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http://www.dailypictures.info/free-pictures/8147/cheshire-cat-1-jpg
Le sourire et les émotions dans l’histoire
et dans la culture contemporaine
Le chat de Chesire, Alice au pays des merveilles
Guy Lanoue, Université de Montréal,
2012-2021
Plusieurs aspects de la culture contemporaine fonctionnent sur la base du recyclage; les composants
sont simplifiés et réduits à l’essentiel pour faciliter la recombinaison. (La simplification est une
instance de ritualisation – définir une frontière autour d’un espace, dans ce cas, sémiotique; les
composants sont vidés d’une partie de leur signification « normale » pour s’attacher l’un à l’autre
pour former de nouvelles chaines métonymiques). Il semble donc fort probable que ceci puisse
expliquer, en partie, le réseautage frénétique de jeunes Millenials, dont le contenu de blogues, de
twits, de friending sur Facebook, fait appel à une gamme d’émotions simplifiées pour mettre en place
de nouvelles formes de réseautage. De plus, le déracinement historique et géographique qui
accompagne la mondialisation a tendance à isoler les personnes, les obligeant de renforcer les
manifestations de l’individualité, surtout au niveau émotif. Elles aboutissent en privilégiant les
émotions primordiales comme véhicule où se (re)constitue le social fragilisé par le néolibéralisme
(voir Tim Jensen, « On the Emotional Terrain of Neoliberalism », The Journal of Aesthetics and
Protest, http://www.joaap.org/issue8/jensen.htm, 10-02-12). Les émotions nobles sont transformées:
l’amour devient l’attraction sexuelle; le civisme devient l’égocentrisme; l’agape devient l’avarice.
http://gapersblock.com/ac/Mordine%20%26%20Co%20ft.%20Atalee
%20Judy,%20Adriana%20Marical,%20Mindy%20Meyers%20%26%2
0Emma%20Draves_%20photo%20by%20William%20Frederking.jpg
Ironiquement, cette photo de la Mordine
& Company Dance Theatre, Chicago
(http://www.mordine.org/) de leur
production Lifespeak (avril 2011) est
censée incarner la narrativité, et donc la
communication intime. Pourtant,
aucune danseuse n’est positionnée pour
communiquer avec les autres.
Le problème de la manifestation des émotions n’est pas simple. Jadis, certains chercheurs avaient
tendance à se référer à deux dimensions de l’individu, un « vrai » Moi inviolable orienté aux
conditions psychiques et émotives, et un Soi « façade », où les institutions et pratiques laissent leurs
traces sur la présentation du Soi: bref un individu « psychologue » et un individu « sociologue ». Par
contre, s’inspirant d’Elias et de Michel Foucault (la normalisation/somatisation du pouvoir se
transforme en autogouvernance), plusieurs sont désormais convaincus qu’on ne peut scinder
l’individualité en deux (p.e., c’est la position du philosophe américain George Herbert Mead [Mind,
Self and Society, Chicago, 1947], pour qui le Moi se développe en fonction de ses interactions avec
l’Autre; le psychologue Alfred Adler s’opposait à l’orthodoxie freudienne et était prêt à accepter que
le Soi social domine le Moi intime). La vraie question n’est pas le degré d’adaptation du Moi à
l’Autre, mais la façon dont l’interpénétration du Moi et du Soi définit l’individualité. L’intime est
peut-être « l’armure » du Moi, mais plus résiste l’individu, plus est-il sensible à l’importance de
l’Autre. Autrement dit, plus la ritualisation du rapport à l’Autre (la politesse, censée isoler et
protéger le Moi) est-elle rigide, plus grand est le contrôle du Soi. La politesse devient le véhicule par
lequel le social laisse ses traces sur le Moi.
Un Moi en otage à l’Autre; selon la vision dualiste, derrière la
soumission, les instincts restent intacts et ne sont pas modifiés par
cette situation temporaire. Mais si on répète l’expérience plusieurs
fois, qu’arrive-t-il aux instincts (ou « l’être ») censés être
« primordiaux » ou à la base du Soi? Pour « instincts » on peut
substituer l’être. Si le chaton vit avec une peur continuelle, ne va-
t-il pas devenir un chat craintif des humains? En fait, ceci a été
démontré pour les loups et les corbeaux : ceux qui n’ont pas
connu l’humain n’en pas peur, tandis que les loups ayant eu
contact avec les humains transmettent cette peur aux jeunes.
Le sociologue allemand Norbert Elias a suggéré (Sur le processus de civilisation, 1939)
que la socialisation et l’individualisation ne sont pas de processus opposés, comme le
prétend l’idéologie un peu partout en Occident. Nous ne sommes ni robots hyperconformes
aux règles de la vie sociale, ni des iconoclastes. Il a tenté de démontrer l’interdépendance
de l’individu et des réseaux en examinant la persistance centenaire d’un ensemble culturel
fortement impliqué dans la présentation du Soi. Partant de règles de courtoisie (les rituels
de politesse) de la cour européenne médiévale, à fur et à mesure que les réseaux du pouvoir
sont devenus plus complexes et plus étendus avec la centralisation croissante du pouvoir,
les courtiers ont développé une notion de réserve corporelle, de contrôler l’expression des
émotions, surtout celles liées à la honte. Ceci a été repris par les bourgeois désireux
d’établir un statut particulier dans la hiérarchie sociale.
http://www.jaunted.com/files/admin/polite.jpg
http://www.voloshinenterprises
.com/wp-content/uploads/etiquette.jpg
Puisque, pour quelques siècles dans la plupart des régions de l’Occident, la cour était au
centre de la vie politique et incarnait l’oscillation entre le pouvoir central et l’agir
individuel. Cet «habitus du Soi» (pour adapté un concept de Pierre Bourdieu) que Freud
avait identifié avec le surmoi ou superégo (une forme de conscience sociale) s’est
concrétisé pour toujours comme la forme dominante de la présentation du Soi: les formes
de violence, du comportement sexuel, des fonctions corporelles, de bonnes manières à la
table, et des formes «correctes» de parler. Ceci devient la base de la politesse, du bon
déportement, et de la somatisation du pouvoir.
http://1.bp.blogspot.com/_lAAT1kUm6VA/SoQ
1pjEAhbI/AAAAAAAAB40/BPyrWMg2G8g/s400/tparty2.jpg
http://farm4.static.flickr.com/3261/3149423949_f0b744d8f8.jpg?v=0
Oui
Non
Parenthèse: Pourquoi soulever le petit doigt en
buvant, ou parfois, quand on signale un geste
«huppé»? Il indique la délicatesse, la nuance, les
bonnes manières. Notez les mains de la paysanne
(en bas). Ce n’est pas un hasard si l’artiste les a
placées au centre de la composition. Les paysans
travaillent avec leurs mains. En vieillissant, leurs
doigts deviennent courbés, signes corporels de leur
vie dure et donc de leur statut inférieur. Le petit
doigt soulevé est alors signe que la personne ne
travaille pas les champs, qu’elle n’est pas soumise.
C’est un symbole de classe supérieure, urbaine,
civilisée.
http://x7c.xanga.com/665f2722
45332237115906/z187396298.jpg
Head of a Peasant Woman,
Sir George Clausen, c.1882
Le geste est tellement
somatisé dans la culture
de l’Occident qu’il peut
être utilisé comme
métonymie ironique du
haut statut, même par
des enfants qui jouent en
«imitant» la vie adulte.
Notez qu’on n’est pas obligé de
connaitre l’origine et l’histoire de ce
signe pour l’utiliser.
La puissance de ce symbole est due à la polysémie de la main (typique des
parties du corps). Dans un monde où le pouvoir se base sur la richesse
agricole, c.-à-d., sur la richesse créée avec les mains (surtout celles des
esclaves!), la main devient signe de puissance politique et surtout de la
communauté imaginaire, dont la vie civilisée dépend entièrement de la
capacité de produire un surplus qui sera transféré à la ville. Ce n’est pas un
hasard qu’on se donne la main quand on se rencontre. Cela est signe de
collaboration dans le travail de l’imaginaire, de la volonté de participer
dans la communauté. Dans le mariage morganatique (quand le rang social
de l’époux dépasse tellement le statut de l’épouse que ni elle ni les enfants
ne peuvent transmettre le rang dynastique), le marié tient la main droite de
son épouse avec sa main gauche, pour symboliser l’asymétrie
http://www.vroma.org/images/mcmanus_images/standardrelief2.jpg
Des standards romains,
signes des légions, source
de leur pouvoir impérial.
http://theroadlesstaken.net/
wp-content/uploads/2010/10/handshake.jpg
de leur union. Voir Robert Hertz,
Prééminence de la main droite, 1909
(plus facilement disponible en anglais,
avec la traduction de R. Needham,
Death and the Right Hand, 1960.
