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L’économie allemande en 1933-1934 :
de la crise mondiale au redressement
grâce à un réarmement intensif
Une contribution historique sur la « maîtrise de la
crise » par l’État monopole*
Kurt Gossweiler
Études marxistes, n° 75, 2007
Pour de multiples raisons, l’étude de la politique économique au cours de la première
phase de la dictature fasciste est d’une importance considérable et d’une grande
actualité.
L’Allemagne fasciste a été le premier exemple d’une économie qui, déjà en temps de
paix, était organisée en monopole d’État. La question de savoir dans quelle mesure
les lois inhérentes à ce modèle valent également pour la réglementation monopoliste
d’Etat d’aujourd’hui est d’une grande importance, tant sur le plan théorique, que sur
celui de la politique pratique. La présente étude – adapté d’éléments d’un travail
d’une ampleur bien plus vaste[76] – doit être considérée, entre autres, comme la
contribution d’un historien à la discussion concernant le mécanisme, les lois, les
possibilités et les limitations d’une telle réglementation monopoliste d’Etat.
On peut se rendre compte de l’actualité du sujet si l’on pense que, jusqu’à présent,
l’historiographie marxiste n’a consacré que peu d’attention à la phase initiale de la
dictature fasciste. En République fédérale, l’étude intensive de cette période a, par
contre, permis des études très fouillées, telle l’œuvre de Bracher, Sauer et Schulz
sur Die nationalsozialistische Machtergreifung (la prise de pouvoir par les nationaux-
socialistes)[77]. Le titre de cet ouvrage est déjà tout un programme en soi. Les termes
« prise du pouvoir par les nationaux-socialistes » masquent en réalité le cours réel
des choses : le capital monopoliste allemand a transmis le pouvoir politique aux
bandes nazies, espérant ainsi qu’elles allaient réaliser ses propres buts
réactionnaires et agressifs, tant en Allemagne qu’à l’étranger. Le titre de l’ouvrage de
Bracher, Sauer et Schulz donne l’impression que les anciens détenteurs du pouvoir
se seraient fait « dérober le pouvoir » par les nazis et que les événements du 30
janvier 1933[78] auraient signifié une révolution et une rupture complète avec tout ce
qui avait précédé. C’est pourquoi cet ouvrage dépeint les mois précédant le 30 juin
1934 comme la période où les nazis se sont appropriés définitivement le pouvoir et
ont installé la dictature absolue d’Hitler et du NSDAP.
2
Face à de telles distorsions des faits, qui ont servi la cause du capital monopoliste,
notre étude entend contribuer à dégager la vérité historique et à mettre en lumière
les mécanismes qui la sous-tendent[79].
1. La crise économique mondiale comme étape importante dans le
développement du capitalisme monopoliste d’Etat
Quand on examine de plus près les données relatives à la croissance de la
production industrielle et de l’emploi en 1933 et 1934, on a l’impression que
l’Allemagne a surmonté avec succès la crise économique et qu’elle a pu remettre
très rapidement son économie sur pied (voir tableau 1).
Tableau 1 Accroissement de la production industrielle (1928 = 100)
Production industrielle 1932 1933 1934
Dans le monde 77,0 87,0 (+ 13 %) 96,0 (+ 10 %)
En Allemagne 54,0 61,5 (+ 14 %) 80,9 (+ 32 %)
Source : Halbjahresbericht der Reichskreditgesellschaft: Deutschlands wirtschaftliche
Entwicklung im ersten Halbjahr 1936, p. 2[80]
Le nombre de travailleurs actifs en Allemagne a augmenté, passant d’environ 11,5
millions en janvier 1933 à quelque 13,3 millions à la fin de l’année et à 15,5 millions à
la mi-1934[81].
Un an plus tard, la propagande fasciste allait tirer avantageusement parti de la
commémoration de la prise du pouvoir du 20 janvier 1933 en faisant croire au peuple
allemand et au monde entier que le but premier de la dictature fasciste était de
mettre un terme à l’énorme chômage – 6 millions de chômeurs en 1934 – et en
prétendant en outre que des miracles avaient été réalisés sur ce plan lors de l’année
écoulée[82].
La République fédérale a longtemps eu, de la politique économique fasciste, une
vision découlant de ces déclarations très évidemment propagandistes des nazis. On
a longtemps cru notamment que, dans les premières années après la prise du
pouvoir par les fascistes, la politique économique de l’Allemagne avait été
principalement axée sur la « mise au travail ». Ce n’est que plus tard que le
« réarmement » serait passé au premier rang des préoccupations. Entre-temps, de
plus en plus d’historiens ouest-allemands ont admis qu’une telle dualisation de la
politique économique fasciste ne tenait pas la route. Ils comprennent aujourd’hui
que, dès le début, le réarmement constituait le noyau de la politique et que tout le
reste, y compris la mise au travail, y avait été subordonné[83]. Bref, les historiens de
l’Allemagne de l’Ouest ont fini par partager, avec une trentaine d’années de retard,
les points de vue diffusés bien plus tôt par les communistes, mais que la plupart
d’entre eux, jusqu’alors, avaient trop volontiers niés – ce qui rappelle fortement
l’attitude adoptée actuellement par beaucoup en République fédérale.
Il est évident que le régime hitlérien et son commanditaire, la bourgeoisie
monopoliste allemande, voulaient en finir dès que possible avec le chômage.
L’établissement et le maintien du régime fasciste dépendait en effet d’une question
3
cruciale : les nazis allaient-ils réussir à réintégrer les millions de chômeurs dans le
processus de production ? Cela ne faisait aucun doute ni pour les dirigeants nazis ni
pour leur arrière-ban capitaliste. Aussi Hitler avait-il pleinement raison de déclarer :
« Mener à bien la mise au travail nous assurera la plus grande autorité[84]. »
L’historien ouest-allemand Petzina s’appuie sur cette déclaration – et d’autres du
même genre – d’Hitler, lorsqu’il affirma que ce dernier aurait été le seul à avoir
compris l’importance pour le gouvernement allemand de trouver une solution à
l’énorme chômage puisque c’était la seule façon de gagner la confiance du peuple
allemand. Petzina fait même état de « la plus importante réalisation d’Hitler sur le
plan de la politique économique[85] ».
En réalité, Hitler ne fit qu’appliquer une méthode utilisée plus d’une fois avec succès
depuis 1918 par la bourgeoisie impérialiste allemande et ses représentants
politiques ; une méthode, en outre, qu’on allait encore utiliser en République fédérale
après 1945. Elle consistait à présenter comme une réalisation et un mérite du
pouvoir en place l’allègement des souffrances du peuple dû à la fin de la crise avec
ses conditions catastrophiques provoquées par l’impérialisme. Ce faisant, on espérait
rétablir son autorité chancelante. Jürgen Kuczinsky caractérise comme suit cette
attitude de la bourgeoisie monopoliste allemande en 1932: « Le capital réalisa que la
fin de la crise était en vue et quand le parti fasciste perdit des voix aux élections de
novembre 1933, on fut bien vite d’accord : il était plus que temps de passer à la
dictature fasciste pour pouvoir présenter Hitler comme le “sauveur” et justifier ainsi
une dictature réactionnaire et terroriste[86]. »
L’essor économique que l’on peut déduire du tableau ci-dessus n’a donc en aucun
cas été le résultat d’une véritable relance économique et encore moins celui d’une
résolution “normale” de la crise par les voies habituelles.
Le 12e Plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste[87] (septembre
1932) constatait: « Dans les circonstances de la crise générale du capitalisme[88], la
domination du capital monopoliste, qui s’est assuré le contrôle de la quasi-totalité de
l’économie dans la société capitaliste, fait qu’il est plus difficile de surmonter la crise
économique en suivant des voies qui sont encore celles du capitalisme de la libre
concurrence. Plus les élites de l’oligarchie financière parviennent à s’enrichir au
détriment des autres capitalistes alors que les marges bénéficiaires sont de plus en
plus réduites, plus ils arrivent à piller les travailleurs et plus les droits à l’importation
fixés par ces élites sont élevés, plus les marchés intérieur et extérieur se
ratatinent…[89] »
En 1934, dans son étude sur la crise économique mondiale, Eugène Varga écrivait :
« Le mécanisme interne du capitalisme a été suffisamment fort pour surmonter le
point le plus bas de la crise, pour opérer la transition vers une dépression
économique et même, dans certains pays, pour réaliser une reprise limitée de
l’économie : mais ce mécanisme n’a pas été assez fort pour faire naître une véritable
relance[90]… »
Bien que le point le plus bas de la crise économique mondiale avait déjà été dépassé
à la fin de l’année 1932, seules des mesures politiques ont pu forcer le passage de la
dépression à une nouvelle croissance économique. Le début du cycle naturel
4
d’une nouvelle crise se distingua de ce fait de tous les cycles précédents. La
nouvelle reprise économique ne s’appuyait plus sur le fonctionnement spontané des
lois économiques mais provenait principalement d’impulsions « non économiques »,
à savoir des commandes de l’État. Cela semblait confirmer les théories des
« keynésiens » allemands[91], les soi-disant « réformateurs » qui, déjà bien avant
1933, avaient déduit du « non-fonctionnement de l’automatisme dans l’économie » la
nécessité d’une « politique conjoncturelle active » de la part des autorités[92]. Un
important représentant de ces keynésiens fut Lautenbach, haut fonctionnaire du
ministère des Affaires économiques[93].
La politique économique du gouvernement fasciste n’avait toutefois rien à voir avec
ces « théories », car elle s’adaptait complètement aux besoins du capital
monopoliste.
La majorité des économistes et entrepreneurs bourgeois concevaient d’ailleurs les
interventions de l’État comme contraires à la « normale », comme une mesure
d’urgence contraire aux règles. Elle devait seulement donner une première
impulsion, agir comme un « détonateur ». Dès que le mécanisme dérangé de
l’économie capitaliste aurait été remis en marche par le biais d’une telle impulsion, le
politique devrait se retirer et laisser le champ libre aux traditionnelles « initiatives
privées des entrepreneurs[94] ».
Ni les partisans d’un passage durable à une « politique conjoncturelle active » du
gouvernement ni ceux d’un retour à une économie de libre concurrence avec le
moins d’interventionnisme étatique possible, n’avaient une vision claire des
motivations réelles de la politique économique du gouvernement d’Hitler, que tous
d’ailleurs soutenaient. Ces motivations remontaient au changement radical de
structure au sein du capitalisme. Celui-ci s’était transformé en un capitalisme
monopoliste d’Etat mûr. Dans cette transformation, la crise économique mondiale
signifia une profonde rupture qui marqua la séparation tout autant que la jonction
entre les deux premières périodes du premier stade de la crise générale.
Les caractéristiques typiques de la crise de 1929 à 1933, surtout sa gravité et sa
longue durée, résultèrent principalement de la crise générale du capitalisme et du fait
qu’en raison de cette crise, les monopoles des principaux pays industrialisés avaient
pris le contrôle de l’État. À leur tour, ces caractéristiques furent, elles aussi, une
cause de dégradation de la situation économique générale et – surtout en Allemagne
– d’une fusion plus poussée encore des monopoles et de l’appareil d’État.
Pourquoi, durant le premier stade de la crise générale, les effets de celle-ci sur les
crises cycliques capitalistes ont-ils été plus profonds et plus dévastateurs que durant
le troisième stade? Il convient de mentionner deux choses, à ce propos. En premier
lieu, il n’est pas encore possible de formuler des considérations définitives sur les
effets de la crise mondiale du capitalisme dans son troisième stade. Par ailleurs, pour
expliquer les caractéristiques particulières de la crise entre 1924 et 1932 – et
notamment la brièveté de la période de relance –, il faut prendre bien davantage en
considération les influences politiques sur l’économie qu’on ne l’a fait jusqu’à
présent. Le traité de Versailles[95] et, entre autres, les réparations de guerre et le
système de remboursement des dettes entre les alliés, ont constitué une lourde
entrave aux possibilités de développement économique des différents États
5
impérialistes et de l’ensemble du marché capitaliste mondial. En outre, les dettes
extérieures de l’Allemagne furent l’une des raisons principales de la politique
déflationniste poussée à l’extrême durant la crise. Ajoutons que, pendant longtemps,
les impérialistes allemands avait intérêt à ce que la crise économique continue à
empirer car ils espéraient que cette crise allait les libérer des conséquences de la
défaite lors de la guerre[96] (réparations) et de la révolution de novembre[97] (acquis
sociaux et politiques de la classe ouvrière).
Voilà pourquoi le développement du marché capitaliste mondial, tout comme celui
des forces productives, fut soumis à d’importantes limitations liées de façon non
négligeable à des facteurs politiques. Toujours est-il que ces limites plus ou moins
grandes n’influencent en fin de compte que la durée de ce développement. Pas une
seule mesure de politique économique ne peut changer le fait que, tôt ou tard, la
poursuite de l’expansion de la production capitaliste sera bloquée et celle-ci
sombrera obligatoirement dans la récession.
Au cours des années de crise, l’État dominé par les monopoles a freiné la correction
des disproportions apparues suite à la contradiction fondamentale de l’économie
capitaliste – la production sociale face à l’appropriation par le capital privé – et qui
avaient contribué à provoquer la crise. Naturellement, au plus profond de la crise,
ces disproportions avaient été corrigées jusqu’à une certaine hauteur et pour une
durée limitée[98], mais cela ne constitua pas une base suffisante pour une nouvelle
relance de l’économie sans impulsion « venue de l’extérieur ». La politique des prix
et de soutien à la formation de cartels des autorités empêchèrent une correction des
énormes disproportions existant entre la section I et II de la production sociale, entre
l’industrie des moyens de production et celle de la consommation. Cette politique
permit à la première section de maintenir, même pendant la crise, des prix de
monopole beaucoup trop élevés alors que, sous la pression de la crise, les prix des
biens de consommation furent considérablement réduits, ce qui se solda par la faillite
de nombreuses entreprises produisant des biens de consommation. L’index des prix
de gros des moyens de production retomba de 137 en 1928 à 114 en 1933, soit une
baisse de presque 17 %. Durant la même période, l’index des prix des biens de
consommation régressa de 174,9 à 111,7, soit une baisse de quelque
36 % ![99] Grâce aux subsides accordés aux grands monopoles menacés de faillite –
cela concernait notamment des entreprises de l’industrie lourde – les autorités
empêchèrent la destruction du capital fixe excédentaire[100]. Et Varga de constater :
« Cet excédent freine le renouvellement et la valorisation du capital fixe. Cela vaut
pour la production du secteur I et, partant, pour la production industrielle dans son
ensemble[101]. » En outre, les subsides publics ont dispensé les grands patrons des
monopoles de l’obligation de réduire la valeur du capital fictif (actions) dans les
mêmes proportions que la destruction réelle de capital, qu’aurait entraîné l’arrêt de
certaines installations[102]. Ainsi, le capital en actions de la Vereinigte Stahlwerke AG
(800 millions de RM), malgré l’arrêt de plus de la moitié de sa capacité de production
dans les années de crise, ne perdit pas, ou très peu, de sa valeur[103], de sorte
qu’entre capital réel et capital fictif apparut un décalage de plus en plus grand.
De ce fait, le mécanisme à travers lequel, normalement, dans les périodes de crise,
les pertes sont aplanies et la marge bénéficiaire est remise en concordance avec les
besoins de la rentabilité a été mis en grande partie hors d’état de fonctionnement. Ce
mécanisme est en quelque sorte un « assainissement » réalisé au moyen de la
6
réduction de valeur du capital au détriment des actionnaires[104]. Ce mécanisme a été
désamorcé par les autorités dans le but de faire porter le poids de la crise par la
classe ouvrière et les autres couches de la population. Une autre raison du maintien
du capital-actions surévalué était la confiance de l’industrie du réarmement qui
s’attendait à d’énormes commandes de l’État. Ainsi, Albert Vögler, président du
conseil d’administration de la Verneinigte Stahlwerk AG et de la « Verein deutscher
Eisenhüttenleute »[105], déclara lors de l’assemblée principale de cette dernière, le 26
novembre 1932 : « Nous ne sommes pas face à un déclin. Nous sentons en nous la
force d’une nouvelle croissance[106]. » Cet optimisme de la part du groupement
d’intérêts de l’acier suscita l’étonnement. Un article sur le « programme de relance »
du chancelier von Papen[107], dans l’édition de novembre 1932 de
la Gewerkschaftsarchiv, en concluait à juste titre que la seule explication d’un tel
optimisme était l’espoir d’obtenir des commandes de livraisons d’armes[108]. Cet
espoir avait une base très réelle : le 19 novembre, les principaux monopolistes
allemands avaient exigé du président Hindenburg qu’il désigne Hitler comme
chancelier du Reich ![109]
Les grands monopolistes ont vu, dans les retombées « réductrices des coûts » de la
crise économique, et surtout dans la réduction des salaires du « niveau du bifteck » à
celui du « riz »[110],[111], c’est-à-dire au strict minimum vital, un « acquis » qu’ils
entendaient garder coûte que coûte en cas de nouvelle période de prospérité
économique[112]. Ce souhait a été exprimé sans vergogne en novembre 1932 dans
les Deutsche Führerbriefe, un bulletin d’information des monopolistes les plus
éminents. On y exprimait la crainte que la fixation par l‘Etat du niveau des salaires en
vigueur en Allemagne qui travaillait à l’époque avec des signes « moins », donc à
l’avantage des entrepreneurs, puisse, à l’issue de la crise, manier à nouveau des
signes « plus », comme à sa glorieuse époque. Les Führerbriefe demandaient
instamment aux entrepreneurs de mettre tout en œuvre pour empêcher un tel
développement et de lutter pour une « nouvelle liberté de mouvement
économique » : « Sedan ou Iéna[113] ?… Utiliser à fond la crise et sa force pour
imposer une grande opération de nettoyage et une nouvelle orientation, ou continuer
le petit train-train dans la certitude que dans quelques années tout cela
recommencera ? Telle est également la question cruciale à laquelle devra répondre
l’économie[114]. » Ces objectifs des Führerbriefe confirment l’évaluation de la situation
en 1932 par l’historien communiste Albert Norden. Norden disait : « Le capital
monopoliste, qui, un an plus tôt, avait encore considéré et accepté la social-
démocratie comme un rempart contre le danger communiste, n’était plus désormais
sur la défensive, mais poursuivait des objectifs carrément offensifs. Dans ce cadre, il
n’avait plus besoin de la social-démocratie, mais d’un parti agressif prêt à détruire
toute forme de progrès et tous les éléments démocratiques à l’intérieur du pays et
qui, à l’extérieur, allait se montrer d’un chauvinisme impitoyable[115]. »
Vu la force combative de la classe ouvrière allemande qui s’était encore manifestée
de façon très évidente en automne 1932[116], la seule manière de réaliser les plans
de la bourgeoisie monopoliste allemande résidait dans l’établissement d’une
dictature fasciste. « Pour assurer son sauvetage, la bourgeoisie dirigeante recourt de
plus en plus au fascisme pour appliquer les mesures les plus spoliatrices contre les
travailleurs … Les milieux impérialistes essaient de faire porter tout le poids de la
crise par les travailleurs. Et, pour cela, ils ont besoin du fascisme[117]. »
7
Le gouvernement dirigé par Hitler rencontra les exigences des grands patrons
monopolistes à tel point que l’économiste bourgeois René Erbe constata, plein
d’admiration, que « jamais dans l’histoire des reprises conjoncturelles on n’avait vu
que le salaire horaire fixé par convention collective restait réellement inchangé au
niveau très bas où il était arrivé en raison de la crise »[118]. Aussi, le rapport
semestriel de la Reichskreditgesellschaft (société de crédit du Reich) de début 1935
constatait avec grande satisfaction : « Les frictions, tels les nombreux conflits du
travail, qui, dans le temps, perturbaient sans arrêt le processus économique, ont
entre-temps été liquidées[119] » . Oui, en privant les travailleurs de tous leurs droits,
en les menaçant d’emprisonnement dans un camp de concentration et par la terreur
sanglante des bandes de tueurs fascistes !
La politique salariale de la bourgeoisie monopoliste allemande ne reposait pas sur un
arbitraire subjectif. Elle était dictée par les contraintes des lois économiques et les
conditions de la reproduction élargie du capital monopoliste. Ceci n’implique en
aucun cas une justification ou une décharge de la bourgeoisie monopoliste, mais
précisément sa condamnation la plus sévère. Ceci illustre sans ambiguité que les
besoins vitaux de la bourgeoisie sont incompatibles avec ceux des masses
populaires. En découle la nécessité de supprimer une forme de société aussi
inhumaine. Cette constatation constitue également un avertissement à l’adresse des
travailleurs de la République fédérale à propos de ce qui les attend si, à l’avenir, ils
laissent les grands barons des monopoles agir sans entrave[120].
Les efforts de la bourgeoisie monopoliste allemande en vue d’exercer une pression
impitoyable sur les salaires s’accrurent considérablement du fait que la lutte pour le
marché mondial s’intensifiait. Le chiffre du commerce mondial avait dégringolé,
passant, en valeur, de 284 milliards de marks en 1929 à 99 milliards en 1933 et, en
volume, de 208 milliards de marks à 133 milliards (calculé en fonction du pouvoir
d’achat de 1913)[121]. La situation s’aggrava encore à cause de la dévaluation des
monnaies de nombreux pays, parmi lesquelles la livre anglaise et le dollar[122]. Les
impérialistes allemands se demandaient comment ils allaient pouvoir compenser
l’avantage concurrentiel que ces pays avaient acquis par la dévaluation. Cette
question provoqua de violentes controverses au sein de la bourgeoisie monopoliste
allemande. Il allait de soi d’envisager comme issue une dévaluation analogue du
mark. En fin de compte, cette solution fut rejetée, et ce pour diverses raisons. En
dévaluant le mark, l’Allemagne aurait pu proposer à meilleur marché ses
marchandises à l’exportation, mais les importations seraient devenues plus chères
dans de semblables proportions. Ceci aurait été très lourd à porter vu que
l’Allemagne dépendait pour une très grosse part de l’importation de matières
premières. Ensuite, l’Allemagne aurait perdu l’avantage de la réduction de sa dette
extérieure, due à la dévaluation dans les pays créanciers. (De cette façon, jusqu’en
1938, les dettes de l’Allemagne à l’étranger ont baissé de pas moins de 6 milliards de
marks[123] !). Et puis, le danger existait que les pays qui avaient dévalué leur monnaie
les premiers réagissent à cette dévaluation du mark par une nouvelle dévaluation
chez eux, de sorte que l’Allemagne n’en aurait tiré qu’un avantage très limité. Enfin,
la bourgeoisie monopoliste allemande craignait l’effet psychologique d’une
dévaluation du mark sur la population, qui avait encore en mémoire l’inflation de
quelques années plus tôt[124].
