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Cahier du « Monde » No 23565 daté Mercredi 14 octobre 2020 ­ Ne peut être vendu séparément
Quand notre outil vocal souffre,
notre voix se fêle ou se brise.
Les premiers concernés sont
les enseignants, les avocats,
les comédiens et les chanteurs.
Innovations technologiques
et nouveaux exercices permettent
aux orthophonistes, phoniatres
et chirurgiens de réparer
ces déchirures. Enquête
florence rosier
M
étroMuette,àParis.Ironie,c’est
ici qu’on descend pour enten­
dre la voix d’un expert de la
voix humaine en souffrance.
Chirurgien phoniatre et méde­
cin ORL, Jean Abitbol consacre son savoir, depuis
trente­cinq ans, à réparer les voix blessées, fêlées
ou brisées. Enseignants et avocats, comédiens et
chanteurs sont parmi les premiers touchés.
Avant même d’être une arme de séduction ou
de persuasion, notre voix est une affaire de cor­
des vocales. Avant même d’être éloquence ou
rhétorique, l’art oratoire l’est tout autant. Les
cordes vocales? Deux frêles replis logés dans
notre larynx, que les experts préfèrent nommer
«plis vocaux», vu leur forme. Deux petits plis
tout pâles, à mille lieues de la subtile musique
d’une voix. Pourtant, ces deux petits plis sont à
la source d’une des plus formidables aventures
qui soit: celle de la parole, parallèle à celle de
l’humanité. Mais la vie, pleine de bruit et de fu­
reur, les met souvent à rude épreuve.
Bref aperçu physiologique. Au repos, nos deux
cordes vocales forment un V, telle une paire de ci­
seaux ouverte. Quand nous parlons, deux événe­
ments simultanés se produisent. D’une part, les
musclesdenotrelarynxfontpivotercesdeuxcor­
des l’une vers l’autre: le V se referme, elles s’acco­
lent. D’autre part, le souffle issu de nos poumons
remonte,sefaufileentreellesetlessépareenleur
partie médiane, très souple. Ensuite, ces parties
flottantes reviennent à leur position initiale en se
heurtant: elles vibrent à un rythme très rapide,
«un peu comme un drapeau qui claque au vent»,
observe Benoît Amy de la Bretèque, médecin
phoniatre au CHU de Montpellier. «Quand nous
chantons un “la”, elles se heurtent 440 fois par
seconde!», précise Jean Abitbol. Si elles n’étaient
pas correctement lubrifiées, un œdème ou une
plaque de kératose (un épaississement de la cou­
chedesurface)seformerait.Pournouspermettre
deparleroudechanterconvenablement,noscor­
des vocales doivent donc «réunir trois conditions:
une bonne fermeture, une bonne vibration et une
bonne lubrification», résume Jean Abitbol.
→LIRE LA SUITE PAGES 4-5
La voix, un instrument fragile
4| ÉVÉNEMENTLE MONDE ·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 14 OCTOBRE 2020
Voix brisées,
voix réparées
Une précision s’impose. Les vibrations de nos
cordes vocales sont bien à la source de notre
voix. Mais elles ne deviennent voix parlée (ou
chantée) qu’au sortir de notre bouche. Aupara­
vant, elles doivent d’abord être amplifiées et fil­
trées dans une caisse de résonance: la «cathé­
drale» de la voix, un ensemble de cavités qui
comprendlehautdularynx,lepharynx,lacavité
buccaleetlesfossesnasales.Puisellessonttrans­
formées en voix articulée. C’est là qu’entrent en
scène les mouvements subtils et sophistiqués de
nos «articulateurs»: notre langue, nos lèvres et
le voile de notre palais. Ces mouvements, nous
les avons largement automatisés quand nous
avons appris à parler.
Filmer les cordes vocales
Mais il arrive que notre voix se fêle, se voile, se
raye ou se brise. Comment dissiper ces dyspho­
nies, effacer ces aphonies? Le diagnostic, d’abord.
«Depuis trente­cinq ans, les techniques d’observa­
tion de la voix se sont énormément développées,
raconte Jean Abitbol. Autrefois, 80 % des dyspho­
nies restaient inexpliquées. On disait: “C’est psy­
chosomatique”.Grâceàcesnouveauxoutils,seules
5 % des dysphonies restent de cause inconnue.»
Depuis 1984, en effet, les phoniatres disposent
d’une méthode dynamique pour explorer l’ins­
trument vocal en action: c’est la vidéofibrosco­
pie naso­laryngée, dont un des pionniers est le
docteur Jean Abitbol. En clair, le médecin insère
dans la fosse nasale un tube mince et flexible,
muni de fibres optiques (le laryngoscope), qu’il
glisse doucement dans la gorge. Sans passer par
la bouche, donc, pour éviter de perturber le lan­
gage articulé et d’induire un réflexe nauséeux.
L’intérêt? Le médecin peut ainsi filmer les cor­
des vocales en pleine action, alors même que le
patient parle ou chante. «Certaines atteintes de
la voix ne proviennent pas d’une lésion des cordes
vocales, mais d’une perte de mobilité de la totalité
du larynx, par exemple lors d’une arthrose de cet
organe ou d’une perte de lubrification liée à un
reflux gastrique. Grâce à cet examen dynamique,
on peut désormais voir ces pathologies», expli­
que Jean Abitbol.
Autres innovations: depuis 2007, l’imagerie à
haute vitesse permet d’enregistrer jusqu’à
4000 imagesparseconde.Fin2018,cettetechni­
que a été adaptée au passage par la voie nasale,
grâce au professeur Peak Woo, de New York.
«Cela aide à comprendre pourquoi certains chan­
teurs d’opéra ou de variétés n’arrivent plus à
chantercertainesnotes,parexempleàpousserun
contre­ut», indique Jean Abitbol.
A l’aide de ces techniques, on peut aussi obser­
ver les petits vaisseaux des cordes vocales, très
vulnérables au surmenage. «Un tiers des femmes
portent des microvarices sur les veines de leurs
cordes vocales, indique le chirurgien phoniatre.
Avant et pendant leurs règles, ces microvarices tri­
plent de volume. Leur voix risque alors de se cas­
ser.» Au vrai, ce sont surtout les métiers où la
voix est très sollicitée qui sont affectés. Le traite­
mentcombinealorsdesmédicamentsanti­œdé­
mateux et anti­varices, du magnésium et des
complexes de vitamines B.
