples. Apprendre la mort. 1961. « Mais ne venez pas me parler des consolations de la religion, ou j’aurai idée que vous n’y comprenez rien. » 9 COLIN, Nicolas, VERDIER, Henri. L’âge de la multitude. 2015 10 MCLUHAN, Marshall. Message et Massage, un inventaire des effets. 1967
  • 10. 10 I N T R O D U C T I O N Or celui-ci prend une place grandissante dans nos vies et dans notre rapport à la mort et à nos morts. En effet, d’après une étude menée par Hélène Bourde- loie, 43,8% des individus interrogés déclaraient avoir déjà « parcouru le web dans le cadre d’un deuil »11 . Alors, l’usage des outils et réseaux numériques dans le cadre du processus de deuil n’est pas un phénomène marginal, et son étude nous semble présenter un véritable intérêt anthropologique. Ainsi, sur ce champ nouveau d’un domaine d’étude très ancien, nous tâcherons humblement d’apporter des éléments de réflexion et d’analyse, en nous de- mandant comment nos façons de vivre le deuil sur le territoire numérique s’in- tègrent-elles ou interfèrent-elles avec le processus de deuil. 11 BOURDELOIE, Hélène, MINODIER, Cindy, PETIT, Mathilde, HOUMAIR, Sara. « De la vie nu- mérique des morts. Nouveaux rites, nouvelles liaisons » in S. Zlitni et F. Liénard (coord.), Médias numériques & communication électronique, Actes du colloque international, IUT du Havre, 1er-3 juin 2016, p. 837-850. Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité. URL : http://www.helenebourdeloie. org/IMG/pdf/Bourdeloie-De_la_vie_nume_rique_des_morts-_Nouveaux_rites_nouvelles_liai- sons-ColloqLeHavre2016.pdf
  • 11. Partie un. L A D I F F I C U LT É D E C H O I S I R D E S R I T U E L S À L’ È R E N U M É R I Q U E
  • 12. 12 L A D I F F I C U L T É D E C H O I S I R D E S R I T U E L S À L ’ È R E N U M É R I Q U E L’appauvrissement des rituels funéraires Dans la revue Religiologiques, l’anthropologue Louis-Vincent Thomas consta- tait en 1991 que notre société avait perdu les rituels funéraires que nous pro- posaient les religions, ainsi que la sentence de la mort : « Les rites funéraires d’aujourd’hui se sont considérablement appauvris sous l’influence de la perte de vitesse des religions, de la vie urbaine qui ne laisse ni lieu, ni temps, ni personne disponible pour s’occuper du mort. »1 Ainsi, autrefois l’on veillait les défunts de la première nuit suivant leur décès, jusqu’au jour de leurs funérailles ; l’on réalisait des masques mortuaires ; et l’on pouvait même être photographié avec lui. La douleur laissait ensuite place à la mémoire, qui prenait la forme de rituels de remémoration et de commémoration installés dans notre société lors d’occasions régulières, comme la Toussaint. À la croyance en un ailleurs on aurait substitué aujourd’hui la Raison et le Pro- grès technique. Ainsi la symbolique de la mort est désormais prise en charge par la thanatologie, qui remplace le rituel religieux par un rituel technique, hygié- niste, performant et dont la finalité relève davantage de l’esthétique que du sym- bolique. « Du prêtre au thanatologue, l’illusion s’est en quelque sorte déplacée [...] elle portait sur un corps supposé inanimé mais qui vit ailleurs, trompeur par ses apparences. Désormais, c’est cet ailleurs qui est dit illusion, l’essentiel étant le cadavre et la blessure sociale qu’il faut guérir. »2 Le thanatologue procède à un rituel dont la fonction est de préparer le mort, non pas pour un éventuel ailleurs, mais pour la vue des vivants. Ainsi la finalité du rituel funéraire n’est plus l’ailleurs et sa symbolique, mais l’accommodement émotionnel des vivants, grâce à une esthétique aseptisée qui masque la mort, et le mort. L’Esquive de la Mort Le contexte mortuaire est aujourd’hui radicalement différent de ce qu’il fut, notamment grâce aux progrès de la médecine et à l’hygiénisme. De fait, on ne 1 THOMAS, Louis-Vincent. 1991. « La mort aujourd’hui : de l’esquive au discours contenu » in Religiologiques, n°4. p. 18 2 RICHARD, Réginald. 1985. « De la dépouille mortelle à la sacralisation du corps: de la religion à la thanatologie » in Survivre. La religion et la mort, Montréal, Bellarmin.
  • 13. 13 L A D I F F I C U L T É D E C H O I S I R D E S R I T U E L S À L ’ È R E N U M É R I Q U E meurt plus chez soi mais à l’hôpital. Autrefois l’on mourait de vieillesse, on mou- rait de chagrin ou même d’amour, alors qu’aujourd’hui on ne fait que de simples infarctus, embolies cérébrales, ou dépressions. En expliquant la mort par ses causes, nous nous sommes offerts dans le même temps l’opportunité de lutter contre ces éléments isolés, vidant ainsi la mort de toute son essence fatidique (du latin fatum, le destin). On ne meurt pas dans les lieux où l’on vit : la mort est chassée hors de l’espace qu’habitent les vivants. Ce bannissement s’étend au mort lui-même car ce dernier est considéré comme un danger biologique, et ne peut plus être veillé. Louis-Vincent Thomas définit cette mouvance d’asepsie comme l’Esquive de la Mort dont les manifestations peuvent « cumule[r] admira- blement le geste technique et le fol espoir de non-mort »3 . Notre société ne veut ni voir ni côtoyer la mort, et ne la tolère que masquée sous le travail du thanato- logue. À cela s’ajoute le progrès mondial de l’espérance de vie à la naissance4 , et la baisse de la mortalité infantile5 . En étant moins exposés à la mort d’autrui et en la repoussant pour nous-mêmes, nous nous confrontons à de nouvelles incerti- tudes médicales, sociales, existentielles. Les problématiques que soulèvent ces incertitudes portent désormais le nom pudique de « fin de vie ». Si nous abhorrons la mort, nous ne souhaitons pas pour autant vivre sous n’im- porte quelles conditions. Nous voulons vivre longtemps, au meilleur de notre forme physique et mentale, en nous dérobant le plus longtemps possible à toute altération liée à l’âge. Car comme l’écrit Céline Lafontaine, « le vieillissement apparaît donc comme un processus de dégénérescence s’attaquant à l’intégrité de la personne »6 . Apparaît ainsi le concept de « qualité de vie », i.e. la capacité à jouir pleinement de son corps et de son esprit. Lafontaine précise que « l’autonomie et la qualité de vie se confondent avec un idéal d’indépendance et de performance »7 . Et si l’on souhaite avoir une bonne vie, on souhaite également avoir une « bonne mort » : le débat est alors soulevé sur l’euthanasie lorsque cette qualité de vie n’est 3 THOMAS, Louis-Vincent. 1991. « La mort aujourd’hui : de l’esquive au discours contenu » in Religiologiques, n°4. 4 Passée de 52,5 ans en 1960, à 71,7 ans en 2015 dans le monde. Source : Banque Mondiale. 5 Sur 1000 naissances, passée de 121,9 à 31,7 entre 1960 et 2015, dans le monde. Ibid. 6 La Société Postmortelle. 2008. p138 7 Ibid. p212
  • 14. 14 L A D I F F I C U L T É D E C H O I S I R D E S R I T U E L S À L ’ È R E N U M É R I Q U E plus satisfaisante. En effet, qu’advient-il alors des personnes dont la vie ne ré- pond ni à ces critères de qualité ni à ces indices de performance ? Perdent-elles leur qualification de vivant ? Nous avons ainsi banni de nos vies et de nos corps les signes qui annoncent l’arrivée de la mort. Nous avons besoin de rituels La culture offre une réponse à la façon de surmonter la perte d’un être : l’en- deuillé devient agent, et passe par une série d’actions et d’états l’amenant à se détacher du mort, et donc à se défausser progressivement de sa souffrance. Car le premier rôle des rituels est de faire survivre le mort le temps que les vivants acceptent ce nouvel état de non-vie. Dans un second temps, il est nécessaire de congédier le défunt afin que les vivants le laissent partir. C’est le constat que dresse Baudry : « se séparer du mort est essentiel : c’est le travail même de toute culture qui impose contre la confusion instaurée par la mort, l’œuvre d’une diffé- renciation »8 . Travailler la mémoire pour l’oubli, faire survivre pour mieux intégrer la mort, le rituel est un paradoxe dont on peut questionner la finalité. Qu’advient-il une fois le mort défini et accepté en tant que tel ? Selon Baudry, c’est alors que le deuil peut commencer. Qu’est-ce qu’un rituel ? Il serait illusoire de prétendre ici fournir une définition exhaustive d’un rituel, alors que sociologues comme anthropologues peinent à en circonscrire l’éten- due9 . Toutefois, on peut dégager quelques traits faisant l’unanimité, et sur les- quels s’appuiera notre réflexion. Tout d’abord, un rite est une séries d’actions qui se distinguent de l’ordinaire. Toutefois il ne faut pas confondre la banalité avec la fréquence à laquelle ils sont réalisés : un thanatopracteur qui embaumerait quotidiennement des défunts ne rendrait pas pour autant la chose triviale. Le rite se posant comme une réponse à l’anormalité de la mort, il est donc exceptionnel. 8 BAUDRY, Patrick. « La ritualité funéraire » in Hermès, La Revue, vol. 43, no. 3, 2005, pp. 189-194. 9 ALBERT, Jean-Pierre. 1999. « Les rites funéraires. Approches anthropologiques. » in Les cahiers de la faculté de théologie, pp.141-152.