8
Sur base de telles considérations, la bourgeoisie allemande décida de compenser
d’une autre manière l’avance que l’Angleterre et les États-Unis avaient prise par le
biais de la dévaluation. On opta pour une pression directe sur les salaires et pour un
dumping sur les exportations dont les pertes furent récupérées sur les
consommateurs et contribuables allemands[125]. Le tableau 2 ci-dessous permet de
voir en quelle mesure cette politique économique a restreint le pouvoir d’achat des
masses et provoqué une sous-consommation[126].
Tableau 2 Le développement de la production industrielle et du volume du
commerce du détail du début 1933 à la mi-1934 (1928 = 100)
Époque
Production industrielle
(par jour ouvrable)
Chiffre du volume
du commerce de détail
janvier 1933 61,2 54,2
janvier 1934 78,4 55,1
mai 1934 82,7 63,5
janvier 1933-mai 1934 + 35 % + 17 %
Source : Konjunktur-statistisches Handbuch 1936, édité par le directeur de l’Institut
für Konjunkturforschung Ernst Wagemann, Berlin 1935, p. 52, p. 78.
La production industrielle augmenta donc plus de deux fois plus vite que le chiffre
d’affaires du commerce de détail ! Et il convient encore d’ajouter que ces données
donnent une image trop favorable, puisque la hausse du chiffre d’affaires du
commerce de détail est due en partie à la hausse des prix des moyens d’existence et
des biens industriels de consommation. Ainsi, par exemple, les prix de ces biens de
consommation augmentèrent d’environ 4 % en 1933[127] et, plus spécifiquement,
l’index des prix à la consommation pour l’alimentation passa de 111,3 en janvier
1933 à 117,6 en janvier 1934 (1913/14 = 100)[128].
Cette politique dictée par les monopoles mit hors circuit l’ « automatisme » qui,
normalement, venait à bout des crises. Elle empêcha non seulement que fussent
aplanies les contradictions au sein de l’économie capitaliste, elle alla même jusqu’à
exacerber l’une de ces contradictions. Entre 1924 et 1930, l’appareil de production
de la section I avait connu une expansion énorme et durant les années de crise, il
s’était maintenu grâce aux subsides de l’État. La capacité de cet appareil de
production ne pouvait être mise à profit qu’au moyen de commandes tout aussi
importantes. Mais face à cette capacité énorme, se trouvaient le pouvoir d’achat des
masses qui était à son point le plus bas et qu’on maintenait à ce niveau minimal,
ainsi que l’industrie des biens de consommation affaiblie et décimée par la crise. Les
forces sur le marché intérieur qui auraient pu assurer une reprise n’étaient pas en
mesure de relancer l’industrie surdimensionnée des biens de production. Il fallait
pour y arriver une impulsion correspondante de « l’extérieur ». Pour sortir de la crise,
il ne restait objectivement dans la situation donnée, qu’une possibilité : l’Etat devait,
au moyen de commandes publiques, créer un « marché de remplacement » pour
l’économie capitaliste paralysée.
Cette « déviation » de la « normale » à la fin de la crise économique mondiale qui
apparaît à travers les interventions de l’État en Allemagne et dans d’autres pays afin
de relancer l’économie, n’était en fait pas une « déviation » ni un cas exceptionnel.
9
Ce fut le début d’une nouvelle phase dans le cours cyclique des crises capitalistes
dans laquelle il n’existait encore qu’un seul moyen – promu au rang de norme – de
venir à bout des crises économiques. Ce moyen consistait en une série de mesures
gouvernementales et d’interventions politiques[129]. Les théories des « keynésiens »
étaient juste un reflet plus ou moins déformé de cette situation objective donnée.
On constate aussi que l’État fasciste, commanditaire, ne passait que des
commandes qui satisfaisaient la chasse au profit du capital financier. Cela aussi était
étroitement lié aux conditions d’existence objectives de l’impérialisme et au fait que
l’État était complètement dominé par les monopoles. « Les trusts et les grands
groupes s’assurent la direction de l’appareil d’État et de son système fiscal et
budgétaire et ils s’en servent pour mobiliser le capital social commun afin de
répondre aux besoins de la reproduction capitaliste élargie dans les secteurs
monopolisés de l’économie[130]. »
Ceci signifie tout d’abord que les autorités ont fait peser sur les épaules du reste de
la population le paiement de ces commandes et, ensuite, qu’on a principalement
accordé des commandes susceptibles de contribuer à la réalisation du programme
d’expansion que visait l’impérialisme allemand à l’étranger : des fournitures d’armes,
par conséquent[131] ! Et cela signifie en troisième lieu que la « mise au travail » par
les fascistes a rapidement augmenté les disproportions entre les sections I et II de la
production qui, durant la crise, s’étaient réduites en ce qui concerne la production.
C’est ce que montre le tableau 3.
Tableau 3 Développement de la production industrielle en Allemagne (1928 = 100)
Production industrielle 1932 déc. 1933 juill.1934
Index complet 61,2 75,1 (+ 23 %) 89,5 (+ 19 %)
Biens de production 50,2 66,1 (+ 32 %) 84,3 (+ 28 %)
Biens de consommation 77,6 88,6 (+ 14 %) 97,4 (+ 10 %)
Source : Deutschlands wirtschaftliche Lage an der Jahreswende 1934/35, p. 2[132].
Comme l’Etat était devenu le principal client et commanditaire des monopoles, le
contrôle de cet État par les monopoles devint plus important que jamais. Celui qui
dirigeait l’appareil d’État déterminait qui bénéficiait des commandes.
La crise économique et les tentatives de la surmonter ont accéléré de façon
dramatique le développement du capitalisme monopoliste d’Etat, la fusion du pouvoir
des monopoles avec celui de l’État en un appareil unifié[133]; par ailleurs, ce
processus est allé nécessairement de pair avec une lutte de concurrence et de
pouvoir plus féroce au sein de l’oligarchie financière. Les monopoles de l’industrie
lourde, de l’industrie chimique, de l’industrie électrique, de la production automobile,
de l’industrie de la construction, etc. étaient impliqués dans une lutte effrénée pour
obtenir la part du lion dans les commandes de l’État. En même temps, ils essayaient
tous d’influencer la politique économique du gouvernement en vue des préparatifs
de guerre auxquels ils adhéraient tous. La lutte fut d’autant plus impitoyable que les
bénéfices à distribuer étaient encore relativement limités[134] et qu’une « entente » au
détriment de tiers – comme, plus tard, lors des expéditions de pillage dans les pays
occupés – n’était pas encore possible.
10
2. La « mise au travail » par les fascistes sur une voie sans issue
Au bout d’un an de dictature fasciste, il était devenu très clair que l’espoir d’un
succès rapide de la « première impulsion » avait été vain. Le passage de la
« conjoncture d’État » à la « conjoncture privée » n’avait pas eu lieu[135]. Le volume
des commandes d’État accordées jusqu’alors était encore trop petit et la reprise
économique conjoncturelle ne suffisait pas pour utiliser à plein la capacité de
production disponible. Fin 1933, celle-ci n’était utilisée, surtout dans l’industrie lourde,
que très partiellement[136]. Dans l’industrie des biens de consommation où en
moyenne une part plus importante du potentiel était utilisée[137], le ministre des
Affaires économiques avait interdit préventivement en mars 1933 – dans l’intérêt du
réarmement – un grand nombre d’investissements et d’extensions[138]. Une reprise
de la conjoncture dépend essentiellement d’un renouvellement et d’une extension de
l’appareil de production existant. L’absence d’impulsions provenant d’une nouvelle
vague d’investissements, a été la cause directe de l’absence d’ « initiatives privées »
.
Une autre raison résidait dans l’incertitude concernant les retombées de la politique
économique du gouvernement, plis particulièrement en relation avec l’avenir des
entreprises publiques ou semi-publiques telles que la Dresdner Bank et la Vereinigte
Stahlwerke. Cette incertitude était née du fait qu’en premier lieu, on ne pouvait pas
savoir quelles mesures économiques et politiques le gouvernement serait forcé de
prendre sous la pression croissante des masses et, en second lieu, parce que la lutte
de pouvoir entre les monopoles les plus importants n’était toujours pas décidée[139].
Fin 1933, il était donc déjà clair que l’État allait une fois de plus devoir libérer
d’importants moyens afin de prévenir une régression économique et de faire
régresser le chômage : au sein de la bourgeoisie allemande, éclatèrent à nouveau
des luttes acharnées pour savoir qui allait devoir apporter ces moyens et comment ils
allaient devoir être ventilés. Le premier semestre de 1934 fut entièrement placé sous
le signe de ces luttes.
Plus tôt, il était déjà apparu clairement qu’on ne pouvait en aucun cas libérer les
sommes nécessaires au réarmement en augmentant les impôts, qui avaient atteint
les limites supérieures de ce que le peuple allemand pouvait supporter – en 1934,
quelque 4,5 milliards de marks avaient déjà été dépensés pour le réarmement,
contre 1 milliard en 1933[140] ! Il faudrait recourir au crédit. Les moyens nécessaires
n’étant pas disponibles sur le marché des capitaux, le gouvernement dut chercher
une issue en s’adressant à la Reichsbank[141]. Mais la loi régissant le fonctionnement
de la Banque du Reich constituait un obstacle car elle interdisait expressément à la
Reichsbank – à part quelques exceptions mineures – de consentir des prêts à
l’État[142]. Une modification de cette loi n’était possible que si le conseil
d’administration de la Banque des paiements internationaux (BPI) à Bâle[143] y
consentait. Dans le contexte de la soumission de l’Allemagne au plan Dawes[144] (qui
consentait des prêts dans le cadre de la stabilisation du mark), en 1924, il avait été
en effet mis fin à la position dominante de l’État allemand au sein de la Reichsbank
et la loi Reichsbank soulignait expressément l’indépendance totale de la banque vis-
à-vis du gouvernement[145]. Ces dispositions étaient toujours en vigueur. En 1930, le
contrôle de la Reichsbank fut confié à la BPI[146], nouvellement fondée, et au sein de
laquelle le capital américain donnait le ton. Faisaient également partie des
11
fondateurs, en dehors des banques nationales d’Italie, d’Angleterre, de France, de
Belgique, d’Allemagne et de la banque industrielle du Japon, la banque J.P. Morgan
& Co. et la First National Bank of New York, contrôlée par Morgan, ainsi que la First
National Bank of Chicago. L’une des tâches principales de la BPI consistait à
percevoir et à répartir les réparations, ainsi qu’à régler les dettes mutuelles entre les
alliés. La BPI fut l’un des principaux champs de bataille du capital financier
international (surtout britannique, américain et français) en lutte pour l’hégémonie
financière en Europe et en Allemagne en particulier[147]. Et c’est ainsi que, pour le
financement de son armement, le gouvernement dirigé par Hitler dépendait, non
seulement de facto mais également de jure, de l’accord du capital financier
international. Le 26 septembre 1933, le gouvernement allemand introduisit donc une
demande en ce sens auprès de la BPI[148]. Cela situe bien le rôle joué par le
président de la Reichsbank de l’époque, Schacht, en tant que personne de confiance
du capital financier américain et anglais qui dominait la BPI, puisque le conseil
d’administration de la BPI approuva la demande aussi rapidement que possible. Le
président de la BPI, Leon Fraser, insista sur le fait que l’approbation avait été
obtenue en raison de la confiance placée en la personne de Schacht[149]. Cette
obligeance du conseil d’administration de la BPI contrastait de façon flagrante avec
les résistances et les hésitations avec lesquels le conseil de la BPI avait réagi en
1932 à une requête de modification bien moins importante de la loi Reichsbank
introduite par le président Luther de la même Reichsbank[150]. Jusqu’à présent, on a
accordé trop peu d’attention à cette attitude de la BPI[151] qui met, une fois de plus,
en évidence son rôle en tant qu’ « un des instruments les plus essentiels de la
politique profasciste de l’aristocratie financière internationale[152] ». L’approbation de
la BPI signifiait, déjà à cette époque précoce, la légalisation formelle du financement
du réarmement de Allemagne fasciste.
Le financement de la « mise au travail », donc du réarmement, était ainsi réglé au
moins pour cette période initiale par cette institution du capital financier international.
Mais l’impérialisme allemand se trouvera néanmoins confronté très rapidement à un
autre problème qui va peser bien plus lourdement et sera bien moins aisé à
résoudre. Au cours des six premiers mois de 1934, l’Allemagne a dû affronter une
crise sur le plan des devises et des matières premières. Elle menaçait la suite du
programme d’armement, mais aussi la mise au travail[153]. Le réarmement provoquait
une demande plus importante de matières premières. Pour y satisfaire, l’Allemagne
avait besoin de devises censées provenir des rentrées des exportations. Importations
et exportations se développaient toutefois dans des directions opposées. Alors que
le besoin d’un accroissement des importations se faisait de plus en plus sentir – et
que les prix des matières premières grimpaient – les exportations retombaient de
façon considérable, passant de
1,26 milliard de RM pour le quatrième trimestre 1933 à
1,09 milliard de RM pour le premier trimestre 1934 et à
0,99 milliard de RM pour le second trimestre 1934[154].
Au premier trimestre 1934, la balance commerciale extérieure de l’Allemagne
repassa dans le rouge pour la première fois depuis 1929, et de 54 millions de marks
encore ! Au second trimestre, le solde négatif grimpa même à 160 millions de
marks[155]. La baisse des exportations allemandes ne fut pas seulement la
conséquence de la concurrence accrue sur le marché mondial, mais aussi du boycott
12
des produits allemands par lequel divers pays avaient réagi aux poursuites contre les
Juifs et à l’horrible terreur fasciste[156].
Puisqu’il fallait des devises pour combler le déficit de la balance commerciale
extérieure, la réserve en devises de la Reichsbank, pourtant déjà passablement
modeste (400 millions au début 1934), se réduisit à 76,8 millions au mois de juin de
la même année[157]. La Reichsbank ne disposait plus, en fait, de devises. Afin
d’assurer quand même l’importation de matières premières d’une nécessité cruciale
pour le réarmement, voire de les accroître, on pratiqua des coupes sombres
impitoyables dans l’importation des produits alimentaires, d’autres matières
premières et de produits finis pour le secteur civil (voir tableau 4)[158]. Cela risquait de
poser d’énormes problèmes pour les branches industrielles touchées. Dans un
document confidentiel du 21 juin 1934, le directeur de la Deutsche Bank, Rösler,
insistait sur les problèmes spécifiques de l’industrie textile résultant de la pénurie des
matières premières[159]. Les problèmes de l’industrie textile n’allaient d’ailleurs
atteindre leur point critique qu’au cours du second semestre 1934, lorsqu’aux
limitations des importations, s’ajoutait l’imposition légale de la réduction du temps de
travail à 26 heures par semaine[160].
Tableau 4 Évolution en pourcentage des importations par rapport au trimestre
précédent
Importations 2e semestre 1933 1er semestre 1934
Importations totales :
Valeur + 0,4 + 8,8
Quantité + 1,3 + 10,0
Moyens de subsistance, boissons :
Valeur – 0,5 – 6,2
Quantité + 1,3 – 4,1
Matières premières et produits semi-
finis :
Valeur + 2,7 + 16,0
Quantité – 1,3 + 16,0
Source : calculé sur base de données publiées dans le Konjunktur-statistisches
Handbuch, p. 91 et ss[161].
La répartition des importations de matières premières du tableau 5 permet de voir
que leur accroissement a surtout profité au réarmement.
Tableau 5 Augmentation en pourcentage de l’importation des matières premières au
cours du premier semestre de 1934 par rapport à la même période en 1933.
Importations en %
Toutes les matières premières : 14,7
Matières premières industrielles 24,5
Matières premières pour biens de consommation 13,2
Matières premières pour biens de production 55,8
13
Source : Wirtschaft und Statistik 1934, p. 496.
Le chef de la section économique de la Deutsche Bank, E. W. Schmidt, résuma les
problèmes économiques de l’Allemagne dans une analyse datée du 5 mai 1934.
D’après lui, les indispensables importations de matières premières devraient jusqu’à
un certain point être remises en question ; la situation deviendrait inquiétante lorsque
la pénurie de devises allait déboucher sur une pénurie de matières premières
mettant ainsi en danger la mise au travail et la poursuite de la lutte contre le
chômage. Quoi qu’il en soit, il s’agissait d’une situation grave, ajoutait Schmidt, et il
jugeait la dénomination de « phase d’alerte de niveau un » reprise dans le Völkische
Beobachter, nullement exagérée[162].
Et pourtant, même une Allemagne capitaliste disposait de diverses possibilités pour
sortir de cette crise des matières premières et des devises. L’issue favorable qui
aurait le mieux correspondu aux intérêts nationaux du peuple allemand était de
renoncer à se concentrer sur le réarmement et de renforcer le commerce avec
l’Union soviétique. Toutefois, les milieux dirigeants firent exactement le contraire.
Dans le domaine du commerce extérieur, le gouvernement d’Hitler suivit une
politique provocatrice antisoviétique et se présenta aux puissances occidentales
comme le fer de lance contre le communisme et le bélier contre l’Union soviétique ;
de cette façon, il essayait d’avoir le feu vert de leur part pour le réarmement de
l’Allemagne[163]. Le résultat de cette politique fut une régression des livraisons
allemandes à l’Union soviétique, qui passèrent de 763 millions de marks en 1931 à
282 millions en 1933[164]. Les constructions mécaniques furent lourdement touchées.
Les exportations de machines allemandes vers l’Union soviétique qui, au quatrième
trimestre 1932, représentaient encore quarante pour cent du total des exportations
de machines, ne représentaient plus que quinze pour cent au quatrième trimestre
1933 ![165]
Pour prévenir les problèmes dus au manque de devises, il aurait également été
possible de poursuivre la ligne des années précédentes en essayant de libérer les
devises manquantes en contractant des crédits à l’étranger. Toutefois, cela aurait
encore accru la dépendance de l’impérialisme allemand vis-à-vis des plus grandes
puissances financières impérialistes et, partant, limité plutôt qu’élargi sa liberté de
mouvement. Cela était en contradiction avec la ligne politique fondamentale qui visait
à liquider tous les crédits à l’étranger afin de se préparer sans entrave à une
seconde guerre pour la répartition du monde et la conquête de l’hégémonie
mondiale. « Les impérialistes allemands poursuivaient leurs propres buts et voulaient
à nouveau repartager le monde, construire un gigantesque empire colonial allemand,
détruire la concurrence française, anglaise et américaine et faire route vers
l’hégémonie mondiale[166]. » Déjà, en novembre 1930, un membre du conseil
d’administration de la Deutsche Bank, Kehl, avait esquissé ce plan, devant un
parterre d’industriels de la Ruhr[167]. Kehl érigea en postulat que la liberté de
mouvement politique de l’Allemagne devait être le noyau de toutes les
considérations. L’économie allemande n’était toutefois pas encore suffisamment
assurée sur ses propres jambes, ajouta Kehl, elle ne pouvait pas encore se fier
suffisamment à ses propres forces, de sorte qu’elle dépendait encore de la mesure
dans laquelle les économies étrangères mettaient à disposition leurs excédents de
capitaux. Et, déjà bien avant qu’Hitler fût devenu chancelier, il déclarait, anticipant
sur le futur « plan quadriennal » fasciste : « Si le peuple allemand est encore ce qu’il
14
était dans le temps – et je pense qu’il l’est encore –, alors il devrait, à l’aide d’un plan
quinquennal complet et différent [du plan quinquennal soviétique – Note de K.G.],
pouvoir se libérer de l’aide étrangère et, par un travail opiniâtre et concentré,
atteindre ainsi la première condition indispensable dans son dur combat pour la
liberté nationale[168]. »
C’est avec ce genre de motivations que les milieux dirigeants de l’oligarchie
financière allemande repoussèrent de nouveaux emprunts. Ils cherchèrent plutôt à
utiliser le problème des devises de l’Allemagne pour mettre un terme définitif au
remboursement (en devises) des dettes allemandes aux créanciers étrangers, de
façon à pouvoir également engager ces moyens dans le réarmement. On voulait
ainsi faire baisser le cours des obligations allemandes à l’étranger et ensuite, les
racheter à bas prix afin, ce faisant, de se débarrasser de ses dettes de la façon la
plus avantageuse qui fût[169].
L’Allemagne consacrait, chaque année, environ 700 millions de Reichsmarks en
valeurs étrangères au paiement de ses dettes étrangères, qui s’élevaient encore à
quelque 15 milliards de marks, plus les intérêts. En 1934, même plus d’un milliard de
marks[170]. Si elle pouvait épargner ce montant, le solde négatif de la balance
commerciale allemande pourrait être aplani. Aussi le gouvernement allemand fit-il le
nécessaire pour amener les créanciers étrangers à mettre un terme au
remboursement des dettes allemandes. Ce fut le thème principal d’une conférence
(appelée la « Transferkonferenz », la conférence du transfert) qui s’est tenue à Berlin
du 27 avril au 29 mai 1934[171]. On peut déduire les attentes et les espoirs que les
Allemands plaçaient en cette conférence, de l’analyse précitée du haut fonctionnaire
de la Deutsche Bank, Schmidt. D’après celui-ci, le manque de devises de
l’Allemagne était tellement clair que la « conférence du transfert » à Berlin devrait se
terminer sans nul doute par l’arrêt provisoire total des remboursements
allemands[172]. Dans cet esprit, les représentants allemands proposèrent à leurs
créanciers étrangers un moratoire complet des transferts pour le second semestre
1934[173]. Leurs attentes ne furent toutefois pas rencontrées : les créanciers
n’abondèrent pas dans le sens des propositions et exigèrent que le remboursement
de la dette allemande se poursuive, en tout cas partiellement.