Nous voici maintenant dans un cabinet d’or­
thophonistes libéraux, à Paris. Enseignante sta­
giaire en classe de CP, Marie (le prénom a été
changé) raconte: «L’an dernier, j’avais 32 élèves de
maternelle. Dès la fin octobre, j’ai commencé à
perdre ma voix.» Aphone durant plusieurs se­
maines, Marie gardera plusieurs mois une voix
étouffée. L’examen de son larynx révélera deux
petits nodules en vis­à­vis sur ses cordes vocales,
assortis d’œdèmes. Un classique: «C’est la signa­
ture d’un forçage vocal. Il s’agit d’un gonflement
bénin qui empêche la bonne fermeture des cordes
vocales», relève Emeline Roques, orthophoniste.
Elle a suivi Marie à raison d’une séance par se­
maine, complétée d’exercices quotidiens prati­
qués à domicile par l’enseignante.
La séance, ce jour­là, visait à renforcer la portée
de la voix de Marie sans induire de fatigue: le
Graal de tout enseignant. Mais comment préser­
ver ses cordes vocales? «Pour gagner en puis­
sance sans trop d’effort, il faut adapter ses résona­
teurs[lescavitésdutractusvocal]ausonémispar
lelarynx»,expliqueEmelineRoques.Cette«voix
de résonance», en effet, porte davantage.
Laryngites, œdèmes, cancers…
Après un échauffement, Marie ajuste sa posture,
le corps bien ancré sur ses deux pieds. Puis elle
commence une série d’exercices. Une paille de
gros calibre entre les lèvres, elle souffle, chan­
tonne ou effectue des «glissandos»: ce sont des
TROIS PETITS MYSTÈRES ÉCLAIRCIS
Q ui n’a pas été envoûté par le
chant d’un artiste ou, tout sim­
plement, surpris à l’écoute de
sa propre voix, sans vraiment
comprendre pourquoi? Voici quelques
explications.
Pourquoi notre voix enregistrée nous
paraît­elle toujours plus aiguë? Vous
avez sûrement déjà entendu votre voix
enregistrée. Et comme tout le monde,
vous avez eu du mal à la – à vous – recon­
naître. L’explication est simple. Lorsque
vousvousentendezparler«envrai»,lavi­
bration de votre voix est transmise à vos
oreilles par deux voies. Par la parole que
vous émettez à l’extérieur, et qui revient
ensuite à vos tympans – comme si vous
entendiez parler quelqu’un d’autre. Mais
aussi par une voie interne: les os de votre
mâchoire et de votre crâne vibrent et
résonnent jusqu’à votre oreille interne.
Or ces os transmettent de préférence les
fréquences les plus graves. C’est pourquoi
votre propre voix vous apparaît toujours
plus grave qu’elle ne l’est en réalité. Mais
quand vous l’entendez enregistrée, cette
transmission interne (osseuse) n’opère
plus. C’est pourquoi votre voix vous sem­
ble alors plus aiguë.
Parole ou chant: quelle différence?
Questionmoinstrivialequ’iln’yparaît.Le
premierdistinguoconcernelahauteurde
lanote,donclafréquencedevibrationdes
cordes vocales. «Dans la voix parlée, cette
hauteur de note varie de façon continue
pour dessiner la mélodie de la parole [pro­
sodie]. Dans la voix chantée, elle varie de
façon plus ample et précise selon la mélo­
die. Faute de quoi, on chante faux», expli­
queBenoîtAmydelaBretèque,phoniatre
au CHU de Montpellier. Ensuite, quand
nous parlons ou chantons, nos cordes
vocales vibrent à une fréquence donnée:
c’est la «fondamentale». Quand nous
chantons le «la» du diapason (fréquence
de 440 hertz), elles vibrent ainsi 440 fois
par seconde. Cette vibration génère une
onde acoustique qui résonne à travers le
haut du larynx, le pharynx, les cavités
buccale et nasale. En même temps, au
niveaudularynx,desmultiplesentiersde
cette fréquence fondamentale sont pro­
duits: ce sont les «harmoniques» de la
voix. Mais selon que l’on chante ou que
l’on parle, la répartition de l’énergie entre
les différents harmoniques n’est pas la
même. «Dans le chant, les harmoniques
sont développés pour donner à la voix sa
qualité de timbre. Dans la parole, ils sont
concentrés dans les zones qui permettent
de distinguer les voyelles», ajoute le pho­
niatre. Les grands chanteurs d’opéra, de
soul ou de variété parviennent à produire
jusqu’à 20 à 30 harmoniques!
Prenons maintenant le chant lyrique.
Les défis sont multiples: le chanteur doit
projeter sa voix par­dessus l’orchestre
sansl’aided’unmicro,toutengardantun
timbre coloré et riche en émotions.
«Pour maintenir puissance et justesse du
son,lechanteurlyriquedoitajusterlaqua­
lité du souffle, du vibrateur [les cordes
vocales] et des résonateurs de son instru­
ment vocal», indique Emeline Roques,
orthophoniste. Un travail qui peut met­
tre en péril l’articulation: certains mots
chantés sont alors peu intelligibles.
D’autant que les voyelles sont toujours
allongées dans le chant (sauf dans le rap).
«Le chant est une œuvre de Monet, tandis
que la parole est une image pixélisée en
noir et blanc», conclut l’orthophoniste.
La magie du chant diphonique Etrange,
envoûtant, presque surnaturel… Il mérite
bien son nom de «chant magique». A
l’écoute du chant diphonique, un frisson
nous saisit. Un «bourdon» grave ré­
sonne, tandis qu’une mélodie cristalline,
venue d’on ne sait où, se superpose.
S’agit­il d’une autre voix cachée, ou bien
d’une flûte? Pas du tout. C’est bien la
même personne, avec le même instru­
ment vocal, qui chante à deux voix.
A la cour de Charles le Téméraire (1433­
1477), on rapporte qu’un baladin chantait
déjààdeuxvoix.Enréalité,cettetradition
ancienneestpratiquéedansdenombreu­
ses régions du monde: Russie, Sardaigne,
Inde,AfriqueduSud,etsurtoutMongolie
et Tibet, parmi les moines. En voici le se­
cret. Les plis vocaux ne peuvent produire
qu’une seule fréquence: c’est le bourdon
– ou «fondamentale». La seconde note,
elle,estobtenuegrâceàunréseauderéso­
nateurs, qui filtre et enrichit sélective­
ment certains harmoniques. Plusieurs
techniques sont possibles. Le chanteur
combinediverstypesdevoix(depoitrine,
de tête…) et divers positionnements de la
langue ou des lèvres, en mobilisant des
résonancesbuccaleetnasale.Lebourdon,
intense à l’émission, survit grâce à un
rayonnement buccal et nasal. Sur une
vidéo disponible sur YouTube, l’Alle­
mande Anna­Maria Hefele en livre une
fascinante démonstration. 
fl.r.
