1. 26
L’EXISTENCE ET LE TEMPS
l’homme face au temps. Pascal montre, à ce
titre, que l’homme est incapable de saisir
le temps présent parce que trop occupé à
essayer de maintenir le passé ou bien à hâter
l’avenir. Il souligne l’incapacité à être par
conséquent heureux, ni dans le présent, que
l’homme « rate », ni dans le passé et l’avenir,
que l’homme ne vit pas ou plus.
Une conscience nostalgique
Une autre conséquence de ce caractère est l’at-
titude consistant à tourner son regard unique-
ment vers le passé, pour essayer de conserver
ce qui n’est plus en y trouvant toutefois une
formedebonheurnostalgique.Leromantisme
fait ainsi l’éloge du souvenir et de la nature qui
seuls semblent résister au temps et permettre
le rappel de jours heureux.
La crainte de la mort
Enfin, l’homme peut être habité par la crainte
de la mort, comme le souligne Épicure. Le
bonheur passerait donc par le fait de ne plus
être troublé par la mort, en se disant qu’elle
n’est rien, que nous ne la rencontrons pas
tant que nous vivons, que nous ne pouvons
en faire l’expérience, et qu’il n’y a rien après.
Valeur de la finitude
S’en tenir à l’instant présent
D’autres attitudes plus constructives sont
possibles et notamment savoir mieux profiter
du présent. Le dernier vers du Sonnet à Hélène
de Ronsard « Cueillez dès aujourd’hui les roses de
la vie » est un appel à la vie et à l’amour dans
ce qu’ils ont de fragile et d’éphémère.
L’art comme source d’immortalité
De même, c’est grâce à la prise de conscience
de sa finitude que l’homme cherche à immor-
taliser des instants de vie en créant des
œuvres d’art. La beauté devient, en ce sens,
une victoire sur le temps qui passe et une
manière de saisir l’essence* des choses, sous-
traite au temps et au devenir.
Un temps irréversible,
une existence tragique
L’irréversibilité essentielle du temps
Letempssemblemarquéparlefaitdenepasser
que dans un sens, en allant du passé vers
l’avenir, sans possibilité d’un chemin inverse.
Dans l’espace, au contraire, les allers-retours
sont possibles. La pensée d’Héraclite insiste
déjà sur l’idée que « rien n’est, tout devient ».
Notre existence se trouve alors soumise au
même devenir* que toute chose* existante.
La conscience humaine
est conscience du temps
Mais l’homme a conscience du temps qui passe
et sa conscience peut même se confondre
avec le temps lui-même. Comme le suggère
Bergson, c’est par notre conscience que nous
relions nos états passés à notre état présent,
tout en anticipant l’avenir par nos projets. La
conscience est ainsi un « pont jeté entre le passé
et l’avenir », « mémoire et anticipation ». L’animal,
en ce sens, semble vivre dans un unique pré-
sent, sans conscience de lui-même, sans
mémoire de ce qu’il fut ni visée de ce qu’il sera.
L’existence comme contingence*
L’homme est également amené à saisir le
caractère contingent de chaque chose. Tout
ce qui existe aurait pu ne pas être. Rien
n’est au fond nécessaire, y compris sa propre
existence. Sartre raconte dans La Nausée
comment cette expérience de la contingence
suscite une forme d’écœurement face à une
existence que plus rien ne justifie. Heidegger
avancera la notion de « déréliction » pour
suggérer l’idée d’un homme « jeté » dans le
monde, sans repères ni rien pour justifier ce
qu’il est ni pourquoi il existe.
Fuite du temps et de la mort
L’impuissance de l’homme face au temps
Une des conséquences du caractère tragique
de l’existence humaine est l’impuissance de
Les notions d’« existence » et de « temps » semblent inséparables. Nous existons dans le temps et
notre existence se confond avec lui. Par ailleurs, la notion d’« existence » (du latin ex, « hors de », et
stare, « se tenir ») suggère que l’on est capable de ne pas être « dans » le temps au même titre que
n’importe quel être vivant. Nous pouvons nous positionner par rapport au temps. Quels sont alors
les différents modes de relations possibles de la conscience au temps ?