La politesse établit un gradin social assez précis. Plus sont détaillées les règles, plus
fins sont les découpages possibles. Mais, il faut souligner que la politesse n’est pas
seulement une façon d’établir un gradin. Du point de vue d’une personne
défavorisée, les règles, qui à premier vu ne semble pas l’avantager, car elles sont
déterminées par une élite, sont aussi une forme de protection. Tant qu’elle les
accepte et tante de les utiliser, même imparfaitement, elle est à l’abri de critique ou
d’insulte, car elle a signalé qu’elle accepte le statu quo. La politesse protège le Soi
dans cet espace de l’imaginaire. Elle est également un préalable à la culture
contemporaine de narcissisme: pas dans le sens que cette dernière est en
« rébellion » contre la prétendue hypocrisie de la politesse, mais comme champ
rituel partagé et imposé sur tout le monde. On apprend la simplification et donc
comment lire en envoyer de messages sous-textuels avec ces éléments simplifiés.
Signe traditionnel de déférence : toucher la touffe , dans ce cas,
symboliquement, en touchant le front. Ceci est lié à un salut
traditionnel, enlever ou lever son chapeau.
La recherche sur la communication non
verbale s’est souvent concentrée sur le
rapport entre certaines expressions
standardisées et de dynamiques
psychoémotives « cachées ». Les émotions
sont considérées primordiales parce que
les anthropologues et sociologues (surtout
nord-américains), avec quelques
exceptions (comme Margaret Mead, avec
Coming of Age in Samoa, 1928), ont
ignoré la somatisation du pouvoir, laissant
le champ libre aux psychologues et aux
linguistes. Les chercheurs américains ont
disputé les modèles anthropologiques qui
proposaient que l’expression des émotions
soit culturellement déterminée en
d’identifiant les racines universelles de la
communication non verbale. Forcément,
ils se sont concentrés sur des expressions
«fortes» et sans équivoques, comme la
haine, le dégout, l’excitation sexuelle. http://www.drawfurry.com/images/how-expressions01.jpg
La cécité des chercheurs est en partie liée au
rejet du racisme «scientifique» de la fin du 19e
siècle, où idéologues et chercheurs avaient
tenté d’identifier les physionomies
«inférieures» selon des critères de race et de
classe. Au 20e siècle, ce projet malheureux
continue avec les nazis.
http://images.productserve.com/preview/2465/44857214.jpg
Quelques «types» criminels, selon Cesare
Lombroso (le père de la criminologie
«scientifique», actif dans la 2e moitié du 19e
siècle). En fait, il avait renversé la logique
dominante de l’époque, en proposant que
l’activité criminelle émerge d’une physionomie
«criminelle» et pas par la génétique. Les
personnes étiquetées comme telles, signalées par
leur physionomie, finissent par assumer leur
destin. Cependant, cette apparence n’était pas un
hasard de la génétique, mais censée être la
manifestation d’un caractère primitif et atavique.
Ils étaient de sauvages contemporains, selon cette
vision.
http://www.topnews.in/files/facial-expressions.jpg
Notez que les expressions ici (et dans la
diapo précédente) sont «fortes» et donc
limitées à des conditions temporaires et
agressives, c.-à-d., que les personnes
représentées sont activement engagées
dans un geste de communication, dont la
manifestation est peut-être involontaire,
mais avec un message conscient. Une
fois le message est-il communiqué, le
visage retourne au repos. Ces émotions
sont peut-être liées à des conditions
primordiales de la psyché, mais ignorent
totalement le symbolisme attaché à la
structure sociale. Les chercheurs ont-ils
ignoré cet aspect parce que les
idéologies occidentales « cachent » cette
dimension de la gouvernance?
Autrement dit, le visage au repos ne l’est
pas: il communique des conditions
sociales somatisées. Deux, il faut
s’interroger à propos des exemples
choisis.
Et, depuis le début de l’époque visuelle, il faut ajouter que
les enfants sensibilisés aux gros plans que transmettent les
expressions exagérées des acteurs et des bandes dessinées
ont peut-être développé de formes plus intenses de
communication faciale, l’équivalent de la simplification des
composants de la culture contemporaine.
Il y a donc de la communication inconsciente, somatisée. Ces expressions « composées » sont
« permanentes », à longue durée, possiblement parce qu’elles ne sont pas liées aux émotions
« primordiales » mais à l’imaginaire. Elles peuvent incarner le privilège qui signale un statut supérieur,
au moins dans l’imaginaire. Ce sont les conditions « culturelles » (et non génétiques) qui signalent le
statut social et qui laisse de traces permanentes sur le visage et sur le déportement. Autrement dit, les
émotions « fortes » ne laissent pas de traces autant que les signes de l’imaginaire du quotidien. Ces
traces sont donc plus facilement somatisées. Ceci les transforme en signes « atemporels » et donc
stéréotypiques. Ils sont donc tellement bien connus qu’ils émergent, comme le petit doigt soulevé, dans
des parodies sans que les personnes connaissent leur historique. Ici, le nez en l’air, les yeux semi-
fermés, les sourcils élevés signalent le pouvoir et le privilège: non seulement le roi est-il sur son trône
(et donc plus haut de ses sujets), il ne doit pas les accorder le privilège de reconnaitre leur existence: en
tant que roi défenseur du royaume, il est censé voir tout sur le plan horizontal-géographique (p.e., les
intentions des ennemis-voisins), mais est aveugle aux menaces potentielles attachées à l’oppression des
gradins inférieurs de l’échelle sociale « en bas ». La cécité symbolique est une forme de reproduction
sociale.
http://1.bp.blogspot.com/_FqFDV-L66EI/Sczcy4a
X0yI/AAAAAAAATos/0VGedaCf3fY/s400/haughty1.jpg
http://images.4chan.org/b/sr
c/1326195508879.jpg
La question de l’«Américain souriant» est complexe: les Américains ont-ils vraiment le
sourire plus facile? Est-ce simplement un stéréotype, parfois invoqué par des Européens
qui veulent se moquer de «l’innocence» américaine? Est-ce possible à mesurer la
fréquence du sourire?
« Spaniards often think that Americans are ignorant fools because they are outgoing and smiling all the time.”
That’s what I was told by an American who has lived in Spain for the last 20+ years. It may seem like a strange
statement but it’s entirely true. It just needs to be explained to be understood. Americans smile all the time when
approaching and talking to strangers or when being introduced to someone for the first time. Smiling and using
body language that appears welcoming with strangers is the normal American default behavior. »
http://thrownpeas.blogspot.com/2010/01/american-optimism-vs-spanish-pessimism.html; 20-09-2010
L’auteur explique que les Espagnols sourient peu comparés aux Américains parce qu’ils ont eu un passé difficile;
ils seraient censés cacher leurs émotions.
http://themoderatevoice.com/wordpress-engine
/files/caglecartoons02/bush_smiling_2004_11_04.jpg
http://scrapetv.com/News/News%20Pages
/Business/images/joseph-stalin-smiling.JPG
Oui, c’est vrai
Mais, en revanche ….
C’est relativement facile de
trouver des images conformes
quand, inconsciemment, on veut
appuyer et confirmer nos
opinions préconçues.
Il existe deux types de sourires sur le plan physiologique: le
sourire «simple» et le sourire Duchenne (dont le nom dérive
du chercheur français qui l’a identifié au 19e siècle). Ce
dernier est considéré le «vrai» sourire, car les muscles autour
des yeux sont impliqués, et, semble-t-il, il est impossible de
contrôler ces muscles volontairement. On peut sourire
volontairement qu’avec les muscles de la bouche, ce qui nous
permet de distinguer un sourire forcé ou faux d’un «vrai»
sourire (involontaire). Attention! Le «vrai» sourire crée des
rides. Seulement les humains peuvent sourire; les chats, non.