Pour briser la résistance des pays créanciers, les représentants allemands sont
passés aux menaces. Si les créanciers ne voulaient pas renoncer à la poursuite des
remboursements ou si, par l’achat renforcé de produits allemands, ils ne mettaient
pas l’Allemagne en état de poursuivre le remboursement de ses dettes, alors
l’Allemagne se mettrait à produire chez elle les matières premières nécessaires et,
de cette façon, ne serait plus l’acheteur d’environ 10 pour cent des matières
premières sur le marché mondial[174]. Schacht et le ministre des Affaires
économiques Schmitt ont émis à plusieurs reprises la menace que l’Allemagne ne se
tourne vers l’autarcie si l’on n’acceptait pas son point de vue. Contrairement à
Schacht, Schmitt mit l’accent sur le fait qu’il ne s’agirait pas d’un changement de cap
temporaire mais définitif de l’économie allemande vers l’acquisition de matières
premières en provenance de ses propres réserves si les puissances créancières
forçaient l’Allemagne à faire cette démarche[175].
Mais ces menaces restèrent, elles aussi, sans résultat. Bien que la conférence eût
duré quatre semaines, on ne put se mettre d’accord[176]. Au lieu d’un règlement
15
durable, comme les représentants allemands l’avaient espéré, on ne se mit d’accord
que sur des solutions intermédiaires, de courte durée et accompagnées de sanctions
immédiates si l’Allemagne devait ne plus rembourser ses dettes, ce qui, d’ailleurs,
s’est produit par la suite[177].
La conférence n’apporta donc aucune solution au manque de devises et de matières
premières de l’Allemagne. Elle avait surtout permis de faire sentir nettement aux
impérialistes allemands à quel point ils étaient dépendants de la bonne ou de la
mauvaise volonté des concurrents impérialistes, les États-Unis et l’Angleterre. Les
États-Unis et l’Angleterre étaient en même temps les principaux créanciers et les
fournisseurs de la plupart des matières premières dont l’Allemagne avait besoin[178].
De la sorte, la décision concernant la poursuite du réarmement de l’Allemagne et les
préparatifs de guerre reposait également dans les mains des puissances
occidentales, surtout des États-Unis et de l’Angleterre. Ces États disposaient
d’importants moyens de pression tant pour orienter la politique intérieure et
extérieure d’Hitler selon leurs besoins que pour lui mettre des bâtons dans les roues
en cas d’actions non souhaitées.
Le plan pour la « mise au travail » par une politique du réarmement forcée se heurtait
à un autre obstacle, à savoir les restrictions en matière d’armement qui n’avaient pas
encore été levées. Il est vrai qu’en vue du rôle de fer de lance contre l’Union
soviétique que s’était attribué l’Allemagne, les grandes puissances victorieuses en
1918 – dont l’Angleterre – avaient toujours étonnamment négligé de contrôler si
l’Allemagne respectait bien les dispositions du traité de Versailles. Quand
l’Allemagne se réarmait en secret, elles regardaient généralement dans la direction
opposée[179]. Mais aussi longtemps que les limitations restèrent en vigueur, le
réarmement de l’Allemagne ne pouvait se faire avec l’ampleur et la rapidité
voulue[180].
Naturellement, la volonté de supprimer les restrictions reflétait une autre
aspiration des impérialistes allemands : ils voulaient avoir le plus rapidement
possible en main les moyens qui leur permettraient « à nouveau de mettre de l’ordre
en Europe ». Mais les considérations économiques jouèrent certainement un rôle.
D’ailleurs, seule la mise sur pied d’une marine de guerre moderne, d’une force
aérienne et d’une armée de masse dotée de véhicules blindés et d’artillerie lourde
pouvait fournir, dans les circonstances créées par la politique économique des
monopoles, les principales impulsions nécessaires pour tirer parti de la capacité
totale de l’industrie de l’armement et faire sortir complètement l’économie allemande
de la crise[181]. Mais un réarmement de cette ampleur exigeait qu’on élimine
l’opposition de la France à cet égard[182].
Sur le plan économique, l’Angleterre et les États-Unis avaient les atouts en main face
à l’Allemagne, mais sur le plan militaire les atouts étaient aux mains de la France.
Aussi le principal souci de l’armée allemande et des dirigeants nazis était-il
d’empêcher une intervention armée de la France contre le réarmement allemand
aussi longtemps que, sur ce plan, l’Allemagne n’arriverait pas à la cheville de la
France. Hitler exprima cette préoccupation dans un discours adressé le 3 février
1933 aux commandants de la Wehrmacht[183]. La période la plus dangereuse, disait-
il, serait celle de la « reconstruction politique et militaire » ; si la France disposait de
16
véritables hommes d’État, elle sévirait contre l’Allemagne durant cette période et
rendrait le réarmement impossible [184].
Après qu’en octobre 1933, l’Allemagne eut quitté ce qu’on a appelé la « conférence
du désarmement[185] » et la Société des Nations[186], les négociations entre
l’Allemagne et les autres puissances – surtout la France et l’Angleterre – se
poursuivirent par voie diplomatique. On négocia les conditions nécessaires pour
obtenir l’accord de porter la Reichswehr à 300 000 hommes et de l’équiper
entièrement d’armes lourdes. En avril 1934, ces négociations atteignirent un point
critique. Début avril, le gouvernement d’Hitler avait présenté le nouveau budget, avec
des dépenses d’armement de 350 millions de marks supérieures à celles de l’année
précédente (ce qui d’ailleurs ne représentait qu’une petite partie de la hausse
réelle !). Le gouvernement français a vu dans cette provocation brutale l’occasion de
rompre les négociations avec l’Allemagne (17 avril 1934)[187].
Toutefois, la véritable raison de cette rupture des négociations était tout autre. Début
avril, André François-Poncet[188], l’ambassadeur de France à Berlin et l’homme de
confiance de l’industrie lourde française, avait rencontré Schleicher[189] dans la
maison de campagne du banquier Regendanz (2 avril 1934). Il avait reçu l’assurance
qu’un changement aurait bientôt lieu au sein du gouvernement allemand[190].
Manifestement, Schleicher avait laissé entrevoir qu’il serait possible, après cette
réforme, de réaliser une collaboration franco-allemande plus étroite dans les
domaines politique, économique et militaire, collaboration sur laquelle, avant le 30
janvier 1933, François-Poncet et Schleicher s’étaient déjà été mis en grande partie
d’accord.
D’après ces plans, la France marquerait son accord pour un accroissement des
effectifs de l’armée allemande sur base du système des milices. En contrepartie,
l’Allemagne démantèlerait les groupes militaires (SA, Stahlhelm, etc.), contracterait
une alliance militaire avec la France et attribuerait à l’industrie lourde française une
participation dans l’industrie de la Ruhr. Une telle réorientation au sein du
gouvernement allemand, telle que l’envisageaient Schleicher et François-Poncet,
était soutenue par le gouvernement français. Et, pour activer un peu les choses, les
Français s’opposèrent aux plans de réarmement des Allemands[191].
Au sein des cercles dirigeants de l’Allemagne fasciste les avis étaient très partagés
sur la façon de venir à bout de l’opposition des Français. Mais dans le cadre de cette
étude, il suffira de constater qu’il fallait donc briser l’opposition française à la levée
des restrictions au réarmement pour pouvoir poursuivre la « politique de mise au
travail », qui reposait sur la poursuite de ce réarmement. Sur ce point aussi,
l’Allemagne était encore très dépendante de l’attitude des autres puissances
impérialistes.
En résumé : la fameuse « mise au travail » de l’Allemagne fasciste, définie par les
monopoles les plus agressifs, s’engagea de plus en plus sur une voie de garage au
printemps 1934. Le fait que la politique économique avait été complètement mise au
service de la course au profit des monopoles pesait lourdement sur les masses,
accroissait encore les disproportions et tensions déjà présentes dans l’économie et,
dès le début de la nouvelle phase de reprise économique, posa les bases d’une
nouvelle crise aux conséquences au moins aussi catastrophiques. Vu le manque de
17
devises et de matières premières résultant du réarmement poussé à l’extrême –
dans lequel on ne tenait aucun compte des moyens propres et des disponibilités en
matières premières – la reprise économique risquait d’échouer et le danger existait
même de ne pouvoir maintenir pleinement le volume de production.
Cette aggravation des problèmes économiques, qui menaçaient de se muer en
catastrophe, constitua « la base économique de l’effusion de sang du 30 juin[192] »,
comme Varga l’avait déjà très bien compris dans un bulletin trimestriel de juin
1934[193]. Les conséquences principales de ce développement étaient qu’il
apparaissait clairement que
1. La politique économique d’Hitler provoqua parmi les masses un
mécontentement croissant à l’égard du régime nazi et, partant, une
exacerbation des rapports politiques en Allemagne même.
2. Sans l’aide et le soutien des grandes puissances impérialistes, l’Allemagne
fasciste n’était pas en état de persister dans la voie du réarmement qu’elle
avait empruntée.
Au printemps et au début de l’été 1934, la bourgeoisie monopoliste allemande devait
trouver une issue à l’impasse dans laquelle elle s’était fourvoyée en raison de sa
propre politique économique. Les décisions que dut prendre la bourgeoisie
monopoliste se trouvaient soumises à une double pression émanant tant des masses
populaires allemandes que des impérialistes étrangers.
3. Les divergences de vues au sein de la direction de l’Allemagne fasciste à
propos du contenu et de l’ampleur du réarmement camouflé en « mise au
travail » s’exacerbent
Déjà bien avant le 30 janvier 1933, lors des discussions entre les groupes
monopolistes et les défenseurs de leurs intérêts pour savoir comment les
commandes de l’État devaient être réparties, une contradiction était déjà apparue
entre l’industrie lourde et les secteurs industriels nouveaux avec, à leur tête, le
secteur de la chimie[194].
Du côté des secteurs industriels nouveaux, on développait surtout des plans de
construction d’un réseau routier, de motorisation, de construction de logements, etc.,
plans qui, déjà à l’époque, furent écartés par l’industrie lourde parce qu’elle ne les
estimait pas en mesure de remettre en marche le plus rapidement possible ses
capacités de production non exploitées[195]. Après la formation du gouvernement
d’Hitler, l’accent fut mis en première instance sur ces activités pour lesquelles, avec
le moins de capital possible, on pouvait employer la plus grande quantité de main-
d’œuvre possible : par exemple la construction de routes.
Mais dans un discours prononcé le 7 avril 1933, Schacht s’oppose avec insistance à
une politique de création d’emplois par « la mise au travail des chômeurs en leur
faisant creuser des fossés, pelleter du sable et poser des pavés[196]. » Au lieu de
cela, il était partisan d’un engagement maximal de moyens de l’État dans le
réarmement direct, donc dans les commandes d’armes passées à l’industrie
lourde[197]. Dans son allocution du 1er mai 1933, Hitler annonça toutefois que
l’opposition au plan de construction des routes serait balayée[198]. Le 23 juin 1933
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entrait en vigueur la loi de fondation de l’entreprise « Reichsautobahn » (autoroutes
du Reich) comme filiale de la Reichsbahn (chemins de fer du Reich)[199]. À l’origine,
Gottfried Feder[200] devait être l’inspecteur principal de la construction des routes,
censé planifier le déroulement des travaux de construction des voies rapides, mais
Schacht ne l’entendit pas de cette oreille ; au lieu de Feder, on désigna Todt[201] à ce
poste[202]. Le 23 septembre débuta réellement la construction des autoroutes, en
dépit de l’opposition et des objections de l’industrie lourde[203].
De même, dans les plans élaborés par le ministère des Affaires économiques après
la nomination de Schmitt[204] et dans ce qu’on a appelé le « Sofortprogramm »
(programme immédiat) d’août 1933[205], les réparations de logements et la pose de
voies rapides furent proposées en tout premier lieu comme les principales mesures
de mise au travail[206]. Les programmes de mise au travail présentés par Reinhardt,
le secrétaire d’État aux Finances, le 1er juin et le 21 septembre 1933 étaient sur la
même ligne[207]. En décembre fut conclu le « traité Feder-Bosch », qui réglait l’ample
engagement des moyens de l’État au profit d’IG-Farben, producteur de l’essence
synthétique Leuna[208].
À l’occasion de l’ouverture de l’exposition automobile du 8 mars 1934, Hitler avait
prononcé un discours où il annonçait que le centre de gravité de toutes les mesures
que l’État prendrait encore pour relancer l’économie se situerait aussi, à l’avenir,
dans l’industrie automobile. Il exigea que l’Allemagne rattrape et dépasse l’Angleterre
et la France et qu’au lieu des 500 000 voitures d’aujourd’hui, elle en produise
désormais 3 millions au total. À cet effet, le monde des entreprises était chargé de
concevoir et développer une voiture pour l’homme de la rue ; et il ajouta de façon
significative que le problème du carburant – l’approvisionnement et la production au
niveau national – serait résolu[209]. En stimulant l’industrie automobile et la
construction des routes, Hitler se conformait aux promesses faites en 1931 lors des
discussions avec les représentants de l’industrie automobile et réitérées le 4 janvier
1933 dans un entretien avec von Papen[210].
Sans aucun doute cet appui a été aussi d’une grande importance pour IG-Farben, vu
que, de la sorte, les ventes de l’essence Leuna seraient déjà assurées en temps de
paix[211]. La contradiction entre l’industrie lourde et les industries nouvelles, telle
qu’elle s’exprime dans ces questions, s’intensifia encore au cours du premier
semestre de 1934 du fait qu’entre les deux parties étaient apparues des divergences
de vues concernant le rythme du réarmement et les charges qu’on pouvait se
permettre d’imposer aux masses. Ce fut sans aucun doute la conséquence du
mécontentement croissant des masses populaires qui, progressivement, atteignait le
point d’ébullition. Comme c’est toujours le cas dans de telles situations, l’industrie
lourde et les nouvelles branches industrielles – en particulier IG-Farben – suivirent
des tactiques différentes. Alors que l’industrie lourde n’était aucunement disposée de
réduire la pression sur les masses de façon à soulager un peu la situation tendue
régnant à l’intérieur, l’industrie chimique avait tendance à accorder aux masses des
concessions limitées et des semblants de réformes. Cette tactique de l’industrie
chimique saute aux yeux lorsqu’on compare les propositions d’août 1933 du
ministère des Affaires économiques et celles du printemps 1934.
Le « Sofortprogramm » que Lautenbach – au sein du ministère des Affaires
économiques, l’un des porte-parole les plus capables de la ligne des branches
19
industrielles nouvelles[212] – dévoila le 9 août 1934, comprenait, entre autres, les
points suivants : « L’économie doit être déchargée (…) à l’aide de réformes et de
réductions des impôts qui, aujourd’hui, limitent la liberté de mouvement des
entrepreneurs et freinent leurs initiatives (…). La stabilisation des salaires avec une
main de fer (…). Des mesures contre la jouissance illégale de l’indemnité de
chômage (…)[213]. » Ce « Sofortprogramm » consistait donc en avantages fiscaux
pour les entrepreneurs, réduction des indemnités de chômage, gel des salaires
ouvriers à hauteur du salaire minimal. En novembre 1933 encore, Lautenbach avait
défendu le même point de vue[214]. Mais au printemps 1934, le ministère des Affaires
économiques présenta un programme essentiellement différent[215].
À la base des propositions du ministre Schmitt des Affaires économiques, se trouvait
un projet de Lautenbach. Schmitt et Lautenbach partaient du principe que
l’accélération de la reprise économique était devenue « une tâche politique,
économique et sociale de premier ordre » et que cela revenait aujourd’hui à
influencer l’économie « dans toute son étendue et le plus rapidement et efficacement
possible[216] ». Le fait que Lautenbach met l’accent dans ses propositions sur le fait
qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer l’importance et l’urgence inhabituelles d’une
réduction des impôts pour la couche élargie des salariés est significatif de la
profondeur du mécontentement social[217]. Comme premiers points de son
programme, Lautenbach proposa désormais des mesures censées accroître le
pouvoir d’achat des masses[218].
Ainsi, le salaire net total allait devoir être augmenté d’environ 1 milliard[219].
Lautenbach voulait atteindre cet objectif en supprimant les retenues sur le salaire
pour l’indemnité d’aide aux chômeurs[220] et par la réduction considérable des primes
prévues pour l’assurance chômage (qui passaient de 6,5 à 2,5 % du salaire, dont
2 % devaient être payés par l’entrepreneur et 0,5 % par le travailleur, alors qu’avant,
chacun payait 3,25 %). En revanche, il prévoyait une « réduction des charges pour
les entrepreneurs productifs » de seulement 50 à 60 millions[221]. En outre, le pouvoir
d’achat devait être augmenté par le biais d’une « révision de l’économie
subsidiée », c’est à dire par la réduction des cadeaux aux entreprises[222].
Le programme de Lautenbach et Schmitt acceptait que, suite à la hausse du pouvoir
d’achat, l’importation des produits sans nécessité vitale – comme, par exemple, les
fruits exotiques – allait augmenter et mettre en danger la balance des devises[223].
Ici, il devenait clair que, sur le plan de la politique en matière de commerce extérieur,
il existait de grandes divergences entre Schmitt et les milieux qu’il représentait, et le
duo Schacht-Blomberg[224]. À ce moment-là, l’industrie lourde ne pouvait réduire sa
capacité de production non utilisée que par le biais d’une accélération du
réarmement. Dans l’industrie chimique, la situation était exactement inverse : les
usines de production de carburants synthétiques et de caoutchouc synthétique, à qui
le réarmement promettait un âge d’or, étaient encore en construction. C’est pourquoi,
durant cette période de transition, le commerce avec l’étranger joua pour l’industrie
chimique un rôle bien plus important que pour l’industrie lourde.
C’est pourquoi, durant cette période, l’industrie lourde, conjointement avec les grands
propriétaires terriens, pencha davantage vers une politique économique autarcique
que l’industrie chimique. Toutefois, après quelques années, cette situation se modifia
20
complètement : à ce moment la capacité de production complète de l’industrie lourde
était utilisée et l’approvisionnement en matières premières de ce secteur industriel
devenait le principal problème. La préférence pour l’autarcie signifiait que l’on se
dirigeait vers la transformation du minerai de fer allemand, de moindre valeur, ce qui
fit diminuer les bénéfices. Pour l’industrie chimique la situation était maintenant
totalement différente. Après la construction d’usines de carburants synthétiques pour
le buna[225] et d’autres produits d’une grande importance pour le réarmement,
l’industrie chimique put profiter au maximum d’une orientation autarcique, d’autant
plus qu’elle avait pu assurer sa position sur le marché extérieur par le biais d’accords
avantageux avec ses concurrents étrangers[226].
Cela explique aussi pourquoi, au printemps 1934, le ministre Schmitt des Affaires
économiques essaya de résoudre le problème des devises en renforçant les
exportations sans imposer des limitations trop sévères à l’importation de produits
destinés au marché civil. Schacht et Blomberg voulaient limiter fortement la branche
civile des importations et utiliser à des fins de réarmement la part la plus grosse
possible des devises que cela fournirait. On comprend facilement pourquoi l’industrie
lourde et Schacht, sans oublier les généraux de la Reichswehr, aient voulu contrer le
programme de Schmitt.
Une autre proposition, à savoir celle du ministre des Finances Kro-sigk, fut tout
autant en désaccord avec les objectifs politiques de Schacht et de ses partisans sur
le plan de l’économie et du réarmement[227]. Même si, sur plusieurs points, cette
proposition s’opposait au programme de Schmitt, Krosigk et ce dernier étaient
pourtant d’accord sur les questions essentielles. Krosigk reconnaissait que la
construction d’autoroutes devait être la toute première priorité en vue de la mise au
travail[228]. Et il insistait aussi sur le fait qu’un facteur d’une extrême importance pour
la consolidation du marché intérieur consistait en « l’augmentation du pouvoir d’achat
des masses » parce qu’ « après la rationalisation de la première décennie qui avait
suivi la guerre, les possibilités d’investissement étaient très limitées[229] ». Il proposa
que, pour le 1er avril 1934, les retenues sur le salaire pour « les allocations de
travail » et le « secours d’hiver » soient supprimées et qu’elles soient réduites « au
strict minimum nécessaire » pour le Front du travail (DAF)[230].
La principale divergence de vues entre Krosigk et Lautenbach-Schmitt concernait le
financement. Krosigk n’aimait pas du tout les méthodes de financement utilisées par
Lautenbach et Schmitt, basées sur la constitution de crédits. Krosigk estimait que
tout devait être mis en œuvre pour réaliser l’équilibre budgétaire, parce qu’ « un
budget sain est la condition de base de la lutte contre le chômage, du bien-être du
marché des capitaux et de la confiance nécessaire pour appliquer une baisse des
intérêts[231] ».
Au nom de l’équilibre budgétaire, Krosigk rejetait par conséquent une réduction des
prélèvements pour la caisse des allocations de chômage et il n’était d’accord – mais
non sans les objections nécessaires – qu’avec la suppression des cotisations pour
l’indemnité d’aide aux chômeurs[232]. En outre, il proposait de sabrer sévèrement
dans les dépenses de certains départements prévues dans le projet de budget,
estimant de la sorte pouvoir épargner 1,14 milliard de marks[233]. Ainsi, par exemple,
il fallait réduire les dépenses destinées au service du travail[234], aux formations
prémilitaires et aux SA. Celles-ci étaient estimées à 490 millions et devaient,
21
proposait Krosigk, être ramenées à 240 millions[235]. Krosigk voulait économiser 300
millions « dans tous les départements », le ministère de la Reichswehr y compris.
Dans sa proposition, Krosigk reprit avec insistance la demande de sabrer dans le
budget de l’armée, bien qu’il ait formulé la chose avec une extrême prudence[236].
Dans la version du projet qui fournissait une explication plus approfondie des
propositions de Schmitt, ce dernier et Lautenbach s’opposaient expressément à cette
politique intérieure « déflationniste »[237] du ministre des Finances[238].
Sur un autre point encore, les propositions de Krosigk s’écartaient de celles de
Schmitt. Dans les propositions du ministre des Affaires économiques ne figurait pas
un mot sur le secteur de l’agriculture. Chez Krosigk si. Il renvoyait avec insistance à
l’importance de l’agriculture comme commanditaire de l’industrie et constatait avec
dépit que le montant moyen de ces commandes (normalement, 3 milliards) était loin
d’avoir été atteint. C’est pourquoi il fallait faire en sorte, disait Krosigk, que
l’augmentation du nombre de commandes ne soit pas entravée ou perturbée. Il fallait
surtout mettre un terme à « une longue période d’incertitude, née par exemple de
l’impôt foncier ou d’un blocage des crédits ou encore à la tendance, née de la loi sur
les héritages de domaines agricoles à préférer prévoir des réserves pour les
descendants plutôt que d’effectuer les investissements, réparations et autres tâches
nécessaires[239] ».