7
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2. Cf. fiches 1, 2, 27, 29, 30 (5, 10), 46, 69, 7627
Les citations clés
Les auteurs clés
Bergson : le temps vécu de la conscience
n’est pas le temps des mathématiciens
La philosophie de Bergson centre son interroga-
tion sur la durée, c’est-à-dire sur le temps tel qu’il
est vécu par la conscience, qu’il distingue du
temps mathématique, spatial, mesurable par les
aiguilles d’une montre, quantitatif et objectif
(une seconde est une seconde). Le temps de la
conscience est un temps qualitatif, subjectif,
variable selon les états de notre conscience. Ainsi,
pour une conscience qui s’ennuie, le temps passe
lentement, et pour une conscience qui s’amuse,
le temps passe vite. Cette distinction permet à
Bergson de valoriser l’intuition*, c’est-à-dire la
coïncidence possible avec les choses, qui seule
nous permet d’en saisir l’essence*. Bergson
prend l’exemple du sucre qui fond dans une
tasse : je dois attendre qu’il fonde, et cette
attente est une manière de coïncider avec la
chose elle-même. Le temps de la conscience
devient ainsi la durée qui saisit la qualité fonda-
mentale des choses.
Pascal : le divertissement
Chez Pascal, le caractère tragique de la finitude
humaine est vécu par l’homme sans foi dans
l’angoisse de la mort et l’ennui, à comprendre
comme dégoût de l’existence. Le divertissement
est alors le moyen pour l’homme privé de Dieu
d’occuper son temps à ne pas penser à la mort.
C’est une fuite et un oubli. Par conséquent, ce
n’est pas une attitude authentique, même si elle
est compréhensible. Le divertissement obéit en
fait à un mécanisme. Parce que l’homme ne peut
rester « en repos dans une chambre » (où il penserait
à sa condition tragique), il est amené à recher-
cher des passions violentes (chasse, jeu, guerre…)
pour s’occuper activement l’esprit. Le divertisse-
ment est alors une autre forme de misère de
l’homme sans Dieu.
Sartre : contingence* et liberté
La philosophie de Sartre affirme la liberté fonda-
mentale et totale de l’être humain, à travers
l’idée de « transcendance* ». L’homme est cet
être qui, à la différence des choses*, peut ne pas
être ce qu’il est. Son existence est ce qui seul
décide de ce qu’il est et rien ne détermine à
jamais un être humain à être ceci ou cela. Même
le passé peut être sans cesse réactualisé par le
présent et modifié par nos actes. Mais cette
liberté est du même coup une manière d’affirmer
que l’homme n’a aucune nature à laquelle se
raccrocher pour se réfugier dans un « Je suis ce
que je suis » ou un « Je ne peux pas être autre-
ment que ce que je suis ». L’existence humaine
est pure contingence ; elle est ce qui aurait pu ne
pas être ou bien ce qui peut être autrement. D’où
l’idée sartrienne de la liberté comme fardeau,
fardeau auquel l’homme tente d’échapper par la
mauvaise foi, en cherchant à se réfugier dans un
statut de chose pouvant notamment excuser ce
qu’il est. Pour Sartre, l’existence authentique doit
au contraire assumer cette liberté totale qui fait
de l’homme le seul responsable de lui-même et
du monde entier.
Nietzsche : la portée morale
de l’éternel retour
L’idée de Nietzsche selon laquelle tout dans le
monde serait amené à se répéter à l’identique est
une intuition plus qu’une affirmation théorique. Il
s’agit surtout pour l’homme d’utiliser cette idée
d’un«éternelretourdeschoses»pourmenerune
vie plus volontaire. C’est aussi une manière de
relativiser le temps linéaire dont se plaignent les
hommes : au fond, cela les arrange de savoir que
chaque instant disparaît ; ils supporteraient plus
mal encore la perspective d’un temps cyclique
amenant toute leur existence à se répéter à l’iden-
tique. Mais pour l’homme doué de volonté, qui
affirmerait chaque moment de son existence dans
un souci d’authenticité et de création, la perspec-
tive d’un éternel retour des choses serait enthou-
siasmant !Seullesurhommeestencesenscapable
de supporter cette idée, parce que chaque instant
de sa vie est l’affirmation de sa puissance vitale, de
sa vitalité créatrice.
◗ « L’existence précède l’essence » (Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, 1943).
Sartre veut montrer que l’homme n’est pas déterminé par une nature (une essence), mais
que c’est lui-même qui, par sa liberté et au travers de son existence, de ses actes, se définit et
choisit ce qu’il veut être. L’homme existe donc d’abord et se définit après.
◗ « Nous ne nous tenons jamais au temps présent » (Blaise Pascal, Pensées, 1670).