Il s’agit d’un hasard dû à l’angle de la caméra.
http://images.spoof-media.com/
thespoof/pdi/7807-5526Hillary.jpg
http://www.noelkingsley.com/blog/smile.jpg
Oui
Non
http://1.bp.blogspot.com/_MsjPh-5Pr3s/THdQGZr-
vII/AAAAAAAADZQ/DwrEc4r2Sx4/s640/smile.jpg
En fait, il y a plusieurs hypothèses populaires à propos du «sourire américain», mais
aucune recherche sérieuse sur le sujet, que je le sache. L’opinion majoritaire semble être
que les manifestations des émotions sont universellement reconnues par toutes les
sociétés, mais que l’interprétation culturelle d’une telle manifestation varie d’un peuple à
l’autre.
Ce n’est pas important de décider ce que
signifie le sourire ontologiquement,
comme s’il était un objet abstrait dont
les paramètres peuvent être précisés
comme la définition dictionnaire d’un
mot. Du point de vue ethnologique, le
problème est d’identifier les occasions
dans lesquelles se manifestent le sourire;
les conditions dans lesquelles il est
obligatoire, ou, en contraste, facultatif;
sa fréquence; et sa signification selon les
circonstances. Ces dimensions font
partie du «travail émotif» du Soi
(expression utilisée par Arlie Hochschild
dans les années 1980s; The Managed
Heart, 1983).
http://www.collider.com/uploads/imageGallery/Waitress/waitress
_movie_image_cheryl_hines__keri_russell_and_adrienne_shelly.jpg
Par exemple, il existe certaines catégories de
travailleurs qui sont obligés de faire un «travail
émotif», de gérer une technologie des émotions selon
un code professionnel, qui n’est pas nécessairement
conforme aux attentes culturelles. Les infirmières, les
institutrices, les vendeuses, et surtout les serveuses sont
souvent obligées de sourire au public. Notez que les
femmes sont davantage victimes de cette obligation que
les hommes.
Le problème n’est pas une simple opposition entre les émotions «vraies» (et intimes) et les «fausses»
(et publiques). Aujourd’hui, les émotions, selon Hochschild, doivent être gérées selon des critères
totalement nouveaux. Les émotions ont évolué dans un contexte où elles servaient à faire le pont
entre les structures du pouvoir et l’intime, mais ce rapport a été bouleversé par l’industrialisation et la
dépersonnalisation des rapports due à l’aliénation capitaliste. Cependant, avec la croissance du
secteur tertiaire (restauration, ventes, etc.), la dimension intime des rapports interpersonnels semble
de nouveau dominer l’interaction sociale, sauf que l’intimité a été redéfinie, car a) à la base de cette
«intimité» est un rapport commercial, sans lequel «l’intimité» émotive n’est pas possible.
http://3.bp.blogspot.com/_35igJnloijA/R5qtX-
z3mpI/AAAAAAAAB_0/G8qL2aZTI2c/s400/mccain+trying+to+smile+aa.JPG
http://www.nscblog.com/wp-content/uploads/2010/03/smile.png
b) la mondialisation a déplacé l’«intime» du contexte local à un contexte lointain, où les
personnes doivent apprendre à gérer de nouvelles manifestations d’«intimité» dans un contexte
dominé par la distance sociale qui traditionnellement émerge sous forme de tensions ethniques
(p.e., les femmes philippines qui travaillent au Canada et en Arabie saoudite, les Portugaises en
France, les au-paires suédoises en Grande-Bretagne, les nanny anglaises aux États-Unis, etc.); c)
les individus sont psychiquement confus, car c’est uniquement dans l’environnement du travail
(selon la Hochschild, pas selon moi; voir les présentations sur le «sémiopouvoir»: mode,
maison, design, etc.) où ils trouvent de l’appui psychique pour les compétences du Soi. Les
époux/ses indifférentes, la parenté lointaine, le manque de temps pour s’engager dans les tâches
domestiques traditionnelles sur lesquelles reposait l’intimité d’antan (p.e., la cuisine) contribuent
à aliéner les personnes de l’intimité familiale. C’est l’inverse du social «industrialisé» typique de
l’époque avant la 2e Guerre mondiale, où les problèmes psychiques émergeaient du contact avec
le monde du travail. Les personnes ressentent le caractère éphémère et fugace de cette nouvelle
intimité et affirment davantage que la famille est importante: ironiquement, elles créent un
champ rhétorique dont les paramètres bien définis ne font que souligner la stérilité de l’intimité
familiale: on dit «famille», on fait «travail».
http://hitchcock.itc.virginia.edu/ViewingAmerica/
roundtables/roundtable7/section2_files/1930sfactory.jpg
1930: les tensions
se situent à l’usine
http://www.cartoonstock.com/lowres/jmo0425l.jpg
2010: les tensions
émergent autour
de la famille
À cette confusion psychique, on peut ajouter, d) les problèmes
qui émergent autour les hiérarchies sociales normalisées. Le
système mondial souvent oblige les personnes à ignorer les
hiérarchies traditionnelles. Les idéologies et les rhétoriques de
classe qui jadis encadraient le statut sont de moins en moins
appuyées par les pratiques : nous sommes tous «libres», affirmant
nos « droits » humains (déterritorialisés, et donc « garantis » par
aucun organisme). Une des dimensions les plus importantes de
cette reconfiguration de l’appareil culturel qui encadre le statut
est celle des rapports hommes-femmes (voir la présentation Le
féminin). Si les nouvelles technologies du Soi nous poussent vers
de formes inédites du sourire et de l’émotif, et si le sourire, dans
le contexte plus ouvert favorise le maternage dans un contexte où
le «paternage» était censé dominer les espaces publics,
http://2.bp.blogspot.com/_M55axAOjwnw/R1
GaVz13nAI/AAAAAAAAAN8/0mzIA—HHKg
/s1600-R/John-Krasinski-01.jpg
la nouvelle économie
politique du sourire
renforce l’agir limité et la
condition subalterne du
féminin et des femmes.
http://www.brooksidedental.com
/blog/wp-content/uploads/2009/02
/jennifer-img_1156-copy1.jpg
Un homme souriant ne devient ni beau ni
séduisant; en fait, il neutralise son
pouvoir masculin. Cependant, une femme
augmente son pouvoir féminin et sa
beauté en souriant, selon les valeurs
implicites du discours populaire. Le
sourire féminin serait-il une façon de
dépersonnaliser le féminin et donc de
réduire son individualité?
Les nouvelles tensions qui entourent la manifestation d’émotions ont
possiblement encouragé les personnes, surtout les jeunes qui doivent
affronter cette situation sans les armes psychiques d’un encadrement
émotif classique, de participer au réseautage social.
http://www.gauravonomics.com/blog/wp
-content/uploads/2007/11/social-networking.jpg
Les réseaux sont une
façon non seulement
de partager les
émotions, mais
surtout de normaliser
les conditions censées
les produire.
«Réseauter» est le
nouveau verbe de
l’agir individuel.
C’est le sémiopouvoir
sans référence aux
objets.
http://geekandpoke.typepad.com
/geekandpoke/images/2007/09/26/wgtc1.jpg
Ce n’est pas uniquement le nouveau social qui décuple le besoin de
présenter un Soi émotif pour se lier facilement à d’autres. Apparemment,
on n’est conditionné de le faire dès un très jeune âge, ce qui suggère que
la nouvelle émotivité est normalisée, car c’est désormais une pratique du
corps incarnée dès la socialisation de l’enfant. Par exemple, les fillettes
de l’émission américaine Toddlers and Tiaras
(http://tlc.howstuffworks.com/tv/toddlers-tiaras) ont le destin signalé dès
la naissance, car elles sont entrainées (par leurs mères) à sourire
continuellement. Elles ont également des noms du monde du spectacle
(Eden, Brittany, Makenzie), qui signalent la dimension médiatique de
leur communauté de référence.
Ce ne sont pas uniquement des émotions « positives » et « maternelles » traditionnellement associées
au féminin qui assument un nouveau rôle pour tracer les paramètres du social où les lignes de force ne
sont souvent pas évidentes. Le simulacre de l’intimité chaleureuse est aussi accompagné par de
nouvelles manifestations de l’agression dans la culture pop, surtout par le timbre de voix, par le registre
communicatif, par le vocabulaire et par le cible. Cette agression est véhiculée par l’ironie obligatoire
qui de la culture pop, dans le sens que le sous-texte ambigu, mais « amusant » qui domine le discours
des espaces publics cache l’agression (et, dans un sens, l’encourage, quand les personnes tentent de
rendre plus intelligible la communication brouillée par l’ironie).