  • 15. 15 L A D I F F I C U L T É D E C H O I S I R D E S R I T U E L S À L ’ È R E N U M É R I Q U E Ensuite, la série d’actions constitutive d’un rite doit suivre un ordre — voire un protocole — qui est implanté par la culture dans laquelle il a lieu. Le caractère culturel est fondamental car pour qu’un rite puisse être défini en tant que tel, il faut qu’il soit reconnu par les témoins présents. Enfin, pour relever du rituel, les actions déroulées selon des codes culturels ne doivent pas avoir de fins utiles. Brûler de l’encens, et employer de l’eau bénite n’ont pas d’impact rationnel : c’est là que les rites touchent au sacré. Ainsi un rite n’est pas un échange transactionnel, mais symbolique : « Il y a rite, pour nous, chaque fois que la signification d’un acte réside dans sa valeur sym- bolique plus que dans sa finalité mécanique »10 explique Louis-Vincent Thomas. Par exemple, les raisons qui poussent Antigone à offrir une sépulture à son frère ne sont ni rationnelles ni contractuelles, elles procèdent des « lois non écrites et immuables des Dieux »11 contre lesquelles elle ne saurait aller. Antigone ne peut pas ne pas procéder aux rites funéraires pour son frère : « morts, je vous ai lavés de mes mains, et ornés, et je vous ai porté les libations funéraires. Et maintenant, Polyneikès, parce que j’ai enseveli ton cadavre, je reçois cette récompense. »12 Les rites émanant d’une culture, il y autant de rites funéraires que de cultures, et il faudrait plus d’une vie d’observation pour les recenser tous. Cependant il nous est possible de commenter les récurrences qui traversent ces rites, quelles que soient les cultures : ce sont les « invariants anthropologiques ». Le terme d’invariant provient du champ d’étude de l’anthropologie structurale13 initié par Lévi-Strauss. L’analyse des sociétés humaines s’y fait selon des systèmes com- plexes dans lesquels se répètent des schémas fondamentaux qui vont servir de base à leur développement. Les invariants structurels sont donc des principes de comportements que l’on retrouve dans toutes les sociétés humaines, qui sont des définitions de l’humanité plus sociale que biologique. Parmi les invariants anthropologiques on peut citer notamment l’interdiction de l’inceste, et l’obser- vation de rites funéraires. 10 THOMAS, Louis-Vincent. 1991. « La mort aujourd’hui : de l’esquive au discours contenu » in Religiologiques, n°4. 11 SOPHOCLE. 441 av. J.-C. Antigone. Trad. Leconte de Lisle, 1877. 12 Ibid. 13 LÉVI-STRAUSS, Claude. 1958. Anthropologie structurale. Paris, Plon.
  • 16. 16 L A D I F F I C U L T É D E C H O I S I R D E S R I T U E L S À L ’ È R E N U M É R I Q U E Toutes les cultures humaines observées à ce jour respectent l’ensemble de ces quatre rites funéraires : l’oblation, la séparation, la réintégration, et la commé- moration. L’oblation (lat. obere, donner) est le fait d’honorer le défunt en lui donnant les meilleurs soins possibles. La toilette mortuaire est un fait quasi universel, auquel on pourrait ajouter les offrandes florales, toujours dans cette quête sacrée de l’idée du beau. Ensuite viennent les rites de séparation, distinguant la place du mort de celle des vivants. Cette séparation du territoire peut également s’étendre aux endeuillés dont les liens avec le mort sont trop étroits, qui seront exclus de la société puis purifiés avant de la rejoindre. La réintégration est double, en ce qu’elle concerne d’une part les endeuillés, que la société va de nouveau accepter, et d’autre part le mort qui rejoindra ses aïeux, dans le caveau familial par exemple. Enfin la commémoration marque la fin de l’aliénation des endeuillés, car il s’agit ici de se souvenir ensemble du mort. La nécessité de cet effort signifie que le mort nous a bel et bien quittés, et que nous en sommes suffisamment détachés pour à nouveau vivre. Cela signifie la participation à des festivités, la possibilité d’un remariage, la conception d’enfants etc. Rites et cultures sont indissociables. La culture « organise un espace où l’homme peut dire à l’autre homme ce qui lui échappe, ce qui échappe à la maîtrise de chacun et de tous. La culture, pour le dire autrement, façonne le rapport à l’in- connu qui détermine l’humanité de l’existence. »14 Et malgré le recul du religieux et l’asepsie, nous éprouvons toujours le besoin de nous consacrer à des rituels funéraires, comme le souligne Louis-Vincent Tho- mas : « si les rituels (funéraires) d’hier ont fait long feu, étant devenus obsolètes, trop conventionnels, il importe d’originer des pratiques. D’autant que le besoin psychologique du rite, dont l’effet thérapeutique n’est plus à démontrer, ne fait aucun doute. Ce processus de novation aujourd’hui en marche peut procéder 14 BAUDRY, Patrick. 2006. « L’histoire de la mort » in Hypothèses : Travaux de l’école doctorale d’histoire de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne
  • 17. 17 L A D I F F I C U L T É D E C H O I S I R D E S R I T U E L S À L ’ È R E N U M É R I Q U E d’institutions en place ou émaner des individus. » LVT décrit l’urgence de créer de nouveaux rituels adaptés à notre société : les rites sont une structure aussi fondamentale que nécessaire à son fonctionne- ment et à sa capacité à de résilience quand elle fait l’expérience de la perte d’un de leur membre. Nous avons besoin des rituels, car sans eux l’acceptation de la mort est impossible, empêchant ainsi le processus de deuil, et en conséquence le retour parmi les vivants. Il n’y a pas de bon deuil Si le processus de deuil a pour objectif de nous tirer de la mélancolie, il serait pourtant réducteur de définir le « bon deuil » par sa seule capacité à remplir sa fonction. En effet, il n’y a pas de bonne façon de mener son processus de deuil. D’une part, les rituels traditionnellement offerts par les religions ne sont que des cadres pour guider les endeuillés et leur offrir des repères : ils ne constituent pas une recette aboutissant à coup sûr à l’accomplissement du processus de deuil. D’autre part, la façon dont un individu réagit au traumatisme du deuil et à ce qu’il met en œuvre dans son processus de deuil n’est pas universelle : elle dé- pend de sa culture, de son histoire, de ses qualités. Par conséquent les invariants anthropologiques liés au deuil nous informent sur les besoins et ne constituent aucunement un manuel d’utilisation universel vers la guérison. *** Ainsi, si notre besoin de rituels liés à la mort est évident, la forme de ces rituels l’est beaucoup moins. D’une part parce qu’il n’y a pas de façon universelle de bien faire son deuil. D’autre part parce que le recul du religieux a laissé un vide de rituels que notre esquive de la mort n’a pas aidé à combler. Dès lors, il n’est pas surprenant que le territoire numérique donne le sentiment d’un Far West où les usages tâtonnent et peinent à se trouver.