Pascal souligne en quel sens la condition humaine est tragique, l’homme étant incapable de
saisir le temps présent et de l’apprécier pour lui-même. Il est toujours dans l’attente du futur
ou dans la nostalgie du passé. L’homme est, en ce sens, condamné à ne jamais être heureux.
Lesujet
L’existence et le temps
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3. 28
LA CULTURE
L’homme : des facultés spécifiques
et des besoins naturels
Si Sartre peut affirmer que l’homme n’est
« rien », il n’empêche que l’homme naît avec
un potentiel, des facultés spécifiques (la
conscience, le langage, l’imagination, le sens
esthétique…). L’homme est donc homme
« en puissance » (cf. fiche 30, repère 7),
mais il ne peut actualiser ses potentialités
seul, spontanément : il lui faut être éduqué,
c’est-à-dire en quelque sorte « conduit » à
l’humanité. À ce titre, un enfant possède
en lui la faculté de parler, mais il ne parlera
jamais si on ne le lui apprend pas.
Par ailleurs, l’homme naît en ayant en lui
d’autres éléments naturels, non plus spé-
cifiques, mais au contraire communs avec
le reste du vivant : instincts et besoins à
satisfaire, sans lesquels il ne pourrait survivre,
comme le fait de boire ou de manger. Ces
traits le rattachent à l’animalité.
Rôle de la culture :
développement et négation
Le développement de toutes les facultés
Si la spécificité de l’homme se réduit à
de simples facultés, alors la culture est à
comprendre comme le seul moyen permet-
tant le développement de celles-ci jusqu’à
leur accomplissement. Un être civilisé est, en
ce sens, un être dont on a réussi à dévelop-
per tous les potentiels humains, de manière
équilibrée, en ne négligeant aucune apti-
tude. Dans le cas où un individu aurait des
prédispositions dans tel ou tel domaine, Alain
préconise de mettre au contraire l’accent sur
ce qu’il n’aime pas, sur ce qui pour lui est le
plus difficile.
(suite, p. 30)
Nécessité de la culture
L’idée de « nature humaine »
Lorsqu’on invoque la nature humaine, on
suggère par là que l’homme naît homme
et qu’il a en lui, de façon innée, tout ce qui
caractérise un être humain. Ici, l’homme
apparaît comme un être « naturel », au sens
où il serait spontanément homme, sans avoir
besoin d’une intervention extérieure, au
même titre que la nature qui, livrée à elle-
même, « pousse » d’elle-même et subsiste
par elle-même (sens du mot grec phuein :
« pousser, croître », qui a donné phusis et
physique). Lorsque Rousseau pose que
« l’homme naît bon, [et que] c’est la société qui le
corrompt », il affirme par là même la présence
en tout homme d’un élément constitutif,
naturel, à comprendre ici comme « origi-
nel ». De même, lorsque Hobbes affirme que
« l’homme est un loup pour l’homme », il pose
l’idée d’un homme naturellement agressif et
dominateur, de par les conditions difficiles
imposées par la vie à l’état de nature.
Remise en question de cette idée
On peut toutefois remettre en question cette
conception selon laquelle l’homme serait au
fond un être naturel. Les études réalisées sur
les enfants sauvages montrent plutôt qu’un
être humain privé très tôt de toute éduca-
tion, de toute culture, n’accède pas à l’huma-
nité (cf. fiche 6) et reste un « moindre animal »
(Lucien Malson). La philosophie de Sartre
insiste sur l’idée qu’« il n’y a pas de nature
humaine », au sens où rien ne prédétermine
un homme à être tel ou tel (et notamment
homme) : l’homme est le résultat de ce qu’il
fait, de ce qu’il veut être, et s’il faut le définir
par une « nature », alors celle-ci est la liberté,
le fait de ne pas avoir de nature.
La culture désigne à la fois l’action de transformer la nature (le monde extérieur mais aussi
l’homme) et le résultat de cette action (les termes allemands Bildung et Kultur expriment respecti-
vement ces deux sens). La culture peut donc s’appliquer à différentes choses : culture de la terre,
culture physique, culture de l’esprit. On distingue également la culture humaine en général (tous
les produits de la culture) et les différentes cultures (propres à telle ou telle société). La question est
de savoir si la transformation opérée par la culture est nécessairement une amélioration, un accom-
plissement. La culture ne peut-elle pas être déshumanisante ? Quelles seraient alors les conditions
d’une « bonne » culture ? Par ailleurs, si la culture définit l’homme, peut-on encore opposer
« nature » et « culture » ? L’homme peut-il encore être compris comme un « être naturel » ? Tout
n’est-il pas « culturel » en lui ?