Par exemple, les insultes dans la famille Bundy étaient monnaie courante (Married With Children, 1987-97); Al (dont
le nom est devenu symbole iconique d’un père incapable) est vendeur de souliers (mais gagne peu) et ne fait que
revivre ses années de gloire comme joueur de football à l’école secondaire; sa femme Peg est une mère inattentive et
épouse grincheuse; autant que la fille Kelly soit une adolescente aux mœurs légères, le fils Bud vit l’intimité
entièrement dans sa tête. Cette situation est évoluée de All in the Family (1971-79), la première émission où les
insultes étaient permis. Mais la mère Edith était toujours souriante et maternelle. Jadis, les familles étaient présentées
sous forme de stéréotype idéalisé; p.e., My Three Sons (1960-72), structuralement dysfonctionnelle, car le père était
veuf, mais émotionnellement solidaire, ou même Lost in Space, 1965-68, où la famille Robinson erre d’une planète à
l’autre, mais leur vrai ennemi n’est pas le monstre du jour, mais le Professeur Smith, passager clandestin qui cherche à
empoisonner les rapports familiaux.
http://idiotflashback.files.wordpress.com/2
010/02/married-with-children-married-
with-children-80048_607_768.jpg
À gauche, la famille Bundy; à
droit, les Bunker.
http://www.crazyabouttv.com/I
mages/allinthefamily.jpg
Les Bundy et les Bunker s’insultent allégrement, mais ils adoptent la politesse typiquement petite-
bourgeoise avec les personnes d’autrui (Archie Bunker est un raciste borné, avec des mots âpres pour
les Noirs et pour les homosexuelles, mais il est super respectueux des institutions sociales et
gouvernementales). Par contre, Modern Family situe la menace à l’extérieur de la famille. Ici, ils tentent
désespérément de s’appuyer, de s’aimer, mais ne savent comment le faire, alors la communication
s’effectue par la métaphore ou par l’indicible (surtout incarné par le caractère Phil Dunphy, père d’une
des trois familles protagonistes et apparentées); il n’est pas surprenant que l’émission soit présentée
comme un mockumentary (faux documentaire), avec les protagonistes qui occasionnellement
« rompent » avec leur rôle pour parler directement à la caméra: ce sont les seuls moments où ils sont
capables de parler ouvertement de leurs émotions. En contraste avec les émissions précédentes (et un
contraste avec leur comportement dans l’intimité familiale), les protagonistes sont agressifs uniquement
http://images2.fanpop.com/image/photos/8900000/Modern-Family-Wallpaper-
modern-family-8938506-1280-1024.jpg
avec des inconnus ou avec des « amis »: les frontières
ont été résémiotisées. Claire n’aime pas Dylan, le
copain de sa fille Haley; son mari Phil et sa 2e fille
Alex n’ont pas d’amis; Cam et Mitchell (le couple
homosexuel) ont des amis, mais uniquement pour vivre
leur « gayness » (comme ils disent); pour eux, les amis
et les rencontres sont une corvée; leur malaise avec
leur fillette adoptée vietnamienne est une métaphore
pour le mépris généralisé envers les étrangers; Jay est
incapable d’exprimer ses sentiments envers son frère
sans l’insulter; son petit-fils Manny est considéré trop
bizarre pour avoir des amis. La seule qui est présentée
comme sociable et ouverte à la possibilité d’amitiés est
la mère de Manny et épouse de Jay, Gloria, dont la
beauté suscite de la jalousie, au point de l’isoler.
Member State Number Density (per 10 000
population)
United States 463 663 16
Canada 38 310 12
Israel 7 814 11
Argentina 35 592 9
Norway 4 108 9
Sweden 7 541 8
Germany 63 100 8
Japan 95 197 7
France 41 422 7
Italy 37 000 6
Spain 24 515 6
Switzerland 3 847 5
Costa Rica 1 905 5
Chile 6 750 4
United Kingdom 25 914 4
United Arab Emirates 1 368 4
Kuwait 810 3
Uzbekistan 4 748 2
Romania 4 360 2
Saudi Arabia 6 049 2
China 136 520 1
Personnel dentaire
Organisation Mondiale de la Santé
World Health Statistics 2010, WHO
Disponible dans le rapport PDF à:
http://www.who.int/whosis/whostat/2010/en/index.html
[cliquez], 10-10-2010
Notez le nombre de personnels par tranche de 10,000 de
population. Le rapport à l’apparence du sourire est
complexe, mais il n’est pas conditionné par l’argent, quand
on examine les données du Kuwait, par exemple, ou quand
on compare l’Allemagne avec la Grande-Bretagne, ou
quand on compare l’Espagne «sombre» avec l’Italie
«souriante» (ils ont le même rapport). Admettons qu’en
Allemagne et en Suède, les soins dentaires font partie du
système d’assurance maladie, comme en Norvège pour les
enfants, mais pas aux États-Unis ni au Canada, ni en Israël
(apparemment, en 2010 ils ont adopté un plan gratuit pour
les enfants).
http://www.falboart.com/Originals/The_dentist_is_in_root_canel.jpg
http://arcade.sanriotown.com/us/images/UFM/emoticon02.jpg
http://anidandesign.com/wp-content/uploads/2009/03/emoticons.gif
À gauche, des émoticônes; en haut, les équivalences
entre les émoticônes graphiques désormais standardisées
en code ASCII, et les émoticônes textuelles, ainsi que
leurs définitions.
http://static.guim.co.uk/sys-images/Guardian/About/Genera
l/2009/8/11/1249985757342/Emoticon-faces-on-compute-001.jpg
Les émoticônes ne sont
pas universelles: il existe
le style manga, et le
style South Park.
R
I
T
U
A
L
I
S
E
R
L
E
S
É
M
O
T
I
O
N
S
Selon François Furet (Le passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXe siècle, 1995),
les États-Unis n’ont pas de classe bourgeoise parce que le pays est né sur une base idéologique
d’individualité, de négociation, de mercantilisme, de rejet de la tradition, de déplacement social
et géographique – bref, c’est un pays où tout le monde partage ces mêmes valeurs bourgeoises, et
donc la bourgeoisie, catégorie européenne née dans une dimension parallèle et opposée à l’ancien
régime, n’a plus de point de repère, car elle n’est plus en opposition au système établi de statut et
de pouvoir. Sans l’appui idéologique de la confrontation pour justifier l’individualité rehaussée
typique de l’orientation bourgeoise, il n’y a pas de frontière rigide de classe, et donc ses
paramètres sont à découvrir, à venir, à émerger. Le social est un lieu où non seulement se
présente le Moi, mais est également une dimension où l’individu participe obligatoirement dans
la construction de la réalité qui encadre le Moi transformé en Soi (voir le classique d’Erving
Goffmann, The Presentation of Self in Everyday Life, 1959, où il présente l’idée du rôle social
utilisant la métaphore du rôle dramatique; voir également Victor Turner, The Ritual Process,
1969).
Goffman s’inspire des théories de George
Herbert Mead, mais on peut trouver des
parallèles dans l’œuvre du sémiologue Juri
Lotman et même dans les théories du
psychologue Alfred Adler: à l’époque où la
majorité cherchait de lois universelles sur
lesquelles était censées s’ériger, appuyer et
reproduire la société, ces personnes
cherchaient à comprendre comment
l’individu agit. Ils refusaient l’idée de
l’individu-robot qui miroite les « lois » du
social.
Cette idée durkheimienne (inspirés par sa notion du totem, que les
individus créent dans l’imaginaire pour définir un espace neutre, la
«société», qui par la suite se présente à l’homme sous forme sacrée;
l’adoration du sacré et, donc, l’ensemble de la religion, pour Durkheim,
n’est qu’une tentative de concrétiser la cohésion sociale tellement
souhaitée) est une apte description des États-Unis: les frontières de
classe sont poreuses et en évolution constante, le statut est négociable, et
la société est «ouverte», dans le sens que les valeurs idéologiquement
appuyées soulignent la nouveauté, l’émergent, la souplesse. Le sourire
constant serait signe de cette ouverture, de cette orientation vers le futur
à construire et à définir, de désir (et, on pourrait dire, la nécessité) de
construire des rapports qui deviennent la microcommunauté décrite par
Goffman. Le sourire éternellement figé est l’homologue du recyclage
autoréférentiel de la culture populaire, une dynamique rendue possible
par la dénudation des dimensions complexes de ses composants. La
culture populaire et le sourire sont deux instances de signes élémentaires
et primordiaux - toujours à devenir, mais jamais réalisés.
http://www.daltontrail.com/images/eco/totem.jpg
Image standardisée d’un
soi-disant «totem» haida. En
effet, les totems comme
technologie symbolique qui
créent un système cohérent
(mais pas nécessairement
logique) pour représenter le
monde peuvent assumer
plusieurs formes,
indépendamment de leur
importance économique ou
généalogique.
