1. janvier 2012
Patrick Oberli
« Je suis passé d’employé à entrepreneur »
Michel Juvet explique comment il est devenu associé chez Bordier et Cie.
Une nomination atypique dans le monde de la banque privée.
Comment s’est passée votre nomination comme Est-ce que vous en rêviez?
associé de Bordier? Avez-vous dû postuler?
Je n’y songeais pas, mais j’ai toujours eu l’ambition
Je n’ai jamais postulé. Sincèrement, je pensais que d’être responsable de ma vie et de ma carrière. Ma
c’était trop compliqué. En revanche, j’ai toujours philosophie a toujours été d’améliorer mes compé-
voulu être impliqué dans la vie de l’entreprise, tences en regardant devant et avec toute la modestie
participer aux décisions. Je me suis toujours senti qu’il faut. Je considère que c’est une suite logique,
responsable de l’avenir de cette banque et de son envi- un aboutissement.
ronnement, même si je n’en étais pas copropriétaire.
N’avez-vous pas de craintes?
Comment cela s’est-il passé?
Je reconnais une inquiétude certaine. Toutefois
Un jour, les associés m’ont convoqué. Ils m’ont celle-ci n’est pas personnelle, même si la fonction
indiqué qu’ils avaient réfléchi à l’évolution de la induit une responsabilité illimitée. Mon inquiétude
banque et qu’ils voulaient prendre un nouvel associé. naît du passage d’une étape. Désormais, j’ai aussi
Ils m’ont alors demandé si j’étais d’accord d’être une forte responsabilité envers les 200 personnes qui
celui-là. travaillent dans le groupe. L’environnement actuel
est difficile et développer la banque en maintenant
Est-ce que vous vous y attendiez? sa bonne santé, tout en créant des emplois en Suisse
constituent des défis. Je ne suis pas défaitiste et ne
Non, pas du tout. Cela a été une vraie surprise. Je crains pas de ne pas être à la hauteur. Simplement,
n’ai pas pu répondre immédiatement, j’ai demandé à c’est une chose à laquelle je ne pensais pas autant
réfléchir. Car une telle décision implique de grandes auparavant.
responsabilités et des engagements financiers et
moraux! Vous êtes passé du statut d’employé à celui d’entre-
B OR DIE R & C IE
preneur...
En quoi cela a-t-il été une surprise?
Absolument. Ce changement de perspectives nourrit
Parce que je ne m’attendais pas à ce que l’on me des inquiétudes, mais alimente aussi une énorme
demande d’intégrer le Collège des associés. Mais envie de se dépasser.
je l’ai pris comme une récompense et une énorme
marque de confiance par rapport à tout ce que j’avais L’attrait du statut a-t-il joué un rôle dans votre
fait, même si cela fait vingt-cinq ans que je suis dans décision?
l’entreprise et que j’ai eu le temps de montrer mes
compétences et ma solidité. C’est aussi une fierté. Ce qui m’intéresse, c’est le challenge, pas le statut,
bien que je me rende déjà compte qu’à l’extérieur
Interview de Michel Juvet parue dans « La Banque Suisse » - n°1 - Janvier 2012 1/3
Département Recherche – Bordier & Cie – Genève - Nyon - Berne - Zürich
T. +41 58 258 00 00 – F. +41 58 258 00 40 – research@bordier.com – www.bordier.com
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Les informations de la présente ont été puisées aux meilleures sources. Toutefois, notre responsabilité ne saurait être engagée.
2. janvier 2012
ce dernier est très important. C’est presque le regard nomique peut très bien être traité depuis Genève.
de l’autre qui est le plus troublant. Je sens que l’on En revanche, pour des avis précis sur des sociétés,
me considère différemment. il est plus pertinent d’être sur place.
Avec vous, c’est le métier de l’analyse qui est mis L’environnement actuel est très incertain. Ressen-
en valeur. tez-vous une plus grande responsabilité?
C’est en tout cas une des premières fois qu’une per- Il y a toujours des incertitudes. En vingt-cinq ans,
sonne qui a fait sa carrière dans l’analyse parvient à il y a bien eu cinq ou six périodes où l’on s’est
ce statut. Pour moi, c’est un signal. On donne ainsi demandé si le monde allait s’en sortir. La différence
de l’importance à ce métier dans la stratégie de la est qu’aujourd’hui, cela se passe en Europe, près de
banque. On reconnaît que l’analyse financière est chez nous.
un vrai métier nécessaire à sa gestion, que ce n’est
pas qu’un alibi. Comment gérer cette incertitude?
Avez-vous parfois eu ce sentiment? Comme presque tout le monde: en prenant plus de
temps pour la réflexion et l’analyse et en prenant
Pas chez nous. Mais à Genève, clairement. Quand moins de risques. Tout en essayant d’être le plus
j’ai commencé, tout le monde s’improvisait un peu objectif possible. Sur les marchés, le niveau d’incer-
analyste. Puis, il y a eu une phase où le monde ban- titude va de pair avec la quantité d’émotions. C’est
caire s’est dit qu’il fallait professionnaliser l’activité. là qu’il faut essayer de prendre le plus grand recul
Plusieurs certificats ont vu le jour, comme le CFPI pour avoir la meilleure objectivité. Aujourd’hui,
ou le CFA. Ce qui a entraîné, dans les années 1980, ce qui est vraiment difficile à gérer dans la crise
la séparation des activités d’analyse et de gestion européenne, c’est la vitesse. Nous n’avons pas le
privée. Dans les années 1990, les établissements temps de finir une analyse stratégique qu’il faut déjà
ont considéré qu’il n’était pas nécessaire d’avoir l’adapter. C’est un challenge que je n’avais jamais
des analystes spécialisés dans tous les domaines. La connu auparavant.
stratégie s’est alors orientée vers l’achat de produits
ou de fonds. Ce fut le retour de bâton pour les ana- Cela vous empêche-t-il de dormir?
lystes. Ils ne servaient plus à grand-chose.