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4. 29
La citation clé
Les auteurs clés
Sartre : il n’y a pas de nature humaine
Le coupe-papier : un objet dont l’essence*
précède l’existence
Dans L’existentialisme est un humanisme (1946),
Sartre explique la différence entre un objet fabri-
qué et l’être humain. Le coupe-papier est produit
d’une certaine manière : il est d’abord défini, puis
fabriqué d’après cette définition. Cet objet a bel
et bien une nature au sens où il est par avance
déterminé à être ceci ou cela. Cette nature est,
selon Sartre, un « concept » qui enferme la défi-
nition de l’objet, sa fonction (à quoi il va servir),
ainsi que sa recette de fabrication (comment le
réaliser). Sartre montre ainsi que l’essence du
coupe-papier précède son existence : il est défini
avant même d’exister et son existence n’est
qu’une sorte d’application de sa définition.
L’homme : un être dont l’existence
précède l’essence
Sartre montre ensuite que, si l’on croit en un
Dieu créateur, alors l’homme peut être comparé
au coupe-papier, à savoir : un objet fabriqué dont
l’essence précède l’existence. Dieu serait en effet
assimilable à un artisan supérieur, concevant
l’homme en son esprit avant de le créer. Mais
si Dieu n’existe pas, alors l’homme devient un
être pour qui, au contraire, « l’existence précède
l’essence ». Cela signifie que l’homme n’est pas
défini avant son existence, qu’il « existe d’abord, se
rencontre, surgit dans le monde, et se définit après ».
Cela signifie que l’homme est ce qu’il veut être et
que c’est donc par la liberté qu’il faut le définir.
Certes, l’homme ne choisit pas tout, mais, dans
ce qu’il ne choisit pas, il peut tout de même
choisir sa manière d’être (manière d’être malade,
par exemple).
Alain : instruction et vocation
Contrarier les goûts
Selon Alain, une bonne éducation doit permettre
de développer toutes les aptitudes de l’individu. Il
pose ainsi qu’il « ne faut pas orienter l’instruction
d’après les signes d’une vocation », mais qu’il faut
plutôt contrarier les goûts. En effet, les goûts
peuvent être trompeurs et « il est toujours bon de
s’instruire de ce qu’on n’aime pas ». C’est pourquoi
Alain donne l’exemple du poète que l’on doit
pousser aux mathématiques ou bien du scienti-
fique que l’on doit pousser à l’histoire ou aux
lettres. Cette idée va contre le sens commun qui
veut que l’on privilégie les dons naturels des
enfants et des individus, en négligeant ce pour
quoi l’on pense qu’ils ne sont pas faits. Alain
montre que cette idée vaut pour l’apprentissage
mais non pour l’instruction. En effet, lorsqu’il
s’agit d’apprendre un métier, par exemple, ou un
savoir-faire, sans doute est-il bon de s’appuyer sur
des vocations qui rendraient cet apprentissage
plus facile et plus efficace. Mais l’instruction porte
sur la totalité de l’individu, sur sa formation
morale et intellectuelle, ainsi que manuelle. Elle
est,selonAlain,synonymede«culturegénérale».
L’homme : un « génie universel »
Selon Alain, ce qui explique cette exigence de
développer l’ensemble des aptitudes humaines,
c’est le devoir de concevoir l’homme comme un
« génie universel ». Cela ne signifie pas que tout
homme est effectivement un génie, un être
capable de s’instruire de tout, mais qu’il faut le
supposer a priori capable d’une telle universalité.
En effet, puisque l’homme doit tout apprendre et
qu’il ne naît pas omniscient, on ne peut que pré-
supposer en chaque être (enfant) les mêmes
aptitudes humaines, la même égalité de droit
– ce qu’on appelle par ailleurs « l’égalité des
chances ».
◗ « L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait » (Jean-Paul Sartre, L’existentialisme
est un humanisme, 1946).
Par cette phrase, Sartre résume l’idée selon laquelle il n’y a pas de nature humaine. On ne
peut attribuer à l’homme une essence prédéfinie. Si quelque chose doit définir l’homme,
c’est, selon Sartre, la liberté d’être ce qu’il veut, la liberté de se définir lui-même à travers les
actes et les choix de son existence. L’homme n’est donc rien en lui-même : il n’est que ce qu’il
veut être à tel ou tel moment de son existence. Il a toujours l’infinie liberté de ne plus être ce
qu’il est ou d’être (de devenir) ce qu’il n’est pas.