▶ SUITE DE LA PREMIÈRE PAGE
QUID DES PETITS
DÉFAUTS VOCAUX?
IL ARRIVE QU’ILS FASSENT
PARTIE INTÉGRANTE
DE L’IDENTITÉ D’UN ÊTRE
– VOIRE DE SA SÉDUCTION
ÉVÉNEMENTLE MONDE ·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 14 OCTOBRE 2020 |5
glissements continus d’une note à l’autre, «en
sirène de pompier». L’orthophoniste propose un
dernier exercice. Bouche fermée, à la façon d’un
ventriloque, Marie récite les deux premiers vers
du Corbeau et du Renard. «Cette “articulation in­
térieure” procure des sensations vibratoires liées
aux résonances dans le conduit vocal», explique
Emeline Roques. La rééducation de Marie tou­
che à sa fin. Ses deux nodules se sont presque ré­
sorbés. «Je m’étonne que les futurs enseignants,
dont la voix est amenée à être très exposée, ne re­
çoivent aucune formation sur la façon de la pla­
cer», relève­t­elle.
Pour renforcer la portée de la voix et diminuer
la fatigue vocale, d’autres exercices ont montré
leurs bénéfices. Par exemple, une paille de petit
calibre entre les lèvres, le patient souffle. Puis il
émet un son vocal en essayant de ne pas modi­
fier le souffle qui sort de la paille. «La paille
rétrécit le passage de l’air au­dessus des cordes
vocales, ce qui renforce leurs capacités vibratoi­
res», explique Benoît Amy de la Bretèque. Le
patient peut aussi articuler des mots avec des
consonnes constrictives («joli», «vélo», «zig­
zag»…). «Tous ces exercices modifient la manière
de vibrer des cordes vocales et améliorent leur
souplesse. La méthode est aussi utilisée dans la
pédagogie du chant», ajoute ce médecin, qui
fut, dans une première vie, chanteur lyrique à
l’opéra de Montpellier.
Nos cordes vocales, par ailleurs, sont exposées
à une menace bénigne: les laryngites infectées,
qui perturbent leur vibration. C’est le banal en­
rouement hivernal. Autre menace plus sérieuse:
lespolypesdescordesvocales.Cesontdesboules
de chair arrondies plus grosses que les nodules.
Généralementunilatéraux,ilsrésultentsouvent,
comme les nodules, d’un surmenage de la voix.
Ils peuvent nécessiter le recours à une microchi­
rurgie ou à une chirurgie laser.
Les cordes vocales peuvent également souffrir
d’œdèmes résultant d’une inflammation chro­
nique. Le tabac est un grand coupable. «Chez les
femmes qui fument, le volume des cordes vocales
peut tripler», note le phoniatre. D’où la voix très
grave des grandes fumeuses. «Chez l’homme
aussi, l’œdème du fumeur peut être très impor­
tant. Mais, à ses débuts, il est souvent moins
gênant: une voix masculine plus grave est mieux
tolérée», observe Benoît Amy de la Bretèque.
Autre cause fréquente de voix enrouée: le re­
flux gastro­œsophagien. Il convient alors de
traiter cette pathologie, notamment par des
médicaments antiacides ou des pansements
œsophagiens.
Modifier son timbre
Les cancers du larynx, bien sûr, affectent égale­
ment la voix. Une grande majorité est liée au
tabac et à l’alcool. «L’imagerie des cordes vocales
permet aujourd’hui de les détecter très tôt. Il y a
vingt ans, on passait à côté. Dans plus de 98 %
des cas, on guérit maintenant ces cancers»,
assure Jean Abitbol. Une technique récente de
vidéo­endoscopie (le «Narrow Band Imaging»)
a amélioré la détection des tumeurs débutantes
et celle des infections au papillomavirus (HPV),
qui démultiplient le risque. Il arrive, cependant,
qu’il faille opérer des cancers plus avancés.
«Une corde vocale ôtée chirurgicalement ne re­
pousse pas. A sa place, un bourrelet muqueux
peut se développer, sans pour autant avoir les
mêmes capacités vibratoires», indique Benoît
Amy de la Bretèque.
Qu’en est­il de la parole chez les personnes ma­
lentendantes? La situation diffère selon que la
surdité est néonatale ou apparue plus tard, dans
l’enfance ou à l’âge adulte. Une personne sourde
de naissance aura du mal à apprendre à parler de
façonintelligible.Ilimportepourtantdedétecter
assez tôt une telle surdité. L’enjeu est capital: il
s’agit d’ouvrir à l’enfant une porte d’accès au lan­
gage la plus précoce possible, même s’il ne peut
entendre la voix de ses proches. Quant aux per­
sonnes devenues sourdes dans l’enfance ou à
l’âge adulte, elles peuvent s’adresser à un ortho­
phoniste spécialisé dans la rééducation de la sur­
dité acquise – qu’elles choisissent ou non de por­
ter un implant cochléaire.
Quid des petits défauts vocaux? Il arrive qu’ils
fassent partie intégrante de l’identité d’un être
– voire de sa séduction. «Dans ce cas, pas ques­
tion d’opérer», affirme Jean Abitbol. Qui aurait
songé à proposer une chirurgie vocale à Louis
Armstrong, Tom Waits ou Jeanne Moreau? Ra­
res sont ceux, cependant, qui sont pleinement
satisfaits de leur timbre vocal. Pouvons­nous le
modifier? Dans une certaine mesure, oui, avec
l’aide d’un coach vocal, d’un orthophoniste ou
d’un professeur de chant. En témoigne, par
exemple, le spectaculaire changement de tim­
bre de Margaret Thatcher, avant et après son ac­
cession au poste de première ministre du
Royaume­Uni, en 1979. Avant, c’est la voix d’une
respectable «ménagère anglaise», plutôt por­
tée dans les aigus. Après, elle est devenue bien
plus grave et posée: c’est la voix d’une Dame de
fer, censée convaincre et rassurer.
Respiration, silence et musicalité
En l’absence de pathologie, améliorer une voix
terne, inaudible ou fragile est une aspiration fré­
quente. Vous pourrez agir à trois niveaux: «En
contrôlantlerythmedevotrerespirationpourévi­
ter une voix hachée; en apprenant à ménager des
silencesentrelesmots;etentravaillantlamusica­
lité de votre voix avec un orthophoniste ou un
professeur de chant», recommande Jean Abitbol.