  • 18. 18
  • 19. Partie deux. L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
  • 20. 20 L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E Communauté religieuse et communauté profane Le recul des religions explique le passage d’une prise en charge de la question du deuil par une communauté religieuse (étymologiquement religiosus : le respect du dogme) à une prise en charge par une communauté élargie, profane et affec- tuelle (religare : créer du lien entre les personnes). Dans le premier cas, l’endeuil- lé appartient à cette communauté (par sa naissance, son baptême, etc.). Dans le second cas, l’endeuillé est membre de cette communauté car c’est un acte faisant partie intégrante de sa construction identitaire. La place du sacré On distingue dans la présence du religieux sur l’Internet deux réalités : celle de la transposition des rituels et du sacré sur nos supports numériques (« reli- gion online »), et celle de la religion adaptée à l’Internet et aboutissant donc à de nouvelles pratiques (« online religion »).1 Ainsi, le sacré sur l’Internet répond à la même distinction. En effet, certaines communautés attendent le même respect sur l’Internet de ce qu’elles ont consacré dans le monde physique ou sur d’autres supports — tels que le respect d’interdits religieux, ou de célébrations — alors que l’on voit émerger de nouveaux sacrés. Le caractère sacré d’une entité, d’un lieu ou d’un temps n’est pas intrinsèque, il est attribué par une communauté qui veillera au respect, voire à la vénération de ce qu’elle a consacré. Or sur l’Internet rien ne peut échapper à la violation et à la profanation, du fait conjoint de l’exposition à des millions d’individus, de l’anonymat, et de la facilité issue de la désincarnation : sans la nécessité d’être présent physiquement, le profanateur n’a pas à regarder ses victimes dans les yeux. Ainsi, on ne compte plus les outrages aux religions sur l’Internet. Mais ces outrages s’étendent aussi à de nouvelles formes de sacré. Par exemple, en 2009 le basketteur Michael Jordan fut intronisé au Hall of Fame du basketball, la NBA sacralisant ainsi la carrière et, par extension, le joueur. Et l’Internet s’empara de l’image de Michael Jordan en pleurs pendant son discours et la détourna en un mème extrêmement populaire2 , profanant ainsi ce que des dizaines de millions de gens venaient tout juste de consacrer. 1 HELLAND, Christopher. 2000. « Online Religion/Religion Online and Virtual Communitas » in Jeffery K. Hadden and Douglas E. Cowan (Eds.), Religion on the Internet: Research Prospects and Promises (pp. 205-224). JAI Press: New York. 2 ADAM. 2015. « Crying Michael Jordan » in Knowyourmeme.com. Consulté le 08/06/2017. URL : http://knowyourmeme.com/memes/crying-michael-jordan
  • 21. 21 L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E Alors, comme il y aura toujours au moins un individu pour se livrer à la profana- tion, il ne peut y avoir de sanctuaire publique sur Internet. En effet, la possibi- lité (voire la certitude) que la page de mémoire d’un défunt soit profanée par un individu ou une multitude, est d’autant plus effrayante qu’elle touche au sacré de la mort. Et les rares initiatives numériques à ce propos tiennent compte de ce danger de profanation : les pages Facebook des défunts deviennent des espaces protégés où selon les paramètres choisis par les légataires, seuls les amis du dé- funt peuvent publier, ou même personne3 . L’Internet est un outil permettant de relier des gens qui ne se seraient jamais trouvés, et le sacré aujourd’hui est davantage une affaire de lien au sein d’une communauté qu’une affaire spirituelle. Le besoin individuel appelle au recueillement collectif La « online religion » décrit l’invention de nouveaux rituels propres à l’Internet. De fait, les rituels sont propres aux sociétés et aux cultures qui les voient naître, or d’innombrables communautés se constituent sur l’Internet, avec leurs propres symboles (notamment les mèmes), langages, et rites. Alors, ces communautés dé- finissent elles-mêmes ce qui relève du sacré pour elles, et la mort ne fait pas ex- ception. Par exemple, en 2006 pour honorer la mémoire d’une de leurs membres, une guilde de World of Warcraft a décidé de se réunir à un endroit dans le jeu : comme elle « aimait la pêche, et la neige » ils se sont donné rendez-vous dans un lieu adéquat dans le jeu et demandèrent à ne pas être dérangés.4 Mais une guilde ennemie eut vent de cette réunion et les attaqua par surprise dans le jeu. S’ils n’enfreignirent aucune règle du jeu, leur comportement provoqua une volée d’indignations dans la communauté des joueurs car ils n’avaient pas respecté quelque chose de sacré, au-delà du jeu. 3 « What will happen to my Facebook account if I pass away? » in Facebook Help Center. Consulté le 12/06/2017. URL : https://www.facebook.com/help/103897939701143 4 NAGATA, Tyler. 2010. « The WoW funeral raid - four years later » in GamesRadar. URL : http:// www.gamesradar.com/the-wow-funeral-raid-four-years-later/
  • 22. 22 L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E Le jeu en ligne massivement multijoueur World of Warcraft a assez vite été rat- trapé par des questions liées à la mort — réelle — de ses joueurs et à la façon d’honorer leur mémoire, et papier de recherche s’intéresse d’ailleurs aux multi- ples façons qu’ont eues les designers du jeu d’incorporer ces éléments.5 À mesure qu’une part grandissante de nos vies a lieu sur l’Internet, il n’est pas surprenant que la façon dont nous faisons face à la mort et au deuil y ait aussi lieu. En effet, le rapport d’étude mené par Hélène Bourdeloie révèle que « 43,8% des répondants ont parcouru le web dans le cadre d’un deuil »6 (page d’hom- mages, profils Facebook d’un défunt, forums…). De surcroît, 13,13% des répon- dants confiaient avoir créé un mémorial sur l’Internet. Ainsi, malgré les 33,19% des répondants déclarant ne pas avoir de raison de se rendre sur un site commémoratif (ce qui ne constitue qu’une forme de rituel parmi d’autres), on notera que la pratique du deuil sur un support numérique est loin d’être marginale. Nous nous concentrerons davantage sur les réseaux sociaux comme lieux d’ex- pression du deuil, plutôt que sur l’émergence de sites web funéraires dédiés. Il est intéressant d’observer comment la mort s’invite dans nos vies numériques, dans quels buts nous l’y convions et les possibles conséquences d’une telle coha- bitation. Lorsque le rite est collectif, notamment sur les réseaux sociaux, on observe que c’est la personne endeuillée — généralement un membre de la famille — qui donnera le ton de la conversation que ses contacts respecteront. Sur Facebook, par exemple, il est courant pour l’endeuillé de publier sur son propre profil une photo de lui-même en compagnie du défunt (voir p23). Ce rite peut se réaliser 5 GIBBS, Martin, MORI, Joji, ARNOLD, Michael, KOHN, Tamara. 2012. « Tombstones, Uncanny Monuments and Epic Quests: Memorials in World of Warcraft » in Game Studies. URL : http://ga- mestudies.org/1201/articles/gibbs_martin 6 BOURDELOIE, Hélène, MINODIER, Cindy, PETIT, Mathilde, HOUMAIR, Sara. « De la vie nu- mérique des morts. Nouveaux rites, nouvelles liaisons » in S. Zlitni et F. Liénard (coord.), Médias numériques & communication électronique, Actes du colloque international, IUT du Havre, 1er-3 juin 2016, p. 837-850. Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité. URL : http://www.helenebourdeloie. org/IMG/pdf/Bourdeloie-De_la_vie_nume_rique_des_morts-_Nouveaux_rites_nouvelles_liai- sons-ColloqLeHavre2016.pdf
  • 23. 23 Ces exemples sont ce que l’on pourrait dénommer des rituels de commémoration discrète. Il y a ici 3 auteurs différents, portant le deuil de la même personne. Tous ont changé leur photo de profil (1)(4)(5) quelques jours après le décès. Ces publications sont faites sans explicitation de leur portée, il est intéressant de noter que les autres utilisateurs respectent le caractère sacré de ces publications alors même que Facebook est un espace profane. Cela illustre le concept de online-religion décrit par Christopher HELLAND. Les gens réagissent à ces publications en les likant pour comminiquer à l’endeuillé leur sympathie. Ceux qui n’était pas satisfaits par l’unicité épisté- mologique du like ont commenté par un coeur (3) ou par un message de compassion (1)((2). Dans les messages on retrouve certains usages prééxistants au numérique, comme le fait de s’adresser directement au mort (3)(6). 1 2 3 4 5 6
  • 24. 24 L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E juste après que la mort soit survenue, pouvant faire office de faire-part de dé- cès à son cercle de connaissance, ou bien à l’occasion d’une date significative, comme un anniversaire ou une fête. Il n’y a généralement aucun indice pouvant aiguiller sur la portée commémorative de cette photo si ce n’est un certain ca- ractère oblatif, car la photo se veut flatteuse pour les deux parties et le reflet d’un moment d’allégresse ou d’insouciance que l’on souhaite arborer. Il est convenu que les proches de l’endeuillé ayant compris la portée symbolique de cet acte lui présentent leur sympathie, puis les contacts moins proches pourront à leur tour manifester leur soutien discrètement, par des signes pudiques de communica- tion non-verbale rendus possibles par l’expression d’autres sentiments que le simple Like de Facebook. Les messages publics sont une invitation à la discussion et la commémoration du défunt, chacun pouvant alors exprimer sa tristesse et partager ses souvenirs (voir p25). On serait alors tenté de faire un parallèle avec une cérémonie funé- raire, il y a pourtant deux aspects fondamentalement différents dans ces nou- veaux rituels. D’une part, sur la toile chacun se sent libre d’exprimer une pensée. Il n’est pas chose commune lors d’un enterrement, de retenir l’attention de tous quand on n’y a pas été invité, l’improvisation n’a pas sa place ici. A contrario une com- mémoration numérique est perçue comme une exhortation à l’expression de sa peine, à l’empathie, au souvenir. Il est important de noter que cette pratique confère à chacun l’intuition d’une légitimité, les amis et contacts se sentent in- vestis de l’acte commémoratif. D’autre part, on peut constater les effets de la multitude sur le recueillement : là où il fallait se trouver en temps et en lieu de la cérémonie pour que notre mes- sage soit entendu par les seules personnes présentes, la cérémonie est déma- térialisée : elle n’a plus de limite spatiale ni temporelle. Un message funéraire pourra toucher des personnes dans le monde entier, qui pourront y apporter des commentaires des jours, voire des semaines plus tard, lesquels pourront à leur tour atteindre de nouvelles personnes. On observe ici un phénomène de réso- nance, l’écho des messages se propageant de proche en proche jusqu’à son es- soufflement.
  • 25. 25 1 2 Les publications sont ici explicites quant à leur portée. Les comportements ici s’apparentent à ceux que l’on aurait dans le monde physique : - la photo de couverture noire (2) est semblable à l’habit de la même couleur que portent traditionnelement les endeuillés - les commentaires évoquant des sou- venirs avec le défunt (1) ressemblent à une discussion de veillée funèbre. Il s’agit ici de religion-online.