Avec sa remarque sur l’incertitude concernant l’impôt foncier, Krosigk se montrait,
contrairement à Schmitt, solidaire de la noblesse terrienne et des grands
propriétaires terriens qui craignaient que les choses n’aillent jusqu’au morcellement
de leurs propriétés ruinées. Dans un même temps, il mettait le doigt sur des effets de
la loi sur la succession des domaines, qui n’étaient pas davantage souhaités par la
bourgeoisie monopoliste.
Plus importantes que les divergences de vues entre Krosigk et Schmitt, étaient les
questions à propos desquelles tous deux étaient en désaccord avec Schacht et
Blomberg, à savoir le rythme du réarmement et la question de l’orientation des
commandes publiques dans le cadre des programmes de mise au travail.
Schmitt et Krosigk sont intervenus tous deux contre une hausse directe et forcée du
rythme du réarmement mais n’ont à aucun moment mis en doute la priorité du
réarmement sur tous les autres problèmes[240]. À l’instar de Schacht et de Blomberg,
ils soutenaient le programme d’armement et de guerre de l’impérialisme allemand,
dont ils étaient d’ailleurs l’un et l’autre des représentants en vue[241]. S’ils ne
partagaient pas, sur certains points, les opinions de leurs adversaires, ce désaccord
se réfère en premier lieu au fait qu’ils prenaient à cœur, comme le montrent leurs
propositions, les intérêts d’autres groupes monopolistes et, en second lieu, au fait
qu’ils avaient un autre avis sur la question de savoir comment il convenait de
réprimer l’ébullition révolutionnaire qui menaçait du côté des masses. Schmitt et
Krosigk étaient d’avis de ne pas briser la force de la masse par l’usage renforcé de la
terreur, mais de l’affaiblir en lui octroyant des concessions limitées. Schacht et
Blomberg combattaient par contre avec une extrême sévérité tout ce qui eût pu
ralentir un tant soit peu le rythme du réarmement[242], ce qui fait que, par la force des
choses, ils n’avaient plus qu’un seul moyen à leur disposition pour affronter les
22
dangers menaçants nés du mécontentement des masses : un accroissement de la
terreur[243].
Ce n’est pas un hasard si cette ligne dure était surtout défendue par les industriels et
les banquiers qui avaient vu leurs entreprises – telles la Vereinigte Stahlwerke et la
Dresdner Bank – souffrir le plus de la crise économique et qui, par conséquent,
aspiraient le plus à une hausse rapide des profits.
La lutte entre ces intérêts contradictoires et ces divergences de vues au sein des
hautes sphères de l’impérialisme fasciste allemand prit de mois en mois des formes
plus virulentes, sans toutefois que la chose ne se manifeste de façon visible.
Le 23 mars 1934, le cabinet promulgue nombre de lois qui reflétaient ces luttes[244].
Elles constituaient un compromis, une solution intermédiaire, dont aucune des deux
parties ne pouvait tirer satisfaction. Du très « important allègement des charges »,
proposé par Schmitt, sortit la « loi sur le maintien et l’augmentation du pouvoir
d’achat[245] »,[246], qui comprenait nombre de propositions de Schmitt sous une forme
très diluée, totalement impropre à réaliser une augmentation sensible du pouvoir
d’achat. La loi prévoyait le contrôle de la politique financière des personnes
juridiques publiques, des associations et organisations du même genre et, ceci, dans
le but formulé par Krosigk, à savoir maintenir le plus bas possible les cotisations pour
ces organisations, entre autres celles prévues pour le DAF (déjà cité). Les
prélèvements dépendaient désormais de l’approbation du « remplaçant du Führer »,
en accord avec le ministre des Finances.
Dans le contexte de cette loi, le trésorier du NSDAP, Schwarz, fut engagé comme
« fondé de pouvoir du Führer » pour toutes les questions concernant les avoirs du
NSDAP[247]. Finalement, les prélèvements pour l’indemnité d’aide aux chômeurs
furent réduits dans des proportions limitées[248]. Cette réduction ne rapporta que 300
millions. Pour 14,5 millions de travailleurs cela représente 1,72 mark par personne et
par mois, un montant déjà allègrement dépassé par la seule hausse de 10 % des
prix des produits alimentaires. Les cotisations à l’assurance chômage ne furent pas
du tout diminuées.
Pour « compenser » le manque de réelles mesures sociales, le gouvernement eut
recours à une démagogie pseudo-sociale. En même temps que la loi précitée, il
promulgua l’Anleihestockgesetz (loi sur le stock d’emprunts)[249] qui, dans cette
situation, ne visait qu’à rendre crédibles parmi les masses les termes musclés dans
lesquels, deux jours plus tôt, Hitler s’était exprimé contre la hausse des
dividendes[250]. En réalité, cette loi était au service du financement du réarmement et
de l’accumulation accélérée de capital aux frais des petits actionnaires et alait
devenir l’un des principaux instruments de ce qu’on allait appeler plus tard
l’ « autofinancement » des monopoles[251].
Bref, ces lois ne reprenaient pas l’essence des propositions de -Schmitt. Elles
correspondaient le mieux à ce que Krosigk avait prévu. Mais ce dernier, lui aussi,
subit une cinglante défaite peu après. Ses tentatives d’endiguer les gigantesques
dépassements du budget de l’armée aboutirent à ce que, lors de la réunion de
cabinet du 4 avril 1934, la Reichswehr obtint le droit de rédiger son propre budget
définitif et ce, sans droit de veto du ministre des Finances[252].
23
Dans la lutte entre l’industrie lourde et les secteurs nouveaux, à savoir l’industrie
chimique, à propos de la finalité et du rythme du réarmement ainsi que de l’issue aux
problèmes dans lesquels l’impérialisme allemand s’était empêtré au cours du premier
semestre de 1934, Schmitt choisit le camp de l’industrie chimique. Sous sa direction,
tout comme sous Warmbold, Dietrich et Moldenhauer[253], le ministère des Affaires
économiques était redevenu le point d’appui le plus solide d’IG-Farben au sein de
l’appareil de l’État. Sa politique économique se heurta toutefois à une forte
opposition de la part de Schacht ainsi que du commandement de la Reichswehr,
lesquels, en mai 1934, engagèrent une attaque ouverte contre Schmitt dans une
tentative de le faire tomber.
4. Les tentatives communes de Schacht et du haut commandement de l’armée,
au printemps 1934, pour faire tomber le ministre des Affaires économiques
Schmitt
Le 20 mai 1934, dans une lettre adressée à Hitler, Blomberg se plaint de ce que
Schmitt n’avait pas encore pris les mesures absolument nécessaires à la mobilisation
économique[254]. Concrètement, Schmitt n’avait prêté aucune oreille à l’exigence des
commandants des trois corps de l’armée, à savoir transmettre la responsabilité de
tous les programmes économiques servant les préparatifs de guerre à un officier qui
occuperait une fonction de secrétaire d’État au sein du ministère des Affaires
économiques[255]. Schmitt se serait mis lui-même hors-jeu en répondant
favorablement à cette exigence parce qu’il n’existait pas le moindre programme
économique qui ne fût en fin de compte lié aux préparatifs de guerre, et parce que,
même si ce secrétaire d’État n’avait été, sur le plan formel, qu’un employé du
ministère des Affaires économiques, ce n’aurait pas été en réalité le ministre mais lui
– soutenu par la Reichswehr et par Schacht – qui aurait déterminé la politique
économique.
Comme la lettre de Blomberg à Hitler était demeurée sans résultat, Schacht profita
d’un conseil des ministres, le 7 juin 1934, pour lancer une nouvelle attaque contre la
position de Schmitt. Il exigea que le ministère des Affaires économiques exerce le
contrôle total de l’économie[256]. Ce n’était rien d’autre que l’expression de ses
propres ambitions : il voulait occuper le poste de ministre, car Schacht n’était
naturellement pas prêt à transmettre au ministre des Affaires économiques Schmitt le
contrôle économique qu’il exerçait lui-même en tant que président de la Reichsbank.
Plus tard, Schacht dépeignit la situation de l’époque – naturellement, non sans les
distorsions dont il était coutumier – comme suit : « La tâche à laquelle j’avais
commencé à me consacrer, du côté de la Reichsbank, pouvait échouer en raison
d’une politique économique déficiente. Mon travail était en danger. Jusqu’alors, les
deux ministres des Affaires économiques, Hugenberg et Schmitt, n’avaient pu écarter
ce danger. Une combinaison de la politique financière et économique pour tendre
vers un but commun était une pensée sage. Je me voyais capable de trouver les
voies qui convenaient pour y arriver. Cela m’intéressait, naturellement, (…) de
m’occuper moi-même du problème de la politique dans le domaine du commerce
extérieur, problème auquel j’avais également déjà imaginé une solution[257]. »
L’attaque de Schacht, elle non plus, ne fournit toutefois pas le résultat escompté. Il
s’ensuivit donc, deux semaines plus tard, une nouvelle attaque, et d’envergure celle-
là. À sa base, un mémorandum du 20 juin 1934 du chef de ce qu’on appelait le
24
« groupe des économistes » (le « Wirtschaftsgruppe », plus tard, le
« Wehrwirtschaftsstab »)[258], le colonel Thomas[259], qui collaborait étroitement avec
Schacht. Ici, fut exigée la nomination d’un dictateur économique – sous-entendez
naturellement Schacht – à qui tous les secteurs économiques de l’État et du Parti,
donc tous les ministères économiques et même le « Front du travail », seraient tenus
de rendre des comptes, de sorte que la totalité de l’économie pourrait servir le
réarmement. Ce mémorandum fut remis à Hitler le 23 juin[260]. Et c’est ainsi que, huit
jours avant le bain de sang du 30 juin 1934, la lutte entre Schacht et Schmitt
s’envenima de façon dramatique. Mais même cette attaque menée contre la position
de Schmitt par les forces conjuguées de Schacht et des hautes instances de l’armée
resta sans succès dans un premier temps.
Pour quelles raisons le haut commandement de l’armée soutenait-il à l’époque les
aspirations de Schacht à prendre la place de Schmitt comme ministre des Affaires
économiques ? Deux points de vue étaient déterminants : au contraire de Schmitt,
dont le programme économique comportait un ralentissement du réarmement,
Schacht se faisait fort d’un rythme plus rapide. Ensuite, grâce à ses contacts avec le
capital financier international, Schacht était le garant du soutien politique nécessaire,
y compris de la France alors qu’on s’apprêtait à prendre des mesures risquées
prévues, telles que l’introduction du service militaire obligatoire généralisé,
l’occupation de la Rhénanie, etc. Si l’on s’en tient à l’historiographie réactionnaire
ouest-allemande, c’est Hitler qui fut l’initiateur de toutes ces étapes et il en a donc
donné l’ordre par-dessus la tête et contre l’avis des hautes instances militaires[261].
En réalité, toutes ces actions agressives étaient une composante du vaste
programme des impérialistes et des militaristes allemands, qui existait déjà bel et
bien, dans ses grandes lignes, avant qu’Hitler ne fût chargé de leur exécution[262].
En ce qui concerne l’application directe de ce programme, il suffit de jeter un coup
d’œil sur une phrase de Thyssen[263], qui écrivait librement à un ami étranger à
propos du retrait de l’Allemagne de la Société des Nations : « Nous avons forcé le
gouvernement allemand à quitter la Société des Nations[264]. » La réintroduction du
service obligatoire généralisé au printemps 1935 avait déjà été décidée début 1934,
d’après Taylor, qui souligne que c’étaient les militaires qui avaient insisté auprès
d’Hitler pour l’obtenir, et non le contraire[265] ! Quant à l’occupation de la Rhénanie,
Hossbach confirme que les hautes instances de l’armée étaient sur la position
fondamentale que, « sans souveraineté illimitée pour la Rhénanie et la Ruhr, il ne
peut exister de sécurité pour l’Allemagne[266] ».
Il y avait déjà eu une réunion en ce sens lors d’une séance d’une sous-commission
du Conseil de défense du Reich[267] le 16 octobre 1933, à propos du renforcement
des patrouilles frontalières à la frontière occidentale[268]. Comme le ministère des
Affaires étrangères exprimait au même moment des réticences contre ce genre de
mesure, Beck[269] promit au nom du haut commandement militaire que rien ne serait
entrepris sans concertation avec le ministre des Affaires étrangères. Au cours de la
réunion du Conseil de Défense, le 22 mai 1934, le représentant de la Reichswehr
exigea une nouvelle fois des mesures du même ordre mais, cette fois, le ministère
des Affaires étrangères exprima également son veto[270]. Lors d’une conférence
réunissant à Bad Neuheim d’importants hauts fonctionnaires du Reich, le 16 mai
1934, le haut commandement de l’armée réclama avec plus d’insistance encore que
Neurath autorise désormais des patrouilles frontalières renforcées à l’Ouest parce
25
que, pour des raisons militaires, l’accumulation du retard dans les préparatifs ne
pourrait plus se justifier[271]. Cela confirme les découvertes de Taylor en ce qui
concerne le rôle d’avant garde du haut commandement militaire dans le réarmement
et les préparatifs de guerre.
Les divergences de vues qui, en des circonstances ultérieures, éclatèrent entre une
partie de l’armée d’une part et, d’autre part, Hitler et une majorité de l’armée, ne
concernaient pas le contenu mais bien la forme des actions prévues et n’apparurent
qu’à partir d’une évaluation différente des chances de succès à attendre selon le
planning choisi.
Au printemps 1934, il fut question de tenter le passage du réarmement « secret »,
c’est-à-dire ce qui n’avait pas encore été légalisé par les Alliés, au réarmement
« public », c’est-à-dire accepté et légalisé par les vainqueurs. Comme un peu plus tôt
déjà, Schleicher, Bredow et d’autres militaires de l’entourage de Schleicher voulurent
acheter le consentement de la France au réarmement allemand en lui proposant une
alliance militaire et économique. D’autres représentants de l’armée allemande,
Blomberg en tête, voulurent faire cesser l’opposition de la France en cherchant le
rapprochement avec les États-Unis et l’Angleterre. Le prix à payer pour cela
consistait à appuyer Schacht qui revendiquait la direction de la politique économique
de l’Allemagne fasciste. Les divers concepts circulant parmi les généraux de la
Reichswehr reflétaient des divergences de vues correspondantes au sein de la
bourgeoisie monopoliste allemande.
Schacht de son côté s’allia aux hautes instances militaires et soutint leurs exigences
extrêmes en matière d’armement en premier lieu parce que, sans le soutien de
l’armée, il ne devait pas espérer pouvoir venir à bout des fortes oppositions à sa
nomination en tant que ministre des Affaires économiques. De même que pour
l’alliance entre Goering et Schacht, le lien entre les hautes instances de l’armée et
Schacht reposait sur des motifs différents et sur une concordance partielle et
temporaire des intérêts[272].
Par conséquent, dans la lutte contre Schmitt, Schacht ne compta en aucun cas de
façon exclusive sur l’appui du haut commandement de l’armée et il entreprit lui-
même tout ce qui était en son pouvoir afin de saper la position de Schmitt et de
manœuvrer l’Allemagne fasciste dans une situation où, soutenu par ses amis
étrangers et, entre autres, américains, il éprouverait moins de difficulté à faire son
chemin jusqu’au sommet du ministère des Affaires économiques.
On a déjà montré qu’en raison des rapports économiques en Allemagne et surtout à
cause du manque de devises et des obligations étrangères, la situation était
clairement apparue que la poursuite du réarmement dépendait complètement de
l’attitude des créanciers, à savoir les Etats-Unis et l’Angleterre. La politique
économique de Schmitt telle qu’elle s’était exprimée dans les propositions traitées,
visait en priorité à réduire cette importante dépendance. C’est dans ce but que le
rythme forcé du réarmement fut ralenti et que, dans le même temps, on stimula les
exportations allemandes[273]. Seulement, Schmitt n’était pas très bien armé contre
l’opposition des hautes instances militaires. Le manque croissant de devises fut un
moyen efficace pour Schacht, en sa qualité de président de la Reichsbank, et malgré
la responsabilité légalement établie de Schmitt dans la politique des devises et du
26
commerce extérieur[274], de quand même « s’attribuer concrètement, à travers un
contrôle strict sur le commerce extérieur, (…) quelques compétences faisant partie
des attributions du ministère des Affaires économiques[275] ».
Le contrôle des devises avait été introduit en 1931, après la crise bancaire, et, dès le
début, il releva du ministère des Affaires économiques[276]. Afin d’endiguer l’énorme
perte en devises, leur distribution fut limitée, à partir de mai 1932, à 50 % des
devises nécessaires à l’importation durant la période de base de 1930/31. Ce
pourcentage resta le même jusqu’en février 1934, après quoi, toutefois, il fut réduit
de mois en mois, jusqu’à tomber à 5 %[277]. Le 23 juin – le jour même donc où Hitler
fut prié avec insistance de le nommer directeur économique ! – Schacht a ordonné
que la distribution des devises ne se fasse plus sur base d’un pourcentage de la
période de base mais que, chaque jour, on mette à la disposition des importations
autant de devises qu’il en était rentré le même jour[278]. La Reichsbank se réservait là
le droit de décider du degré d’urgence des importations demandées et elle faisait
dépendre de cette décision la question de savoir si des devises seraient attribuées
ou pas. Ce faisant, la banque s’arrogeait les compétences qui, selon la loi, relevaient
du ministre des Affaires économiques et des sections créées par ce dernier, tels le
Service du Reich de contrôle des devises. Ainsi, fut créée une situation que, dans sa
rétrospective de l’année, le rédacteur économique du Frankfurter Zeitung, décrivit
comme un fouillis horrible et insupportable dans le commerce extérieur[279]. Avec ce
fouillis directement organisé par Schacht, il fut « prouvé » que la politique
économique de Schmitt et, notamment, sa politique commerciale avec l’étranger « ne
donnaient pas satisfaction ». Cela ne signifie naturellement pas que Schacht avait
créé de façon artificielle les problèmes économiques de l’Allemagne. Les causes
profondes de ces problèmes ont déjà été expliquées plus haut. Il n’en reste pas
moins que Schacht avait torpillé les tentatives de Schmitt ainsi que celles de Krosigk
de détendre la situation et que, du côté de la Reichsbank, il avait tout fait pour
exacerber au maximum ces problèmes. Le point culminant de ce processus politique
fut le moratoire sur les transferts de devises annoncé le 14 juin 1934 par la
Reichsbank et portant sur une période de six mois[280]. Raison avancée par Schacht :
la situation catastrophique des devises. Mais cette explication ne peut être
interprétée autrement que comme un prétexte. Il aurait suffi de réduire le rythme du
réarmement et donc de l’importation de matériel de guerre et de matières premières
destinées à l’industrie du réarmement pour ôter ainsi la pression créée par ces
problèmes[281]. On ne peut manquer de constater qu’avec ce coup, Schacht mettait
échec et mat tous ses adversaires dont, en premier, le ministre des Affaires
économiques[282]. En effet, ce n’était plus seulement la poursuite du réarmement,
mais également les chances de succès de la « bataille de l’emploi » qui dépendaient
complètement de la réaction de l’étranger à cette rupture de contrat sèche et
provocatrice. Cette situation fournissait aux autres pays – avant tout aux Etats-Unis
et, de ce fait, à Schacht aussi – de puissants moyens de pression sur le
gouvernement allemand. On comprend donc que l’annonce du moratoire ait « irrité et
attristé » Schmitt, le rendant en outre « très inquiet », comme le fit remarquer dans
son ouvrage[283] Dodd, l’ambassadeur américain de l’époque[284]. Bien que la
cessation de paiement de la dette fût dans l’intérêt de l’ensemble de la haute
bourgeoisie allemande, ni Schmitt, ni les milieux qui le soutenaient ne pouvaient
douter un seul instant que la façon dont Schacht avait fait son coup ne visait pas en
première instance un soulagement des problèmes de devises de l’Allemagne, mais
27
constituait une première amorce de l’attaque définitive contre la position du ministre
des Affaires économiques.
Par conséquent, au plus fort de la lutte entre les SA et la Reichs-wehr qui se
déroulait à l’avant-plan et semblait éclipser tout le reste, un autre conflit à peine
visible et non moins violent faisait rage en coulisse. D’une signification bien plus
importante, il allait avoir des conséquences bien plus lourdes encore. En réalité, ces
deux conflits étaient étroitement liés[285].
5. Le 30 juin 1934 et ses conséquences dans la lutte pour la direction de la
politique économique de l’Allemagne fasciste
Les tueries du 30 juin 1934 signifièrent l’élimination définitive de ceux parmi les
dirigeants de la Reichswehr (von Schleicher et von Bredow) et du parti nazi (Strasser
et Röhm) qui avaient tenté de transformer le gouvernement d’Hitler et dont le
programme en politique intérieure, étrangère, économique et sociale, concordait
avec le fameux « programme maximal » de la branche chimique de la bourgeoisie
monopoliste allemande. Il s’agissait de l’extension de la base de masse de la
dictature fasciste au moyen de concessions sociales limitées aux travailleurs, de
l’admission de dirigeants syndicaux de droite au sein de l’État fasciste, d’une
migration renforcée vers l’Est au détriment des domaines des junkers qu’on ne
pouvait plus assainir, de la reprise définitive par l’Etat des entreprises qui, en fait,
étaient déjà sa propriété, à savoir la Vereinigte Stahlwerke et la Dresdner Bank, de la
réalisation du réarmement à travers la collaboration économique et militaire avec la
France dans le but d’amener l’Europe capitaliste sous direction allemande en vue
d’une croisade commune contre l’Union soviétique et de la formation d’une bloc
économique gigantesque qui ne devrait le céder en rien aux États-Unis[286]. Les
efforts de gens comme Schleicher, Strasser et Röhm avaient été réduits à néant par
une coalition de forces très hétérogènes, par la fusion, en fait, de la fraction
« américaine » de la bourgeoisie monopoliste allemande, que représentaient
Schacht et Thyssen, avec les « pangermanistes »[287] de l’industrie lourde (Kirdorf,
Vögler et autres), les junkers, les hautes instances militaires et les rivaux de Strasser
et Röhm au sein du parti nazi, Goering et Himmler. La plupart des partenaires de la
coalition n’étaient toutefois pas uniquement adversaires de Schleicher, Strasser et
Röhm, mais s’opposaient aussi à l’idée de confier la direction de la politique
économique à un homme qui, comme Schacht, était si étroitement lié au capital
financier américain. Il est vrai qu’ils engageaient assez volontiers Schacht et ses
amis américains comme alliés contre leurs concurrents internes et qu’ils les
utilisaient pour exercer des pressions sur la France. Mais ils voulaient leur donner le
moins d’influence possible. Le centre de l’opposition de la bourgeoisie monopoliste
allemande à Schacht était la Deutsche Bank[288]. Vu les rapports de forces aussi
complexes, la victoire du 30 juin des hautes instances de la Reichswehr sur leur
concurrent Röhm ne signifiait pas automatiquement la victoire de leur allié Schacht
sur le ministre des Affaires économiques Schmitt. Il fallut encore une lutte très dure,
de plusieurs semaines, avant que Schacht n’atteigne son but et qu’il puisse s’installer
dans le fauteuil ministériel.