Vous pourrez aussi, on l’a vu, jouer sur les réso­
nances pour renforcer la portée de votre voix. Et
faire palpiter vos auditeurs. «J’entends vibrer ta
voix dans tous les bruits du monde», murmurait
ainsi Paul Eluard (Capitale de la douleur, 1926).
Changer de voix, pour finir, peut exposer à de
singulières déconvenues. En témoigne l’his­
toire d’une patiente du docteur Abitbol, telle
qu’il la raconte dans son livre Voix de femme
(Odile Jacob, 2019). A l’âge de 37 ans, cette
femme est venue consulter le phoniatre pour
une voix chuchotée. Cette atteinte vocale était
brutalement survenue à la suite d’une grippe,
quand elle avait 13 ans. Les examens que prati­
que le phoniatre chez la trentenaire révèlent
une paralysie de la corde vocale gauche. Le trai­
tement a consisté à injecter un produit (l’hy­
droxyapatite) pour la regonfler: en s’accolant à
sa jumelle, la corde vocale a de nouveau pu vi­
brer. En seulement sept jours, la patiente a récu­
péré une voix «superbe, féminine, tonique». Elle
était ravie. Problème: ni son mari ni ses deux
enfants, âgés de 7 et 9 ans, n’ont reconnu sa
voix. «Ce n’est pas la femme que j’avais épou­
sée», s’est plaint le mari. Preuve qu’un change­
ment de voix peut être perçu ou vécu comme
un changement d’identité. Heureusement, tous
ont fini par accepter la nouvelle voix de leur
épouse et mère. 
florence rosier
«L’IMAGERIE DES CORDES
VOCALES PERMET DE
DÉTECTER LES CANCERS
DU LARYNX TRÈS TÔT. DANS
PLUS DE 98 % DES CAS, ON
LES GUÉRIT MAINTENANT»
JEAN ABITBOL
CHIRURGIEN PHONIATRE
ET MÉDECIN ORL
RETROUVER
LA PAROLE
APRÈS UN
CANCER ORL
Comment se reconstruire après avoir
perdu la voix? «Avec les cancers de la
langue et du larynx, l’annonce du dia­
gnostic est toujours difficile et les traitements
douloureux», témoigne Sabrina Le Bars, vice­
présidente de l’association Corasso, qui sou­
tientlespersonnestouchéesparuncancerdela
tête et du cou. Il faut aussi apprendre à vivre
avec les séquelles, notamment avec sa nouvelle
voix, changée. «Mais avec une bonne dose de
courage, et l’amour de nos proches, nous parve­
nons à dépasser ces difficultés. Nous avons aussi
besoin du regard bienveillant du public.»
«Notre voix touche à notre identité, c’est une
partie de notre intimité», rappelle Caroline
Lallau, psychologue. C’est aussi le lien entre
l’intérieur et l’extérieur de nous­mêmes. «Il
existe un fossé entre la façon dont nous perce­
vons notre propre voix et celle dont les autres
l’entendent.Danscetentre­deux,biendeschoses
se jouent», ajoute­t­elle. Par ailleurs, la voix
maternelle est la première chose que le bébé
entendinutero.C’estainsiquelavoixrenvoieà
un univers archaïque, émotionnel.
«Après une chirurgie, l’impact sur la voix va­
rie selon l’étage de l’organe vocal amputé», ex­
plique Benoît Amy de La Bretèque, médecin
phoniatre au CHU de Montpellier. La partie
affectée peut concerner l’étage noble de la
voix: le larynx, avec ses cordes vocales. Elle
peut aussi toucher la cavité de résonance: le
pharynx, la bouche ou le nez. Pour permettre
au patient de parler, les orthophonistes «bi­
douillent avec ce qui reste».
«Ma voix, c’est maintenant mon ventre!»
Trois jeunes femmes en attestent. Aucune
d’elles ne fumait; aucune n’était dépendante à
l’alcool. Laelia a subi une ablation du larynx
– donc des cordes vocales – alors que son bébé
n’avait que 9 mois. Cette battante, qui s’est
aussi prise de passion pour le piano, a appris à
parler avec une voie œsophagienne, rauque
mais compréhensible. Le principe: on avale de
l’air, puis on l’expulse dans la bouche par l’œso­
phage. On module le son ainsi produit pour
parler. La technique demande un soigneux ap­
prentissage avec une orthophoniste.
Stéphanie et Caroline, elles, ont été touchées
par un cancer de la langue. A l’annonce du dia­
gnostic, on leur a dit qu’elles ne pourraient
plus parler ni manger. Mais les deux jeunes
femmes ont fait mentir ce pronostic. Toutes
deux parviennent à s’alimenter avec un repas
solide ou mixé. «Une énorme victoire», salue
Sabrina Le Bars. Après une longue rééducation
avec une orthophoniste, elles aussi ont réap­
pris à parler. Avec une autre voix: l’articula­
tion reste difficile, puisque la langue joue un
rôle­clé dans ce processus. «Ma voix, c’est
maintenant mon ventre!», ironise Stéphanie.
Prélevés sur son abdomen, des lambeaux de
peau ont servi à reconstruire sa langue. Un tra­
vail avec un kinésithérapeute a ensuite permis
de réduire la fibrose des tissus cicatriciels, et
d’accroître leur souplesse.
En cas d’ablation totale du larynx, un implant
phonatoire peut être posé entre la trachée et
l’œsophage. Il fait passer de l’air des poumons
vers le pharynx, et cet air est utilisé pour parler.
Avantage: une voix plus forte et plus compré­
hensible. Gros inconvénient: l’obligation d’en­
tretenir et de changer régulièrement cette pro­
thèse. «Le recours à cet implant reste très dé­
battu», note Benoît Amy de La Bretèque.
Jean­Marc Kerviche, 73ans, a été touché par
un cancer des cordes vocales, puis de l’oropha­
rynx. Il s’est équipé d’une «canule parlante»
avec un clapet extérieur. Son principe: le pa­
tient inspire par la canule un air qui est expiré
vers le pharynx, ce qui rend possible une voix
chuchotée. «Je parlais normalement, mainte­
nant je chuchote et j’écris», dit cet auteur de
deux romans.
«Ces patients doivent faire un gros travail de
deuil de leur voix d’origine, explique Caroline
Lallau. Ensuite, ils peuvent se réapproprier leur
nouvelle voix.» Celle­ci devient une «cicatrice
auditive de la maladie et de ses traitements».
Mais accepter l’impact de la maladie sur leur
vie leur permet de se projeter dans le futur.