  • 26. 26 L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E Qu’il s’agisse d’une photo faire-part ou d’une publication commémorative, on retrouvera des composantes salutaires à l’emploi du numérique pour l’ensemble des individus. Pour celui qui sera à l’origine de ces messages, le fait de les publier quasi publi- quement le dispense de la réflexion des destinataires. Qui doit-être au courant ? Qui peut ne pas l’être ? Est-il étrange d’envoyer cette funeste nouvelle à cette personne avec qui je n’ai pas échangé depuis des années ? Débarrassé de cette charge cognitive, l’endeuillé va pouvoir adresser sa peine au monde, et s’offrir le soulagement de toucher le plus de personnes proches ou moins proches pos- sible. Celui atteint par ce message sera quant à lui conscient et ému de la disparition d’une personne, même sans la connaître. Par ailleurs le message ne lui étant pas personnellement adressé, il est libéré de l’obligation transactionnelle d’une telle nouvelle, et pourra exprimer la réponse qui le met le plus à l’aise au regard de son niveau d’interaction habituel avec l’endeuillé, notamment depuis la possibili- té d’exprimer la dysphorie de manière non-verbale. Quand le besoin collectif empiète sur l’individuel Si les pratiques numériques sur les réseaux sociaux permettent à l’expression de la douleur de trouver une consonance salvatrice auprès des membres de nos tribus, leur contrecoup apporte une affliction d’un genre nouveau. D’un point de vue strictement algorithmique, les messages de deuil sont parti- culièrement performants car ils génèrent un fort engagement sous forme d’in- teractions quantifiables par les likes et le nombre de commentaires. Les plate- formes que nous utilisons quotidiennement ne sont pas en mesure d’apprécier les attributs de ces posts autrement que par leur viralité, et vont ainsi simpliste- ment les traiter comme du contenu digne d’intérêt, et qu’il faut donc diffuser au Facebook a compris la faiblesse de l , uniformité du like et a donc offert une palette plus large de réactions à ses utilisateurs. Il y a maintenant 2 réactions sur 6 qui permettent d , exprimer des sentiments négatifs.
  • 27. 27 L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E plus grand nombre, afin de générer toujours plus d’interaction. Alors émerge une complication à laquelle nous n’avons jamais été confrontés dans de telles proportions : chaque interaction de nos contacts sur ce contenu fera survivre le post, fortifiera sa valeur auprès de la plateforme sur laquelle il a été produit, il sera donc propulsé au sommet de notre flux selon le jeu des al- gorithmes à chaque fois qu’une personne y aura contribué. Le deuil des autres vient s’imposer à nous sans que nous y soyons préparés, sans que nous l’ayons sollicité et nous ramène constamment, à chaque nouveau like, à chaque nouveau commentaire, à la perte d’un être cher. Or pour que le processus de deuil aboutisse, il doit y avoir « possibilité d’évolu- tion du souvenir et de l’oubli »7 car c’est là qu’il y a le plus de souffrance, selon Patrick Baudry. « L’endeuillé doit choisir : aller du côté du mort ou du côté de la vie »8 . Et en rappelant le défunt à la mémoire de l’endeuillé, l’usage collectif que nous avons de Facebook empêche le processus de deuil. Ce sont les autres qui tragiquement, dans le but noble d’honorer la mémoire du défunt et de faire part de leur douleur, ravivent inconsciemment et néanmoins inlassablement les peines de l’endeuillé car nous ne vivons pas le processus de deuil de façon synchrone. La vie numérique continue après la mort Depuis que les plateformes numériques sociales ont fait leur apparition, chacun d’entre nous peut échanger et partager en ligne avec sa communauté, laissant alors des messages, des images et tout le contenu produit au fil de notre utili- sation de ces services. L’activité passée du défunt est par exemple visible par tous sur Twitter, sa fiche de contact comprenant sa photo de profil est conser- vée par Gmail dans le carnet d’adresse de ses proches, de ses connaissances et des services auxquels il a souscrit, alors que l’image de profil du défunt conti- nue d’apparaître dans les discussions sur les messageries instantanées telles que Facebook Messenger, affichant alors la personne hors ligne, comme s’il était possible qu’elle se reconnecte un jour alors que seules les traces de son passage demeurent. 7 BAUDRY, Patrick, que nous sommes venus écouter lors de journée d’étude « Les morts dans l’espace-temps numérique » à l’Institut des sciences de la communication, le 22 juin 2017. 8 Ibid.
  • 28. 28 L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E Nos interactions en ligne nous permettent dans un premier temps de façon- ner une identité qui véhicule une représentation choisie de notre propre per- sonne. Olivier Ertzscheid définit l’identité numérique comme « la collection des traces (écrits, contenus audio ou vidéo, messages sur des forums, identifiants de connexion, actes d’achat ou de consultation…) que nous laissons derrière nous, consciemment ou inconsciemment, au fil de nos navigations sur le réseau et de nos échanges marchands ou relationnels dans le cadre de sites dédiés. »9 En dépit de nos efforts pour construire une identité qui nous ressemble ou à la- quelle nous aspirons, nos interactions en ligne altèrent donc au fil du temps cet idéal et forment une ou des images qui reflètent et conservent des aspects plus fins et souvent intimes à notre propos. Ertzscheid décrit la façon dont nous do- cumentons ces identités grâce au « carré sémiotique de nos identités documen- taires » et aux interactions qui interviennent autour des quatre dimensions qui le composent. L’ego-documentation correspond au renseignement actif, volontaire et contrôlé des données par un utilisateur – on parle alors de traces documen- taires ; l’inter-documentation est le processus qui, à travers nos socialisations, enrichit l’identité et engendre des traces affinitaires dont le contrôle est partiel ; l’alter-documentation s’illustre par la capacité qu’ont les réseaux sociaux à cher- cher, à identifier et à indexer ces traces dans leur globalité et surtout indépen- damment du contrôle de l’utilisateur initial. À travers la documentation continue issue des réseaux, les utilisateurs ont l’opportunité d’explorer leurs traces, leurs identités ainsi que celles des autres. Cet enrichissement permanent et collectif permet de préserver toutes les composantes de nos sociabilités en ligne dans des éternités numériques, conservant ainsi un avatar dont le contrôle nous échappe en partie. Quel que soit le degré de scénarisation du contenu que nous partageons, ces identités numériques sont en cohérence avec nos valeurs et avec celles parta- gées au sein de la communauté. En postant ou en réagissant à une publication adressée à cette dernière, nous cherchons à complaire aux autres et à soi-même, consolidant ainsi une image préalablement définie et cloisonnée au sein d’une communauté : c’est notre réputation numérique. Ces avatars sont multiples et protéiformes car ils se construisent dans chaque communauté dont nous sommes membres, en parallèle les uns des autres, et au fur et à mesure de nos 9 ERTZSCHEID, Olivier. 2009. « L’homme est un document comme les autres : du World Wide Web au World Life Web. » in Hermès, La Revue- Cognition, communication, politique, CNRS-Edi- tions, pp. 33-40.