On y pense en permanence, mais cela a toujours été
Et aujourd’hui? le cas pour moi. Quand je m’occupais des marchés
asiatiques, j’y pensais le week-end et la nuit. Dès
Je pense que nous sommes dans une troisième phase lors que l’on est dans un métier d’anticipation, nous
où l’on remarque que l’on a besoin des deux orienta- sommes au front en permanence.
tions. Les événements sont plutôt macroéconomiques
et il faut des avis forts pour les comprendre. Comment êtes-vous arrivé chez Bordier?
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Votre cellule d’analyse financière comprend com- En fait, c’est mon deuxième poste. J’avais d’abord
bien de personnes? travaillé quelques mois chez un autre banquier privé
de la place. Puis j’ai vu une annonce de Bordier
Nous sommes 12. La prochaine étape dans la re- dans les journaux. La banque recherchait un jeune
cherche financière sera probablement de développer universitaire qui souhaitait pratiquer à mi-temps
de la compétence sur les marchés asiatiques. Car l’analyse financière sur le marché japonais et assister
nous avons ouvert une banque à Singapour. Nous le directeur de la gestion de fortune. J’ai sauté sur
sommes confrontés à des clients locaux qui veulent l’occasion. C’était en 1985. J’ai suivi en direct la
aussi des avis sur leur région. L’aspect macroéco- création d’une bulle, suivie d’un krach. Un scénario
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qui se répète depuis dans le monde entier. Revenons à votre nomination. Qu’espérez-vous
apporter?
Vous n’êtes donc pas surpris.
Difficile de répondre. On dit toujours que la situation
Non, l’histoire se répète toujours. Il y a à chaque fois fait l’homme.
un excès de crédits. Les banques prêtent beaucoup
d’argent, parce que tout paraît facile, et prennent trop Et encore...?
de risques. En face, il y a des gens qui empruntent
parce que tout est facile et qu’ils ne voient pas le J’aimerais d’abord soutenir la continuité, car ce qui
risque. On se retrouve avec une économie finan- existe a été très bien fait. Notre développement est
cièrement surdimensionnée et des banques sans basé sur le durable et sur le meilleur service possible
provision. Finalement tout s’écroule. à nos clients. Je ne vois aucune raison de faire de
l’expansion pour l’expansion qui fragiliserait ces
Qu’est-ce qui vous a le plus frappé dans l’évolution deux notions. Le contrôle des risques et des coûts res-
de votre métier? tera à l’ordre du jour. Plus spécifiquement, j’aimerais
développer encore notre processus d’investissement,
La vitesse et la masse gigantesque d’informations. car nous sommes dans un métier de connaissance et
Dans les années 1980, celles-ci existaient aussi, nos clients ne peuvent être qu’intéressés par des avis
mais il y avait moins de réactions en chaîne. Pour- de référence. Surtout dans ce nouvel environnement
tant, le monde sortait de la crise d’endettement de qui vise la clientèle déclarée.
l’Amérique latine et l’inquiétude était immense. La
preuve: la question était de savoir s’il fallait garder les Nous devons également encore mieux clarifier les
obligations de la Banque mondiale. On envisageait notions de performance absolue ou relative. En
sérieusement que celle-ci ne puisse pas rembourser tout cas, l’utilisation de produits financiers restera
ses créanciers! Le monde financier fuyait la BM et minoritaire et ne devra se faire que dans l’intérêt des
le FMI. C’était un truc incroyable. Ces institutions clients. D’autres banques n’avaient pas compris ce
s’étaient tellement engagées en Amérique latine respect des intérêts des clients en privilégiant avec
que le surendettement était colossal. Néanmoins, le ces produits leurs marges immédiates et elles en
rythme était moins élevé qu’aujourd’hui. J’ai aussi paient le prix aujourd’hui. Le client est la priorité.
l’impression qu’il existe un nouveau cercle vicieux. Il n’est pas un laboratoire pour tester des solutions.
Celui où les acteurs financiers inquiets veulent se
retirer d’un marché dans une situation grave, mais Quel regard portez-vous sur les changements de
qui, en le faisant, aggrave encore la situation géné- réglementation?
rale. Au bout du compte, le pays se retrouve en péril.
Avant, cela n’était pas aussi clair. Il est toujours difficile d’accepter des changements
surtout lorsque nous n’en sommes pas à l’origine.
Nous ne sommes pas une grande banque, mais
B OR DIE R & C IE
Comment casser ce cercle vicieux?
sommes considérés comme telle. Mais nous devons
La réponse la plus simple est de dire que ceux qui obligatoirement suivre ces réglementations. Cela
créent le problème le résolvent aussi, de manière aura des coûts, notamment informatiques. Nous
à rester crédibles aux yeux des créanciers. C’est devrons donc nous impliquer encore plus dans la
aussi le problème de l’Europe, qui n’a pas réussi à maîtrise des charges. Si aujourd’hui des banques
imposer des solutions. Il lui est arrivé de proposer souffrent, c’est parce que leur rapport coût/revenu est
des actions, mais elle a rarement tenu ses promesses. déséquilibré. Nous avons les capacités de maîtriser
Les créanciers ne sont pas comme les citoyens : pour le choc. Mais il y a forcément une limite d’adapta-
eux les promesses doivent être tenues. tion aux réglementations. Espérons que le pouvoir
législatif le comprendra.
Interview de Michel Juvet parue dans « La Banque Suisse » - n°1 - Janvier 2012 3/3
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