Par ailleurs, quand un des étages de son or­
gane vocal est amputé, «le patient ne perd pas
pour autant l’identité de sa voix. On la recon­
naît quand même», s’étonne Benoît Amy de La
Bretèque. L’accent, les intonations, certaines
résonances subsistent. Et «la part émotion­
nelle véhiculée par le langage, elle, est toujours
là», conclut Caroline Lallau. 
fl.r.

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Voix & identite

  • 1. Cahier du « Monde » No 23565 daté Mercredi 14 octobre 2020 ­ Ne peut être vendu séparément Quand notre outil vocal souffre, notre voix se fêle ou se brise. Les premiers concernés sont les enseignants, les avocats, les comédiens et les chanteurs. Innovations technologiques et nouveaux exercices permettent aux orthophonistes, phoniatres et chirurgiens de réparer ces déchirures. Enquête florence rosier M étroMuette,àParis.Ironie,c’est ici qu’on descend pour enten­ dre la voix d’un expert de la voix humaine en souffrance. Chirurgien phoniatre et méde­ cin ORL, Jean Abitbol consacre son savoir, depuis trente­cinq ans, à réparer les voix blessées, fêlées ou brisées. Enseignants et avocats, comédiens et chanteurs sont parmi les premiers touchés. Avant même d’être une arme de séduction ou de persuasion, notre voix est une affaire de cor­ des vocales. Avant même d’être éloquence ou rhétorique, l’art oratoire l’est tout autant. Les cordes vocales? Deux frêles replis logés dans notre larynx, que les experts préfèrent nommer «plis vocaux», vu leur forme. Deux petits plis tout pâles, à mille lieues de la subtile musique d’une voix. Pourtant, ces deux petits plis sont à la source d’une des plus formidables aventures qui soit: celle de la parole, parallèle à celle de l’humanité. Mais la vie, pleine de bruit et de fu­ reur, les met souvent à rude épreuve. Bref aperçu physiologique. Au repos, nos deux cordes vocales forment un V, telle une paire de ci­ seaux ouverte. Quand nous parlons, deux événe­ ments simultanés se produisent. D’une part, les musclesdenotrelarynxfontpivotercesdeuxcor­ des l’une vers l’autre: le V se referme, elles s’acco­ lent. D’autre part, le souffle issu de nos poumons remonte,sefaufileentreellesetlessépareenleur partie médiane, très souple. Ensuite, ces parties flottantes reviennent à leur position initiale en se heurtant: elles vibrent à un rythme très rapide, «un peu comme un drapeau qui claque au vent», observe Benoît Amy de la Bretèque, médecin phoniatre au CHU de Montpellier. «Quand nous chantons un “la”, elles se heurtent 440 fois par seconde!», précise Jean Abitbol. Si elles n’étaient pas correctement lubrifiées, un œdème ou une plaque de kératose (un épaississement de la cou­ chedesurface)seformerait.Pournouspermettre deparleroudechanterconvenablement,noscor­ des vocales doivent donc «réunir trois conditions: une bonne fermeture, une bonne vibration et une bonne lubrification», résume Jean Abitbol. →LIRE LA SUITE PAGES 4-5 La voix, un instrument fragile
  • 2. 4| ÉVÉNEMENTLE MONDE ·SCIENCE & MÉDECINE MERCREDI 14 OCTOBRE 2020 Voix brisées, voix réparées Une précision s’impose. Les vibrations de nos cordes vocales sont bien à la source de notre voix. Mais elles ne deviennent voix parlée (ou chantée) qu’au sortir de notre bouche. Aupara­ vant, elles doivent d’abord être amplifiées et fil­ trées dans une caisse de résonance: la «cathé­ drale» de la voix, un ensemble de cavités qui comprendlehautdularynx,lepharynx,lacavité buccaleetlesfossesnasales.Puisellessonttrans­ formées en voix articulée. C’est là qu’entrent en scène les mouvements subtils et sophistiqués de nos «articulateurs»: notre langue, nos lèvres et le voile de notre palais. Ces mouvements, nous les avons largement automatisés quand nous avons appris à parler. Filmer les cordes vocales Mais il arrive que notre voix se fêle, se voile, se raye ou se brise. Comment dissiper ces dyspho­ nies, effacer ces aphonies? Le diagnostic, d’abord. «Depuis trente­cinq ans, les techniques d’observa­ tion de la voix se sont énormément développées, raconte Jean Abitbol. Autrefois, 80 % des dyspho­ nies restaient inexpliquées. On disait: “C’est psy­ chosomatique”.Grâceàcesnouveauxoutils,seules 5 % des dysphonies restent de cause inconnue.» Depuis 1984, en effet, les phoniatres disposent d’une méthode dynamique pour explorer l’ins­ trument vocal en action: c’est la vidéofibrosco­ pie naso­laryngée, dont un des pionniers est le docteur Jean Abitbol. En clair, le médecin insère dans la fosse nasale un tube mince et flexible, muni de fibres optiques (le laryngoscope), qu’il glisse doucement dans la gorge. Sans passer par la bouche, donc, pour éviter de perturber le lan­ gage articulé et d’induire un réflexe nauséeux. L’intérêt? Le médecin peut ainsi filmer les cor­ des vocales en pleine action, alors même que le patient parle ou chante. «Certaines atteintes de la voix ne proviennent pas d’une lésion des cordes vocales, mais d’une perte de mobilité de la totalité du larynx, par exemple lors d’une arthrose de cet organe ou d’une perte de lubrification liée à un reflux gastrique. Grâce à cet examen dynamique, on peut désormais voir ces pathologies», expli­ que Jean Abitbol. Autres innovations: depuis 2007, l’imagerie à haute vitesse permet d’enregistrer jusqu’à 4000 imagesparseconde.Fin2018,cettetechni­ que a été adaptée au passage par la voie nasale, grâce au professeur Peak Woo, de New York. «Cela aide à comprendre pourquoi certains chan­ teurs d’opéra ou de variétés n’arrivent plus à chantercertainesnotes,parexempleàpousserun contre­ut», indique Jean Abitbol. A l’aide de ces techniques, on peut aussi obser­ ver les petits vaisseaux des cordes vocales, très vulnérables au surmenage. «Un tiers des femmes portent des microvarices sur les veines de leurs cordes vocales, indique le chirurgien phoniatre. Avant et pendant leurs règles, ces microvarices tri­ plent de volume. Leur voix risque alors de se cas­ ser.» Au