  • 29. 29 L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E sociabilités numériques. Un même individu possède autant d’identités numé- riques qu’il y a de cercles sociaux dans lesquels il s’investit et interagit. Celles-ci sont d’ailleurs admises et reconnues par les autres comme des « morceaux » de lui : elles sont les éléments constitutifs de sa véritable identité, elles perdurent après la mort alors que le corps n’est plus. Pour chaque service que nous sommes amenés à utiliser sur l’Internet, nous dis- posons de comptes numériques à travers lesquels nous renseignons des infor- mations à notre propos. La simple présence de notre compte dans les bases de données de ces plateformes leur permet de garder une trace numérique de notre passage. Il est souvent nécessaire de fournir des données personnelles telles que son nom, son prénom et une adresse email pour pouvoir s’identifier et ainsi bénéficier des services offerts par le site web ou l’application mobile qui nous intéresse. Aussi, la connexion à un service tiers à l’aide de son compte Facebook, Twitter, Gmail ou Reddit existant remplace l’inscription au service concerné. Il est alors possible de bénéficier des fonctionnalités proposées et de consulter les contenus désirés en échange d’un accès à un extrait de notre identité numérique : les informations qui auront été renseignées — sciemment ou non — sur son profil sont alors partagées entre les différents services ou plateformes. Par nos usages dans un contexte qui tend vers une culture numérique de masse, nous sommes amenés à tisser des liens sociaux sur l’Internet au travers de com- munautés. Les questions du lien communautaire et de l’être-ensemble sur l’In- ternet sont soulevées par Stéphane Hugon qui nous apprend que la communauté est l’expérience collective forte d’une sensibilité commune, à travers laquelle le groupe se célèbre, et qui se cristallise en réponse à une fragmentation identi- taire dans la société.10 Il poursuit en précisant qu’il existe une réciprocité entre l’individu et le milieu, par laquelle l’un et l’autre s’influencent et se modifient. Les spécificités qui caractérisent nos sociabilités communautaires méritent ainsi d’être considérées dès lors qu’on s’intéresse à l’impact de l’identité numérique du défunt dans la communauté dont il est membre. Les avatars zombies Suite à notre décès, notre profil continuera de vivre grâce aux sociabilités de nos 10 HUGON, Stéphane. 2011. « Communauté » in Communications 2011/1 (n°88) http://www.cairn. info/revue-communications-2011-1-page-37.htm
  • 30. 30 proches et à travers l’indexation permanente qui est pratiquée par les réseaux, comme nous l’expliquions précédemment. Notre avatar, notre mur et notre activité resteront accessibles et consultables par les autres utilisateurs sous les mêmes options de confidentialité que de notre vivant. En outre, apprendre la mort d’un proche est une expérience traumatisante et constater le décès du défunt tout en étant exposé à ses profils numériques ajoute une charge émo- tionnelle que l’état de choc post-traumatique des proches ne leur permet pas de traiter. Cette réminiscence s’impose à nous dans un contexte qui ne s’y prête pas, intensifiant alors la douleur générée par la mort d’un être cher. Dans les cas de mort accidentelle, il n’est pas rare d’observer les personnes très proches s’adresser à l’être aimé pour tenter vainement d’obtenir des réponses : telle mère à son enfant ou telle fille à son petit-ami décédé dans un accident de la route — « Comment est-ce que tu as pu me faire ça ? ». Ces actes individuels et collectifs maintiennent le mort parmi les vivants et modifient l’expérience qui est faite du deuil, en y apportant l’illusion d’un soulagement, mais en rallongeant toutefois le processus de séparation. En plus du rappel continu par la communauté quant au traumatisme lié au dé- cès, les lois algorithmiques sous-jacentes à l’alter-documentation des réseaux qui régissent désormais une partie de la mémoire numérique du défunt font res- surgir ce dernier d’entre les morts. Ainsi, comment devons-nous réagir lorsque LinkedIn nous invite à nous mettre en relation avec un proche décédé ? Chacun réagit à sa manière, selon son affect, et se convainc d’un sens qui lui convient le mieux face au paradoxe de l’activité posthume qui émane de ces notifications. Certains seront consternés devant le manque d’empathie dont font preuve ces services, le choc traumatique dont ils ne se seront jamais vraiment remis se ravi- vant alors, pouvant même alimenter une certaine névrose. D’autres y trouveront au contraire un sens symbolique, un sens pragmatique ou même un sens co- mique : une grande distance sépare les convictions auxquelles s’accroche chaque utilisateur, ce qui explique la diversité des points de vue et des réactions. Les phénomènes de ce type contribuent à une forme de zombification des avatars du défunt pouvant aller jusqu’à la remise en question de son état de non-vie, le numérique donnant l’illusion d’une présence éternelle ou provoquant une dé-ré- alisation de la mort. Dès lors, de nouvelles mesures d’accompagnement semblent nécessaires pour mieux circonscrire la gestion des traces numériques du défunt. L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
  • 31. 31 Séparer les morts des vivants Les plateformes sociales sont pensées pour les vivants et s’appuient sur le mo- ment présent et l’actualité pour proposer leurs services. Pourtant, à notre mort, les informations et les traces que nous avons disséminés en ligne tout au long de notre vie nous survivent a priori éternellement si personne ne les supprime. Il n’est alors pas inconcevable que l’avatar du défunt ainsi que ses photos appa- raissent à nouveau. Ainsi, il est nécessaire que ces plateformes dans lesquelles nous documentons nos identités numériques prévoient et nous invitent à ré- fléchir au devenir de nos données : c’est le thanatosensitive design (ou le design thanatosensible). Michael Massimi fut le premier à introduire ce terme en 2009 et à avoir défendu son importance dans le domaine des interactions homme-ma- chine11 . Cette approche qui a influencé la conception orientée utilisateur vise à étendre sa réflexion à des cas d’usages dans lesquels l’utilisateur fait face à la mort : à son propre décès ou à celui d’un autre. Il s’agit donc de prendre en considération les enjeux pratiques et émotionnels liés à la mort pour élaborer des solutions dès la conception du service en question. Les problématiques soulevées par cette pratique suscitent d’ailleurs l’intérêt de Facebook qui a déployé un service de Contact Légataire (terme anglais : Lega- cy Contact) pour permettre aux utilisateurs de désigner, s’ils le souhaitent, une ou des personnes à qui donner des droits de modération définis dans le cas où quelque chose leur arriverait. Jed R. Brubaker, qui est à l’origine de ce projet, nous décrit d’ailleurs la façon dont les différentes parties prenantes interagissent vis-à-vis des données de l’utilisateur : le créateur du compte a la possibilité d’in- diquer à Facebook les éléments de son profil qui devront être conservés ou effa- cés par le légataire ; le légataire joue un rôle d’exécuteur testamentaire car il doit s’assurer de comprendre les dernières volontés du créateur du compte en enga- geant une discussion avec lui, puis s’assurer de leur réalisation après le décès du concerné. La communauté a besoin d’interagir autour du profil pour confirmer la mort, se soutenir mutuellement, naviguer au sein des souvenirs partagés avec le défunt et permettre la réalisation de leurs propres rituels d’adieu12 . Peu d’ini- 11 MASSIMI, Michael. 2009. « Dying, death, and mortality: towards thanatosensitivity in HCI » CHI’09 (Conference on Human Factors in Computing Systems), April 04-09, 2009, Boston, MA, USA. URL : http://www.dgp.toronto.edu/~mikem/pubs/MassimiCharise-CHI2009.pdf 12 BRUBAKER, Jed, CALLISO-BURCH, Vanessa. 2016. « Legacy Contact: Designing and Implemen- ting Post-mortem Stewardship at Facebook » CHI’16 (Conference on Human Factors in Compu- ting Systems), May 07-12, 2016, Santa Clara, California, USA. URL : http://www.jedbrubaker.com/ wp-content/uploads/2008/05/Brubaker-Callison-Burch-Legacy-CHI2016.pdf L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
  • 32. 32 tiatives prennent en compte les problématiques liées à la mort de leurs utilisa- teurs, mais la récente loi pour une République numérique insiste sur la nécessité de sensibiliser ces derniers à leur mort numérique et au devenir de leurs don- nées13 . Le problème se pose d’autant plus lorsque l’individu est décédé sans avoir pu indiquer comment il souhaitait que son compte soit conservé ou non. En dehors du cas énoncé ci-dessus, il est difficile pour les proches d’obtenir une modification ou même l’accès aux données du défunt, comme nous avons pu le constater très récemment avec les parents d’une jeune fille décédée sous les rames d’un métro et dont l’accès au compte Facebook a été refusé par la cour d’appel de justice en Allemagne.14 Pour les autres plateformes, si les proches souhaitent procéder à une destruc- tion complète et définitive des contenus, ils sont aujourd’hui confrontés à une absence de processus et à la nécessité de passer par une opération manuelle. Cela peut être fait par le support ou par un administrateur qui agit alors au cas par cas suite au signalement du profil ou des contenus par les utilisateurs. Enfin, la suppression du support numérique comme le serveur, le forum, l’application ou le logiciel permet d’effacer la majeure partie de nos avatars. Cependant, les sauvegardes automatiques du contenu, et donc de nos traces en tant qu’individu, sont très courantes sur l’Internet à travers des instances et une mise en cache du contenu, c’est pourquoi il est difficile de s’assurer que nos données soient réelle- ment effacées. Chaque jour, les moteurs de recherche indexent en effet le conte- nu présent sur les pages internet qu’ils balaient, si celles-ci comportent des in- formations à notre propos, elles apparaissent alors dans le résultat de recherche. Aussi, le recours à des services de cloud computing comporte des risques pour la confidentialité et l’intégrité des données en raison du nombre de serveurs (dé- tenteurs de copies) et à leur délocalisation qui complique le contrôle. Pourtant, la responsabilité incombe au prestataire de service en cas de violation des données. 13 LOI n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, article 63 https://www. legifrance.gouv.fr/eli/loi/2016/10/7/ECFI1524250L/jo#JORFARTI000033203270 14 Article de presse : CONNOLLY, Kate. 2017 « Parents lose appeal over access to dead girl’s Face- book account » in the Guardian https://www.theguardian.com/technology/2017/may/31/parents- lose-appeal-access-dead-girl-facebook-account-berlin L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