Un totem des
Aborigènes
australiens d’Arnhem
Land, kangourou
femelle urinant.
http://www.arthurzards.com/wp
-content/uploads/2010/02/smile1.jpg
À droit, un totem américain

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Les visages

  • 1. http://www.dailypictures.info/free-pictures/8147/cheshire-cat-1-jpg Le sourire et les émotions dans l’histoire et dans la culture contemporaine Le chat de Chesire, Alice au pays des merveilles Guy Lanoue, Université de Montréal, 2012-2021
  • 2. Plusieurs aspects de la culture contemporaine fonctionnent sur la base du recyclage; les composants sont simplifiés et réduits à l’essentiel pour faciliter la recombinaison. (La simplification est une instance de ritualisation – définir une frontière autour d’un espace, dans ce cas, sémiotique; les composants sont vidés d’une partie de leur signification « normale » pour s’attacher l’un à l’autre pour former de nouvelles chaines métonymiques). Il semble donc fort probable que ceci puisse expliquer, en partie, le réseautage frénétique de jeunes Millenials, dont le contenu de blogues, de twits, de friending sur Facebook, fait appel à une gamme d’émotions simplifiées pour mettre en place de nouvelles formes de réseautage. De plus, le déracinement historique et géographique qui accompagne la mondialisation a tendance à isoler les personnes, les obligeant de renforcer les manifestations de l’individualité, surtout au niveau émotif. Elles aboutissent en privilégiant les émotions primordiales comme véhicule où se (re)constitue le social fragilisé par le néolibéralisme (voir Tim Jensen, « On the Emotional Terrain of Neoliberalism », The Journal of Aesthetics and Protest, http://www.joaap.org/issue8/jensen.htm, 10-02-12). Les émotions nobles sont transformées: l’amour devient l’attraction sexuelle; le civisme devient l’égocentrisme; l’agape devient l’avarice. http://gapersblock.com/ac/Mordine%20%26%20Co%20ft.%20Atalee %20Judy,%20Adriana%20Marical,%20Mindy%20Meyers%20%26%2 0Emma%20Draves_%20photo%20by%20William%20Frederking.jpg Ironiquement, cette photo de la Mordine & Company Dance Theatre, Chicago (http://www.mordine.org/) de leur production Lifespeak (avril 2011) est censée incarner la narrativité, et donc la communication intime. Pourtant, aucune danseuse n’est positionnée pour communiquer avec les autres.
  • 3. Le problème de la manifestation des émotions n’est pas simple. Jadis, certains chercheurs avaient tendance à se référer à deux dimensions de l’individu, un « vrai » Moi inviolable orienté aux conditions psychiques et émotives, et un Soi « façade », où les institutions et pratiques laissent leurs traces sur la présentation du Soi: bref un individu « psychologue » et un individu « sociologue ». Par contre, s’inspirant d’Elias et de Michel Foucault (la normalisation/somatisation du pouvoir se transforme en autogouvernance), plusieurs sont désormais convaincus qu’on ne peut scinder l’individualité en deux (p.e., c’est la position du philosophe américain George Herbert Mead [Mind, Self and Society, Chicago, 1947], pour qui le Moi se développe en fonction de ses interactions avec l’Autre; le psychologue Alfred Adler s’opposait à l’orthodoxie freudienne et était prêt à accepter que le Soi social domine le Moi intime). La vraie question n’est pas le degré d’adaptation du Moi à l’Autre, mais la façon dont l’interpénétration du Moi et du Soi définit l’individualité. L’intime est peut-être « l’armure » du Moi, mais plus résiste l’individu, plus est-il sensible à l’importance de l’Autre. Autrement dit, plus la ritualisation du rapport à l’Autre (la politesse, censée isoler et protéger le Moi) est-elle rigide, plus grand est le contrôle du Soi. La politesse devient le véhicule par lequel le social laisse ses traces sur le Moi. Un Moi en otage à l’Autre; selon la vision dualiste, derrière la soumission, les instincts restent intacts et ne sont pas modifiés par cette situation temporaire. Mais si on répète l’expérience plusieurs fois, qu’arrive-t-il aux instincts (ou « l’être ») censés être « primordiaux » ou à la base du Soi? Pour « instincts » on peut substituer l’être. Si le chaton vit avec une peur continuelle, ne va- t-il pas devenir un chat craintif des humains? En fait, ceci a été démontré pour les loups et les corbeaux : ceux qui n’ont pas connu l’humain n’en pas peur, tandis que les loups ayant eu contact avec les humains transmettent cette peur aux jeunes.
  • 4. Le sociologue allemand Norbert Elias a suggéré (Sur le processus de civilisation, 1939) que la socialisation et l’individualisation ne sont pas de processus opposés, comme le prétend l’idéologie un peu partout en Occident. Nous ne sommes ni robots hyperconformes aux règles de la vie sociale, ni des iconoclastes. Il a tenté de démontrer l’interdépendance de l’individu et des réseaux en examinant la persistance centenaire d’un ensemble culturel fortement impliqué dans la présentation du Soi. Partant de règles de courtoisie (les rituels de politesse) de la cour européenne médiévale, à fur et à mesure que les réseaux du pouvoir sont devenus plus complexes et plus étendus avec la centralisation croissante du pouvoir, les courtiers ont développé une notion de réserve corporelle, de contrôler l’expression des émotions, surtout celles liées à la honte. Ceci a été repris par les bourgeois désireux d’établir un statut particulier dans la hiérarchie sociale. http://www.jaunted.com/files/admin/polite.jpg http://www.voloshinenterprises .com/wp-content/uploads/etiquette.jpg
  • 5. Puisque, pour quelques siècles dans la plupart des régions de l’Occident, la cour était au centre de la vie politique et incarnait l’oscillation entre le pouvoir central et l’agir individuel. Cet «habitus du Soi» (pour adapté un concept de Pierre Bourdieu) que Freud avait identifié avec le surmoi ou superégo (une forme de conscience sociale) s’est concrétisé pour toujours comme la forme dominante de la présentation du Soi: les formes de violence, du comportement sexuel, des fonctions corporelles, de bonnes manières à la table, et des formes «correctes» de parler. Ceci devient la base de la politesse, du bon déportement, et de la somatisation du pouvoir. http://1.bp.blogspot.com/_lAAT1kUm6VA/SoQ 1pjEAhbI/AAAAAAAAB40/BPyrWMg2G8g/s400/tparty2.jpg http://farm4.static.flickr.com/3261/3149423949_f0b744d8f8.jpg?v=0 Oui Non
  • 6. Parenthèse: Pourquoi soulever le petit doigt en buvant, ou parfois, quand on signale un geste «huppé»? Il indique la délicatesse, la nuance, les bonnes manières. Notez les mains de la paysanne (en bas). Ce n’est pas un hasard si l’artiste les a placées au centre de la composition. Les paysans travaillent avec leurs mains. En vieillissant, leurs doigts deviennent courbés, signes corporels de leur vie dure et donc de leur statut inférieur. Le petit doigt soulevé est alors signe que la personne ne travaille pas les champs, qu’elle n’est pas soumise. C’est un symbole de classe supérieure, urbaine, civilisée. http://x7c.xanga.com/665f2722 45332237115906/z187396298.jpg Head of a Peasant Woman, Sir George Clausen, c.1882 Le geste est tellement somatisé dans la culture de l’Occident qu’il peut être utilisé comme métonymie ironique du haut statut, même par des enfants qui jouent en «imitant» la vie adulte. Notez qu’on n’est pas obligé de connaitre l’origine et l’histoire de ce signe pour l’utiliser.