Laculture
La culture
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5. 30
en avant la règle que l’on retrouve au fon-
dement de toutes les cultures et qui est la
prohibition de l’inceste : l’interdiction plus
ou moins large d’avoir des relations sexuelles
dans une même famille.
L’absence de critique :
le relativisme culturel
Faut-il pour autant poser que toutes les
cultures se valent et défendre l’idée d’un « À
chacun sa culture » ? Tel est ce qu’on appelle
« le relativisme culturel ». C’est une manière
d’affirmer une volonté d’ouverture et de
tolérance à l’égard de cultures très différentes
de la nôtre, que l’on s’interdirait de juger du
fait qu’on ne peut le faire objectivement.
Pour autant, cela reviendrait à tolérer ce qui,
dans une culture (la nôtre ou une autre), se
révélerait inhumain. Par exemple, peut-on
défendre des pratiques comme l’excision, le
mariage forcé, la lapidation ou la condam-
nation à mort ? Ici, il semble bien y avoir un
devoir de jugement et de condamnation à
l’égard de certains aspects de la culture ou
d’une culture. Certaines règles semblent bel
et bien contraires à la vocation même de la
culture : l’affirmation de la liberté et la valori-
sation des aptitudes humaines.
Un jugement reposant sur
des critères moraux
Ce jugement devrait alors reposer sur le res-
pectdelaliberté,àcomprendreausensmoral
de « respect de la personne ». Respecter
la dignité de la personne, c’est là peut-
être le devoir de toute culture et de toute
pratique. Pour Lévi-Strauss, aucune société
n’est parfaite à ce titre et toutes possèdent
ce qu’il appelle un « résidu d’iniquité », à
savoir une forme d’injustice qui résisterait
à l’entreprise d’humanisation de la culture :
tandis que certains pratiquent l’anthropo-
phagie, d’autres dissèquent leurs cadavres ou
condamnent à mort leurs criminels…
Culture et liberté
Cela revient à poser une double exigence.
D’une part, il faut reconnaître que l’on doit
tout à sa culture, mais, d’autre part, il faut
savoir s’affranchir des cadres parfois rigides
et fermés dans lesquels elle nous enferme.
Comme l’éducation, la culture est ce qui
doit nous conduire à la liberté.
L’affirmation de la liberté
Il apparaît que toutes ces facultés visent à
affirmer la liberté fondamentale de l’homme.
Ce dernier cultive donc sa capacité à produire
des pensées (son esprit), mais aussi son
corps (qu’il fait « sien » librement), à la fois
de façon individuelle et collective (dans une
société donnée).
La négation du naturel
Enfin, la culture s’emploie à nier les instincts
naturels de l’homme par des règles lui impo-
sant discipline et contrainte*. La culture
cherche ainsi à réprimer ce qui en l’homme
ne serait pas spécifique, pour le transformer
en quelque chose d’humain : par exemple,
l’homme a besoin de manger, boire, dormir,
mais il affirme sa capacité (liberté) à faire
tout cela d’une façon qu’il a choisie. Ce que
l’homme a en lui de naturel, d’instinctif se
voit alors éliminé au profit de conduites arti-
ficielles, transformées, qui correspondent
à un travail de réappropriation : faire sien
librement ce qui au départ est imposé par la
nature.
Critique possible de la culture
et des cultures
Critique reposant sur l’ethnocentrisme
Il devient alors possible de juger la culture ou
une culture en se demandant si elle contri-
bue bel et bien à faire passer l’homme du
stade naturel ou animal au stade humain. De
ce fait, plus une société serait restée proche
de la nature, moins elle aurait de valeur.
En ce sens, les cultures dites « primitives »
seraient des cultures inférieures. Mais l’eth-
nologue Claude Lévi-Strauss montre que ce
jugement repose sur l’ethnocentrisme, atti-
tude consistant à prendre sa propre culture
comme critère de comparaison. En prenant
les sociétés modernes comme modèles de
développement, les autres cultures appa-
raissent comme des cultures inférieures. Or,
Lévi-Strauss montre que toute culture,
même peu développée sur le plan technique
ou intellectuel, est autant culture qu’une
autre : elle possède des règles de vie très
complexes qui montrent qu’elle a rompu
radicalement avec la nature. Lévi-Strauss met
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6. 31
Laculture
La culture
La citation clé
L’auteur clé
Lévi-Strauss : aucune société n’est parfaite
La prohibition de l’inceste comme passage
de la nature à la culture
Dans Les Structures élémentaires de la parenté
(1949), Claude Lévi-Strauss (1908-2009) analyse
une règle qu’il trouve dans toutes les sociétés : la
prohibition de l’inceste. Cette règle est la seule à
être à la fois une règle universelle (donc natu-
relle) et une norme particulière (donc culturelle).