Que la position de Schmitt soit très affaiblie après les tueries du 30 juin transparaît
du fait que, à cette même date, Schmitt prit un « congé de maladie »[289] dont il admit
lui-même, en 1945, que ce n’était qu’un prétexte politique. Il tenta ainsi de faire
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  • 1. 1 L’économie allemande en 1933-1934 : de la crise mondiale au redressement grâce à un réarmement intensif Une contribution historique sur la « maîtrise de la crise » par l’État monopole* Kurt Gossweiler Études marxistes, n° 75, 2007 Pour de multiples raisons, l’étude de la politique économique au cours de la première phase de la dictature fasciste est d’une importance considérable et d’une grande actualité. L’Allemagne fasciste a été le premier exemple d’une économie qui, déjà en temps de paix, était organisée en monopole d’État. La question de savoir dans quelle mesure les lois inhérentes à ce modèle valent également pour la réglementation monopoliste d’Etat d’aujourd’hui est d’une grande importance, tant sur le plan théorique, que sur celui de la politique pratique. La présente étude – adapté d’éléments d’un travail d’une ampleur bien plus vaste[76] – doit être considérée, entre autres, comme la contribution d’un historien à la discussion concernant le mécanisme, les lois, les possibilités et les limitations d’une telle réglementation monopoliste d’Etat. On peut se rendre compte de l’actualité du sujet si l’on pense que, jusqu’à présent, l’historiographie marxiste n’a consacré que peu d’attention à la phase initiale de la dictature fasciste. En République fédérale, l’étude intensive de cette période a, par contre, permis des études très fouillées, telle l’œuvre de Bracher, Sauer et Schulz sur Die nationalsozialistische Machtergreifung (la prise de pouvoir par les nationaux- socialistes)[77]. Le titre de cet ouvrage est déjà tout un programme en soi. Les termes « prise du pouvoir par les nationaux-socialistes » masquent en réalité le cours réel des choses : le capital monopoliste allemand a transmis le pouvoir politique aux bandes nazies, espérant ainsi qu’elles allaient réaliser ses propres buts réactionnaires et agressifs, tant en Allemagne qu’à l’étranger. Le titre de l’ouvrage de Bracher, Sauer et Schulz donne l’impression que les anciens détenteurs du pouvoir se seraient fait « dérober le pouvoir » par les nazis et que les événements du 30 janvier 1933[78] auraient signifié une révolution et une rupture complète avec tout ce qui avait précédé. C’est pourquoi cet ouvrage dépeint les mois précédant le 30 juin 1934 comme la période où les nazis se sont appropriés définitivement le pouvoir et ont installé la dictature absolue d’Hitler et du NSDAP.
  • 2. 2 Face à de telles distorsions des faits, qui ont servi la cause du capital monopoliste, notre étude entend contribuer à dégager la vérité historique et à mettre en lumière les mécanismes qui la sous-tendent[79]. 1. La crise économique mondiale comme étape importante dans le développement du capitalisme monopoliste d’Etat Quand on examine de plus près les données relatives à la croissance de la production industrielle et de l’emploi en 1933 et 1934, on a l’impression que l’Allemagne a surmonté avec succès la crise économique et qu’elle a pu remettre très rapidement son économie sur pied (voir tableau 1). Tableau 1 Accroissement de la production industrielle (1928 = 100) Production industrielle 1932 1933 1934 Dans le monde 77,0 87,0 (+ 13 %) 96,0 (+ 10 %) En Allemagne 54,0 61,5 (+ 14 %) 80,9 (+ 32 %) Source : Halbjahresbericht der Reichskreditgesellschaft: Deutschlands wirtschaftliche Entwicklung im ersten Halbjahr 1936, p. 2[80] Le nombre de travailleurs actifs en Allemagne a augmenté, passant d’environ 11,5 millions en janvier 1933 à quelque 13,3 millions à la fin de l’année et à 15,5 millions à la mi-1934[81]. Un an plus tard, la propagande fasciste allait tirer avantageusement parti de la commémoration de la prise du pouvoir du 20 janvier 1933 en faisant croire au peuple allemand et au monde entier que le but premier de la dictature fasciste était de mettre un terme à l’énorme chômage – 6 millions de chômeurs en 1934 – et en prétendant en outre que des miracles avaient été réalisés sur ce plan lors de l’année écoulée[82]. La République fédérale a longtemps eu, de la politique économique fasciste, une vision découlant de ces déclarations très évidemment propagandistes des nazis. On a longtemps cru notamment que, dans les premières années après la prise du pouvoir par les fascistes, la politique économique de l’Allemagne avait été principalement axée sur la « mise au travail ». Ce n’est que plus tard que le « réarmement » serait passé au premier rang des préoccupations. Entre-temps, de plus en plus d’historiens ouest-allemands ont admis qu’une telle dualisation de la politique économique fasciste ne tenait pas la route. Ils comprennent aujourd’hui que, dès le début, le réarmement constituait le noyau de la politique et que tout le reste, y compris la mise au travail, y avait été subordonné[83]. Bref, les historiens de l’Allemagne de l’Ouest ont fini par partager, avec une trentaine d’années de retard, les points de vue diffusés bien plus tôt par les communistes, mais que la plupart d’entre eux, jusqu’alors, avaient trop volontiers niés – ce qui rappelle fortement l’attitude adoptée actuellement par beaucoup en République fédérale. Il est évident que le régime hitlérien et son commanditaire, la bourgeoisie monopoliste allemande, voulaient en finir dès que possible avec le chômage. L’établissement et le maintien du régime fasciste dépendait en effet d’une question
  • 3. 3 cruciale : les nazis allaient-ils réussir à réintégrer les millions de chômeurs dans le processus de production ? Cela ne faisait aucun doute ni pour les dirigeants nazis ni pour leur arrière-ban capitaliste. Aussi Hitler avait-il pleinement raison de déclarer : « Mener à bien la mise au travail nous assurera la plus grande autorité[84]. » L’historien ouest-allemand Petzina s’appuie sur cette déclaration – et d’autres du même genre – d’Hitler, lorsqu’il affirma que ce dernier aurait été le seul à avoir compris l’importance pour le gouvernement allemand de trouver une solution à l’énorme chômage puisque c’était la seule façon de gagner la confiance du peuple allemand. Petzina fait même état de « la plus importante réalisation d’Hitler sur le plan de la politique économique[85] ». En réalité, Hitler ne fit qu’appliquer une méthode utilisée plus d’une fois avec succès depuis 1918 par la bourgeoisie impérialiste allemande et ses représentants politiques ; une méthode, en outre, qu’on allait encore utiliser en République fédérale après 1945. Elle consistait à présenter comme une réalisation et un mérite du pouvoir en place l’allègement des souffrances du peuple dû à la fin de la crise avec ses conditions catastrophiques provoquées par l’impérialisme. Ce faisant, on espérait rétablir son autorité chancelante. Jürgen Kuczinsky caractérise comme suit cette attitude de la bourgeoisie monopoliste allemande en 1932: « Le capital réalisa que la fin de la crise était en vue et quand le parti fasciste perdit des voix aux élections de novembre 1933, on fut bien vite d’accord : il était plus que temps de passer à la dictature fasciste pour pouvoir présenter Hitler comme le “sauveur” et justifier ainsi une dictature réactionnaire et terroriste[86]. » L’essor économique que l’on peut déduire du tableau ci-dessus n’a donc en aucun cas été le résultat d’une véritable relance économique et encore moins celui d’une résolution “normale” de la crise par les voies habituelles. Le 12e Plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste[87] (septembre 1932) constatait: « Dans les circonstances de la crise générale du capitalisme[88], la domination du capital monopoliste, qui s’est assuré le contrôle de la quasi-totalité de l’économie dans la société capitaliste, fait qu’il est plus difficile de surmonter la crise économique en suivant des voies qui sont encore celles du capitalisme de la libre concurrence. Plus les élites de l’oligarchie financière parviennent à s’enrichir au détriment des autres capitalistes alors que les marges bénéficiaires sont de plus en plus réduites, plus ils arrivent à piller les travailleurs et plus les droits à l’importation fixés par ces élites sont élevés, plus les marchés intérieur et extérieur se ratatinent…[89] » En 1934, dans son étude sur la crise économique mondiale, Eugène Varga écrivait : « Le mécanisme interne du capitalisme a été suffisamment fort pour surmonter le point le plus bas de la crise, pour opérer la transition vers une dépression économique et même, dans certains pays, pour réaliser une reprise limitée de l’économie : mais ce mécanisme n’a pas été assez fort pour faire naître une véritable relance[90]… » Bien que le point le plus bas de la crise économique mondiale avait déjà été dépassé à la fin de l’année 1932, seules des mesures politiques ont pu forcer le passage de la dépression à une nouvelle croissance économique. Le début du cycle naturel
  • 4. 4 d’une nouvelle crise se distingua de ce fait de tous les cycles précédents. La nouvelle reprise économique ne s’appuyait plus sur le fonctionnement spontané des lois économiques mais provenait principalement d’impulsions « non économiques », à savoir des commandes de l’État. Cela semblait confirmer les théories des « keynésiens » allemands[91], les soi-disant « réformateurs » qui, déjà bien avant 1933, avaient déduit du « non-fonctionnement de l’automatisme dans l’économie » la nécessité d’une « politique conjoncturelle active » de la part des autorités[92]. Un important représentant de ces keynésiens fut Lautenbach, haut fonctionnaire du ministère des Affaires économiques[93]. La politique économique du gouvernement fasciste n’avait toutefois rien à voir avec ces « théories », car elle s’adaptait complètement aux besoins du capital monopoliste. La majorité des économistes et entrepreneurs bourgeois concevaient d’ailleurs les interventions de l’État comme contraires à la « normale », comme une mesure d’urgence contraire aux règles. Elle devait seulement donner une première impulsion, agir comme un « détonateur ». Dès que le mécanisme dérangé de l’économie capitaliste aurait été remis en marche par le biais d’une telle impulsion, le politique devrait se retirer et laisser le champ libre aux traditionnelles « initiatives privées des entrepreneurs[94] ». Ni les partisans d’un passage durable à une « politique conjoncturelle active » du gouvernement ni ceux d’un retour à une économie de libre concurrence avec le moins d’interventionnisme étatique possible, n’avaient une vision claire des motivations réelles de la politique économique du gouvernement d’Hitler, que tous d’ailleurs soutenaient. Ces motivations remontaient au changement radical de structure au sein du capitalisme. Celui-ci s’était transformé en un capitalisme monopoliste d’Etat mûr. Dans cette transformation, la crise économique mondiale signifia une profonde rupture qui marqua la séparation tout autant que la jonction entre les deux premières périodes du premier stade de la crise générale. Les caractéristiques typiques de la crise de 1929 à 1933, surtout sa gravité et sa longue durée, résultèrent principalement de la crise générale du capitalisme et du fait qu’en raison de cette crise, les monopoles des principaux pays industrialisés avaient pris le contrôle de l’État. À leur tour, ces caractéristiques furent, elles aussi, une cause de dégradation de la situation économique générale et – surtout en Allemagne – d’une fusion plus poussée encore des monopoles et de l’appareil d’État. Pourquoi, durant le premier stade de la crise générale, les effets de celle-ci sur les crises cycliques capitalistes ont-ils été plus profonds et plus dévastateurs que durant le troisième stade? Il convient de mentionner deux choses, à ce propos. En premier lieu, il n’est pas encore possible de formuler des considérations définitives sur les effets de la crise mondiale du capitalisme dans son troisième stade. Par ailleurs, pour expliquer les caractéristiques particulières de la crise entre 1924 et 1932 – et notamment la brièveté de la période de relance –, il faut prendre bien davantage en considération les influences politiques sur l’économie qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. Le traité de Versailles[95] et, entre autres, les réparations de guerre et le système de remboursement des dettes entre les alliés, ont constitué une lourde entrave aux possibilités de développement économique des différents États
  • 5. 5 impérialistes et de l’ensemble du marché capitaliste mondial. En outre, les dettes extérieures de l’Allemagne furent l’une des raisons principales de la politique déflationniste poussée à l’extrême durant la crise. Ajoutons que, pendant longtemps, les impérialistes allemands avait intérêt à ce que la crise économique continue à empirer car ils espéraient que cette crise allait les libérer des conséquences de la défaite lors de la guerre[96] (réparations) et de la révolution de novembre[97] (acquis sociaux et politiques de la classe ouvrière). Voilà pourquoi le développement du marché capitaliste mondial, tout comme celui des forces productives, fut soumis à d’importantes limitations liées de façon non négligeable à des facteurs politiques. Toujours est-il que ces limites plus ou moins grandes n’influencent en fin de compte que la durée de ce développement. Pas une seule mesure de politique économique ne peut changer le fait que, tôt ou tard, la poursuite de l’expansion de la production capitaliste sera bloquée et celle-ci sombrera obligatoirement dans la récession. Au cours des années de crise, l’État dominé par les monopoles a freiné la correction des disproportions apparues suite à la contradiction fondamentale de l’économie capitaliste – la production sociale face à l’appropriation par le capital privé – et qui avaient contribué à provoquer la crise. Naturellement, au plus profond de la crise, ces disproportions avaient été corrigées jusqu’à une certaine hauteur et pour une durée limitée[98], mais cela ne constitua pas une base suffisante pour une nouvelle relance de l’économie sans impulsion « venue de l’extérieur ». La politique des prix et de soutien à la formation de cartels des autorités empêchèrent une correction des énormes disproportions existant entre la section I et II de la production sociale, entre l’industrie des moyens de production et celle de la consommation. Cette politique permit à la première section de maintenir, même pendant la crise, des prix de monopole beaucoup trop élevés alors que, sous la pression de la crise, les prix des biens de consommation furent considérablement réduits, ce qui se solda par la faillite de nombreuses entreprises produisant des biens de consommation. L’index des prix de gros des moyens de production retomba de 137 en 1928 à 114 en 1933, soit une baisse de presque 17 %. Durant la même période, l’index des prix des biens de consommation régressa de 174,9 à 111,7, soit une baisse de quelque 36 % ![99] Grâce aux subsides accordés aux grands monopoles menacés de faillite – cela concernait notamment des entreprises de l’industrie lourde – les autorités empêchèrent la destruction du capital fixe excédentaire[100]. Et Varga de constater : « Cet excédent freine le renouvellement et la valorisation du capital fixe. Cela vaut pour la production du secteur I et, partant, pour la production industrielle dans son ensemble[101]. » En outre, les subsides publics ont dispensé les grands patrons des monopoles de l’obligation de réduire la valeur du capital fictif (actions) dans les mêmes proportions que la destruction réelle de capital, qu’aurait entraîné l’arrêt de certaines installations[102]. Ainsi, le capital en actions de la Vereinigte Stahlwerke AG (800 millions de RM), malgré l’arrêt de plus de la moitié de sa capacité de production dans les années de crise, ne perdit pas, ou très peu, de sa valeur[103], de sorte qu’entre capital réel et capital fictif apparut un décalage de plus en plus grand. De ce fait, le mécanisme à travers lequel, normalement, dans les périodes de crise, les pertes sont aplanies et la marge bénéficiaire est remise en concordance avec les besoins de la rentabilité a été mis en grande partie hors d’état de fonctionnement. Ce mécanisme est en quelque sorte un « assainissement » réalisé au moyen de la
  • 6. 6 réduction de valeur du capital au détriment des actionnaires[104]. Ce mécanisme a été désamorcé par les autorités dans le but de faire porter le poids de la crise par la classe ouvrière et les autres couches de la population. Une autre raison du maintien du capital-actions surévalué était la confiance de l’industrie du réarmement qui s’attendait à d’énormes commandes de l’État. Ainsi, Albert Vögler, président du conseil d’administration de la Verneinigte Stahlwerk AG et de la « Verein deutscher Eisenhüttenleute »[105], déclara lors de l’assemblée principale de cette dernière, le 26 novembre 1932 : « Nous ne sommes pas face à un déclin. Nous sentons en nous la force d’une nouvelle croissance[106]. » Cet optimisme de la part du groupement d’intérêts de l’acier suscita l’étonnement. Un article sur le « programme de relance » du chancelier von Papen[107], dans l’édition de novembre 1932 de la Gewerkschaftsarchiv, en concluait à juste titre que la seule explication d’un tel optimisme était l’espoir d’obtenir des commandes de livraisons d’armes[108]. Cet espoir avait une base très réelle : le 19 novembre, les principaux monopolistes allemands avaient exigé du président Hindenburg qu’il désigne Hitler comme chancelier du Reich ![109] Les grands monopolistes ont vu, dans les retombées « réductrices des coûts » de la crise économique, et surtout dans la réduction des salaires du « niveau du bifteck » à celui du « riz »[110],[111], c’est-à-dire au strict minimum vital, un « acquis » qu’ils entendaient garder coûte que coûte en cas de nouvelle période de prospérité économique[112]. Ce souhait a été exprimé sans vergogne en novembre 1932 dans les Deutsche Führerbriefe, un bulletin d’information des monopolistes les plus éminents. On y exprimait la crainte que la fixation par l‘Etat du niveau des salaires en vigueur en Allemagne qui travaillait à l’époque avec des signes « moins », donc à l’avantage des entrepreneurs, puisse, à l’issue de la crise, manier à nouveau des signes « plus », comme à sa glorieuse époque. Les Führerbriefe demandaient instamment aux entrepreneurs de mettre tout en œuvre pour empêcher un tel développement et de lutter pour une « nouvelle liberté de mouvement économique » : « Sedan ou Iéna[113] ?… Utiliser à fond la crise et sa force pour imposer une grande opération de nettoyage et une nouvelle orientation, ou continuer le petit train-train dans la certitude que dans quelques années tout cela recommencera ? Telle est également la question cruciale à laquelle devra répondre l’économie[114]. » Ces objectifs des Führerbriefe confirment l’évaluation de la situation en 1932 par l’historien communiste Albert Norden. Norden disait : « Le capital monopoliste, qui, un an plus tôt, avait encore considéré et accepté la social- démocratie comme un rempart contre le danger communiste, n’était plus désormais sur la défensive, mais poursuivait des objectifs carrément offensifs. Dans ce cadre, il n’avait plus besoin de la social-démocratie, mais d’un parti agressif prêt à détruire toute forme de progrès et tous les éléments démocratiques à l’intérieur du pays et qui, à l’extérieur, allait se montrer d’un chauvinisme impitoyable[115]. » Vu la force combative de la classe ouvrière allemande qui s’était encore manifestée de façon très évidente en automne 1932[116], la seule manière de réaliser les plans de la bourgeoisie monopoliste allemande résidait dans l’établissement d’une dictature fasciste. « Pour assurer son sauvetage, la bourgeoisie dirigeante recourt de plus en plus au fascisme pour appliquer les mesures les plus spoliatrices contre les travailleurs … Les milieux impérialistes essaient de faire porter tout le poids de la crise par les travailleurs. Et, pour cela, ils ont besoin du fascisme[117]. »
  • 7. 7 Le gouvernement dirigé par Hitler rencontra les exigences des grands patrons monopolistes à tel point que l’économiste bourgeois René Erbe constata, plein d’admiration, que « jamais dans l’histoire des reprises conjoncturelles on n’avait vu que le salaire horaire fixé par convention collective restait réellement inchangé au niveau très bas où il était arrivé en raison de la crise »[118]. Aussi, le rapport semestriel de la Reichskreditgesellschaft (société de crédit du Reich) de début 1935 constatait avec grande satisfaction : « Les frictions, tels les nombreux conflits du travail, qui, dans le temps, perturbaient sans arrêt le processus économique, ont entre-temps été liquidées[119] » . Oui, en privant les travailleurs de tous leurs droits, en les menaçant d’emprisonnement dans un camp de concentration et par la terreur sanglante des bandes de tueurs fascistes ! La politique salariale de la bourgeoisie monopoliste allemande ne reposait pas sur un arbitraire subjectif. Elle était dictée par les contraintes des lois économiques et les conditions de la reproduction élargie du capital monopoliste. Ceci n’implique en aucun cas une justification ou une décharge de la bourgeoisie monopoliste, mais précisément sa condamnation la plus sévère. Ceci illustre sans ambiguité que les besoins vitaux de la bourgeoisie sont incompatibles avec ceux des masses populaires. En découle la nécessité de supprimer une forme de société aussi inhumaine. Cette constatation constitue également un avertissement à l’adresse des travailleurs de la République fédérale à propos de ce qui les attend si, à l’avenir, ils laissent les grands barons des monopoles agir sans entrave[120]. Les efforts de la bourgeoisie monopoliste allemande en vue d’exercer une pression impitoyable sur les salaires s’accrurent considérablement du fait que la lutte pour le marché mondial s’intensifiait. Le chiffre du commerce mondial avait dégringolé, passant, en valeur, de 284 milliards de marks en 1929 à 99 milliards en 1933 et, en volume, de 208 milliards de marks à 133 milliards (calculé en fonction du pouvoir d’achat de 1913)[121]. La situation s’aggrava encore à cause de la dévaluation des monnaies de nombreux pays, parmi lesquelles la livre anglaise et le dollar[122]. Les impérialistes allemands se demandaient comment ils allaient pouvoir compenser l’avantage concurrentiel que ces pays avaient acquis par la dévaluation. Cette question provoqua de violentes controverses au sein de la bourgeoisie monopoliste allemande. Il allait de soi d’envisager comme issue une dévaluation analogue du mark. En fin de compte, cette solution fut rejetée, et ce pour diverses raisons. En dévaluant le mark, l’Allemagne aurait pu proposer à meilleur marché ses marchandises à l’exportation, mais les importations seraient devenues plus chères dans de semblables proportions. Ceci aurait été très lourd à porter vu que l’Allemagne dépendait pour une très grosse part de l’importation de matières premières. Ensuite, l’Allemagne aurait perdu l’avantage de la réduction de sa dette extérieure, due à la dévaluation dans les pays créanciers. (De cette façon, jusqu’en 1938, les dettes de l’Allemagne à l’étranger ont baissé de pas moins de 6 milliards de marks[123] !). Et puis, le danger existait que les pays qui avaient dévalué leur monnaie les premiers réagissent à cette dévaluation du mark par une nouvelle dévaluation chez eux, de sorte que l’Allemagne n’en aurait tiré qu’un avantage très limité. Enfin, la bourgeoisie monopoliste allemande craignait l’effet psychologique d’une dévaluation du mark sur la population, qui avait encore en mémoire l’inflation de quelques années plus tôt[124].