  • 7. La puissance de ce symbole est due à la polysémie de la main (typique des parties du corps). Dans un monde où le pouvoir se base sur la richesse agricole, c.-à-d., sur la richesse créée avec les mains (surtout celles des esclaves!), la main devient signe de puissance politique et surtout de la communauté imaginaire, dont la vie civilisée dépend entièrement de la capacité de produire un surplus qui sera transféré à la ville. Ce n’est pas un hasard qu’on se donne la main quand on se rencontre. Cela est signe de collaboration dans le travail de l’imaginaire, de la volonté de participer dans la communauté. Dans le mariage morganatique (quand le rang social de l’époux dépasse tellement le statut de l’épouse que ni elle ni les enfants ne peuvent transmettre le rang dynastique), le marié tient la main droite de son épouse avec sa main gauche, pour symboliser l’asymétrie http://www.vroma.org/images/mcmanus_images/standardrelief2.jpg Des standards romains, signes des légions, source de leur pouvoir impérial. http://theroadlesstaken.net/ wp-content/uploads/2010/10/handshake.jpg de leur union. Voir Robert Hertz, Prééminence de la main droite, 1909 (plus facilement disponible en anglais, avec la traduction de R. Needham, Death and the Right Hand, 1960.
  • 8. La politesse établit un gradin social assez précis. Plus sont détaillées les règles, plus fins sont les découpages possibles. Mais, il faut souligner que la politesse n’est pas seulement une façon d’établir un gradin. Du point de vue d’une personne défavorisée, les règles, qui à premier vu ne semble pas l’avantager, car elles sont déterminées par une élite, sont aussi une forme de protection. Tant qu’elle les accepte et tante de les utiliser, même imparfaitement, elle est à l’abri de critique ou d’insulte, car elle a signalé qu’elle accepte le statu quo. La politesse protège le Soi dans cet espace de l’imaginaire. Elle est également un préalable à la culture contemporaine de narcissisme: pas dans le sens que cette dernière est en « rébellion » contre la prétendue hypocrisie de la politesse, mais comme champ rituel partagé et imposé sur tout le monde. On apprend la simplification et donc comment lire en envoyer de messages sous-textuels avec ces éléments simplifiés. Signe traditionnel de déférence : toucher la touffe , dans ce cas, symboliquement, en touchant le front. Ceci est lié à un salut traditionnel, enlever ou lever son chapeau.
  • 9. La recherche sur la communication non verbale s’est souvent concentrée sur le rapport entre certaines expressions standardisées et de dynamiques psychoémotives « cachées ». Les émotions sont considérées primordiales parce que les anthropologues et sociologues (surtout nord-américains), avec quelques exceptions (comme Margaret Mead, avec Coming of Age in Samoa, 1928), ont ignoré la somatisation du pouvoir, laissant le champ libre aux psychologues et aux linguistes. Les chercheurs américains ont disputé les modèles anthropologiques qui proposaient que l’expression des émotions soit culturellement déterminée en d’identifiant les racines universelles de la communication non verbale. Forcément, ils se sont concentrés sur des expressions «fortes» et sans équivoques, comme la haine, le dégout, l’excitation sexuelle. http://www.drawfurry.com/images/how-expressions01.jpg
  • 10. La cécité des chercheurs est en partie liée au rejet du racisme «scientifique» de la fin du 19e siècle, où idéologues et chercheurs avaient tenté d’identifier les physionomies «inférieures» selon des critères de race et de classe. Au 20e siècle, ce projet malheureux continue avec les nazis. http://images.productserve.com/preview/2465/44857214.jpg Quelques «types» criminels, selon Cesare Lombroso (le père de la criminologie «scientifique», actif dans la 2e moitié du 19e siècle). En fait, il avait renversé la logique dominante de l’époque, en proposant que l’activité criminelle émerge d’une physionomie «criminelle» et pas par la génétique. Les personnes étiquetées comme telles, signalées par leur physionomie, finissent par assumer leur destin. Cependant, cette apparence n’était pas un hasard de la génétique, mais censée être la manifestation d’un caractère primitif et atavique. Ils étaient de sauvages contemporains, selon cette vision.
  • 11. http://www.topnews.in/files/facial-expressions.jpg Notez que les expressions ici (et dans la diapo précédente) sont «fortes» et donc limitées à des conditions temporaires et agressives, c.-à-d., que les personnes représentées sont activement engagées dans un geste de communication, dont la manifestation est peut-être involontaire, mais avec un message conscient. Une fois le message est-il communiqué, le visage retourne au repos. Ces émotions sont peut-être liées à des conditions primordiales de la psyché, mais ignorent totalement le symbolisme attaché à la structure sociale. Les chercheurs ont-ils ignoré cet aspect parce que les idéologies occidentales « cachent » cette dimension de la gouvernance? Autrement dit, le visage au repos ne l’est pas: il communique des conditions sociales somatisées. Deux, il faut s’interroger à propos des exemples choisis. Et, depuis le début de l’époque visuelle, il faut ajouter que les enfants sensibilisés aux gros plans que transmettent les expressions exagérées des acteurs et des bandes dessinées ont peut-être développé de formes plus intenses de communication faciale, l’équivalent de la simplification des composants de la culture contemporaine.
  • 12. Il y a donc de la communication inconsciente, somatisée. Ces expressions « composées » sont « permanentes », à longue durée, possiblement parce qu’elles ne sont pas liées aux émotions « primordiales » mais à l’imaginaire. Elles peuvent incarner le privilège qui signale un statut supérieur, au moins dans l’imaginaire. Ce sont les conditions « culturelles » (et non génétiques) qui signalent le statut social et qui laisse de traces permanentes sur le visage et sur le déportement. Autrement dit, les émotions « fortes » ne laissent pas de traces autant que les signes de l’imaginaire du quotidien. Ces traces sont donc plus facilement somatisées. Ceci les transforme en signes « atemporels » et donc stéréotypiques. Ils sont donc tellement bien connus qu’ils émergent, comme le petit doigt soulevé, dans des parodies sans que les personnes connaissent leur historique. Ici, le nez en l’air, les yeux semi- fermés, les sourcils élevés signalent le pouvoir et le privilège: non seulement le roi est-il sur son trône (et donc plus haut de ses sujets), il ne doit pas les accorder le privilège de reconnaitre leur existence: en tant que roi défenseur du royaume, il est censé voir tout sur le plan horizontal-géographique (p.e., les intentions des ennemis-voisins), mais est aveugle aux menaces potentielles attachées à l’oppression des gradins inférieurs de l’échelle sociale « en bas ». La cécité symbolique est une forme de reproduction sociale. http://1.bp.blogspot.com/_FqFDV-L66EI/Sczcy4a X0yI/AAAAAAAATos/0VGedaCf3fY/s400/haughty1.jpg http://images.4chan.org/b/sr c/1326195508879.jpg
  • 13. La question de l’«Américain souriant» est complexe: les Américains ont-ils vraiment le sourire plus facile? Est-ce simplement un stéréotype, parfois invoqué par des Européens qui veulent se moquer de «l’innocence» américaine? Est-ce possible à mesurer la fréquence du sourire? « Spaniards often think that Americans are ignorant fools because they are outgoing and smiling all the time.” That’s what I was told by an American who has lived in Spain for the last 20+ years. It may seem like a strange statement but it’s entirely true. It just needs to be explained to be understood. Americans smile all the time when approaching and talking to strangers or when being introduced to someone for the first time. Smiling and using body language that appears welcoming with strangers is the normal American default behavior. » http://thrownpeas.blogspot.com/2010/01/american-optimism-vs-spanish-pessimism.html; 20-09-2010 L’auteur explique que les Espagnols sourient peu comparés aux Américains parce qu’ils ont eu un passé difficile; ils seraient censés cacher leurs émotions. http://themoderatevoice.com/wordpress-engine /files/caglecartoons02/bush_smiling_2004_11_04.jpg http://scrapetv.com/News/News%20Pages /Business/images/joseph-stalin-smiling.JPG Oui, c’est vrai Mais, en revanche …. C’est relativement facile de trouver des images conformes quand, inconsciemment, on veut appuyer et confirmer nos opinions préconçues.