vrai, ce sont surtout les métiers où la voix est très sollicitée qui sont affectés. Le traite­ mentcombinealorsdesmédicamentsanti­œdé­ mateux et anti­varices, du magnésium et des complexes de vitamines B. Nous voici maintenant dans un cabinet d’or­ thophonistes libéraux, à Paris. Enseignante sta­ giaire en classe de CP, Marie (le prénom a été changé) raconte: «L’an dernier, j’avais 32 élèves de maternelle. Dès la fin octobre, j’ai commencé à perdre ma voix.» Aphone durant plusieurs se­ maines, Marie gardera plusieurs mois une voix étouffée. L’examen de son larynx révélera deux petits nodules en vis­à­vis sur ses cordes vocales, assortis d’œdèmes. Un classique: «C’est la signa­ ture d’un forçage vocal. Il s’agit d’un gonflement bénin qui empêche la bonne fermeture des cordes vocales», relève Emeline Roques, orthophoniste. Elle a suivi Marie à raison d’une séance par se­ maine, complétée d’exercices quotidiens prati­ qués à domicile par l’enseignante. La séance, ce jour­là, visait à renforcer la portée de la voix de Marie sans induire de fatigue: le Graal de tout enseignant. Mais comment préser­ ver ses cordes vocales? «Pour gagner en puis­ sance sans trop d’effort, il faut adapter ses résona­ teurs[lescavitésdutractusvocal]ausonémispar lelarynx»,expliqueEmelineRoques.Cette«voix de résonance», en effet, porte davantage. Laryngites, œdèmes, cancers… Après un échauffement, Marie ajuste sa posture, le corps bien ancré sur ses deux pieds. Puis elle commence une série d’exercices. Une paille de gros calibre entre les lèvres, elle souffle, chan­ tonne ou effectue des «glissandos»: ce sont des TROIS PETITS MYSTÈRES ÉCLAIRCIS Q ui n’a pas été envoûté par le chant d’un artiste ou, tout sim­ plement, surpris à l’écoute de sa propre voix, sans vraiment comprendre pourquoi? Voici quelques explications. Pourquoi notre voix enregistrée nous paraît­elle toujours plus aiguë? Vous avez sûrement déjà entendu votre voix enregistrée. Et comme tout le monde, vous avez eu du mal à la – à vous – recon­ naître. L’explication est simple. Lorsque vousvousentendezparler«envrai»,lavi­ bration de votre voix est transmise à vos oreilles par deux voies. Par la parole que vous émettez à l’extérieur, et qui revient ensuite à vos tympans – comme si vous entendiez parler quelqu’un d’autre. Mais aussi par une voie interne: les os de votre mâchoire et de votre crâne vibrent et résonnent jusqu’à votre oreille interne. Or ces os transmettent de préférence les fréquences les plus graves. C’est pourquoi votre propre voix vous apparaît toujours plus grave qu’elle ne l’est en réalité. Mais quand vous l’entendez enregistrée, cette transmission interne (osseuse) n’opère plus. C’est pourquoi votre voix vous sem­ ble alors plus aiguë. Parole ou chant: quelle différence? Questionmoinstrivialequ’iln’yparaît.Le premierdistinguoconcernelahauteurde lanote,donclafréquencedevibrationdes cordes vocales. «Dans la voix parlée, cette hauteur de note varie de façon continue pour dessiner la mélodie de la parole [pro­ sodie]. Dans la voix chantée, elle varie de façon plus ample et précise selon la mélo­ die. Faute de quoi, on chante faux», expli­ queBenoîtAmydelaBretèque,phoniatre au CHU de Montpellier. Ensuite, quand nous parlons ou chantons, nos cordes vocales vibrent à une fréquence donnée: c’est la «fondamentale». Quand nous chantons le «la» du diapason (fréquence de 440 hertz), elles vibrent ainsi 440 fois par seconde. Cette vibration génère une onde acoustique qui résonne à travers le haut du larynx, le pharynx, les cavités buccale et nasale. En même temps, au niveaudularynx,desmultiplesentiersde cette fréquence fondamentale sont pro­ duits: ce sont les «harmoniques» de la voix. Mais selon que l’on chante ou que l’on parle, la répartition de l’énergie entre les différents harmoniques n’est pas la même. «Dans le chant, les harmoniques sont développés pour donner à la voix sa qualité de timbre. Dans la parole, ils sont concentrés dans les zones qui permettent de distinguer les voyelles», ajoute le pho­ niatre. Les grands chanteurs d’opéra, de soul ou de variété parviennent à produire jusqu’à 20 à 30 harmoniques! Prenons maintenant le chant lyrique. Les défis sont multiples: le chanteur doit projeter sa voix par­dessus l’orchestre sansl’aided’unmicro,toutengardantun timbre coloré et riche en émotions. «Pour maintenir puissance et justesse du son,lechanteurlyriquedoitajusterlaqua­ lité du souffle, du vibrateur [les cordes vocales] et des résonateurs de son instru­ ment vocal», indique Emeline Roques, orthophoniste. Un travail qui peut met­ tre en péril l’articulation: certains mots chantés sont alors peu intelligibles. D’autant que les voyelles sont toujours allongées dans le chant (sauf dans le rap). «Le chant est une œuvre de Monet, tandis que la parole est une image pixélisée en noir et blanc», conclut l’orthophoniste. La magie du chant diphonique Etrange, envoûtant, presque surnaturel… Il mérite bien son nom de «chant magique». A l’écoute du chant diphonique, un frisson nous saisit. Un «bourdon» grave ré­ sonne, tandis qu’une mélodie cristalline, venue d’on ne sait où, se superpose. S’agit­il d’une autre voix cachée, ou bien d’une flûte? Pas du tout. C’est bien la même personne, avec le même instru­ ment vocal, qui chante à deux voix. A la cour de Charles le Téméraire (1433­ 1477), on rapporte qu’un baladin chantait déjààdeuxvoix.Enréalité,cettetradition ancienneestpratiquéedansdenombreu­ ses régions du monde: Russie, Sardaigne, Inde,AfriqueduSud,etsurtoutMongolie et Tibet, parmi les moines. En voici le se­ cret. Les plis vocaux ne peuvent produire qu’une seule fréquence: c’est le bourdon – ou «fondamentale». La seconde note, elle,estobtenuegrâceàunréseauderéso­ nateurs, qui filtre et enrichit sélective­ ment certains harmoniques. Plusieurs techniques sont possibles. Le chanteur combinediverstypesdevoix(depoitrine, de tête…) et divers positionnements de la langue ou des lèvres, en mobilisant des résonancesbuccaleetnasale.Lebourdon, intense à l’émission, survit grâce à un rayonnement buccal et nasal. Sur une vidéo disponible sur YouTube, l’Alle­ mande Anna­Maria Hefele en livre une fascinante démonstration.  fl.r. ▶ SUITE DE LA PREMIÈRE PAGE QUID DES PETITS DÉFAUTS VOCAUX? IL ARRIVE QU’ILS FASSENT PARTIE INTÉGRANTE DE L’IDENTITÉ D’UN ÊTRE – VOIRE DE SA SÉDUCTION