  • 8. 8 Sur base de telles considérations, la bourgeoisie allemande décida de compenser d’une autre manière l’avance que l’Angleterre et les États-Unis avaient prise par le biais de la dévaluation. On opta pour une pression directe sur les salaires et pour un dumping sur les exportations dont les pertes furent récupérées sur les consommateurs et contribuables allemands[125]. Le tableau 2 ci-dessous permet de voir en quelle mesure cette politique économique a restreint le pouvoir d’achat des masses et provoqué une sous-consommation[126]. Tableau 2 Le développement de la production industrielle et du volume du commerce du détail du début 1933 à la mi-1934 (1928 = 100) Époque Production industrielle (par jour ouvrable) Chiffre du volume du commerce de détail janvier 1933 61,2 54,2 janvier 1934 78,4 55,1 mai 1934 82,7 63,5 janvier 1933-mai 1934 + 35 % + 17 % Source : Konjunktur-statistisches Handbuch 1936, édité par le directeur de l’Institut für Konjunkturforschung Ernst Wagemann, Berlin 1935, p. 52, p. 78. La production industrielle augmenta donc plus de deux fois plus vite que le chiffre d’affaires du commerce de détail ! Et il convient encore d’ajouter que ces données donnent une image trop favorable, puisque la hausse du chiffre d’affaires du commerce de détail est due en partie à la hausse des prix des moyens d’existence et des biens industriels de consommation. Ainsi, par exemple, les prix de ces biens de consommation augmentèrent d’environ 4 % en 1933[127] et, plus spécifiquement, l’index des prix à la consommation pour l’alimentation passa de 111,3 en janvier 1933 à 117,6 en janvier 1934 (1913/14 = 100)[128]. Cette politique dictée par les monopoles mit hors circuit l’ « automatisme » qui, normalement, venait à bout des crises. Elle empêcha non seulement que fussent aplanies les contradictions au sein de l’économie capitaliste, elle alla même jusqu’à exacerber l’une de ces contradictions. Entre 1924 et 1930, l’appareil de production de la section I avait connu une expansion énorme et durant les années de crise, il s’était maintenu grâce aux subsides de l’État. La capacité de cet appareil de production ne pouvait être mise à profit qu’au moyen de commandes tout aussi importantes. Mais face à cette capacité énorme, se trouvaient le pouvoir d’achat des masses qui était à son point le plus bas et qu’on maintenait à ce niveau minimal, ainsi que l’industrie des biens de consommation affaiblie et décimée par la crise. Les forces sur le marché intérieur qui auraient pu assurer une reprise n’étaient pas en mesure de relancer l’industrie surdimensionnée des biens de production. Il fallait pour y arriver une impulsion correspondante de « l’extérieur ». Pour sortir de la crise, il ne restait objectivement dans la situation donnée, qu’une possibilité : l’Etat devait, au moyen de commandes publiques, créer un « marché de remplacement » pour l’économie capitaliste paralysée. Cette « déviation » de la « normale » à la fin de la crise économique mondiale qui apparaît à travers les interventions de l’État en Allemagne et dans d’autres pays afin de relancer l’économie, n’était en fait pas une « déviation » ni un cas exceptionnel.
  • 9. 9 Ce fut le début d’une nouvelle phase dans le cours cyclique des crises capitalistes dans laquelle il n’existait encore qu’un seul moyen – promu au rang de norme – de venir à bout des crises économiques. Ce moyen consistait en une série de mesures gouvernementales et d’interventions politiques[129]. Les théories des « keynésiens » étaient juste un reflet plus ou moins déformé de cette situation objective donnée. On constate aussi que l’État fasciste, commanditaire, ne passait que des commandes qui satisfaisaient la chasse au profit du capital financier. Cela aussi était étroitement lié aux conditions d’existence objectives de l’impérialisme et au fait que l’État était complètement dominé par les monopoles. « Les trusts et les grands groupes s’assurent la direction de l’appareil d’État et de son système fiscal et budgétaire et ils s’en servent pour mobiliser le capital social commun afin de répondre aux besoins de la reproduction capitaliste élargie dans les secteurs monopolisés de l’économie[130]. » Ceci signifie tout d’abord que les autorités ont fait peser sur les épaules du reste de la population le paiement de ces commandes et, ensuite, qu’on a principalement accordé des commandes susceptibles de contribuer à la réalisation du programme d’expansion que visait l’impérialisme allemand à l’étranger : des fournitures d’armes, par conséquent[131] ! Et cela signifie en troisième lieu que la « mise au travail » par les fascistes a rapidement augmenté les disproportions entre les sections I et II de la production qui, durant la crise, s’étaient réduites en ce qui concerne la production. C’est ce que montre le tableau 3. Tableau 3 Développement de la production industrielle en Allemagne (1928 = 100) Production industrielle 1932 déc. 1933 juill.1934 Index complet 61,2 75,1 (+ 23 %) 89,5 (+ 19 %) Biens de production 50,2 66,1 (+ 32 %) 84,3 (+ 28 %) Biens de consommation 77,6 88,6 (+ 14 %) 97,4 (+ 10 %) Source : Deutschlands wirtschaftliche Lage an der Jahreswende 1934/35, p. 2[132]. Comme l’Etat était devenu le principal client et commanditaire des monopoles, le contrôle de cet État par les monopoles devint plus important que jamais. Celui qui dirigeait l’appareil d’État déterminait qui bénéficiait des commandes. La crise économique et les tentatives de la surmonter ont accéléré de façon dramatique le développement du capitalisme monopoliste d’Etat, la fusion du pouvoir des monopoles avec celui de l’État en un appareil unifié[133]; par ailleurs, ce processus est allé nécessairement de pair avec une lutte de concurrence et de pouvoir plus féroce au sein de l’oligarchie financière. Les monopoles de l’industrie lourde, de l’industrie chimique, de l’industrie électrique, de la production automobile, de l’industrie de la construction, etc. étaient impliqués dans une lutte effrénée pour obtenir la part du lion dans les commandes de l’État. En même temps, ils essayaient tous d’influencer la politique économique du gouvernement en vue des préparatifs de guerre auxquels ils adhéraient tous. La lutte fut d’autant plus impitoyable que les bénéfices à distribuer étaient encore relativement limités[134] et qu’une « entente » au détriment de tiers – comme, plus tard, lors des expéditions de pillage dans les pays occupés – n’était pas encore possible.
  • 10. 10 2. La « mise au travail » par les fascistes sur une voie sans issue Au bout d’un an de dictature fasciste, il était devenu très clair que l’espoir d’un succès rapide de la « première impulsion » avait été vain. Le passage de la « conjoncture d’État » à la « conjoncture privée » n’avait pas eu lieu[135]. Le volume des commandes d’État accordées jusqu’alors était encore trop petit et la reprise économique conjoncturelle ne suffisait pas pour utiliser à plein la capacité de production disponible. Fin 1933, celle-ci n’était utilisée, surtout dans l’industrie lourde, que très partiellement[136]. Dans l’industrie des biens de consommation où en moyenne une part plus importante du potentiel était utilisée[137], le ministre des Affaires économiques avait interdit préventivement en mars 1933 – dans l’intérêt du réarmement – un grand nombre d’investissements et d’extensions[138]. Une reprise de la conjoncture dépend essentiellement d’un renouvellement et d’une extension de l’appareil de production existant. L’absence d’impulsions provenant d’une nouvelle vague d’investissements, a été la cause directe de l’absence d’ « initiatives privées » . Une autre raison résidait dans l’incertitude concernant les retombées de la politique économique du gouvernement, plis particulièrement en relation avec l’avenir des entreprises publiques ou semi-publiques telles que la Dresdner Bank et la Vereinigte Stahlwerke. Cette incertitude était née du fait qu’en premier lieu, on ne pouvait pas savoir quelles mesures économiques et politiques le gouvernement serait forcé de prendre sous la pression croissante des masses et, en second lieu, parce que la lutte de pouvoir entre les monopoles les plus importants n’était toujours pas décidée[139]. Fin 1933, il était donc déjà clair que l’État allait une fois de plus devoir libérer d’importants moyens afin de prévenir une régression économique et de faire régresser le chômage : au sein de la bourgeoisie allemande, éclatèrent à nouveau des luttes acharnées pour savoir qui allait devoir apporter ces moyens et comment ils allaient devoir être ventilés. Le premier semestre de 1934 fut entièrement placé sous le signe de ces luttes. Plus tôt, il était déjà apparu clairement qu’on ne pouvait en aucun cas libérer les sommes nécessaires au réarmement en augmentant les impôts, qui avaient atteint les limites supérieures de ce que le peuple allemand pouvait supporter – en 1934, quelque 4,5 milliards de marks avaient déjà été dépensés pour le réarmement, contre 1 milliard en 1933[140] ! Il faudrait recourir au crédit. Les moyens nécessaires n’étant pas disponibles sur le marché des capitaux, le gouvernement dut chercher une issue en s’adressant à la Reichsbank[141]. Mais la loi régissant le fonctionnement de la Banque du Reich constituait un obstacle car elle interdisait expressément à la Reichsbank – à part quelques exceptions mineures – de consentir des prêts à l’État[142]. Une modification de cette loi n’était possible que si le conseil d’administration de la Banque des paiements internationaux (BPI) à Bâle[143] y consentait. Dans le contexte de la soumission de l’Allemagne au plan Dawes[144] (qui consentait des prêts dans le cadre de la stabilisation du mark), en 1924, il avait été en effet mis fin à la position dominante de l’État allemand au sein de la Reichsbank et la loi Reichsbank soulignait expressément l’indépendance totale de la banque vis- à-vis du gouvernement[145]. Ces dispositions étaient toujours en vigueur. En 1930, le contrôle de la Reichsbank fut confié à la BPI[146], nouvellement fondée, et au sein de laquelle le capital américain donnait le ton. Faisaient également partie des
  • 11. 11 fondateurs, en dehors des banques nationales d’Italie, d’Angleterre, de France, de Belgique, d’Allemagne et de la banque industrielle du Japon, la banque J.P. Morgan & Co. et la First National Bank of New York, contrôlée par Morgan, ainsi que la First National Bank of Chicago. L’une des tâches principales de la BPI consistait à percevoir et à répartir les réparations, ainsi qu’à régler les dettes mutuelles entre les alliés. La BPI fut l’un des principaux champs de bataille du capital financier international (surtout britannique, américain et français) en lutte pour l’hégémonie financière en Europe et en Allemagne en particulier[147]. Et c’est ainsi que, pour le financement de son armement, le gouvernement dirigé par Hitler dépendait, non seulement de facto mais également de jure, de l’accord du capital financier international. Le 26 septembre 1933, le gouvernement allemand introduisit donc une demande en ce sens auprès de la BPI[148]. Cela situe bien le rôle joué par le président de la Reichsbank de l’époque, Schacht, en tant que personne de confiance du capital financier américain et anglais qui dominait la BPI, puisque le conseil d’administration de la BPI approuva la demande aussi rapidement que possible. Le président de la BPI, Leon Fraser, insista sur le fait que l’approbation avait été obtenue en raison de la confiance placée en la personne de Schacht[149]. Cette obligeance du conseil d’administration de la BPI contrastait de façon flagrante avec les résistances et les hésitations avec lesquels le conseil de la BPI avait réagi en 1932 à une requête de modification bien moins importante de la loi Reichsbank introduite par le président Luther de la même Reichsbank[150]. Jusqu’à présent, on a accordé trop peu d’attention à cette attitude de la BPI[151] qui met, une fois de plus, en évidence son rôle en tant qu’ « un des instruments les plus essentiels de la politique profasciste de l’aristocratie financière internationale[152] ». L’approbation de la BPI signifiait, déjà à cette époque précoce, la légalisation formelle du financement du réarmement de Allemagne fasciste. Le financement de la « mise au travail », donc du réarmement, était ainsi réglé au moins pour cette période initiale par cette institution du capital financier international. Mais l’impérialisme allemand se trouvera néanmoins confronté très rapidement à un autre problème qui va peser bien plus lourdement et sera bien moins aisé à résoudre. Au cours des six premiers mois de 1934, l’Allemagne a dû affronter une crise sur le plan des devises et des matières premières. Elle menaçait la suite du programme d’armement, mais aussi la mise au travail[153]. Le réarmement provoquait une demande plus importante de matières premières. Pour y satisfaire, l’Allemagne avait besoin de devises censées provenir des rentrées des exportations. Importations et exportations se développaient toutefois dans des directions opposées. Alors que le besoin d’un accroissement des importations se faisait de plus en plus sentir – et que les prix des matières premières grimpaient – les exportations retombaient de façon considérable, passant de 1,26 milliard de RM pour le quatrième trimestre 1933 à 1,09 milliard de RM pour le premier trimestre 1934 et à 0,99 milliard de RM pour le second trimestre 1934[154]. Au premier trimestre 1934, la balance commerciale extérieure de l’Allemagne repassa dans le rouge pour la première fois depuis 1929, et de 54 millions de marks encore ! Au second trimestre, le solde négatif grimpa même à 160 millions de marks[155]. La baisse des exportations allemandes ne fut pas seulement la conséquence de la concurrence accrue sur le marché mondial, mais aussi du boycott
  • 12. 12 des produits allemands par lequel divers pays avaient réagi aux poursuites contre les Juifs et à l’horrible terreur fasciste[156]. Puisqu’il fallait des devises pour combler le déficit de la balance commerciale extérieure, la réserve en devises de la Reichsbank, pourtant déjà passablement modeste (400 millions au début 1934), se réduisit à 76,8 millions au mois de juin de la même année[157]. La Reichsbank ne disposait plus, en fait, de devises. Afin d’assurer quand même l’importation de matières premières d’une nécessité cruciale pour le réarmement, voire de les accroître, on pratiqua des coupes sombres impitoyables dans l’importation des produits alimentaires, d’autres matières premières et de produits finis pour le secteur civil (voir tableau 4)[158]. Cela risquait de poser d’énormes problèmes pour les branches industrielles touchées. Dans un document confidentiel du 21 juin 1934, le directeur de la Deutsche Bank, Rösler, insistait sur les problèmes spécifiques de l’industrie textile résultant de la pénurie des matières premières[159]. Les problèmes de l’industrie textile n’allaient d’ailleurs atteindre leur point critique qu’au cours du second semestre 1934, lorsqu’aux limitations des importations, s’ajoutait l’imposition légale de la réduction du temps de travail à 26 heures par semaine[160]. Tableau 4 Évolution en pourcentage des importations par rapport au trimestre précédent Importations 2e semestre 1933 1er semestre 1934 Importations totales : Valeur + 0,4 + 8,8 Quantité + 1,3 + 10,0 Moyens de subsistance, boissons : Valeur – 0,5 – 6,2 Quantité + 1,3 – 4,1 Matières premières et produits semi- finis : Valeur + 2,7 + 16,0 Quantité – 1,3 + 16,0 Source : calculé sur base de données publiées dans le Konjunktur-statistisches Handbuch, p. 91 et ss[161]. La répartition des importations de matières premières du tableau 5 permet de voir que leur accroissement a surtout profité au réarmement. Tableau 5 Augmentation en pourcentage de l’importation des matières premières au cours du premier semestre de 1934 par rapport à la même période en 1933. Importations en % Toutes les matières premières : 14,7 Matières premières industrielles 24,5 Matières premières pour biens de consommation 13,2 Matières premières pour biens de production 55,8
  • 13. 13 Source : Wirtschaft und Statistik 1934, p. 496. Le chef de la section économique de la Deutsche Bank, E. W. Schmidt, résuma les problèmes économiques de l’Allemagne dans une analyse datée du 5 mai 1934. D’après lui, les indispensables importations de matières premières devraient jusqu’à un certain point être remises en question ; la situation deviendrait inquiétante lorsque la pénurie de devises allait déboucher sur une pénurie de matières premières mettant ainsi en danger la mise au travail et la poursuite de la lutte contre le chômage. Quoi qu’il en soit, il s’agissait d’une situation grave, ajoutait Schmidt, et il jugeait la dénomination de « phase d’alerte de niveau un » reprise dans le Völkische Beobachter, nullement exagérée[162]. Et pourtant, même une Allemagne capitaliste disposait de diverses possibilités pour sortir de cette crise des matières premières et des devises. L’issue favorable qui aurait le mieux correspondu aux intérêts nationaux du peuple allemand était de renoncer à se concentrer sur le réarmement et de renforcer le commerce avec l’Union soviétique. Toutefois, les milieux dirigeants firent exactement le contraire. Dans le domaine du commerce extérieur, le gouvernement d’Hitler suivit une politique provocatrice antisoviétique et se présenta aux puissances occidentales comme le fer de lance contre le communisme et le bélier contre l’Union soviétique ; de cette façon, il essayait d’avoir le feu vert de leur part pour le réarmement de l’Allemagne[163]. Le résultat de cette politique fut une régression des livraisons allemandes à l’Union soviétique, qui passèrent de 763 millions de marks en 1931 à 282 millions en 1933[164]. Les constructions mécaniques furent lourdement touchées. Les exportations de machines allemandes vers l’Union soviétique qui, au quatrième trimestre 1932, représentaient encore quarante pour cent du total des exportations de machines, ne représentaient plus que quinze pour cent au quatrième trimestre 1933 ![165] Pour prévenir les problèmes dus au manque de devises, il aurait également été possible de poursuivre la ligne des années précédentes en essayant de libérer les devises manquantes en contractant des crédits à l’étranger. Toutefois, cela aurait encore accru la dépendance de l’impérialisme allemand vis-à-vis des plus grandes puissances financières impérialistes et, partant, limité plutôt qu’élargi sa liberté de mouvement. Cela était en contradiction avec la ligne politique fondamentale qui visait à liquider tous les crédits à l’étranger afin de se préparer sans entrave à une seconde guerre pour la répartition du monde et la conquête de l’hégémonie mondiale. « Les impérialistes allemands poursuivaient leurs propres buts et voulaient à nouveau repartager le monde, construire un gigantesque empire colonial allemand, détruire la concurrence française, anglaise et américaine et faire route vers l’hégémonie mondiale[166]. » Déjà, en novembre 1930, un membre du conseil d’administration de la Deutsche Bank, Kehl, avait esquissé ce plan, devant un parterre d’industriels de la Ruhr[167]. Kehl érigea en postulat que la liberté de mouvement politique de l’Allemagne devait être le noyau de toutes les considérations. L’économie allemande n’était toutefois pas encore suffisamment assurée sur ses propres jambes, ajouta Kehl, elle ne pouvait pas encore se fier suffisamment à ses propres forces, de sorte qu’elle dépendait encore de la mesure dans laquelle les économies étrangères mettaient à disposition leurs excédents de capitaux. Et, déjà bien avant qu’Hitler fût devenu chancelier, il déclarait, anticipant sur le futur « plan quadriennal » fasciste : « Si le peuple allemand est encore ce qu’il
  • 14. 14 était dans le temps – et je pense qu’il l’est encore –, alors il devrait, à l’aide d’un plan quinquennal complet et différent [du plan quinquennal soviétique – Note de K.G.], pouvoir se libérer de l’aide étrangère et, par un travail opiniâtre et concentré, atteindre ainsi la première condition indispensable dans son dur combat pour la liberté nationale[168]. » C’est avec ce genre de motivations que les milieux dirigeants de l’oligarchie financière allemande repoussèrent de nouveaux emprunts. Ils cherchèrent plutôt à utiliser le problème des devises de l’Allemagne pour mettre un terme définitif au remboursement (en devises) des dettes allemandes aux créanciers étrangers, de façon à pouvoir également engager ces moyens dans le réarmement. On voulait ainsi faire baisser le cours des obligations allemandes à l’étranger et ensuite, les racheter à bas prix afin, ce faisant, de se débarrasser de ses dettes de la façon la plus avantageuse qui fût[169]. L’Allemagne consacrait, chaque année, environ 700 millions de Reichsmarks en valeurs étrangères au paiement de ses dettes étrangères, qui s’élevaient encore à quelque 15 milliards de marks, plus les intérêts. En 1934, même plus d’un milliard de marks[170]. Si elle pouvait épargner ce montant, le solde négatif de la balance commerciale allemande pourrait être aplani. Aussi le gouvernement allemand fit-il le nécessaire pour amener les créanciers étrangers à mettre un terme au remboursement des dettes allemandes. Ce fut le thème principal d’une conférence (appelée la « Transferkonferenz », la conférence du transfert) qui s’est tenue à Berlin du 27 avril au 29 mai 1934[171]. On peut déduire les attentes et les espoirs que les Allemands plaçaient en cette conférence, de l’analyse précitée du haut fonctionnaire de la Deutsche Bank, Schmidt. D’après celui-ci, le manque de devises de l’Allemagne était tellement clair que la « conférence du transfert » à Berlin devrait se terminer sans nul doute par l’arrêt provisoire total des remboursements allemands[172]. Dans cet esprit, les représentants allemands proposèrent à leurs créanciers étrangers un moratoire complet des transferts pour le second semestre 1934[173]. Leurs attentes ne furent toutefois pas rencontrées : les créanciers n’abondèrent pas dans le sens des propositions et exigèrent que le remboursement de la dette allemande se poursuive, en tout cas partiellement. Pour briser la résistance des pays créanciers, les représentants allemands sont passés aux menaces. Si les créanciers ne voulaient pas renoncer à la poursuite des remboursements ou si, par l’achat renforcé de produits allemands, ils ne mettaient pas l’Allemagne en état de poursuivre le remboursement de ses dettes, alors l’Allemagne se mettrait à produire chez elle les matières premières nécessaires et, de cette façon, ne serait plus l’acheteur d’environ 10 pour cent des matières premières sur le marché mondial[174]. Schacht et le ministre des Affaires économiques Schmitt ont émis à plusieurs reprises la menace que l’Allemagne ne se tourne vers l’autarcie si l’on n’acceptait pas son point de vue. Contrairement à Schacht, Schmitt mit l’accent sur le fait qu’il ne s’agirait pas d’un changement de cap temporaire mais définitif de l’économie allemande vers l’acquisition de matières premières en provenance de ses propres réserves si les puissances créancières forçaient l’Allemagne à faire cette démarche[175]. Mais ces menaces restèrent, elles aussi, sans résultat. Bien que la conférence eût duré quatre semaines, on ne put se mettre d’accord[176]. Au lieu d’un règlement
  • 15. 15 durable, comme les représentants allemands l’avaient espéré, on ne se mit d’accord que sur des solutions intermédiaires, de courte durée et accompagnées de sanctions immédiates si l’Allemagne devait ne plus rembourser ses dettes, ce qui, d’ailleurs, s’est produit par la suite[177]. La conférence n’apporta donc aucune solution au manque de devises et de matières premières de l’Allemagne. Elle avait surtout permis de faire sentir nettement aux impérialistes allemands à quel point ils étaient dépendants de la bonne ou de la mauvaise volonté des concurrents impérialistes, les États-Unis et l’Angleterre. Les États-Unis et l’Angleterre étaient en même temps les principaux créanciers et les fournisseurs de la plupart des matières premières dont l’Allemagne avait besoin[178]. De la sorte, la décision concernant la poursuite du réarmement de l’Allemagne et les préparatifs de guerre reposait également dans les mains des puissances occidentales, surtout des États-Unis et de l’Angleterre. Ces États disposaient d’importants moyens de pression tant pour orienter la politique intérieure et extérieure d’Hitler selon leurs besoins que pour lui mettre des bâtons dans les roues en cas d’actions non souhaitées. Le plan pour la « mise au travail » par une politique du réarmement forcée se heurtait à un autre obstacle, à savoir les restrictions en matière d’armement qui n’avaient pas encore été levées. Il est vrai qu’en vue du rôle de fer de lance contre l’Union soviétique que s’était attribué l’Allemagne, les grandes puissances victorieuses en 1918 – dont l’Angleterre – avaient toujours étonnamment négligé de contrôler si l’Allemagne respectait bien les dispositions du traité de Versailles. Quand l’Allemagne se réarmait en secret, elles regardaient généralement dans la direction opposée[179]. Mais aussi longtemps que les limitations restèrent en vigueur, le réarmement de l’Allemagne ne pouvait se faire avec l’ampleur et la rapidité voulue[180]. Naturellement, la volonté de supprimer les restrictions reflétait une autre aspiration des impérialistes allemands : ils voulaient avoir le plus rapidement possible en main les moyens qui leur permettraient « à nouveau de mettre de l’ordre en Europe ». Mais les considérations économiques jouèrent certainement un rôle. D’ailleurs, seule la mise sur pied d’une marine de guerre moderne, d’une force aérienne et d’une armée de masse dotée de véhicules blindés et d’artillerie lourde pouvait fournir, dans les circonstances créées par la politique économique des monopoles, les principales impulsions nécessaires pour tirer parti de la capacité totale de l’industrie de l’armement et faire sortir complètement l’économie allemande de la crise[181]. Mais un réarmement de cette ampleur exigeait qu’on élimine l’opposition de la France à cet égard[182]. Sur le plan économique, l’Angleterre et les États-Unis avaient les atouts en main face à l’Allemagne, mais sur le plan militaire les atouts étaient aux mains de la France. Aussi le principal souci de l’armée allemande et des dirigeants nazis était-il d’empêcher une intervention armée de la France contre le réarmement allemand aussi longtemps que, sur ce plan, l’Allemagne n’arriverait pas à la cheville de la France. Hitler exprima cette préoccupation dans un discours adressé le 3 février 1933 aux commandants de la Wehrmacht[183]. La période la plus dangereuse, disait- il, serait celle de la « reconstruction politique et militaire » ; si la France disposait de
