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Mon père
1. Mon père
Vendredi matin, 5 heures, la faible sonnerie de ma montre retentit. Machinalement mes
bras se tendent au-dessus de ma tête pour ouvrir le rideau noir de ma fenêtre. Les deux
paupières ouvertes, me voilà habitué à l’obscurité de ma chambre de bonne. Comme tous
les matins, silence profond dans la résidence tout comme à l’extérieur. Café froid de la
veille ingurgité. Pull et short enfilés, mes Adidas lacées. Personne dans les escaliers. La
douce fraîcheur automnale finit de m’éveiller. Le bitume commence à défiler sous mes
enjambées. Quelques minutes de course et l’odeur de la vase annonce l’arrivée au port.
Le Requiem de Fauré dans les écouteurs atténue le bruit des sifflements du vent dans les
cordages. Trente minutes de sérénité, seul à courir le long des voiliers puis des rochers,
sur le chemin des douaniers. Après les étirements dans la crique déserte, le retour à la
ville, même tracé, en sens inverse. Fauré laisse place à la voix encore endormie du
journaliste de la première radio nationale d’informations. La ville se réveille doucement,
une vitrine de boulangerie qui s’allume. Des travailleurs matinaux dans leur voiture. Des
lumières au travers des fenêtres.
Je me souviens. Mon père m’a donné cette envie. Courir. Courir. Ne pas s’arrêter. Je me
souviens. Notre premier footing. Un vendredi matin à la première heure. Je me souviens.
Mon père regardant la veille Patrick Poivre d’Arvor dans son écran. Je me souviens. Cette
image du nouveau président faisant son footing. Je me souviens de ce père oublié depuis.
Maintenant un inconnu. J’avais 11 ans à cette époque. Il m’avait dit Sarko a raison il faut
une tête remplie dans un corps sain. Et avait ressorti son vieux cycliste noir. Posé ces
chaussures de sport près de la porte d’entrée. Encore pleines de terre, ne lui servant que
pour le jardinage. La cinquantaine approchant, un embonpoint perçait. Et le lendemain,
avant d’aller à l’école, nous avions couru 30 minutes. Pendant tout le trajet, il ne prononça
mot. A son habitude. Un père absent et muet. Nous avions emprunté le chemin des
douaniers. J’ai de suite aimé cette solitude. Ce face-à-face avec le vent. Ce duel du pied
gauche contre le droit. Cette frénésie du toujours plus vite. Ce ralenti de l’arrivée.
J’arrive à ma résidence universitaire. Non, cette larme n’est pas pour toi, mon père. Je n’ai
pas pleuré quand tu es mort emporté par un arrêt cardiaque. Comme 3000 autres
personnes cette année-là pendant leur footing. Le président avait lancé une mode. Mais
eux n’avaient pas cinq médecins à temps plein veillant sur leurs encéphalogrammes,
scanners et IRM. Toi tu avais suivi une mode. Le ministre de la santé avait dû lancer un
spot télévisuel. La paranoïa avait envahi les sportifs du dimanche. Et du jour au
lendemain, je me suis retrouvé seul ou presque à courir. Dix ans que tu as disparu, mon
père. Emporté par le mimétisme. Notre président maintenant ne court plus. Mauvais pour
ses genoux a annoncé son bulletin de santé. Mauvais pour son image ont avoué à demi
mots ses communicants.
Moi j’ai continué à multiplier les foulées. Mes amis se moquent derrière leurs
sarkoburgers, le nouveau sandwich de Quick. C’est la première fois que je repense à toi,
mon père. Mais dès ma douche prise, je sais que je t’aurai à nouveau oublié. Ce grand
inconnu. Qui m’a seulement appris à courir.
Paris, le 16 Juin 2007.
Mon père, Luc Mandret