  • 3. ÉVÉNEMENTLE MONDE ·SCIENCE & MÉDECINE MERCREDI 14 OCTOBRE 2020 |5 glissements continus d’une note à l’autre, «en sirène de pompier». L’orthophoniste propose un dernier exercice. Bouche fermée, à la façon d’un ventriloque, Marie récite les deux premiers vers du Corbeau et du Renard. «Cette “articulation in­ térieure” procure des sensations vibratoires liées aux résonances dans le conduit vocal», explique Emeline Roques. La rééducation de Marie tou­ che à sa fin. Ses deux nodules se sont presque ré­ sorbés. «Je m’étonne que les futurs enseignants, dont la voix est amenée à être très exposée, ne re­ çoivent aucune formation sur la façon de la pla­ cer», relève­t­elle. Pour renforcer la portée de la voix et diminuer la fatigue vocale, d’autres exercices ont montré leurs bénéfices. Par exemple, une paille de petit calibre entre les lèvres, le patient souffle. Puis il émet un son vocal en essayant de ne pas modi­ fier le souffle qui sort de la paille. «La paille rétrécit le passage de l’air au­dessus des cordes vocales, ce qui renforce leurs capacités vibratoi­ res», explique Benoît Amy de la Bretèque. Le patient peut aussi articuler des mots avec des consonnes constrictives («joli», «vélo», «zig­ zag»…). «Tous ces exercices modifient la manière de vibrer des cordes vocales et améliorent leur souplesse. La méthode est aussi utilisée dans la pédagogie du chant», ajoute ce médecin, qui fut, dans une première vie, chanteur lyrique à l’opéra de Montpellier. Nos cordes vocales, par ailleurs, sont exposées à une menace bénigne: les laryngites infectées, qui perturbent leur vibration. C’est le banal en­ rouement hivernal. Autre menace plus sérieuse: lespolypesdescordesvocales.Cesontdesboules de chair arrondies plus grosses que les nodules. Généralementunilatéraux,ilsrésultentsouvent, comme les nodules, d’un surmenage de la voix. Ils peuvent nécessiter le recours à une microchi­ rurgie ou à une chirurgie laser. Les cordes vocales peuvent également souffrir d’œdèmes résultant d’une inflammation chro­ nique. Le tabac est un grand coupable. «Chez les femmes qui fument, le volume des cordes vocales peut tripler», note le phoniatre. D’où la voix très grave des grandes fumeuses. «Chez l’homme aussi, l’œdème du fumeur peut être très impor­ tant. Mais, à ses débuts, il est souvent moins gênant: une voix masculine plus grave est mieux tolérée», observe Benoît Amy de la Bretèque. Autre cause fréquente de voix enrouée: le re­ flux gastro­œsophagien. Il convient alors de traiter cette pathologie, notamment par des médicaments antiacides ou des pansements œsophagiens. Modifier son timbre Les cancers du larynx, bien sûr, affectent égale­ ment la voix. Une grande majorité est liée au tabac et à l’alcool. «L’imagerie des cordes vocales permet aujourd’hui de les détecter très tôt. Il y a vingt ans, on passait à côté. Dans plus de 98 % des cas, on guérit maintenant ces cancers», assure Jean Abitbol. Une technique récente de vidéo­endoscopie (le «Narrow Band Imaging») a amélioré la détection des tumeurs débutantes et celle des infections au papillomavirus (HPV), qui démultiplient le risque. Il arrive, cependant, qu’il faille opérer des cancers plus avancés. «Une corde vocale ôtée chirurgicalement ne re­ pousse pas. A sa place, un bourrelet muqueux peut se développer, sans pour autant avoir les mêmes capacités vibratoires», indique Benoît Amy de la Bretèque. Qu’en est­il de la parole chez les personnes ma­ lentendantes? La situation diffère selon que la surdité est néonatale ou apparue plus tard, dans l’enfance ou à l’âge adulte. Une personne sourde de naissance aura du mal à apprendre à parler de façonintelligible.Ilimportepourtantdedétecter assez tôt une telle surdité. L’enjeu est capital: il s’agit d’ouvrir à l’enfant une porte d’accès au lan­ gage la plus précoce possible, même s’il ne peut entendre la voix de ses proches. Quant aux per­ sonnes devenues sourdes dans l’enfance ou à l’âge adulte, elles peuvent s’adresser à un ortho­ phoniste spécialisé dans la rééducation de la sur­ dité acquise – qu’elles choisissent ou non de por­ ter un implant cochléaire. Quid des petits défauts vocaux? Il arrive qu’ils fassent partie intégrante de l’identité d’un être – voire de sa séduction. «Dans ce cas, pas ques­ tion d’opérer», affirme Jean Abitbol. Qui aurait songé à proposer une chirurgie vocale à Louis Armstrong, Tom Waits ou Jeanne Moreau? Ra­ res sont ceux, cependant, qui sont pleinement satisfaits de leur timbre vocal. Pouvons­nous le modifier? Dans une certaine mesure, oui, avec l’aide d’un coach vocal, d’un orthophoniste ou d’un professeur de chant. En témoigne, par exemple, le spectaculaire changement de tim­ bre de Margaret Thatcher, avant et après son ac­ cession au poste de première ministre du Royaume­Uni, en 1979. Avant, c’est la voix d’une respectable «ménagère anglaise», plutôt por­ tée dans les aigus. Après, elle est devenue bien plus grave et posée: c’est la voix d’une Dame de fer, censée convaincre et rassurer. Respiration, silence et musicalité En l’absence de pathologie, améliorer une voix terne, inaudible ou fragile est une aspiration fré­ quente. Vous pourrez agir à trois niveaux: «En contrôlantlerythmedevotrerespirationpourévi­ ter une voix hachée; en apprenant à ménager des silencesentrelesmots;etentravaillantlamusica­ lité de votre voix avec un orthophoniste ou un professeur de chant», recommande Jean Abitbol. Vous pourrez aussi, on l’a vu, jouer sur les réso­ nances pour renforcer la portée de