  • 16. 16 véritables hommes d’État, elle sévirait contre l’Allemagne durant cette période et rendrait le réarmement impossible [184]. Après qu’en octobre 1933, l’Allemagne eut quitté ce qu’on a appelé la « conférence du désarmement[185] » et la Société des Nations[186], les négociations entre l’Allemagne et les autres puissances – surtout la France et l’Angleterre – se poursuivirent par voie diplomatique. On négocia les conditions nécessaires pour obtenir l’accord de porter la Reichswehr à 300 000 hommes et de l’équiper entièrement d’armes lourdes. En avril 1934, ces négociations atteignirent un point critique. Début avril, le gouvernement d’Hitler avait présenté le nouveau budget, avec des dépenses d’armement de 350 millions de marks supérieures à celles de l’année précédente (ce qui d’ailleurs ne représentait qu’une petite partie de la hausse réelle !). Le gouvernement français a vu dans cette provocation brutale l’occasion de rompre les négociations avec l’Allemagne (17 avril 1934)[187]. Toutefois, la véritable raison de cette rupture des négociations était tout autre. Début avril, André François-Poncet[188], l’ambassadeur de France à Berlin et l’homme de confiance de l’industrie lourde française, avait rencontré Schleicher[189] dans la maison de campagne du banquier Regendanz (2 avril 1934). Il avait reçu l’assurance qu’un changement aurait bientôt lieu au sein du gouvernement allemand[190]. Manifestement, Schleicher avait laissé entrevoir qu’il serait possible, après cette réforme, de réaliser une collaboration franco-allemande plus étroite dans les domaines politique, économique et militaire, collaboration sur laquelle, avant le 30 janvier 1933, François-Poncet et Schleicher s’étaient déjà été mis en grande partie d’accord. D’après ces plans, la France marquerait son accord pour un accroissement des effectifs de l’armée allemande sur base du système des milices. En contrepartie, l’Allemagne démantèlerait les groupes militaires (SA, Stahlhelm, etc.), contracterait une alliance militaire avec la France et attribuerait à l’industrie lourde française une participation dans l’industrie de la Ruhr. Une telle réorientation au sein du gouvernement allemand, telle que l’envisageaient Schleicher et François-Poncet, était soutenue par le gouvernement français. Et, pour activer un peu les choses, les Français s’opposèrent aux plans de réarmement des Allemands[191]. Au sein des cercles dirigeants de l’Allemagne fasciste les avis étaient très partagés sur la façon de venir à bout de l’opposition des Français. Mais dans le cadre de cette étude, il suffira de constater qu’il fallait donc briser l’opposition française à la levée des restrictions au réarmement pour pouvoir poursuivre la « politique de mise au travail », qui reposait sur la poursuite de ce réarmement. Sur ce point aussi, l’Allemagne était encore très dépendante de l’attitude des autres puissances impérialistes. En résumé : la fameuse « mise au travail » de l’Allemagne fasciste, définie par les monopoles les plus agressifs, s’engagea de plus en plus sur une voie de garage au printemps 1934. Le fait que la politique économique avait été complètement mise au service de la course au profit des monopoles pesait lourdement sur les masses, accroissait encore les disproportions et tensions déjà présentes dans l’économie et, dès le début de la nouvelle phase de reprise économique, posa les bases d’une nouvelle crise aux conséquences au moins aussi catastrophiques. Vu le manque de
  • 17. 17 devises et de matières premières résultant du réarmement poussé à l’extrême – dans lequel on ne tenait aucun compte des moyens propres et des disponibilités en matières premières – la reprise économique risquait d’échouer et le danger existait même de ne pouvoir maintenir pleinement le volume de production. Cette aggravation des problèmes économiques, qui menaçaient de se muer en catastrophe, constitua « la base économique de l’effusion de sang du 30 juin[192] », comme Varga l’avait déjà très bien compris dans un bulletin trimestriel de juin 1934[193]. Les conséquences principales de ce développement étaient qu’il apparaissait clairement que 1. La politique économique d’Hitler provoqua parmi les masses un mécontentement croissant à l’égard du régime nazi et, partant, une exacerbation des rapports politiques en Allemagne même. 2. Sans l’aide et le soutien des grandes puissances impérialistes, l’Allemagne fasciste n’était pas en état de persister dans la voie du réarmement qu’elle avait empruntée. Au printemps et au début de l’été 1934, la bourgeoisie monopoliste allemande devait trouver une issue à l’impasse dans laquelle elle s’était fourvoyée en raison de sa propre politique économique. Les décisions que dut prendre la bourgeoisie monopoliste se trouvaient soumises à une double pression émanant tant des masses populaires allemandes que des impérialistes étrangers. 3. Les divergences de vues au sein de la direction de l’Allemagne fasciste à propos du contenu et de l’ampleur du réarmement camouflé en « mise au travail » s’exacerbent Déjà bien avant le 30 janvier 1933, lors des discussions entre les groupes monopolistes et les défenseurs de leurs intérêts pour savoir comment les commandes de l’État devaient être réparties, une contradiction était déjà apparue entre l’industrie lourde et les secteurs industriels nouveaux avec, à leur tête, le secteur de la chimie[194]. Du côté des secteurs industriels nouveaux, on développait surtout des plans de construction d’un réseau routier, de motorisation, de construction de logements, etc., plans qui, déjà à l’époque, furent écartés par l’industrie lourde parce qu’elle ne les estimait pas en mesure de remettre en marche le plus rapidement possible ses capacités de production non exploitées[195]. Après la formation du gouvernement d’Hitler, l’accent fut mis en première instance sur ces activités pour lesquelles, avec le moins de capital possible, on pouvait employer la plus grande quantité de main- d’œuvre possible : par exemple la construction de routes. Mais dans un discours prononcé le 7 avril 1933, Schacht s’oppose avec insistance à une politique de création d’emplois par « la mise au travail des chômeurs en leur faisant creuser des fossés, pelleter du sable et poser des pavés[196]. » Au lieu de cela, il était partisan d’un engagement maximal de moyens de l’État dans le réarmement direct, donc dans les commandes d’armes passées à l’industrie lourde[197]. Dans son allocution du 1er mai 1933, Hitler annonça toutefois que l’opposition au plan de construction des routes serait balayée[198]. Le 23 juin 1933
  • 18. 18 entrait en vigueur la loi de fondation de l’entreprise « Reichsautobahn » (autoroutes du Reich) comme filiale de la Reichsbahn (chemins de fer du Reich)[199]. À l’origine, Gottfried Feder[200] devait être l’inspecteur principal de la construction des routes, censé planifier le déroulement des travaux de construction des voies rapides, mais Schacht ne l’entendit pas de cette oreille ; au lieu de Feder, on désigna Todt[201] à ce poste[202]. Le 23 septembre débuta réellement la construction des autoroutes, en dépit de l’opposition et des objections de l’industrie lourde[203]. De même, dans les plans élaborés par le ministère des Affaires économiques après la nomination de Schmitt[204] et dans ce qu’on a appelé le « Sofortprogramm » (programme immédiat) d’août 1933[205], les réparations de logements et la pose de voies rapides furent proposées en tout premier lieu comme les principales mesures de mise au travail[206]. Les programmes de mise au travail présentés par Reinhardt, le secrétaire d’État aux Finances, le 1er juin et le 21 septembre 1933 étaient sur la même ligne[207]. En décembre fut conclu le « traité Feder-Bosch », qui réglait l’ample engagement des moyens de l’État au profit d’IG-Farben, producteur de l’essence synthétique Leuna[208]. À l’occasion de l’ouverture de l’exposition automobile du 8 mars 1934, Hitler avait prononcé un discours où il annonçait que le centre de gravité de toutes les mesures que l’État prendrait encore pour relancer l’économie se situerait aussi, à l’avenir, dans l’industrie automobile. Il exigea que l’Allemagne rattrape et dépasse l’Angleterre et la France et qu’au lieu des 500 000 voitures d’aujourd’hui, elle en produise désormais 3 millions au total. À cet effet, le monde des entreprises était chargé de concevoir et développer une voiture pour l’homme de la rue ; et il ajouta de façon significative que le problème du carburant – l’approvisionnement et la production au niveau national – serait résolu[209]. En stimulant l’industrie automobile et la construction des routes, Hitler se conformait aux promesses faites en 1931 lors des discussions avec les représentants de l’industrie automobile et réitérées le 4 janvier 1933 dans un entretien avec von Papen[210]. Sans aucun doute cet appui a été aussi d’une grande importance pour IG-Farben, vu que, de la sorte, les ventes de l’essence Leuna seraient déjà assurées en temps de paix[211]. La contradiction entre l’industrie lourde et les industries nouvelles, telle qu’elle s’exprime dans ces questions, s’intensifia encore au cours du premier semestre de 1934 du fait qu’entre les deux parties étaient apparues des divergences de vues concernant le rythme du réarmement et les charges qu’on pouvait se permettre d’imposer aux masses. Ce fut sans aucun doute la conséquence du mécontentement croissant des masses populaires qui, progressivement, atteignait le point d’ébullition. Comme c’est toujours le cas dans de telles situations, l’industrie lourde et les nouvelles branches industrielles – en particulier IG-Farben – suivirent des tactiques différentes. Alors que l’industrie lourde n’était aucunement disposée de réduire la pression sur les masses de façon à soulager un peu la situation tendue régnant à l’intérieur, l’industrie chimique avait tendance à accorder aux masses des concessions limitées et des semblants de réformes. Cette tactique de l’industrie chimique saute aux yeux lorsqu’on compare les propositions d’août 1933 du ministère des Affaires économiques et celles du printemps 1934. Le « Sofortprogramm » que Lautenbach – au sein du ministère des Affaires économiques, l’un des porte-parole les plus capables de la ligne des branches
  • 19. 19 industrielles nouvelles[212] – dévoila le 9 août 1934, comprenait, entre autres, les points suivants : « L’économie doit être déchargée (…) à l’aide de réformes et de réductions des impôts qui, aujourd’hui, limitent la liberté de mouvement des entrepreneurs et freinent leurs initiatives (…). La stabilisation des salaires avec une main de fer (…). Des mesures contre la jouissance illégale de l’indemnité de chômage (…)[213]. » Ce « Sofortprogramm » consistait donc en avantages fiscaux pour les entrepreneurs, réduction des indemnités de chômage, gel des salaires ouvriers à hauteur du salaire minimal. En novembre 1933 encore, Lautenbach avait défendu le même point de vue[214]. Mais au printemps 1934, le ministère des Affaires économiques présenta un programme essentiellement différent[215]. À la base des propositions du ministre Schmitt des Affaires économiques, se trouvait un projet de Lautenbach. Schmitt et Lautenbach partaient du principe que l’accélération de la reprise économique était devenue « une tâche politique, économique et sociale de premier ordre » et que cela revenait aujourd’hui à influencer l’économie « dans toute son étendue et le plus rapidement et efficacement possible[216] ». Le fait que Lautenbach met l’accent dans ses propositions sur le fait qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer l’importance et l’urgence inhabituelles d’une réduction des impôts pour la couche élargie des salariés est significatif de la profondeur du mécontentement social[217]. Comme premiers points de son programme, Lautenbach proposa désormais des mesures censées accroître le pouvoir d’achat des masses[218]. Ainsi, le salaire net total allait devoir être augmenté d’environ 1 milliard[219]. Lautenbach voulait atteindre cet objectif en supprimant les retenues sur le salaire pour l’indemnité d’aide aux chômeurs[220] et par la réduction considérable des primes prévues pour l’assurance chômage (qui passaient de 6,5 à 2,5 % du salaire, dont 2 % devaient être payés par l’entrepreneur et 0,5 % par le travailleur, alors qu’avant, chacun payait 3,25 %). En revanche, il prévoyait une « réduction des charges pour les entrepreneurs productifs » de seulement 50 à 60 millions[221]. En outre, le pouvoir d’achat devait être augmenté par le biais d’une « révision de l’économie subsidiée », c’est à dire par la réduction des cadeaux aux entreprises[222]. Le programme de Lautenbach et Schmitt acceptait que, suite à la hausse du pouvoir d’achat, l’importation des produits sans nécessité vitale – comme, par exemple, les fruits exotiques – allait augmenter et mettre en danger la balance des devises[223]. Ici, il devenait clair que, sur le plan de la politique en matière de commerce extérieur, il existait de grandes divergences entre Schmitt et les milieux qu’il représentait, et le duo Schacht-Blomberg[224]. À ce moment-là, l’industrie lourde ne pouvait réduire sa capacité de production non utilisée que par le biais d’une accélération du réarmement. Dans l’industrie chimique, la situation était exactement inverse : les usines de production de carburants synthétiques et de caoutchouc synthétique, à qui le réarmement promettait un âge d’or, étaient encore en construction. C’est pourquoi, durant cette période de transition, le commerce avec l’étranger joua pour l’industrie chimique un rôle bien plus important que pour l’industrie lourde. C’est pourquoi, durant cette période, l’industrie lourde, conjointement avec les grands propriétaires terriens, pencha davantage vers une politique économique autarcique que l’industrie chimique. Toutefois, après quelques années, cette situation se modifia
  • 20. 20 complètement : à ce moment la capacité de production complète de l’industrie lourde était utilisée et l’approvisionnement en matières premières de ce secteur industriel devenait le principal problème. La préférence pour l’autarcie signifiait que l’on se dirigeait vers la transformation du minerai de fer allemand, de moindre valeur, ce qui fit diminuer les bénéfices. Pour l’industrie chimique la situation était maintenant totalement différente. Après la construction d’usines de carburants synthétiques pour le buna[225] et d’autres produits d’une grande importance pour le réarmement, l’industrie chimique put profiter au maximum d’une orientation autarcique, d’autant plus qu’elle avait pu assurer sa position sur le marché extérieur par le biais d’accords avantageux avec ses concurrents étrangers[226]. Cela explique aussi pourquoi, au printemps 1934, le ministre Schmitt des Affaires économiques essaya de résoudre le problème des devises en renforçant les exportations sans imposer des limitations trop sévères à l’importation de produits destinés au marché civil. Schacht et Blomberg voulaient limiter fortement la branche civile des importations et utiliser à des fins de réarmement la part la plus grosse possible des devises que cela fournirait. On comprend facilement pourquoi l’industrie lourde et Schacht, sans oublier les généraux de la Reichswehr, aient voulu contrer le programme de Schmitt. Une autre proposition, à savoir celle du ministre des Finances Kro-sigk, fut tout autant en désaccord avec les objectifs politiques de Schacht et de ses partisans sur le plan de l’économie et du réarmement[227]. Même si, sur plusieurs points, cette proposition s’opposait au programme de Schmitt, Krosigk et ce dernier étaient pourtant d’accord sur les questions essentielles. Krosigk reconnaissait que la construction d’autoroutes devait être la toute première priorité en vue de la mise au travail[228]. Et il insistait aussi sur le fait qu’un facteur d’une extrême importance pour la consolidation du marché intérieur consistait en « l’augmentation du pouvoir d’achat des masses » parce qu’ « après la rationalisation de la première décennie qui avait suivi la guerre, les possibilités d’investissement étaient très limitées[229] ». Il proposa que, pour le 1er avril 1934, les retenues sur le salaire pour « les allocations de travail » et le « secours d’hiver » soient supprimées et qu’elles soient réduites « au strict minimum nécessaire » pour le Front du travail (DAF)[230]. La principale divergence de vues entre Krosigk et Lautenbach-Schmitt concernait le financement. Krosigk n’aimait pas du tout les méthodes de financement utilisées par Lautenbach et Schmitt, basées sur la constitution de crédits. Krosigk estimait que tout devait être mis en œuvre pour réaliser l’équilibre budgétaire, parce qu’ « un budget sain est la condition de base de la lutte contre le chômage, du bien-être du marché des capitaux et de la confiance nécessaire pour appliquer une baisse des intérêts[231] ». Au nom de l’équilibre budgétaire, Krosigk rejetait par conséquent une réduction des prélèvements pour la caisse des allocations de chômage et il n’était d’accord – mais non sans les objections nécessaires – qu’avec la suppression des cotisations pour l’indemnité d’aide aux chômeurs[232]. En outre, il proposait de sabrer sévèrement dans les dépenses de certains départements prévues dans le projet de budget, estimant de la sorte pouvoir épargner 1,14 milliard de marks[233]. Ainsi, par exemple, il fallait réduire les dépenses destinées au service du travail[234], aux formations prémilitaires et aux SA. Celles-ci étaient estimées à 490 millions et devaient,
  • 21. 21 proposait Krosigk, être ramenées à 240 millions[235]. Krosigk voulait économiser 300 millions « dans tous les départements », le ministère de la Reichswehr y compris. Dans sa proposition, Krosigk reprit avec insistance la demande de sabrer dans le budget de l’armée, bien qu’il ait formulé la chose avec une extrême prudence[236]. Dans la version du projet qui fournissait une explication plus approfondie des propositions de Schmitt, ce dernier et Lautenbach s’opposaient expressément à cette politique intérieure « déflationniste »[237] du ministre des Finances[238]. Sur un autre point encore, les propositions de Krosigk s’écartaient de celles de Schmitt. Dans les propositions du ministre des Affaires économiques ne figurait pas un mot sur le secteur de l’agriculture. Chez Krosigk si. Il renvoyait avec insistance à l’importance de l’agriculture comme commanditaire de l’industrie et constatait avec dépit que le montant moyen de ces commandes (normalement, 3 milliards) était loin d’avoir été atteint. C’est pourquoi il fallait faire en sorte, disait Krosigk, que l’augmentation du nombre de commandes ne soit pas entravée ou perturbée. Il fallait surtout mettre un terme à « une longue période d’incertitude, née par exemple de l’impôt foncier ou d’un blocage des crédits ou encore à la tendance, née de la loi sur les héritages de domaines agricoles à préférer prévoir des réserves pour les descendants plutôt que d’effectuer les investissements, réparations et autres tâches nécessaires[239] ». Avec sa remarque sur l’incertitude concernant l’impôt foncier, Krosigk se montrait, contrairement à Schmitt, solidaire de la noblesse terrienne et des grands propriétaires terriens qui craignaient que les choses n’aillent jusqu’au morcellement de leurs propriétés ruinées. Dans un même temps, il mettait le doigt sur des effets de la loi sur la succession des domaines, qui n’étaient pas davantage souhaités par la bourgeoisie monopoliste. Plus importantes que les divergences de vues entre Krosigk et Schmitt, étaient les questions à propos desquelles tous deux étaient en désaccord avec Schacht et Blomberg, à savoir le rythme du réarmement et la question de l’orientation des commandes publiques dans le cadre des programmes de mise au travail. Schmitt et Krosigk sont intervenus tous deux contre une hausse directe et forcée du rythme du réarmement mais n’ont à aucun moment mis en doute la priorité du réarmement sur tous les autres problèmes[240]. À l’instar de Schacht et de Blomberg, ils soutenaient le programme d’armement et de guerre de l’impérialisme allemand, dont ils étaient d’ailleurs l’un et l’autre des représentants en vue[241]. S’ils ne partagaient pas, sur certains points, les opinions de leurs adversaires, ce désaccord se réfère en premier lieu au fait qu’ils prenaient à cœur, comme le montrent leurs propositions, les intérêts d’autres groupes monopolistes et, en second lieu, au fait qu’ils avaient un autre avis sur la question de savoir comment il convenait de réprimer l’ébullition révolutionnaire qui menaçait du côté des masses. Schmitt et Krosigk étaient d’avis de ne pas briser la force de la masse par l’usage renforcé de la terreur, mais de l’affaiblir en lui octroyant des concessions limitées. Schacht et Blomberg combattaient par contre avec une extrême sévérité tout ce qui eût pu ralentir un tant soit peu le rythme du réarmement[242], ce qui fait que, par la force des choses, ils n’avaient plus qu’un seul moyen à leur disposition pour affronter les
  • 22. 22 dangers menaçants nés du mécontentement des masses : un accroissement de la terreur[243]. Ce n’est pas un hasard si cette ligne dure était surtout défendue par les industriels et les banquiers qui avaient vu leurs entreprises – telles la Vereinigte Stahlwerke et la Dresdner Bank – souffrir le plus de la crise économique et qui, par conséquent, aspiraient le plus à une hausse rapide des profits. La lutte entre ces intérêts contradictoires et ces divergences de vues au sein des hautes sphères de l’impérialisme fasciste allemand prit de mois en mois des formes plus virulentes, sans toutefois que la chose ne se manifeste de façon visible. Le 23 mars 1934, le cabinet promulgue nombre de lois qui reflétaient ces luttes[244]. Elles constituaient un compromis, une solution intermédiaire, dont aucune des deux parties ne pouvait tirer satisfaction. Du très « important allègement des charges », proposé par Schmitt, sortit la « loi sur le maintien et l’augmentation du pouvoir d’achat[245] »,[246], qui comprenait nombre de propositions de Schmitt sous une forme très diluée, totalement impropre à réaliser une augmentation sensible du pouvoir d’achat. La loi prévoyait le contrôle de la politique financière des personnes juridiques publiques, des associations et organisations du même genre et, ceci, dans le but formulé par Krosigk, à savoir maintenir le plus bas possible les cotisations pour ces organisations, entre autres celles prévues pour le DAF (déjà cité). Les prélèvements dépendaient désormais de l’approbation du « remplaçant du Führer », en accord avec le ministre des Finances. Dans le contexte de cette loi, le trésorier du NSDAP, Schwarz, fut engagé comme « fondé de pouvoir du Führer » pour toutes les questions concernant les avoirs du NSDAP[247]. Finalement, les prélèvements pour l’indemnité d’aide aux chômeurs furent réduits dans des proportions limitées[248]. Cette réduction ne rapporta que 300 millions. Pour 14,5 millions de travailleurs cela représente 1,72 mark par personne et par mois, un montant déjà allègrement dépassé par la seule hausse de 10 % des prix des produits alimentaires. Les cotisations à l’assurance chômage ne furent pas du tout diminuées. Pour « compenser » le manque de réelles mesures sociales, le gouvernement eut recours à une démagogie pseudo-sociale. En même temps que la loi précitée, il promulgua l’Anleihestockgesetz (loi sur le stock d’emprunts)[249] qui, dans cette situation, ne visait qu’à rendre crédibles parmi les masses les termes musclés dans lesquels, deux jours plus tôt, Hitler s’était exprimé contre la hausse des dividendes[250]. En réalité, cette loi était au service du financement du réarmement et de l’accumulation accélérée de capital aux frais des petits actionnaires et alait devenir l’un des principaux instruments de ce qu’on allait appeler plus tard l’ « autofinancement » des monopoles[251]. Bref, ces lois ne reprenaient pas l’essence des propositions de -Schmitt. Elles correspondaient le mieux à ce que Krosigk avait prévu. Mais ce dernier, lui aussi, subit une cinglante défaite peu après. Ses tentatives d’endiguer les gigantesques dépassements du budget de l’armée aboutirent à ce que, lors de la réunion de cabinet du 4 avril 1934, la Reichswehr obtint le droit de rédiger son propre budget définitif et ce, sans droit de veto du ministre des Finances[252].