  • 33. 33 Pour l’instant, ce sont aux proches qu’incombe la tâche de gérer les traces nu- mériques du défunt car aucun organisme ne prévoit leur prise en charge. En émettant le souhait que son profil soit maintenu telle une sépulture numérique accessible partout et tout le temps, les légataires désignés sont amenés à intera- gir avec les publications de chaque autre personne venant partager l’expression de leur peine et leur condoléances. L’endeuillé endosse alors un double rôle le temps que le deuil collectif se réalise. Ce dernier doit pourtant permettre de réaliser la perte du défunt et commencer son propre deuil, alors qu’il supervise ici au contraire un rituel cérémonial qui s’effectue précisément dans la durée, un enterrement numérique dont il est à la fois le fossoyeur et le témoin. *** Le numérique agit en tant que catalyseur au sein duquel se crée l’empreinte digitale naturelle, involontaire et durable du défunt, au fur et à mesure de nos contributions et hommages respectifs. Dans ce contexte, de nouveaux acteurs explorent les possibilités de service à proposer en réponse à ce phénomène nu- mérique. Nous constatons néanmoins que la majorité de ces services s’appuient davantage sur le besoin d’une commémoration sociale dans laquelle le souvenir du défunt est partagé et diffusé, ce qui correspond à la phase sur laquelle aboutit le deuil, plutôt que sur le travail du deuil lui-même — ce dernier restant globale- ment moins abordé. Pourtant, la persistance du mort dans un espace conçu pour les vivants pose problème. Cette confrontation à ce qui survit virtuellement et à ce qui est partagé par les autres endeuillés sur ces espaces numériques com- mence d’ailleurs à être étudiée et prise en compte par certaines plateformes à travers la pratique du design thanatosensible. Désormais, le deuil n’est plus un processus linéaire au fil duquel nos rituels se succèdent avec un ordre culturel- lement déterminé. En effet, il devient un processus circulaire, davantage impacté par le collectif et dans lequel la présence permanente des traces du défunt et leur mise en avant par la communauté et les réseaux bercent les vivants dans une forme de deuil qui s’éternise et qui peine à laisser partir le mort. L E D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
  • 34. Partie trois. L E P R O C E S S U S T H É R A P E U T I Q U E D U D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E
  • 35. 35 L E P R O C E S S U S T H É R A P E U T I Q U E D U D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E Le deuil ayant pour objectif de nous tirer de la mélancolie dans laquelle la perte d’un être nous a plongés, « il constitue une thérapeutique pour les survivants »1 . Dès lors que l’on approche le deuil comme un processus thérapeutique, on peut considérer les rituels liés à la mort comme des pratiques thérapeutiques. Ainsi, le vide de rituels dû au recul des religions peut être pensé comme un défaut de soins. Or nous avons des besoins psychologiques — renvoyant à une dimension an- thropologique — liés au processus de deuil, et en l’absence de rituels pour y répondre, nous cherchons des substituts : nous créons de nouveaux rituels, ou nous adaptons d’anciens rituels vidés de leur symbolique religieuse. De surcroît, l’Internet est un nouveau territoire où, sans le cadre et les repères qu’offraient les religions, des comportements malsains liés au deuil — visant à maintenir l’objet aimé, et à ne pas laisser partir le mort — peuvent émerger. Nous nous intéresserons aux besoins anthropologiques présentés plus haut — l’impératif du rituel, la remémoration et la commémoration, et l’oubli — à la lu- mière de la dimension thérapeutique du processus de deuil. Nous verrons com- ment le numérique offre des opportunités de réponse à chacun d’eux, et donc comment il peut aider à ce processus.. L’impératif du rituel Les plus vieilles sépultures à notre connaissance datent d’au moins 100 000 ans2 et l’impératif du rituel funéraire est un invariant anthropologique : on doit honorer nos morts, de quelque manière que ce soit, car c’est dans cet acte que se serait fixée la culture (avec pour corollaire le devoir de mémoire et le respect des morts). Il serait inacceptable de ne rien faire. Nous avons déjà évoqué l’exemple d’Antigone bravant l’interdit de Créon car ses lois ne priment pas sur les « lois non écrites et immuables »3 . Mais l’histoire nous offre également des exemples du fait qu’offrir une sépulture n’est pas chose légère. En effet, à la suite de la ba- taille des Arginuses, les stratèges athéniens, bien que victorieux, furent condam- nés à mort par un tribunal populaire car ils n’avaient pas offert de sépulture aux combattants morts, laissés dans l’eau4 . 1 THOMAS, Louis-Vincent. 1995. « Qu’est-ce que la thanatologie ? » in Revue Études sur la mort - Thanatologie, Vingt-neuvième Année. 2 VANDERMEERSCH, Bernard. 2002. « La fouille de Qafzeh » in Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, pp. 11-16. 3 SOPHOCLE. 441 av. J.-C. Antigone.. Trad. Leconte de Lisle, 1877. 4 DIODORE DE SICILE. Ier siècle av. J.-C. Bibliothèque historique, tome premier, livre XIII, cha- pitre CI. Trad. Ferdinand Hoefer.
  • 36. 36 L E P R O C E S S U S T H É R A P E U T I Q U E D U D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E Le territoire numérique offre de nouveaux espaces et par conséquent de nou- velles opportunités de réaliser des rituels. De fait les réseaux sociaux sont pour beaucoup le vecteur par lequel ils apprennent le décès d’une personne. C’est éga- lement un des premiers lieux sur lesquels une communication officielle est faite par la famille du défunt, et à laquelle peuvent réagir ceux à qui elle s’adresse. Comme nous l’avons vu précédemment, certains ressentent le besoin de marquer leur profil social avec les atours numériques du deuil (photo de couverture noire sur Facebook, ou « Je suis Charlie » en photo de profil), dès qu’ils apprennent la triste nouvelle. On retrouve ici la même logique que dans la Qeri’ah, tradition juive consistant à déchirer ses vêtements lorsque l’on est endeuillé. En effet, les outils et services numériques — parce qu’ils sont accessibles partout et à tout instant — représentent par essence une aide dans les premiers moments du processus de deuil : les endeuillés faire acte devant les autres de leur douleur, et honorer leurs morts, par le moyen qu’ils jugeront le plus pertinent parmi tous ceux que le numérique a rendu possibles. Le besoin d’oubli Freud nous décrit l’état dans lequel un deuil sévère plonge l’endeuillé comme étant « la perte de l’intérêt pour le monde extérieur (dans la mesure où il ne rappelle pas le défunt), la perte de la capacité de choisir quelque nouvel objet d’amour que ce soit (ce qui voudrait dire qu’on remplace celui dont on est en deuil), l’abandon de toute activité qui n’est pas en relation avec le souvenir du défunt. »5 Le souvenir du défunt paraît alors toxique pour l’endeuillé, et ce dernier doit « retirer toute la libido des liens qui la retiennent à [lui] »6 pour que le travail du deuil s’accomplisse. Par ailleurs, Freud compare l’état de deuil à celui de la mé- lancolie, qui se caractérise « par une dépression profondément douloureuse, une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste par des auto-reproches et des autoinjures et va jusqu’à l’attente déli- rante du châtiment. »7 Le vocabulaire fort ici employé compare ainsi le deuil à une grave maladie, et pour laquelle l’oubli fait partie du processus de guérison. 5 FREUD, Sigmund. 1917. Deuil et Mélancolie. 6 Ibid. 7 Ibid.
  • 37. 37 L E P R O C E S S U S T H É R A P E U T I Q U E D U D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E Précédemment nous avons vu comment le numérique faisait survivre le défunt après la mort par des avatars zombies, et empêchait par conséquent le processus de deuil de se faire chez les endeuillés, en rappelant le défunt à leur souvenir à travers ses traces numériques (messages, photos, etc.). Dès lors que l’on a écar- té l’idée que l’Internet ne serait qu’un outil, ni bon, ni mauvais, car la technique n’est jamais neutre8 , nous constatons que le territoire numérique induit un biais qui tend à maintenir l’endeuillé dans le souvenir du défunt. En effet, il fait persister dans le temps et rend accessible depuis n’importe quel lieu les traces numériques du défunt. Ainsi, l’absence de cadre et l’ubiquité qu’offre le numérique ouvrent la porte aux comportements malsains, et l’on peut se demander à quel moment le rituel devient une manie. En effet, alors que le monde physique est organisé depuis très longtemps pour gérer le décès d’une personne (le retirer de listes officielles, ranger ses affaires, réaménager sa chambre, léguer ses biens, l’enterrer, etc.), le territoire numérique donne encore le sentiment d’un Far West sauvage, sans repères pour ceux qui y évoluent : un endeuillé peut alors facilement « se dé- tourner de la réalité et maintenir l’objet [aimé] par une psychose hallucinatoire de désir »9 sur ces supports numériques. Ce comportement, bien que compré- hensible, demeure une entrave au processus thérapeutique du deuil, car « ce qui est normal, c’est que le respect de la réalité l’emporte. »10 La prospection par la science-fiction La science-fiction a exploré le comportement opposé : l’esquive. Il s’agit ici de nier la mort, soit de façon consciente, soit inconsciemment — c’est-à-dire de « procéder de la mauvaise foi au sens sartrien du terme (auto-illusion) »11 . Cela peut se faire en oubliant totalement la relation que l’on a eue avec quelqu’un comme dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004), où les personnages peuvent sous une forme d’hypnose oublier jusqu’à l’existence d’une personne car 8 HEIDEGGER, Martin. 1953. « Quand cependant nous considérons la technique comme quelque chose de neutre, c’est alors que nous lui sommes livrés de la pire façon : car cette conception, qui jouit aujourd’hui d’une faveur toute particulière, nous rend complètement aveugles en face de l’essence de la technique. » (« La question de la technique » in Essais et conférences, p. 9) 9 FREUD, Sigmund. 1917. Deuil et Mélancolie. 10 Ibid. 11 THOMAS, Louis-Vincent. 1991. « La mort aujourd’hui : de l’esquive au discours contenu » in Religiologiques, n°4.
