Quelle stratégie adopter face aux trois éléments que sont les contenus, la plate-forme de distribution et l’argent ?
Opter pour un mariage de raison plus que d'amour ?
La politique sociale francaise tiraillée de toutes parts !
La presse face aux GAFA !
1. Apple,Facebooketlapresse:
lesliaisonsdangereuses
Par Julien Dupont-Calbo
—Journaliste au service High-Tech
& Médias des « Echos »
«NO ! »martèleleblogueursurson
clavier.« C’estunpoilagaçant »,com-
mente-t-il de son autre main sur
Twitter. Désolé Tim Cook, mais
Mike Ash n’acceptera pas les condi-
tions contractuelles proposées par
Apple. La firme de Cupertino et son
PDG voulaient intégrer les « posts »
deceprogrammeurdeWashington
à leur nouveau service, « News ».
Une application pour smartphone
et tablette agrégeant des articles du
monde entier en fonction de vos
goûts, une sorte de journal en ligne
sauce Pomme. Tout un pro-
gramme...retoquéparMikeAsh.
Ce pilote de deltaplanes et de pla-
neurs fera-t-il des émules chez les
journalistes ? Aux Etats-Unis, en
France ou ailleurs, petits et grands
titres de presse se demandent com-
ment réagir à la demande en
mariage d’Apple (et des autres
géants californiens de la Tech), qui
veulenttousdiffuserleurscontenus
depuis leurs propres applications.
Et non plus via celles des médias.
Pourlesvoracescaliforniens,l’équa-
tion est simple : pour attirer un
maximum de personnes, les retenir
dans leurs filets, monétiser leurs
données personnelles ou leur ven-
dre un téléphone, il faut du contenu
dequalité,delamatièrerare.L’infor-
mationdequalitéenestune.Autant
s’enserviretl’avaler.
Pour la presse, le problème est
autrement complexe. Les dizaines
de millions de lecteurs potentiels
quepeuventamenerendotlesGafa
(Google-Apple-Facebook-Amazon)
valent-ilslerisquedeplacerleurtré-
sor, les articles, dans les bras d’un
étranger qu’on ne connaît pas si
bien ? Pas évident, même pour un
xénophile imprudent. Les journaux
vontpourtantdevoirtrancher.Avec,
dansuncoindelatête,lahantisedu
scénarioGoogle.Rappel:en2002,le
moteurderecherchelancel’ancêtre
de son service Google Actualités,
devenu l’alpha et l’omega des sites
d’informations,oupresque.Pourles
journaux, le bilan est transparent :
l’audience est au rendez-vous, les
revenus non. Aujourd’hui, le reste
des cadors du numérique lorgnent
la production des journalistes.
Avantdeseprononcer,autantrepar-
tir des fondamentaux du secteur et
sedéciderenfonctiond’eux,doivent
se dire les médias. La base ? C’est la
combinaison de trois éléments. Un,
les contenus. Deux, la plate-forme
de distribution, la logistique. Trois,
gagnerdel’argent.
Lecontenu,d’abord.C’estlecœur
dumétierdesjournalistes.Lemettre
sur Apple ? Pourquoi pas, à condi-
tion d’éviter une uniformisation des
articles... Mais le risque est inhérent
aux algorithmes de recommanda-
tion qui gouvernent les étalages
numériques. A la limite, cela pour-
rait même receler quelques vertus :
misenconcurrencefrontaleavecles
autres titres, chacun aurait intérêt à
penser davantage aux lecteurs
qu’aux annonceurs – sur le Web, et
surtout sur mobile, les difficultés de
lapublicitépoussentlesmédiasàse
tourner vers un système d’abonne-
ment. Mais pour faire payer les lec-
teurs, il faut leur proposer des arti-
cles et un « emballage » au niveau.
Appleetlesautrespourraientypar-
ticiper.
Onenvientainsiàlalogistique.A
priori, l’offre des spécialistes mon-
diaux de l’interface numérique que
sont ces californiens est alléchante.