  • 23. 23 Dans la lutte entre l’industrie lourde et les secteurs nouveaux, à savoir l’industrie chimique, à propos de la finalité et du rythme du réarmement ainsi que de l’issue aux problèmes dans lesquels l’impérialisme allemand s’était empêtré au cours du premier semestre de 1934, Schmitt choisit le camp de l’industrie chimique. Sous sa direction, tout comme sous Warmbold, Dietrich et Moldenhauer[253], le ministère des Affaires économiques était redevenu le point d’appui le plus solide d’IG-Farben au sein de l’appareil de l’État. Sa politique économique se heurta toutefois à une forte opposition de la part de Schacht ainsi que du commandement de la Reichswehr, lesquels, en mai 1934, engagèrent une attaque ouverte contre Schmitt dans une tentative de le faire tomber. 4. Les tentatives communes de Schacht et du haut commandement de l’armée, au printemps 1934, pour faire tomber le ministre des Affaires économiques Schmitt Le 20 mai 1934, dans une lettre adressée à Hitler, Blomberg se plaint de ce que Schmitt n’avait pas encore pris les mesures absolument nécessaires à la mobilisation économique[254]. Concrètement, Schmitt n’avait prêté aucune oreille à l’exigence des commandants des trois corps de l’armée, à savoir transmettre la responsabilité de tous les programmes économiques servant les préparatifs de guerre à un officier qui occuperait une fonction de secrétaire d’État au sein du ministère des Affaires économiques[255]. Schmitt se serait mis lui-même hors-jeu en répondant favorablement à cette exigence parce qu’il n’existait pas le moindre programme économique qui ne fût en fin de compte lié aux préparatifs de guerre, et parce que, même si ce secrétaire d’État n’avait été, sur le plan formel, qu’un employé du ministère des Affaires économiques, ce n’aurait pas été en réalité le ministre mais lui – soutenu par la Reichswehr et par Schacht – qui aurait déterminé la politique économique. Comme la lettre de Blomberg à Hitler était demeurée sans résultat, Schacht profita d’un conseil des ministres, le 7 juin 1934, pour lancer une nouvelle attaque contre la position de Schmitt. Il exigea que le ministère des Affaires économiques exerce le contrôle total de l’économie[256]. Ce n’était rien d’autre que l’expression de ses propres ambitions : il voulait occuper le poste de ministre, car Schacht n’était naturellement pas prêt à transmettre au ministre des Affaires économiques Schmitt le contrôle économique qu’il exerçait lui-même en tant que président de la Reichsbank. Plus tard, Schacht dépeignit la situation de l’époque – naturellement, non sans les distorsions dont il était coutumier – comme suit : « La tâche à laquelle j’avais commencé à me consacrer, du côté de la Reichsbank, pouvait échouer en raison d’une politique économique déficiente. Mon travail était en danger. Jusqu’alors, les deux ministres des Affaires économiques, Hugenberg et Schmitt, n’avaient pu écarter ce danger. Une combinaison de la politique financière et économique pour tendre vers un but commun était une pensée sage. Je me voyais capable de trouver les voies qui convenaient pour y arriver. Cela m’intéressait, naturellement, (…) de m’occuper moi-même du problème de la politique dans le domaine du commerce extérieur, problème auquel j’avais également déjà imaginé une solution[257]. » L’attaque de Schacht, elle non plus, ne fournit toutefois pas le résultat escompté. Il s’ensuivit donc, deux semaines plus tard, une nouvelle attaque, et d’envergure celle- là. À sa base, un mémorandum du 20 juin 1934 du chef de ce qu’on appelait le
  • 24. 24 « groupe des économistes » (le « Wirtschaftsgruppe », plus tard, le « Wehrwirtschaftsstab »)[258], le colonel Thomas[259], qui collaborait étroitement avec Schacht. Ici, fut exigée la nomination d’un dictateur économique – sous-entendez naturellement Schacht – à qui tous les secteurs économiques de l’État et du Parti, donc tous les ministères économiques et même le « Front du travail », seraient tenus de rendre des comptes, de sorte que la totalité de l’économie pourrait servir le réarmement. Ce mémorandum fut remis à Hitler le 23 juin[260]. Et c’est ainsi que, huit jours avant le bain de sang du 30 juin 1934, la lutte entre Schacht et Schmitt s’envenima de façon dramatique. Mais même cette attaque menée contre la position de Schmitt par les forces conjuguées de Schacht et des hautes instances de l’armée resta sans succès dans un premier temps. Pour quelles raisons le haut commandement de l’armée soutenait-il à l’époque les aspirations de Schacht à prendre la place de Schmitt comme ministre des Affaires économiques ? Deux points de vue étaient déterminants : au contraire de Schmitt, dont le programme économique comportait un ralentissement du réarmement, Schacht se faisait fort d’un rythme plus rapide. Ensuite, grâce à ses contacts avec le capital financier international, Schacht était le garant du soutien politique nécessaire, y compris de la France alors qu’on s’apprêtait à prendre des mesures risquées prévues, telles que l’introduction du service militaire obligatoire généralisé, l’occupation de la Rhénanie, etc. Si l’on s’en tient à l’historiographie réactionnaire ouest-allemande, c’est Hitler qui fut l’initiateur de toutes ces étapes et il en a donc donné l’ordre par-dessus la tête et contre l’avis des hautes instances militaires[261]. En réalité, toutes ces actions agressives étaient une composante du vaste programme des impérialistes et des militaristes allemands, qui existait déjà bel et bien, dans ses grandes lignes, avant qu’Hitler ne fût chargé de leur exécution[262]. En ce qui concerne l’application directe de ce programme, il suffit de jeter un coup d’œil sur une phrase de Thyssen[263], qui écrivait librement à un ami étranger à propos du retrait de l’Allemagne de la Société des Nations : « Nous avons forcé le gouvernement allemand à quitter la Société des Nations[264]. » La réintroduction du service obligatoire généralisé au printemps 1935 avait déjà été décidée début 1934, d’après Taylor, qui souligne que c’étaient les militaires qui avaient insisté auprès d’Hitler pour l’obtenir, et non le contraire[265] ! Quant à l’occupation de la Rhénanie, Hossbach confirme que les hautes instances de l’armée étaient sur la position fondamentale que, « sans souveraineté illimitée pour la Rhénanie et la Ruhr, il ne peut exister de sécurité pour l’Allemagne[266] ». Il y avait déjà eu une réunion en ce sens lors d’une séance d’une sous-commission du Conseil de défense du Reich[267] le 16 octobre 1933, à propos du renforcement des patrouilles frontalières à la frontière occidentale[268]. Comme le ministère des Affaires étrangères exprimait au même moment des réticences contre ce genre de mesure, Beck[269] promit au nom du haut commandement militaire que rien ne serait entrepris sans concertation avec le ministre des Affaires étrangères. Au cours de la réunion du Conseil de Défense, le 22 mai 1934, le représentant de la Reichswehr exigea une nouvelle fois des mesures du même ordre mais, cette fois, le ministère des Affaires étrangères exprima également son veto[270]. Lors d’une conférence réunissant à Bad Neuheim d’importants hauts fonctionnaires du Reich, le 16 mai 1934, le haut commandement de l’armée réclama avec plus d’insistance encore que Neurath autorise désormais des patrouilles frontalières renforcées à l’Ouest parce
  • 25. 25 que, pour des raisons militaires, l’accumulation du retard dans les préparatifs ne pourrait plus se justifier[271]. Cela confirme les découvertes de Taylor en ce qui concerne le rôle d’avant garde du haut commandement militaire dans le réarmement et les préparatifs de guerre. Les divergences de vues qui, en des circonstances ultérieures, éclatèrent entre une partie de l’armée d’une part et, d’autre part, Hitler et une majorité de l’armée, ne concernaient pas le contenu mais bien la forme des actions prévues et n’apparurent qu’à partir d’une évaluation différente des chances de succès à attendre selon le planning choisi. Au printemps 1934, il fut question de tenter le passage du réarmement « secret », c’est-à-dire ce qui n’avait pas encore été légalisé par les Alliés, au réarmement « public », c’est-à-dire accepté et légalisé par les vainqueurs. Comme un peu plus tôt déjà, Schleicher, Bredow et d’autres militaires de l’entourage de Schleicher voulurent acheter le consentement de la France au réarmement allemand en lui proposant une alliance militaire et économique. D’autres représentants de l’armée allemande, Blomberg en tête, voulurent faire cesser l’opposition de la France en cherchant le rapprochement avec les États-Unis et l’Angleterre. Le prix à payer pour cela consistait à appuyer Schacht qui revendiquait la direction de la politique économique de l’Allemagne fasciste. Les divers concepts circulant parmi les généraux de la Reichswehr reflétaient des divergences de vues correspondantes au sein de la bourgeoisie monopoliste allemande. Schacht de son côté s’allia aux hautes instances militaires et soutint leurs exigences extrêmes en matière d’armement en premier lieu parce que, sans le soutien de l’armée, il ne devait pas espérer pouvoir venir à bout des fortes oppositions à sa nomination en tant que ministre des Affaires économiques. De même que pour l’alliance entre Goering et Schacht, le lien entre les hautes instances de l’armée et Schacht reposait sur des motifs différents et sur une concordance partielle et temporaire des intérêts[272]. Par conséquent, dans la lutte contre Schmitt, Schacht ne compta en aucun cas de façon exclusive sur l’appui du haut commandement de l’armée et il entreprit lui- même tout ce qui était en son pouvoir afin de saper la position de Schmitt et de manœuvrer l’Allemagne fasciste dans une situation où, soutenu par ses amis étrangers et, entre autres, américains, il éprouverait moins de difficulté à faire son chemin jusqu’au sommet du ministère des Affaires économiques. On a déjà montré qu’en raison des rapports économiques en Allemagne et surtout à cause du manque de devises et des obligations étrangères, la situation était clairement apparue que la poursuite du réarmement dépendait complètement de l’attitude des créanciers, à savoir les Etats-Unis et l’Angleterre. La politique économique de Schmitt telle qu’elle s’était exprimée dans les propositions traitées, visait en priorité à réduire cette importante dépendance. C’est dans ce but que le rythme forcé du réarmement fut ralenti et que, dans le même temps, on stimula les exportations allemandes[273]. Seulement, Schmitt n’était pas très bien armé contre l’opposition des hautes instances militaires. Le manque croissant de devises fut un moyen efficace pour Schacht, en sa qualité de président de la Reichsbank, et malgré la responsabilité légalement établie de Schmitt dans la politique des devises et du
  • 26. 26 commerce extérieur[274], de quand même « s’attribuer concrètement, à travers un contrôle strict sur le commerce extérieur, (…) quelques compétences faisant partie des attributions du ministère des Affaires économiques[275] ». Le contrôle des devises avait été introduit en 1931, après la crise bancaire, et, dès le début, il releva du ministère des Affaires économiques[276]. Afin d’endiguer l’énorme perte en devises, leur distribution fut limitée, à partir de mai 1932, à 50 % des devises nécessaires à l’importation durant la période de base de 1930/31. Ce pourcentage resta le même jusqu’en février 1934, après quoi, toutefois, il fut réduit de mois en mois, jusqu’à tomber à 5 %[277]. Le 23 juin – le jour même donc où Hitler fut prié avec insistance de le nommer directeur économique ! – Schacht a ordonné que la distribution des devises ne se fasse plus sur base d’un pourcentage de la période de base mais que, chaque jour, on mette à la disposition des importations autant de devises qu’il en était rentré le même jour[278]. La Reichsbank se réservait là le droit de décider du degré d’urgence des importations demandées et elle faisait dépendre de cette décision la question de savoir si des devises seraient attribuées ou pas. Ce faisant, la banque s’arrogeait les compétences qui, selon la loi, relevaient du ministre des Affaires économiques et des sections créées par ce dernier, tels le Service du Reich de contrôle des devises. Ainsi, fut créée une situation que, dans sa rétrospective de l’année, le rédacteur économique du Frankfurter Zeitung, décrivit comme un fouillis horrible et insupportable dans le commerce extérieur[279]. Avec ce fouillis directement organisé par Schacht, il fut « prouvé » que la politique économique de Schmitt et, notamment, sa politique commerciale avec l’étranger « ne donnaient pas satisfaction ». Cela ne signifie naturellement pas que Schacht avait créé de façon artificielle les problèmes économiques de l’Allemagne. Les causes profondes de ces problèmes ont déjà été expliquées plus haut. Il n’en reste pas moins que Schacht avait torpillé les tentatives de Schmitt ainsi que celles de Krosigk de détendre la situation et que, du côté de la Reichsbank, il avait tout fait pour exacerber au maximum ces problèmes. Le point culminant de ce processus politique fut le moratoire sur les transferts de devises annoncé le 14 juin 1934 par la Reichsbank et portant sur une période de six mois[280]. Raison avancée par Schacht : la situation catastrophique des devises. Mais cette explication ne peut être interprétée autrement que comme un prétexte. Il aurait suffi de réduire le rythme du réarmement et donc de l’importation de matériel de guerre et de matières premières destinées à l’industrie du réarmement pour ôter ainsi la pression créée par ces problèmes[281]. On ne peut manquer de constater qu’avec ce coup, Schacht mettait échec et mat tous ses adversaires dont, en premier, le ministre des Affaires économiques[282]. En effet, ce n’était plus seulement la poursuite du réarmement, mais également les chances de succès de la « bataille de l’emploi » qui dépendaient complètement de la réaction de l’étranger à cette rupture de contrat sèche et provocatrice. Cette situation fournissait aux autres pays – avant tout aux Etats-Unis et, de ce fait, à Schacht aussi – de puissants moyens de pression sur le gouvernement allemand. On comprend donc que l’annonce du moratoire ait « irrité et attristé » Schmitt, le rendant en outre « très inquiet », comme le fit remarquer dans son ouvrage[283] Dodd, l’ambassadeur américain de l’époque[284]. Bien que la cessation de paiement de la dette fût dans l’intérêt de l’ensemble de la haute bourgeoisie allemande, ni Schmitt, ni les milieux qui le soutenaient ne pouvaient douter un seul instant que la façon dont Schacht avait fait son coup ne visait pas en première instance un soulagement des problèmes de devises de l’Allemagne, mais
  • 27. 27 constituait une première amorce de l’attaque définitive contre la position du ministre des Affaires économiques. Par conséquent, au plus fort de la lutte entre les SA et la Reichs-wehr qui se déroulait à l’avant-plan et semblait éclipser tout le reste, un autre conflit à peine visible et non moins violent faisait rage en coulisse. D’une signification bien plus importante, il allait avoir des conséquences bien plus lourdes encore. En réalité, ces deux conflits étaient étroitement liés[285]. 5. Le 30 juin 1934 et ses conséquences dans la lutte pour la direction de la politique économique de l’Allemagne fasciste Les tueries du 30 juin 1934 signifièrent l’élimination définitive de ceux parmi les dirigeants de la Reichswehr (von Schleicher et von Bredow) et du parti nazi (Strasser et Röhm) qui avaient tenté de transformer le gouvernement d’Hitler et dont le programme en politique intérieure, étrangère, économique et sociale, concordait avec le fameux « programme maximal » de la branche chimique de la bourgeoisie monopoliste allemande. Il s’agissait de l’extension de la base de masse de la dictature fasciste au moyen de concessions sociales limitées aux travailleurs, de l’admission de dirigeants syndicaux de droite au sein de l’État fasciste, d’une migration renforcée vers l’Est au détriment des domaines des junkers qu’on ne pouvait plus assainir, de la reprise définitive par l’Etat des entreprises qui, en fait, étaient déjà sa propriété, à savoir la Vereinigte Stahlwerke et la Dresdner Bank, de la réalisation du réarmement à travers la collaboration économique et militaire avec la France dans le but d’amener l’Europe capitaliste sous direction allemande en vue d’une croisade commune contre l’Union soviétique et de la formation d’une bloc économique gigantesque qui ne devrait le céder en rien aux États-Unis[286]. Les efforts de gens comme Schleicher, Strasser et Röhm avaient été réduits à néant par une coalition de forces très hétérogènes, par la fusion, en fait, de la fraction « américaine » de la bourgeoisie monopoliste allemande, que représentaient Schacht et Thyssen, avec les « pangermanistes »[287] de l’industrie lourde (Kirdorf, Vögler et autres), les junkers, les hautes instances militaires et les rivaux de Strasser et Röhm au sein du parti nazi, Goering et Himmler. La plupart des partenaires de la coalition n’étaient toutefois pas uniquement adversaires de Schleicher, Strasser et Röhm, mais s’opposaient aussi à l’idée de confier la direction de la politique économique à un homme qui, comme Schacht, était si étroitement lié au capital financier américain. Il est vrai qu’ils engageaient assez volontiers Schacht et ses amis américains comme alliés contre leurs concurrents internes et qu’ils les utilisaient pour exercer des pressions sur la France. Mais ils voulaient leur donner le moins d’influence possible. Le centre de l’opposition de la bourgeoisie monopoliste allemande à Schacht était la Deutsche Bank[288]. Vu les rapports de forces aussi complexes, la victoire du 30 juin des hautes instances de la Reichswehr sur leur concurrent Röhm ne signifiait pas automatiquement la victoire de leur allié Schacht sur le ministre des Affaires économiques Schmitt. Il fallut encore une lutte très dure, de plusieurs semaines, avant que Schacht n’atteigne son but et qu’il puisse s’installer dans le fauteuil ministériel. Que la position de Schmitt soit très affaiblie après les tueries du 30 juin transparaît du fait que, à cette même date, Schmitt prit un « congé de maladie »[289] dont il admit lui-même, en 1945, que ce n’était qu’un prétexte politique. Il tenta ainsi de faire