La politique sociale francaise tiraillée de toutes parts !
Le monde 11juillet2015_deluge
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Samedi 11 juillet 2015
LeDélugedanssadimension
tragique
«En dehors des prodiges de perspective, de
construction et de composition d’Uccello,
cette fresque est un cas unique dans son
œuvre : l’artiste sort de la peinture gothique,
il y retournera ensuite. Il y a deux scènes, en
fait : à gauche, le Déluge, à droite, le retrait des
eaux et la figure de Noé. Si on poursuit les li-
gnes du dessin de l’arche, on obtient une pyra-
mide, ce qui redonne une proportion juste à la
figure de Noé, qui semble flotter. Ce qui m’a
frappé, en dehors de l’étrangeté de la composi-
tion, c’est le contraste entre la disparition du
sol et les prouesses géométriques : il n’y a pas
de terre, c’est du liquide, de la boue. De là,
émergent des figures géométriques et des
constructions en bois. J’ai fait un relevé, sur
calque, de ces dernières, j’ai entouré tout ce
qui était solide et j’ai déterminé le point de
fuite : on y découvre deux personnages posés
sur une île comme s’ils faisaient du surf, avec
un éclair qui tombe et les sépare. Un homme
blanc et un homme noir. Une idée teintée de
manichéisme que l’on retrouve dans saint
Augustin.»
AumilieuduXVesiècle,à
Florence,uncertaindélitement
«A l’époque, l’ancien ordre du monde médié-
val est en train de disparaître. La fresque a été
peinte en 1446-1448, selon les uns, en 1450
pour d’autres, soit peu de temps après le con-
cile de Bâle [ouvert en 1431, il se termine à
Rome en 1449]. Le concile a déménagé de Bâle
à Ferrare, disent les textes, à cause d’une
odeur infecte, « une certaine pestilence ». Il ne
s’agit pas de la peste, mais d’une crise : ce
concile incommode la papauté car il conteste
les hiérarchies, et surtout, parce qu’il consi-
dère que les pères de l’Eglise réunis à Bâle ont
une autorité spirituelle supérieure à celle du
pape. La montée en puissance des universités
fait en outre vaciller le monde médiéval :
celle de Prague et celle de Paris exercent une
autorité dont les rois eux-mêmes doivent te-
nir compte. Le Déluge est peint dans ce con-
texte : les autorités traditionnelles sont
ébranlées, il est fréquent d’avoir deux, voire
trois papes en même temps, l’ancien monde
est menacé de disparition, les structures mé-
diévales se délitent, et les tentatives de réfor-
En 1976, Jean-Louis Schefer a consacré à cette
fresque un essai réécrit entièrement vingt ans
plus tard. Quand on lui demande ce qu’il fait
dans le civil, cet homme qui a eu plusieurs vies
– philosophe, traducteur, philologue, historien
d’art et on en oublie – répond : « écrivain ». La
preuve par ce Paolo Uccello, le Déluge (POL,
1999).« J’airédigécelivreen1976,l’étédelacani-
cule, quand il ne tombait pas une goutte d’eau,
dans un grenier où régnait une chaleur épou-
vantable : j’étais, si je puis dire, en eau… Je l’ai fait
pour me reposer, après avoir fini un livre assez
gros sur saint Augustin, L’Invention du corps
chrétien (Galilée, 1975). »
Cequiattiredanscettefresque
«L’invention du sujet m’a attiré : c’est l’un des
premiers déluges représentés en peinture. Il y a
quelques exemples antérieurs mais ils sont ra-
res. Dans la peinture orientale, sous influence
hellénique, on voit ainsi des gens qui nagent
avec des hachures qui représentent la pluie.
Avant Paolo Uccello, aucune de ces représenta-
tions du Déluge n’est présentée comme une ca-
tastrophe. Au IVe siècle, le dallage en mosaïque
de la nef de la basilique d’Aquilée [dans la pro-
vince d’Udine, en Italie] représente de l’eau dont
les thèmes décoratifs sont inspirés des mosaï-
ques romaines. On y voit Jonas recraché par la
baleine.C’estsymboliquementunsolmouvant,
qu’il faut traverser pour aller jusqu’à l’autel.
Comme l’arche, cette progression est le sym-
bole du trajet que doit accomplir le chrétien.