En la matière, comment un journal
français (voire même un groupe-
ment de journaux) peut-il espérer
rivalisersurlelongtermeaveceux?
C’estcommesiunULMvoulaitfaire
la course avec un Boeing... Après
tout, à l’époque « papier », les titres
de presse avaient bien préféré délé-
guer la distribution à un tiers, qu’on
appelle aujourd’hui Presstalis.
C’était déjà pour mutualiser les
moyens. En ce sens aussi, l’offre des
Gafa mérite réflexion. Est-ce vrai-
ment le métier des journalistes de
construire des applications et des
bases de données ? Ici, un gros
bémolapparaît.Sitoutlemondeins-
talle sans précaution ses articles
sous le parapluie Apple ou Face-
book, que restera-t-il des marques
« Libération », « Les Echos », « Le
Monde »ou«LeFigaro » dansvingt
ans ? En poussant (un peu), on peut
imaginer suivre l’actualité sans sor-
tir des plates-formes numériques.
Les CSP+ sur Apple, l’économie sur
LinkedIn et les « infos géné » sur
Facebook ? Le scénario n’est pas si
incongru.Cela,lesjournauxquiveu-
lent s’inventer un avenir ne peuvent
décemmentl’accepter.
La question – décisive – de
l’argent, enfin. En la matière, tout se
joue dans les petits caractères du
contrat passé entre journaux et pla-
tes-formes. Apple souhaite diffuser
les articles avec sa patte, garantie
plus efficace. On peut le croire sur
parole,lesanciensprotégésdeSteve
Jobs s’y connaissent question ergo-
nomie. En revanche, côté porte-
feuille... Apple propose de reverser
100%desrevenussilemédiagèrela
publicité, 70 % s’il s’en charge lui-
même. A priori, pourquoi pas. Mais
le diable est dans les détails : Apple
veut gérer « l’environnement de
l’article » et la publicité qui peut y
figurer... Surtout, si les lecteurs res-
tent captifs des plates-formes sans
aller sur les sites ou les applications
desjournaux,quiddeladéperdition
d’audience et de la ponction natu-
rellesurlesrecettespublicitairesqui
en découle ? Quid de « l’engage-
ment » des lecteurs, ce néologisme
du Web qui désigne le temps passé
surunsite?
Embrasser les Gafa les yeux fer-
més n’est donc pas une bonne idée
pour la presse. Refuser de le faire
nonplus.AcollaboreravecAppleet
les autres, les journaux gagneraient
au moins une gigantesque vitrine à
même d’attirer les possesseurs
d’iPhone vers leurs contenus
payants. A l’inverse, les organes de
presse doivent rester très attentifs
aux conditions proposées par les
Gafa–façonMikeAsh.Lameilleure
manièred’yparvenirestd’établirun
solide contrat d’union garantissant
équitablement les pré-carrés (et les
intérêts) de chaque partie. En
somme, un mariage de raison, pas
d’amour. n
L’ANALYSE
DE LA
RÉDACTION
Aux Etats-Unis,
en France ou ailleurs,
petits et grands titres
de presse se deman-
dent comment réagir
aux appels du pied
d’Apple et des autres
géants californiens
de la Tech, qui veu-
lent tous diffuser
leurs contenus
depuis leurs propres
applications.
D
Les points à retenir
•Après Facebook, il y a quel-
ques semaines, Apple se propo-
se de nouer des partenariats
avec des groupes de presse pour
diffuser des articles à travers une
nouvelle application maison.
•Pour attirer un maximum
de personnes, les retenir dans
leurs filets, monétiser
leurs données personnelles,
il faut du contenu, de la matière
rare. L’information de qualité
en est une.
•Pour la presse, le problème
est autrement complexe. Les
dizaines de millions de lecteurs
potentiels que peuvent drainer
ces nouveaux services valent-ils
le risque de placer leurs articles
dans les bras des géants
californiens de la Tech ?
Les Echos Lundi 22 juin 2015