  • 38. 38 L E P R O C E S S U S T H É R A P E U T I Q U E D U D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E son souvenir est trop douloureux ; ou bien comme dans La Femme Piège (1986) d’Enki Bilal, où le personnage principal (une tueuse à gages) avale des pilules pour oublier le trauma d’avoir tué. Ou bien, on peut également substituer au défunt un robot à son image et dont le comportement et le langage sont générés par un algorithme imitant ceux du dé- funt, comme dans Akta Människor (Real Humans), qui explore la définition d’un « humain » et notre rapport aux avatars : À gauche Lennart vivant ; à droite son robot de substitution. Dans un épisode, alors que le grand-père vient de décéder, la famille reçoit un robot de substitution commandé par le défunt avant de mourir. Ce robot est par- faitement à son image, et reproduit même sa personnalité, sa voix, etc. La famille vit bien avec le robot, et oublie même qu’il ne s’agit pas du « vrai » grand-père. Lorsque le robot est égaré puis endommagé et que la famille doit s’en débarras- ser, ils éprouvent alors un mélange de culpabilité et de déchirement : le hubot était si bien réalisé que les enfants et petits-enfants ont pu réaliser un transfert émotionnel très rapidement, et ont presque attaché autant d’émotions et de sou- venirs à cette machine qu’à leur grand-père, et doivent finalement faire le deuil qu’ils n’avaient pas fait pour leur vrai grand-père. « C’est comme si j’avais perdu mon père pour la deuxième fois ! » — Inger Engmann, Akta Människor. De même, nous constatons que les usages spontanés liés au deuil sur l’Internet tendent à aller contre le processus de deuil. Notamment, certains créent des pages mémoires qui s’ajoutent aux traces numériques déjà laissées par le dé- funt12 . Par ailleurs, d’aucuns se replongent régulièrement dans leurs historiques de conversation (SMS, Whatsapp, Messenger, courriers électroniques) avec le défunt, comme on re-plongerait dans de vieilles lettres. 12 Paradisblanc.com, Dansnoscoeurs.fr, Forevermissed.com, iLasting.com, iMorial.com, entre autres.
  • 39. 39 L E P R O C E S S U S T H É R A P E U T I Q U E D U D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E Le design thanatosensible Sur l’Internet, on ne peut guère dicter d’usage car si un usage a besoin de s’ex- primer, il le fera soit en détournant les plateformes et les outils existants, soit en créant un espace dans lequel il le pourra. Pourtant, l’Internet n’est pas le fruit de créations spontanées, car chaque site, outil, plateforme est designé : il est le pro- duit d’une recherche et d’une réflexion. Et comme « le but du design est d’amé- liorer ou au moins de maintenir l’habitabilité du monde »13 , le rôle du designer sur l’Internet serait de composer au mieux avec les usages existants et de leur offrir un cadre. De fait, on constate une rétroaction entre l’usage et le design, les deux s’influen- çant mutuellement. Le design thanatosensible, comme nous l’expliquions pré- cédemment, est le fait de prendre la mort en considération lors de la démarche design afin que les usages liés à la mort soient prévus et s’inscrivent dans l’ex- périence qui est faite des outils ou des plateformes. Lorsque ce travail n’est pas effectué, on aboutit à des situations mettant en péril le processus de deuil. Par exemple, nous avons vu comment des injonctions de LinkedIn à se connecter avec une personne qui est pourtant décédée peuvent être très violentes. Et la violence effroyable de tels messages, dus à l’absence de considération de la mort dans le design des services, illustre la façon dont l’Internet peut empêcher le processus de deuil, sans même que l’utilisateur endeuillé n’ait à agir. À l’inverse, un service conçu en tenant compte des scénarios les plus tragiques pourrait s’inscrire judicieusement dans le processus thérapeutique du deuil en comprenant le besoin d’oubli, notamment en évitant les cas cités ci-dessus. Une telle approche n’existe pas encore à notre connaissance, et constitue pourtant une opportunité très intéressante, car il s’agit d’un besoin anthropologique au- quel nul service ne vient répondre. Le besoin de remémoration et de commémoration La remémoration est la « réactivation d’un souvenir, [l’]action de se remettre quelque chose en mémoire »14 ; la commémoration est la « cérémonie en sou- venir d’une personne ou d’un événement, religieuse ou non »15 . On retrouve la distinction entre les expériences individuelle et collective du deuil. 13 FINDELI, Alain. Cité par Ph. Gauthier dans « Manifeste pour le renouveau social et critique du design ». 2015 14 TLFi. Article « REMÉMORATION ». URL : http://www.cnrtl.fr/definition/remémoration 15 TLFi. Article « COMMÉMORATION ». URL : http://www.cnrtl.fr/definition/commémoration
  • 40. 40 L E P R O C E S S U S T H É R A P E U T I Q U E D U D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E Lorsque le processus de deuil est avancé, l’endeuillé a besoin de rappeler l’être perdu à son souvenir. De même, les communautés dont le défunt était membre éprouvent le besoin de commémorer la disparition d’un des membres. Alors la survivance numérique — qui faisait d’Internet et de ses services un frein au processus de deuil — devient un atout à la fois pour la remémoration et la com- mémoration. De fait, un grand nombre de services et d’outils — souvent non destinés à cet usage — permettent aux endeuillés de se plonger dans leurs souvenirs : remon- ter un fil de conversation, fouiller dans les archives photos d’un Drive ou d’une Dropbox, etc. Ici, leur usage numérique est une transposition d’un usage phy- sique (albums photos, lettres) au territoire numérique. Ce besoin ne doit pas être confondu avec les comportements malsains vus pré- cédemment qui visent à maintenir l’objet aimé, et à ne pas laisser partir le mort. Toutefois, il existe un risque similaire pour l’endeuillé : l’ubiquité de l’Internet et la survivance numérique peuvent le noyer dans la mémoire outrancière. Le parallèle avec le monde physique serait ici de se rendre trop souvent au cime- tière, ou de plonger trop souvent dans ses souvenirs. Or le monde physique n’a pas d’ubiquité : les photos et les lettres ne sont pas accessibles en tout lieu à tout moment, de même que le cimetière. À l’inverse, l’intégralité du territoire numé- rique est tout le temps accessible. On note l’absence de service destiné à prendre en charge la remémoration ou la commémoration autrement que par la création de pages mémoires, qui ne ré- solvent aucun des problèmes ci-dessus, et qui ne répondent que partiellement au besoin anthropologique. ***
  • 41. 41 L E P R O C E S S U S T H É R A P E U T I Q U E D U D E U I L S U R L E T E R R I T O I R E N U M É R I Q U E Ainsi, le processus thérapeutique du deuil peut être facilité par les possibilités offertes par les outils et services numériques, notamment concernant l’impératif du rituel et le besoin de remémoration et de commémoration. En effet, le pou- voir d’ubiquité de l’Internet permet facilement de vivre collectivement le deuil, et de se plonger dans ses souvenirs grâce aux traces numériques du défunt, acces- sibles depuis tout lieu à chaque instant. Toutefois, en l’absence de cadre, les internautes ne sont pas à l’abri d’adopter des comportements malsains — qui maintiennent l’endeuillé dans une « psychose hallucinatoire du désir » de conserver l’être cher. De fait, l’Internet représente par essence un risque pour le processus de deuil : son ubiquité est un danger pour le besoin d’oubli. Alors, il appartient aux designers de nos services et outils numériques d’avoir une approche thanatosensible afin que le territoire numérique ne soit pas toxique pour les endeuillés.
