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YassinAlHajSaleh-OpinionL'echo
- 1. 18 L’ECHO SAMEDI 24 DÉCEMBRE 2016
Opinions
INTERVIEW
STÉPHANIE FONTENOY
Y
assin al-Haj Saleh avait 10
ans quand Hafez el-Assad est
arrivé au pouvoir, 20 quand
il a été jeté en prison pour
appartenance au Parti com-
muniste, et 35 quand il en est
sorti. Dans la Syrie de la fin des années 70,
le brillant étudiant se destinait à être mé-
decin. Seize ans derrière les barreaux ont
fait de lui un penseur et un écrivain de
l’opposition. Un sage.
À la manière d’un docteur devant un
corps malade, cet intellectuel laïque dis-
sèque méthodiquement l’émergence du
mouvement révolutionnaire en Syrie, les
complexités de la société syrienne, puis la
montée des groupes islamistes nihilistes et
des autres acteurs d’un conflit qui s’est
mondialisé. Ses chroniques publiées pour
la première fois en français dans «La Ques-
tion syrienne» ont été écrites de 2011 à
2015, alors qu’il vivait en partie dans la
clandestinité. «Mon but est de donner un sens
à la souffrance de mon pays», explique-t-il à
Istanbul où il est exilé. Une souffrance qui
se mêle à la sienne puisque son épouse, Sa-
mira al-Khalil, a été enlevée en 2013, proba-
blement par une organisation salafiste, et
que son frère est toujours détenu par
Daech. Il reste sans nouvelle d’eux.
Vous participiez dimanche dernier à une
veillée silencieuse pour Alep devant
l’ambassade de Russie à Istanbul. À quoi
pensiez-vous?
Je suis extrêmement amer. J’ai été étudiant
à l’université d’Alep. J’ai rencontré mon
premier amour à Alep. J’y ai fait mes pre-
miers pas de militant. J’ai été arrêté et tor-
turé à Alep. J’ai quitté Alep mais Alep reste
en moi. J’ai passé seize ans de ma vie en pri-
son. Malgré ça, je n’étais pas devenu
quelqu’un d’amer. J’ai toujours pensé qu’il
était important de garder l’esprit clair.
Dans notre culture, beaucoup de gens
choisissent d’être en colère car c’est leur
stratégie pour se donner raison et blâmer
les autres. Je me suis battu contre cette atti-
tude. Mais cette fois-ci, c’est trop. Je suis en
colère. Ce qui se passe à Alep est inaccepta-
ble. La façon dont nous sommes insultés et
humiliés dépasse notre capacité humaine
à encaisser. D’une certaine manière, ce qui
s’est joué à Alep ces dernières semaines est
une redite de ce qui se passe en Syrie de-
puis six ans. C’est une redite qui se joue à la
face du monde.
Alors que la principale poche d’opposi-
tion, Alep-Est, est tombée, que va-t-il se
passer?
Nos ennemis peuvent nous écraser avec
leurs armes, mais ils ne peuvent pas rem-
porter la victoire. Pour qu’il y ait victoire, il
faut qu’il y ait un accord politique. Or, ni la
Russie, ni le régime, ni l’Iran ne proposent
une solution légitime pour les millions de
Syriens éparpillés de par le monde.
C’est aussi l’horrible faute des Améri-
cains. Ils n’ont pas compris notre cause. Il
n’y a pas d’empathie entre eux et nous. Les
États-Unis ont toujours dit qu’ils étaient
contre une solution militaire. Mais c’est
faux. Ils ont toujours été pour. Car pour
parvenir à une solution politique, il faut de
vraies négociations, une vraie représenta-
tion du peuple syrien.
D’une certaine manière, c’est aussi de
notre faute, nous les Syriens de l’opposi-
tion, nous avons été incapables de
construire un discours national et démo-
cratique unifié. Nos représentants actuels,
comme Riad Hijab (coordinateur général
du haut comité de négociations de l’oppo-
sition, NDLR) ne sont pas indépendants. Ils
sont à l’écoute de la Turquie, du Qatar, de
l’Arabie Saoudite et des États-Unis.
Vous citez trois périodes du conflit sy-
rien: la révolution pacifique, la révolu-
tion pacifique et armée, et enfin le
conflit global, que nous connaissons au-
jourd’hui. Comment en est-on arrivé là?
La guerre civile, au sens où des Syriens se
battaient contre des Syriens, a débuté en
octobre 2011 et s’est achevée en avril 2013,
quand le Hezbollah est ouvertement inter-
venu en Syrie. Parallèlement, on a vu l’as-
cendance des groupes salafistes djiha-
distes comme le front al Nosra et Daech.
Depuis septembre 2015, les pouvoirs impé-
rialistes manipulent la situation. Les Amé-
ricains ont donné leur blanc-seing à la Rus-
sie pour faire ce qu’elle veut. Trois pourpar-
lers de paix à Genève n’ont rien apporté.
Pourquoi pensez-vous que ces négocia-
tions de paix ont échoué?
Je ne sais pas comment l’expliquer. D’une
certaine manière, nous sommes dans un
âge post-démocratique, partout dans le
monde, comme le décrivait Colin Crouch
dans son ouvrage «Post-democracy» en
2004. Il y a toujours des institutions démo-
cratiques, des élections libres, mais les
énergies qui stimulent les sociétés ne pro-
viennent plus des partis politiques ou des
luttes de classes mais des corporations et
des lobbys.