votre voix. Et faire palpiter vos auditeurs. «J’entends vibrer ta voix dans tous les bruits du monde», murmurait ainsi Paul Eluard (Capitale de la douleur, 1926). Changer de voix, pour finir, peut exposer à de singulières déconvenues. En témoigne l’his­ toire d’une patiente du docteur Abitbol, telle qu’il la raconte dans son livre Voix de femme (Odile Jacob, 2019). A l’âge de 37 ans, cette femme est venue consulter le phoniatre pour une voix chuchotée. Cette atteinte vocale était brutalement survenue à la suite d’une grippe, quand elle avait 13 ans. Les examens que prati­ que le phoniatre chez la trentenaire révèlent une paralysie de la corde vocale gauche. Le trai­ tement a consisté à injecter un produit (l’hy­ droxyapatite) pour la regonfler: en s’accolant à sa jumelle, la corde vocale a de nouveau pu vi­ brer. En seulement sept jours, la patiente a récu­ péré une voix «superbe, féminine, tonique». Elle était ravie. Problème: ni son mari ni ses deux enfants, âgés de 7 et 9 ans, n’ont reconnu sa voix. «Ce n’est pas la femme que j’avais épou­ sée», s’est plaint le mari. Preuve qu’un change­ ment de voix peut être perçu ou vécu comme un changement d’identité. Heureusement, tous ont fini par accepter la nouvelle voix de leur épouse et mère.  florence rosier «L’IMAGERIE DES CORDES VOCALES PERMET DE DÉTECTER LES CANCERS DU LARYNX TRÈS TÔT. DANS PLUS DE 98 % DES CAS, ON LES GUÉRIT MAINTENANT» JEAN ABITBOL CHIRURGIEN PHONIATRE ET MÉDECIN ORL RETROUVER LA PAROLE APRÈS UN CANCER ORL Comment se reconstruire après avoir perdu la voix? «Avec les cancers de la langue et du larynx, l’annonce du dia­ gnostic est toujours difficile et les traitements douloureux», témoigne Sabrina Le Bars, vice­ présidente de l’association Corasso, qui sou­ tientlespersonnestouchéesparuncancerdela tête et du cou. Il faut aussi apprendre à vivre avec les séquelles, notamment avec sa nouvelle voix, changée. «Mais avec une bonne dose de courage, et l’amour de nos proches, nous parve­ nons à dépasser ces difficultés. Nous avons aussi besoin du regard bienveillant du public.» «Notre voix touche à notre identité, c’est une partie de notre intimité», rappelle Caroline Lallau, psychologue. C’est aussi le lien entre l’intérieur et l’extérieur de nous­mêmes. «Il existe un fossé entre la façon dont nous perce­ vons notre propre voix et celle dont les autres l’entendent.Danscetentre­deux,biendeschoses se jouent», ajoute­t­elle. Par ailleurs, la voix maternelle est la première chose que le bébé entendinutero.C’estainsiquelavoixrenvoieà un univers archaïque, émotionnel. «Après une chirurgie, l’impact sur la voix va­ rie selon l’étage de l’organe vocal amputé», ex­ plique Benoît Amy de La Bretèque, médecin phoniatre au CHU de Montpellier. La partie affectée peut concerner l’étage noble de la voix: le larynx, avec ses cordes vocales. Elle peut aussi toucher la cavité de résonance: le pharynx, la bouche ou le nez. Pour permettre au patient de parler, les orthophonistes «bi­ douillent avec ce qui reste». «Ma voix, c’est maintenant mon ventre!» Trois jeunes femmes en attestent. Aucune d’elles ne fumait; aucune n’était dépendante à l’alcool. Laelia a subi une ablation du larynx – donc des cordes vocales – alors que son bébé n’avait que 9 mois. Cette battante, qui s’est aussi prise de passion pour le piano, a appris à parler avec une voie œsophagienne, rauque mais compréhensible. Le principe: on avale de l’air, puis on l’expulse dans la bouche par l’œso­ phage. On module le son ainsi produit pour parler. La technique demande un soigneux ap­ prentissage avec une orthophoniste. Stéphanie et Caroline, elles, ont été touchées par un cancer de la langue. A l’annonce du dia­ gnostic, on leur a dit qu’elles ne pourraient plus parler ni manger. Mais les deux jeunes femmes ont fait mentir ce pronostic. Toutes deux parviennent à s’alimenter avec un repas solide ou mixé. «Une énorme victoire», salue Sabrina Le Bars. Après une longue rééducation avec une orthophoniste, elles aussi ont réap­ pris à parler. Avec une autre voix: l’articula­ tion reste difficile, puisque la langue joue un rôle­clé dans ce processus. «Ma voix, c’est maintenant mon ventre!», ironise Stéphanie. Prélevés sur son abdomen, des lambeaux de peau ont servi à reconstruire sa langue. Un tra­ vail avec un kinésithérapeute a ensuite permis de réduire la fibrose des tissus cicatriciels, et d’accroître leur souplesse. En cas d’ablation totale du larynx, un implant phonatoire peut être posé entre la trachée et l’œsophage. Il fait passer de l’air des poumons vers le pharynx, et cet air est utilisé pour parler. Avantage: une voix plus forte et plus compré­ hensible. Gros inconvénient: l’obligation d’en­ tretenir et de changer régulièrement cette pro­ thèse. «Le recours à cet implant reste très dé­ battu», note Benoît Amy de La Bretèque. Jean­Marc Kerviche, 73ans, a été touché par un cancer des cordes vocales, puis de l’oropha­ rynx. Il s’est équipé d’une «canule parlante» avec un clapet extérieur. Son principe: le pa­ tient inspire par la canule un air qui est expiré vers le pharynx, ce qui rend possible une voix chuchotée. «Je parlais normalement, mainte­ nant je chuchote et j’écris», dit cet auteur de deux romans. «Ces patients doivent faire un gros travail de deuil de leur voix d’origine, explique Caroline Lallau. Ensuite, ils peuvent se réapproprier leur nouvelle voix.» Celle­ci devient une «cicatrice auditive de la maladie et de ses traitements». Mais accepter l’impact de la maladie sur leur vie leur permet de se projeter dans le futur. Par ailleurs, quand un des étages de son or­ gane vocal est amputé, «le patient ne perd pas pour autant l’identité de sa voix. On la recon­ naît quand même», s’étonne Benoît Amy de La Bretèque. L’accent, les intonations, certaines résonances subsistent. Et «la part émotion­ nelle véhiculée par le langage, elle, est toujours là», conclut Caroline Lallau.  fl.r.