En effet, « tout ce qui est universel, chez l’homme,
relève de l’ordre de la nature et se caractérise par la
spontanéité ; tout ce qui est astreint à une norme
appartient à la culture ». Pour ces raisons, Lévi-
Strauss qualifie la prohibition de l’inceste de
« passage » de la nature à la culture. Plus précisé-
ment, Lévi-Strauss montre que cette règle
exprime le but même de la culture, à savoir :
introduire un ordre là où la nature laisse les
choses livrées au hasard. En l’occurrence, l’inter-
diction de l’inceste introduit un ordre dans la
sexualité, en imposant des unions qui, dans la
nature, seraient livrées à elles-mêmes. Cette règle
fait ainsi émerger « l’existence du groupe comme
groupe », c’est-à-dire du groupe social, groupe
organisé dont les individus sont reliés par des
règles. C’est pourquoi, plus largement, cette
prohibition est la règle fondamentale de
l’échange, de la communication (femmes, biens,
services, messages), base de la vie en société.
L’ethnocentrisme
Dans Race et Histoire (1952), Lévi-Strauss analyse
et critique l’attitude consistant à juger une autre
culture à partir de la sienne, en se mettant au
centre. Cette démarche, appelée « ethnocen-
trisme », aboutit le plus souvent à considérer les
cultures différentes de la sienne comme étant
inférieures. Les sociétés occidentales, fortement
développées sur le plan technique, jugent les
cultures restées proches de la nature comme
étant des sociétés primitives. Lévi-Strauss montre
qu’un décentrement s’impose, lequel permet de
comprendre que toute culture est autant déve-
loppée qu’une autre, sur le plan de son aptitude
à s’adapter aux conditions de vie qui sont les
siennes. Les Esquimaux, capables de vivre dans
des conditions très difficiles, ne sont, en ce sens,
pas moins développés que les Occidentaux (par
exemple). Leur culture se montre parfaitement
capable de maintenir la vie du groupe en tant
que tel.
Différentes formes d’anthropophagies
Pour relativiser également le rejet que l’on peut
avoir envers les pratiques anthropophages de
certaines sociétés, Lévi-Strauss distingue plu-
sieurs formes d’anthropophagies. Il y a ainsi les
pratiques alimentaires (consommer de la chair
humaine pour s’en nourrir) qui s’expliquent par
la carence d’autres nourritures. Lévi-Strauss
montre ici que nos sociétés ne sont pas à l’abri de
telles pratiques lorsqu’il s’agit de survivre. À côté
de ces cas isolés, il y a les pratiques dites « posi-
tives », qui sont d’ordre religieux ou magique :
ingérer une parcelle du corps d’un ennemi ou
d’un ascendant permet de neutraliser son pou-
voir ou de s’approprier ses vertus. Lévi-Strauss
montre qu’une condamnation morale de ces
pratiques repose sur des croyances qui ne sont
pas plus justifiées que celles qui fondent ces
pratiques.
Inhumanité de nos coutumes pénitentiaires
et judiciaires
Parallèlement à ce décentrement en faveur de
cultures différentes, Lévi-Strauss montre à quel
point nos propres pratiques (notamment péni-
tentiaires) peuvent être jugées inhumaines par
d’autres cultures. En effet, notre système judi-
ciaire veut que le criminel soit exclu du groupe
social et enfermé et qu’on le traite à la fois
comme un enfant (que l’on punit) et comme un
adulte (auquel on refuse toute consolation).
Lévi-Strauss montre que certaines sociétés moins
développées manifestent plus d’humanité : elles
aident au contraire le criminel à réparer ses dom-
mages et à réintégrer le groupe.
◗ « Aucune société n’est foncièrement bonne ; mais aucune n’est absolument
mauvaise » (Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955).
Comparant les différentes sociétés entre elles au moyen de l’enquête ethnographique,
Lévi-Strauss montre que toute société fait apparaître « une certaine dose d’injustice, d’insensibi-
lité, de cruauté ». Chaque société apparaît « barbare » à tel ou tel égard à chacun d’entre nous.
Cf. fiches 1, 5, 26, 27, 30 (15, 26), 57, 70, 76
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