Notre chance d’établir la démocratie en
Syrie et dans la région est peut-être perdue
à jamais, car le potentiel démocratique au
niveau mondial n’a jamais été aussi bas de-
puis des générations. Nous devons débuter
quelque chose de nouveau, une lutte pour
la justice, pour la liberté, pour la dignité,
ici et maintenant, mais sans attendre quoi
que ce soit des soit disant démocraties ac-
tuelles.
À partir de quand avez-vous senti venir
la fin de la révolution syrienne?
Le massacre à l’arme chimique de l’été 2013
a sonné le glas de la révolution. En août
2011, Barack Obama a déclaré que Bachar
el-Assad devait s’en aller. Près de cinq ans
et demi ont passé, et les États-Unis n’ont
rien fait pour parvenir à ce but. Barack
Obama a laissé Bachareal-Assad transgres-
ser sa «ligne rouge» en utilisant des armes
chimiques contre nous. Ce fut un énorme
cadeau au régime syrien et aux organisa-
tions salafistes.
Vous écrivez dans votre ouvrage que
l’impunité des criminels alimente le ter-
rorisme… Comment?
Pour comprendre, il faut se pencher sur
l’histoire du Moyen-Orient. Il faut com-
prendre pourquoi, dans le monde arabe, le
nihilisme prend une forme islamique.
Derrière la révolution, il y avait l’aspira-
tion des Syriens à se réapproprier la scène
politique, à pouvoir tenir un discours poli-
tique en public et à pouvoir se rassembler.
Ces deux droits nous étaient interdits. C’est
ce que j’appelle le seuil de pauvreté poli-
tique. Or, il y a des textes et des opinions
qu’aucun régime ne peut interdire: ce sont
les versets du Coran. Et des assemblées
qu’aucun dictateur ne peut disloquer:
celles qui se jouent à la mosquée ou à
l’Église.
La religion en Syrie, l’Islam sunnite en
particulier, est le seul langage qui n’appar-
tient pas au régime. Sans vie politique ac-
tive, les islamistes, notamment les Sala-
fistes, gagnent du terrain, car ils détestent
la politique. Pour croître, ils ont besoin de
la guerre, comme en Afghanistan, en Irak
et maintenant en Syrie.
Que répondez-vous à ceux qui disent
que l’administration de Bachar el-Assad,
qui est laïque, est préférable aux djiha-
distes islamiques?
Le régime Assad n’est pas laïque mais sec-
taire. La laïcité voudrait dire que les ci-
toyens, qu’ils soient chrétiens, musulmans,
alaouites, druzes ou ismaéliens sont tous
égaux. Mais bien sûr ce n’est pas le cas en
Syrie. La majorité de l’appareil sécuritaire
est alaouite. Il y a discrimination. Cet appa-
reil d’État est l’instrument de reproduction
du régime depuis 46 ans. D’une certaine
manière, les islamistes sont le produit de
cette exclusion.
Vous êtes un des rares intellectuels sy-
riens à vous exprimer sur la situation de
votre pays. Vous sentez-vous isolé?
Le monde académique occidental est très
primitif dans le sens où il manque d’une
analyse profonde sur ce que j’appelle le
«système du Moyen-Orient». Le Moyen-
Orient n’est pas une région, c’est un sys-
tème. Il y a une théorie selon laquelle le
Moyen-Orient serait la région du pétrole et
de l’Islam avec sa culture propre. C’est une
grosse erreur. Le Moyen-Orient est un sys-
tème dirigé par les États-Unis et Israël pour
protéger les monarchies pétrolières du
Golfe. En ce sens, la région ne peut pas être
démocratisée. Elle est «indémocratisable».
Retournerez-vous un jour en Syrie?
Je ne sais pas. Je fais partie des 5 millions de
Syriens qui ne veulent pas rentrer pour se
retrouver sous la férule d’Assad et de mi-
lices chiites extrêmement sectaires. Même
si nous n’avons pas de place à la table des
négociations, je suis optimiste car nous
avons gagné une expérience incroyable.
La seule manière dont nous pouvons
rendre hommage aux 500.000 victimes de
la révolution, à nos martyrs, c’est à travers
les symboles, les concepts et les théories
politiques sur le Moyen-Orient, les démo-
craties et la gouvernance. Au minimum,
nous pouvons être partenaires dans la ma-
nière de repenser le monde, car le conflit
syrien n’est pas limité à la Syrie. La Syrie est
une métaphore glo-
bale. Peut-être est-ce le
meilleur endroit pour
refaire le monde au-
jourd’hui.
La Question syrienne,
de Yassin Al-Haj Saleh,
aux éditions Actes
Sud, 240 p., 22 euros.
Yassinal-HajSaleh
«LaSyrieestlemeilleurendroit
pourrefairelemondeaujourd’hui»
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«Ce qui s’est joué à Alep ces dernières semaines est une redite de ce qui se passe en Syrie depuis six ans. C’est une redite qui se joue à la face du monde.» © REUTERS
CV EXPRESS
1961: Naissance à Raqqa en Syrie.
1980: Jeté en prison pour apparte-
nance au Parti communiste. Il en
sort en 1996.
2000: Obtient son diplôme de
médecine, mais exerce comme
écrivain et philosophe.
2011: Entre dans la clandestinité
pour écrire sur la révolution
syrienne.
2013: Quitte la Syrie pour se réfu-
gier en Turquie; son épouse Samira
est enlevée à Douma.
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