  • 43. 43 Alors que les religions offraient un cadre dans lequel le processus de deuil s’ins- crivait, leur recul a laissé un vide de rituels. Par ailleurs, notre société s’est di- rigée vers une Esquive de la Mort, selon Louis-Vincent Thomas, où l’on cherche à lutter contre elle, à la repousser loin de notre vue. Or en perdant le cadre reli- gieux du rituel ainsi que l’habitude de la mort, nous n’avons toutefois pas perdu le besoin anthropologique du rituel funéraire. Celui-ci rend les endeuillés agents, et leur permet par sa nature protocolaire, culturelle et symbolique, de maintenir le mort parmi les vivants, le temps d’accepter la réalité de sa disparition. L’émergence du territoire numérique dans ce contexte de perte de repères a mené les individus à explorer à tâtons les façons d’y honorer les morts. Et comme il n’y a pas de façon unique de bien faire son deuil, ce territoire nouveau donne le sentiment d’un Far West où les usages et les rituels sont encore à inventer. De surcroît, au sacré traditionnel des religions et à leurs rituels se sont substitués de nouveaux sacrés — déterminés par les communautés pléthoriques sur l’Inter- net — et leurs façons très différentes d’honorer leurs morts. Les plateformes communautaires sont destinées à voir leurs membres mourir un jour, laissant derrière eux des membres actifs bien vivants. Ceux-ci éprouvent donc le besoin de se recueillir collectivement selon un protocole propre à leur communauté (plateforme, forum, etc.). Cette thérapie collective peut toutefois apporter son lot de souffrances, car nul n’est à l’abris de subir plus tard l’expres- sion du deuil d’une autre personne, nous ramenant ainsi à un état de mélancolie que nous avions pourtant dépassé. En documentant nos vies sur des interfaces numériques qui ne connaissent pas d’obsolescence, nous garantissons à nos proches la survivance de ces données après notre mort. Celles-ci constitueront deux traumas possibles, soit les en- deuillés pourront les consulter en tout lieu et à tout moment, et donc avoir un comportement névrotique ; soit ces données seront rappelées aux endeuillés par des notifications non sollicitées. Il s’agit désormais pour ces plateformes de séparer les morts des vivants, grâce à la thanathosentitivité design. C’est à dire prendre la mort en considération lors de la démarche design afin que les usages liés à la mort soient prévus et s’inscrivent dans l’expérience qui est faite des ou- tils ou des plateforme. Le processus de deuil constitue une thérapeutique pour les vivants, afin qu’ils laissent partir le défunt et ne s’enferment pas dans la mélancolie. Le territoire numérique et ses outils peuvent donc constituer des aides ou des freins à ce processus. Or la technique n’est jamais neutre, et comme la totalité du territoire
  • 44. 44 numérique est accessible en tout lieu et à tout moment, il est par essence une entrave au besoin d’oubli nécessaire au processus thérapeutique du deuil : il y est donc plus facile de se maintenir dans « une psychose hallucinatoire de désir »1 en ne laissant pas partir un défunt. Ce comportement, bien que compréhen- sible, demeure une entrave au processus thérapeutique du deuil, car « ce qui est normal, c’est que le respect de la réalité l’emporte. »2 Toutefois, si nous considérons qu’il s’agit là d’un état transitoire et que le terri- toire numérique, comme le Far West auquel nous le comparons, sera dompté et domestiqué, il se pourrait alors que les rituels liés à la mort s’établissent et que des cadres s’installent alors pour que le processus thérapeutique du deuil abou- tisse. Pour ce faire, les designers des outils et des services numériques devront faire preuve de thanatosensitivité, et faire confiance aux communautés et à leurs définitions propres du sacré, et à leurs rituels spécifiques. Ainsi, nous avons réfléchi à la façon dont on pourrait accompagner les endeuil- lés dans leur processus de deuil, à travers la gestion de la survivance numérique du défunt, ainsi qu’à celle d’accompagner un individu dans l’élaboration de ses dernières volontés numériques. Nous avons donc conçu un tel service en tenant compte des spécificités du territoire numérique et de la façon dont nous y vivons. Il s’agit de Charon, psychopompe numérique. C’est un accompagnateur dont le rôle est multiple. Par son expertise des réseaux, et sa capacité à retrouver les traces des défunts, il s’apparente à un détective. C’est également un thérapeute car il comprend le choc traumatique, soulage l’endeuillé en prenant en charge des tâches, et propose un cadre au processus de deuil sur l’Internet. Enfin, il ne décide pas des rituels, il accompagne, conseille et exécute en fonction des vo- lontés du défunt et des endeuillés ; en cela, il s’apparente à un anthropologue. Sa mission est de trouver, réunir puis retirer de l’Internet les traces numériques du défunt. Il constituera une anthologie servant aux endeuillés pour leur besoin de remémoration. Charon accompagne aussi les communautés dont était membre le défunt dans leur processus de deuil collectif, à la demande du défunt. Le territoire numérique représente un risque pour les endeuillés de ne pas me- ner à bien leur processus thérapeutique du deuil, et de se maintenir dans la mé- lancolie. Toutefois, la thanatosensitivité devrait permettre de remédier au vide de rituels en proposant un cadre dans lequel ils pourront laisser partir le défunt, et revenir parmi les vivants. 1 FREUD, Sigmund. 1917. Deuil et Mélancolie. 2 Ibid.
  • 45. 45
  • 46. 46 Bibliographie ADAM. 2015. « Crying Michael Jordan » in Knowyourmeme.com. Consulté le 08/06/2017. URL : http://knowyourmeme.com/memes/crying-michael-jordan ALBERT, Jean-Pierre. 1999. « Les rites funéraires. Approches anthropologiques. » in Les cahiers de la faculté de théologie, pp.141-152. BAUDRY, Patrick. « La ritualité funéraire » in Hermès, La Revue, vol. 43, no. 3, 2005, pp. 189-194. BAUDRY, Patrick. 2006. « L’histoire de la mort » in Hypothèses : Travaux de l’école doctorale d’histoire de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne BAUDRY, Patrick, que nous sommes venus écouter lors de journée d’étude « Les morts dans l’espace-temps numérique » à l’Institut des sciences de la communi- cation, le 22 juin 2017. BOURDELOIE, Hélène, MINODIER, Cindy, PETIT, Mathilde, HOUMAIR, Sara. « De la vie numérique des morts. Nouveaux rites, nouvelles liaisons » in S. Zlitni et F. Liénard (coord.), Médias numériques communication électronique, Actes du colloque international, IUT du Havre, 1er-3 juin 2016, p. 837-850. Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité. URL : http://www.helenebourdeloie.org/IMG/pdf/Bourde- loie-De_la_vie_nume_rique_des_morts-_Nouveaux_rites_nouvelles_liaisons-Col- loqLeHavre2016.pdf BRUBAKER, Jed, CALLISO-BURCH, Vanessa. 2016. « Legacy Contact: Desi- gning and Implementing Post-mortem Stewardship at Facebook » CHI’16 (Confe- rence on Human Factors in Computing Systems), May 07-12, 2016, Santa Clara, California, USA. URL : http://www.jedbrubaker.com/wp-content/uploads/2008/05/ Brubaker-Callison-Burch-Legacy-CHI2016.pdf COLIN, Nicolas, VERDIER, Henri. L’âge de la multitude. 2015 CONNOLLY, Kate. 2017 « Parents lose appeal over access to dead girl’s Face- book account » in the Guardian. URL : https://www.theguardian.com/technolo- gy/2017/may/31/parents-lose-appeal-access-dead-girl-facebook-account-berlin DELECROIX, Vincent, FOREST, Philippe. 2017. Le deuil : Entre le chagrin et le néant. EBGUY, Robert. La France en culottes courtes : pièges et délices de la société de consolation. 2002. ERTZSCHEID, Olivier. 2009. « L’homme est un document comme les autres : du World Wide Web au World Life Web. » in Hermès, La Revue- Cognition, commu- nication, politique, CNRS-Editions, pp. 33-40. FINDELI, Alain. Cité par Ph. Gauthier dans « Manifeste pour le renouveau social et critique du design ». 2015
  • 47. 47 FREUD, Sigmund. 1917. Deuil et Mélancolie. GIBBS, Martin, MORI, Joji, ARNOLD, Michael, KOHN, Tamara. 2012. « Tombs- tones, Uncanny Monuments and Epic Quests: Memorials in World of Warcraft » in Game Studies. URL : http://gamestudies.org/1201/articles/gibbs_martin HEIDEGGER, Martin. 1953. « Quand cependant nous considérons la technique comme quelque chose de neutre, c’est alors que nous lui sommes livrés de la pire façon : car cette conception, qui jouit aujourd’hui d’une faveur toute particu- lière, nous rend complètement aveugles en face de l’essence de la technique. » (« La question de la technique » in Essais et conférences, p. 9) HELLAND, Christopher. 2000. « Online Religion/Religion Online and Virtual Com- munitas » in Jeffery K. Hadden and Douglas E. Cowan (Eds.), Religion on the Internet: Research Prospects and Promises (pp. 205-224). JAI Press: New York. HUGON, Stéphane. 2011. « Communauté » in Communications 2011/1 (n°88). URL : http://www.cairn.info/revue-communications-2011-1-page-37.htm LAFONTAINE, Céline. 2008. La Société Postmortelle. p138 LÉVI-STRAUSS, Claude. 1958. Anthropologie structurale. Paris, Plon. LEWIS, Clive Staples. Apprendre la mort. 1961. « Mais ne venez pas me parler des consolations de la religion, ou j’aurai idée que vous n’y comprenez rien. » LOI n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, article 63 https://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2016/10/7/ECFI1524250L/jo#JORFAR- TI000033203270 MASSIMI, Michael. 2009. « Dying, death, and mortality: towards thanatosensiti- vity in HCI » CHI’09 (Conference on Human Factors in Computing Systems), April 04-09, 2009, Boston, MA, USA. URL : http://www.dgp.toronto.edu/~mikem/pubs/ MassimiCharise-CHI2009.pdf MCLUHAN, Marshall. Message et Massage, un inventaire des effets. 1967 NAGATA, Tyler. 2010. « The WoW funeral raid - four years later » in GamesRa- dar. URL : http://www.gamesradar.com/the-wow-funeral-raid-four-years-later/ RICHARD, Réginald. 1985. « De la dépouille mortelle à la sacralisation du corps: de la religion à la thanatologie » in Survivre. La religion et la mort, Montréal, Bel- larmin. SIMMEL, Georg. 1900. Philosophie de l’argent. SOPHOCLE. 441 av. J.-C. Antigone. Trad. Leconte de Lisle, 1877. THOMAS, Louis-Vincent. 1991. « La mort aujourd’hui : de l’esquive au discours contenu » in Religiologiques, n°4. THOMAS, Louis-Vincent. 1995. « Qu’est-ce que la thanatologie ? » in Revue Études sur la mort - Thanatologie, Vingt-neuvième Année. VANDERMEERSCH, Bernard. 2002. « La fouille de Qafzeh » in Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, pp. 11-16