  • 14. Il existe deux types de sourires sur le plan physiologique: le sourire «simple» et le sourire Duchenne (dont le nom dérive du chercheur français qui l’a identifié au 19e siècle). Ce dernier est considéré le «vrai» sourire, car les muscles autour des yeux sont impliqués, et, semble-t-il, il est impossible de contrôler ces muscles volontairement. On peut sourire volontairement qu’avec les muscles de la bouche, ce qui nous permet de distinguer un sourire forcé ou faux d’un «vrai» sourire (involontaire). Attention! Le «vrai» sourire crée des rides. Seulement les humains peuvent sourire; les chats, non. Il s’agit d’un hasard dû à l’angle de la caméra. http://images.spoof-media.com/ thespoof/pdi/7807-5526Hillary.jpg http://www.noelkingsley.com/blog/smile.jpg Oui Non http://1.bp.blogspot.com/_MsjPh-5Pr3s/THdQGZr- vII/AAAAAAAADZQ/DwrEc4r2Sx4/s640/smile.jpg
  • 15. En fait, il y a plusieurs hypothèses populaires à propos du «sourire américain», mais aucune recherche sérieuse sur le sujet, que je le sache. L’opinion majoritaire semble être que les manifestations des émotions sont universellement reconnues par toutes les sociétés, mais que l’interprétation culturelle d’une telle manifestation varie d’un peuple à l’autre. Ce n’est pas important de décider ce que signifie le sourire ontologiquement, comme s’il était un objet abstrait dont les paramètres peuvent être précisés comme la définition dictionnaire d’un mot. Du point de vue ethnologique, le problème est d’identifier les occasions dans lesquelles se manifestent le sourire; les conditions dans lesquelles il est obligatoire, ou, en contraste, facultatif; sa fréquence; et sa signification selon les circonstances. Ces dimensions font partie du «travail émotif» du Soi (expression utilisée par Arlie Hochschild dans les années 1980s; The Managed Heart, 1983). http://www.collider.com/uploads/imageGallery/Waitress/waitress _movie_image_cheryl_hines__keri_russell_and_adrienne_shelly.jpg Par exemple, il existe certaines catégories de travailleurs qui sont obligés de faire un «travail émotif», de gérer une technologie des émotions selon un code professionnel, qui n’est pas nécessairement conforme aux attentes culturelles. Les infirmières, les institutrices, les vendeuses, et surtout les serveuses sont souvent obligées de sourire au public. Notez que les femmes sont davantage victimes de cette obligation que les hommes.
  • 16. Le problème n’est pas une simple opposition entre les émotions «vraies» (et intimes) et les «fausses» (et publiques). Aujourd’hui, les émotions, selon Hochschild, doivent être gérées selon des critères totalement nouveaux. Les émotions ont évolué dans un contexte où elles servaient à faire le pont entre les structures du pouvoir et l’intime, mais ce rapport a été bouleversé par l’industrialisation et la dépersonnalisation des rapports due à l’aliénation capitaliste. Cependant, avec la croissance du secteur tertiaire (restauration, ventes, etc.), la dimension intime des rapports interpersonnels semble de nouveau dominer l’interaction sociale, sauf que l’intimité a été redéfinie, car a) à la base de cette «intimité» est un rapport commercial, sans lequel «l’intimité» émotive n’est pas possible. http://3.bp.blogspot.com/_35igJnloijA/R5qtX- z3mpI/AAAAAAAAB_0/G8qL2aZTI2c/s400/mccain+trying+to+smile+aa.JPG http://www.nscblog.com/wp-content/uploads/2010/03/smile.png
  • 17. b) la mondialisation a déplacé l’«intime» du contexte local à un contexte lointain, où les personnes doivent apprendre à gérer de nouvelles manifestations d’«intimité» dans un contexte dominé par la distance sociale qui traditionnellement émerge sous forme de tensions ethniques (p.e., les femmes philippines qui travaillent au Canada et en Arabie saoudite, les Portugaises en France, les au-paires suédoises en Grande-Bretagne, les nanny anglaises aux États-Unis, etc.); c) les individus sont psychiquement confus, car c’est uniquement dans l’environnement du travail (selon la Hochschild, pas selon moi; voir les présentations sur le «sémiopouvoir»: mode, maison, design, etc.) où ils trouvent de l’appui psychique pour les compétences du Soi. Les époux/ses indifférentes, la parenté lointaine, le manque de temps pour s’engager dans les tâches domestiques traditionnelles sur lesquelles reposait l’intimité d’antan (p.e., la cuisine) contribuent à aliéner les personnes de l’intimité familiale. C’est l’inverse du social «industrialisé» typique de l’époque avant la 2e Guerre mondiale, où les problèmes psychiques émergeaient du contact avec le monde du travail. Les personnes ressentent le caractère éphémère et fugace de cette nouvelle intimité et affirment davantage que la famille est importante: ironiquement, elles créent un champ rhétorique dont les paramètres bien définis ne font que souligner la stérilité de l’intimité familiale: on dit «famille», on fait «travail». http://hitchcock.itc.virginia.edu/ViewingAmerica/ roundtables/roundtable7/section2_files/1930sfactory.jpg 1930: les tensions se situent à l’usine http://www.cartoonstock.com/lowres/jmo0425l.jpg 2010: les tensions émergent autour de la famille
  • 18. À cette confusion psychique, on peut ajouter, d) les problèmes qui émergent autour les hiérarchies sociales normalisées. Le système mondial souvent oblige les personnes à ignorer les hiérarchies traditionnelles. Les idéologies et les rhétoriques de classe qui jadis encadraient le statut sont de moins en moins appuyées par les pratiques : nous sommes tous «libres», affirmant nos « droits » humains (déterritorialisés, et donc « garantis » par aucun organisme). Une des dimensions les plus importantes de cette reconfiguration de l’appareil culturel qui encadre le statut est celle des rapports hommes-femmes (voir la présentation Le féminin). Si les nouvelles technologies du Soi nous poussent vers de formes inédites du sourire et de l’émotif, et si le sourire, dans le contexte plus ouvert favorise le maternage dans un contexte où le «paternage» était censé dominer les espaces publics, http://2.bp.blogspot.com/_M55axAOjwnw/R1 GaVz13nAI/AAAAAAAAAN8/0mzIA—HHKg /s1600-R/John-Krasinski-01.jpg la nouvelle économie politique du sourire renforce l’agir limité et la condition subalterne du féminin et des femmes. http://www.brooksidedental.com /blog/wp-content/uploads/2009/02 /jennifer-img_1156-copy1.jpg Un homme souriant ne devient ni beau ni séduisant; en fait, il neutralise son pouvoir masculin. Cependant, une femme augmente son pouvoir féminin et sa beauté en souriant, selon les valeurs implicites du discours populaire. Le sourire féminin serait-il une façon de dépersonnaliser le féminin et donc de réduire son individualité?
  • 19. Les nouvelles tensions qui entourent la manifestation d’émotions ont possiblement encouragé les personnes, surtout les jeunes qui doivent affronter cette situation sans les armes psychiques d’un encadrement émotif classique, de participer au réseautage social. http://www.gauravonomics.com/blog/wp -content/uploads/2007/11/social-networking.jpg Les réseaux sont une façon non seulement de partager les émotions, mais surtout de normaliser les conditions censées les produire. «Réseauter» est le nouveau verbe de l’agir individuel. C’est le sémiopouvoir sans référence aux objets. http://geekandpoke.typepad.com /geekandpoke/images/2007/09/26/wgtc1.jpg
  • 20. Ce n’est pas uniquement le nouveau social qui décuple le besoin de présenter un Soi émotif pour se lier facilement à d’autres. Apparemment, on n’est conditionné de le faire dès un très jeune âge, ce qui suggère que la nouvelle émotivité est normalisée, car c’est désormais une pratique du corps incarnée dès la socialisation de l’enfant. Par exemple, les fillettes de l’émission américaine Toddlers and Tiaras (http://tlc.howstuffworks.com/tv/toddlers-tiaras) ont le destin signalé dès la naissance, car elles sont entrainées (par leurs mères) à sourire continuellement. Elles ont également des noms du monde du spectacle (Eden, Brittany, Makenzie), qui signalent la dimension médiatique de leur communauté de référence.