Sinon, le déluge est absent, il n’y a que des ar-
ches de Noé. L’arche, on la trouve tout d’abord
danslescommentairesbibliquesdepuisPhilon
d’Alexandrie [–20 av. J.-C., 45 après] : chez lui, il
est question des mesures de l’arche, pas du dé-
luge. Cinq siècles plus tard, saint Augustin re-
prendcesmesuresenenfaisantuneinterpréta-
tion allégorique : selon lui, les dimensions de
l’arche sont celles du corps du Christ. L’arche
est également l’une des figures de l’Eglise salva-
trice, telle qu’elle sera présentée par Charlema-
gne en 791, dans la préface des Libri Carolini [un
traité théologique rédigé à la demande de Char-
lemagne]. Charlemagne tient symboliquement
le gouvernail de l’arche, qui va traverser les
tempêtes du siècle. C’est la cité des hommes
qu’il va conduire à la Cité de Dieu. Au XIIe ou au
XIIIe siècles, l’arche est représentée dans une
fresque de l’abbaye de Saint-Savin-sur-Gar-
tempe (Vienne), mais sans eau. »
propos recueillis par harry bellet
L
a fresque du Déluge a été peinte par
Paolo Uccello (1397-1475) dans le cloî-
tredit« ChiostroVerde »ducouvent
dominicain Santa Maria Novella, à
Florence, au milieu du XVe siècle. Il
s’agit de l’un des onze épisodes de
l’histoire de la Genèse réalisés par l’artiste, de-
puis la création des animaux jusqu’à l’épisode
de l’ivresse de Noé – un cycle peint en « verdac-
cio », « grisaille » ou terre verte, dont le ton a
donné son surnom au cloître.
Inscrite dans un demi-cercle pour épouser
la forme du tympan d’une voûte, la fresque
représente, à gauche, le déluge proprement
dit : la montée des eaux, des humains s’en-
tre-tuant pour tenter de monter sur l’arche
de Noé, un autre tentant d’échapper aux
flots à l’aide d’un tonneau. A droite, la mer
s’est retirée, découvrant son lot de noyés, en
majorité, atroce détail, des enfants. Noé sort
son buste de l’arche, qui a la forme étrange
d’une pyramide : il reçoit de la colombe le
rameau d’olivier, tandis que le corbeau, qu’il
avait envoyé précédemment, a renoncé à sa
mission pour becqueter les cadavres.
Un grand personnage domine la composi-
tion : debout, à droite, il a le visage tourné
vers le ciel. Sa stature assure la stabilité de
l’ensemble. Pour certains historiens d’art, ce
personnage est Cosme de Médicis, qui, au
XVe siècle, avait grandement soutenu le con-
cile dit «de Bâle» lorsqu’il fut transféré de
Ferrare à Florence, à une époque où les conci-
liaires tentaient de rassembler l’Eglise
romaine et celle d’Orient – leurs positions se
révéleront inconciliables.
«Le Déluge, c’est cela:
on efface, ou plutôt
Dieu efface, et
on recommence»
jean-louis schefer
philosophe
La fresque du «Déluge», de Paolo Uccello (1397-1475), dans le cloître dit «Chiostro
Verde» du couvent dominicain Santa Maria Novella, à Florence (Italie).
mer l’Eglise se multiplient. En même temps,
on construit en Italie une autre « ratio » (rai-
son) humaniste. C’est un énorme chantier,
qui suppose aussi un grand bourbier.»
Unecatastropheécologique ?
Le Déluge ne représente pas une catastrophe
écologique. C’est une catastrophe symbolique
très intéressante, parce qu’on va tenter de re-
faire une humanité à partir de cette boue.
Uccello invente une forme très particulière, un
exposé de problèmes géométriques avec des
personnages qui sont posés dans l’espace
comme dans des cages, par plans successifs.
C’est la géométrie de la fresque qui surnage.
L’audace de cette composition est étonnante et
les historiens d’art, à commencer par le pre-
mier d’entre eux, Giorgio Vasari, au XVIe siècle,
sont restés cois devant tant d’invention. L’in-
terprétation qui tombe sous le sens, c’est que le
programme, à ce moment-là, est clairement
énoncé par Alberti [Leon Battista Alberti, 1404-
1472, architecte, peintre et mathématicien, un
des principaux théoriciens de la perspective]: on
va faire un monde nouveau. Le Déluge, c’est
cela : on efface, ou plutôt, Dieu efface, et on re-
commence. On efface ce qui n’avait pas de pro-
portion, c’est-à-dire ce qui n’était pas juste,
comme les géants du premier plan de la fres-
que, et on place des hommes proportionnés,
qui auront à théoriser la loi.» p
Prochain article: «La Peste d’Asdod»,
de Nicolas Poussin.
¶
à lire
« paolo uccello,
le déluge »
de Jean-Louis Schefer
(POL, 1999).
« l’invention du
corps chrétien »
de Jean-Louis Schefer
(Galilée, 1975).
Lesymboledu«Déluge»
L ’ A R T D U D É S A S T R E
Lescatastrophesnaturellesontinspirédenombreuxartistes.LafresquedupeintreitalienPaoloUccello,
réaliséeaumilieuduXVe siècle,annonceladisparitiondel’ancienordredumondemédiéval