  • 21. Ce ne sont pas uniquement des émotions « positives » et « maternelles » traditionnellement associées au féminin qui assument un nouveau rôle pour tracer les paramètres du social où les lignes de force ne sont souvent pas évidentes. Le simulacre de l’intimité chaleureuse est aussi accompagné par de nouvelles manifestations de l’agression dans la culture pop, surtout par le timbre de voix, par le registre communicatif, par le vocabulaire et par le cible. Cette agression est véhiculée par l’ironie obligatoire qui de la culture pop, dans le sens que le sous-texte ambigu, mais « amusant » qui domine le discours des espaces publics cache l’agression (et, dans un sens, l’encourage, quand les personnes tentent de rendre plus intelligible la communication brouillée par l’ironie). Par exemple, les insultes dans la famille Bundy étaient monnaie courante (Married With Children, 1987-97); Al (dont le nom est devenu symbole iconique d’un père incapable) est vendeur de souliers (mais gagne peu) et ne fait que revivre ses années de gloire comme joueur de football à l’école secondaire; sa femme Peg est une mère inattentive et épouse grincheuse; autant que la fille Kelly soit une adolescente aux mœurs légères, le fils Bud vit l’intimité entièrement dans sa tête. Cette situation est évoluée de All in the Family (1971-79), la première émission où les insultes étaient permis. Mais la mère Edith était toujours souriante et maternelle. Jadis, les familles étaient présentées sous forme de stéréotype idéalisé; p.e., My Three Sons (1960-72), structuralement dysfonctionnelle, car le père était veuf, mais émotionnellement solidaire, ou même Lost in Space, 1965-68, où la famille Robinson erre d’une planète à l’autre, mais leur vrai ennemi n’est pas le monstre du jour, mais le Professeur Smith, passager clandestin qui cherche à empoisonner les rapports familiaux. http://idiotflashback.files.wordpress.com/2 010/02/married-with-children-married- with-children-80048_607_768.jpg À gauche, la famille Bundy; à droit, les Bunker. http://www.crazyabouttv.com/I mages/allinthefamily.jpg
  • 22. Les Bundy et les Bunker s’insultent allégrement, mais ils adoptent la politesse typiquement petite- bourgeoise avec les personnes d’autrui (Archie Bunker est un raciste borné, avec des mots âpres pour les Noirs et pour les homosexuelles, mais il est super respectueux des institutions sociales et gouvernementales). Par contre, Modern Family situe la menace à l’extérieur de la famille. Ici, ils tentent désespérément de s’appuyer, de s’aimer, mais ne savent comment le faire, alors la communication s’effectue par la métaphore ou par l’indicible (surtout incarné par le caractère Phil Dunphy, père d’une des trois familles protagonistes et apparentées); il n’est pas surprenant que l’émission soit présentée comme un mockumentary (faux documentaire), avec les protagonistes qui occasionnellement « rompent » avec leur rôle pour parler directement à la caméra: ce sont les seuls moments où ils sont capables de parler ouvertement de leurs émotions. En contraste avec les émissions précédentes (et un contraste avec leur comportement dans l’intimité familiale), les protagonistes sont agressifs uniquement http://images2.fanpop.com/image/photos/8900000/Modern-Family-Wallpaper- modern-family-8938506-1280-1024.jpg avec des inconnus ou avec des « amis »: les frontières ont été résémiotisées. Claire n’aime pas Dylan, le copain de sa fille Haley; son mari Phil et sa 2e fille Alex n’ont pas d’amis; Cam et Mitchell (le couple homosexuel) ont des amis, mais uniquement pour vivre leur « gayness » (comme ils disent); pour eux, les amis et les rencontres sont une corvée; leur malaise avec leur fillette adoptée vietnamienne est une métaphore pour le mépris généralisé envers les étrangers; Jay est incapable d’exprimer ses sentiments envers son frère sans l’insulter; son petit-fils Manny est considéré trop bizarre pour avoir des amis. La seule qui est présentée comme sociable et ouverte à la possibilité d’amitiés est la mère de Manny et épouse de Jay, Gloria, dont la beauté suscite de la jalousie, au point de l’isoler.
  • 23. Member State Number Density (per 10 000 population) United States 463 663 16 Canada 38 310 12 Israel 7 814 11 Argentina 35 592 9 Norway 4 108 9 Sweden 7 541 8 Germany 63 100 8 Japan 95 197 7 France 41 422 7 Italy 37 000 6 Spain 24 515 6 Switzerland 3 847 5 Costa Rica 1 905 5 Chile 6 750 4 United Kingdom 25 914 4 United Arab Emirates 1 368 4 Kuwait 810 3 Uzbekistan 4 748 2 Romania 4 360 2 Saudi Arabia 6 049 2 China 136 520 1 Personnel dentaire Organisation Mondiale de la Santé World Health Statistics 2010, WHO Disponible dans le rapport PDF à: http://www.who.int/whosis/whostat/2010/en/index.html [cliquez], 10-10-2010 Notez le nombre de personnels par tranche de 10,000 de population. Le rapport à l’apparence du sourire est complexe, mais il n’est pas conditionné par l’argent, quand on examine les données du Kuwait, par exemple, ou quand on compare l’Allemagne avec la Grande-Bretagne, ou quand on compare l’Espagne «sombre» avec l’Italie «souriante» (ils ont le même rapport). Admettons qu’en Allemagne et en Suède, les soins dentaires font partie du système d’assurance maladie, comme en Norvège pour les enfants, mais pas aux États-Unis ni au Canada, ni en Israël (apparemment, en 2010 ils ont adopté un plan gratuit pour les enfants). http://www.falboart.com/Originals/The_dentist_is_in_root_canel.jpg
  • 24. http://arcade.sanriotown.com/us/images/UFM/emoticon02.jpg http://anidandesign.com/wp-content/uploads/2009/03/emoticons.gif À gauche, des émoticônes; en haut, les équivalences entre les émoticônes graphiques désormais standardisées en code ASCII, et les émoticônes textuelles, ainsi que leurs définitions. http://static.guim.co.uk/sys-images/Guardian/About/Genera l/2009/8/11/1249985757342/Emoticon-faces-on-compute-001.jpg Les émoticônes ne sont pas universelles: il existe le style manga, et le style South Park. R I T U A L I S E R L E S É M O T I O N S
  • 25. Selon François Furet (Le passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXe siècle, 1995), les États-Unis n’ont pas de classe bourgeoise parce que le pays est né sur une base idéologique d’individualité, de négociation, de mercantilisme, de rejet de la tradition, de déplacement social et géographique – bref, c’est un pays où tout le monde partage ces mêmes valeurs bourgeoises, et donc la bourgeoisie, catégorie européenne née dans une dimension parallèle et opposée à l’ancien régime, n’a plus de point de repère, car elle n’est plus en opposition au système établi de statut et de pouvoir. Sans l’appui idéologique de la confrontation pour justifier l’individualité rehaussée typique de l’orientation bourgeoise, il n’y a pas de frontière rigide de classe, et donc ses paramètres sont à découvrir, à venir, à émerger. Le social est un lieu où non seulement se présente le Moi, mais est également une dimension où l’individu participe obligatoirement dans la construction de la réalité qui encadre le Moi transformé en Soi (voir le classique d’Erving Goffmann, The Presentation of Self in Everyday Life, 1959, où il présente l’idée du rôle social utilisant la métaphore du rôle dramatique; voir également Victor Turner, The Ritual Process, 1969). Goffman s’inspire des théories de George Herbert Mead, mais on peut trouver des parallèles dans l’œuvre du sémiologue Juri Lotman et même dans les théories du psychologue Alfred Adler: à l’époque où la majorité cherchait de lois universelles sur lesquelles était censées s’ériger, appuyer et reproduire la société, ces personnes cherchaient à comprendre comment l’individu agit. Ils refusaient l’idée de l’individu-robot qui miroite les « lois » du social.
  • 26. Cette idée durkheimienne (inspirés par sa notion du totem, que les individus créent dans l’imaginaire pour définir un espace neutre, la «société», qui par la suite se présente à l’homme sous forme sacrée; l’adoration du sacré et, donc, l’ensemble de la religion, pour Durkheim, n’est qu’une tentative de concrétiser la cohésion sociale tellement souhaitée) est une apte description des États-Unis: les frontières de classe sont poreuses et en évolution constante, le statut est négociable, et la société est «ouverte», dans le sens que les valeurs idéologiquement appuyées soulignent la nouveauté, l’émergent, la souplesse. Le sourire constant serait signe de cette ouverture, de cette orientation vers le futur à construire et à définir, de désir (et, on pourrait dire, la nécessité) de construire des rapports qui deviennent la microcommunauté décrite par Goffman. Le sourire éternellement figé est l’homologue du recyclage autoréférentiel de la culture populaire, une dynamique rendue possible par la dénudation des dimensions complexes de ses composants. La culture populaire et le sourire sont deux instances de signes élémentaires et primordiaux - toujours à devenir, mais jamais réalisés. http://www.daltontrail.com/images/eco/totem.jpg Image standardisée d’un soi-disant «totem» haida. En effet, les totems comme technologie symbolique qui créent un système cohérent (mais pas nécessairement logique) pour représenter le monde peuvent assumer plusieurs formes, indépendamment de leur importance économique ou généalogique. Un totem des Aborigènes australiens d’Arnhem Land, kangourou femelle urinant. http://www.arthurzards.com/wp -content/uploads/2010/02/smile1.jpg À droit, un totem américain