1. L’ H O M M E D E L A S E M A I N E T R I S T R A M S T U A R T
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My légume is good
E
n apercevant le Britannique Tristram Cet Anglais le plus court chemin pour faire pression sur les gou-
Stuart, costume en lin, chemise col vernants et les industriels.
mandarin, barbe de trois jours, déam- dénonce Aucun risque qu’à Paris on lui demande des auto-
buler dans la cour pavée de l’hôtel le gaspillage graphes. Si Tristram Stuart est devenu une figure en
bobo du Marais où il est descendu, on Grande-Bretagne, le livre, ou plutôt la somme qui l’a
jurerait une pub pour The Kooples. alimentaire fait connaître – « Waste : Uncovering the Global Food
Mais cette fugitive image branchée se dissout mondial en Scandal » (« Déchets : le scandale alimentaire mon-
lorsqu’il révèle son hobby : inspecter en loucedé les dial ») – n’est même pas traduit en France. Il y répond
poubelles des hypermarchés. A Paris, il raffole du organisant à cette question obsédante : pourquoi les hommes
Ribouldingue, ce resto où les tétines de vache le dis- des banquets aiment-ils la nature mais la détruisent-ils ? Nourri
putent au groin de porc. Ce goût pour les abats est par le passé d’un long séjour dans une ferme tradi-
idéologique. Tristram Stuart est un écolo, pourfen- à base tionnelle cévenole, de mois humanitaires au Kosovo,
deur du gaspillage alimentaire. de légumes de deux années en Inde, il entreprend de mesurer le
Ce 13 octobre, sur le coup de 13 heures, il sera sur le gaspillage mondial, un travail colossal vu l’empi-
parvis de l’hôtel de ville de Paris. Venu d’Angleterre
recalés risme des statistiques. En gros, les peuples occiden-
avec son cuisinier, il y régalera gratos 5 000 personnes à la vente, taux, estime-t-il, ont à disposition 1,5 à 2 fois la nour-
avec un gigantesque curry à base de riz, tout ce qu’il riture nécessaire. Les complices du scandale ?
y a de sain, mais ayant dépassé la date limite de
en raison de Agriculteurs, industriels, hypermarchés, restau-
consommation, et de 1 200 kilos de légumes moches, leurs défauts rants, cantines, particuliers… Dans ses interventions
tordus, disqualifiés par la grande distribution pour publiques, il interroge toujours : « Avez-vous déjà vu
non-conformité, tous voués à la poubelle et, pourtant,
de calibrage. des sandwiches faits avec l’entame du pain de mie ?
tous comestibles. Ses « Feeding the 5000 » ont déjà Prochain Non, n’est-ce pas ? » Et de projeter la photo d’une
fait un tabac à Londres, Berlin, Bristol. « Je pensais benne remplie de 13 000 entames de pain de mie
qu’un grand repas pour des milliers de personnes était
happening : frais, gâchis quotidien d’une seule usine.
le meilleur moyen de montrer l’énormité du problème. à Paris, place La démarche très « innovante » de Tristram Stuart
La nourriture mérite d’être célébrée, il y a trop de n’avait pourtant pas échappé à Thomas Pocher,
valeurs là-dedans pour la jeter. » Plutôt que des mani-
de l’Hôtel- directeur de magasins Leclerc dans le Nord, lui aussi
festes, des banderoles, de longs discours, la fête est de-Ville. très impliqué dans ce combat : « Les gens sont dans
sa manière à lui de créer un scandale sur la voie le déni, si le message est porté par une institution, ça
publique. Un spectacle visuel, un message simple et ne marche pas. Il faut qu’il soit incarné. Il manque un
concret. Comme quoi on peut être fervent admirateur personnage de ce type dans le paysage français. » Réu-
de Rousseau et maîtriser les codes de l’époque. nions avec la mairie de Londres pour bouger des lois,
Tristram Stuart n’est le porte-parole de personne, participations à des colloques, des événements cari-
ni d’une association ni d’un mouvement politique. tatifs, Stuart ne touche pas terre. « Je fais ce qui me
« J’ai eu cette idée tout seul mais, chaque fois que j’en semble le plus efficace pour convaincre. Le gros de
BIO EXPRESS
parlais, des gens s’agrégeaient : agriculteurs, organi- mon travail est bénévole. » L’efficacité, c’est aussi
sations caritatives, volontaires… Très vite, j’ai été 1977 Naissance en répondre aux sollicitations – rémunérées – de gou-
inondé par les offres de nourriture venues des maraî- Grande-Bretagne, enfance vernements (malaisien, par exemple), d’industriels
dans le Sussex.
chers. » Si, en novembre 2011, Boris Johnson, le maire 2009 Parution de son livre
(Unilever) ou de supermarchés (Waitrose). Consul-
de Londres, distribue le curry devant les caméras, la « Waste ». tant ? Il corrige, se qualifie de « consultant-insul-
ville n’avait accepté qu’in extremis, en 2009, le pre- 2009 Premier « Feeding tant » : « Je ne fais pas de compromis sur le message :
mier « Feeding the 5000 ». Le jour J, il neigeait. A the 5000 » à Trafalgar “Votre action n’est pas morale, vous détruisez l’envi-
12 heures, pas un chat sur Trafalgar Square. « Une Square. ronnement, il y a d’autres moyens…” » Par exemple,
2012 « Feeding the 5000 »
demi-heure plus tard, quand je suis sorti de la tente peser sur Bruxelles pour que les hypers cessent
à Paris, diffusion d’un
après les interviews, il y avait la queue, les gens étaient documentaire tiré de son d’être responsables des produits jusqu’à la fin de leur
effarés : “Mon Dieu, cela allait être jeté ?” Exactement livre sur Canal+ le vie : juridiquement, ils courent moins de risques
ce que j’espérais. » Choquer le citoyen est, à ses yeux, 17 octobre. aujourd’hui à les détruire qu’à les donner.
Le Nouvel Observateur 11 OCTOBRE 2012 - N° 2501
2. Pour le convaincre d’accepter l’adaptation de son MOT À MOT il n’était pas question de voyager autrement qu’en
livre en documentaire, Canal+ a proposé, en sus, train en passant par la France !
d’assurer la logistique du « Feeding the 5000 » à Tristram tient Tristram a dédicacé son livre à Gudrun, sa pre-
Paris. « Quand j’ai lu son bouquin, raconte Jean- farouchement à son mière... truie. A l’époque, il a 15 ans, vit dans le sud
Marie Michel, producteur chez Capa, j’ai craint de indépendance, il de l’Angleterre, dans le Sussex. Le père, professeur
tomber sur un Khmer vert, un intégriste de la cause. n’est pas le leader de littérature, malade, fréquente beaucoup l’hôpi-
Mais il vit comme tout le monde, Tristram, il n’est pas charismatique de toute tal mais a eu le temps de faire découvrir au gamin
végétarien, fume des Marlboro rouges. C’est en cela une génération mais il les beautés de la nature, les arbres, les champi-
qu’il est original et moderne. » Physique très Cam- éclaire un chemin. gnons, le vaste potager familial. Tristram règne sur
bridge – il y a étudié la littérature –, couple formé Thomas Pocher, directeur quelques poules et cochons qu’il nourrit en glanant
avec l’écrivain Alice Albinia qui a relaté sa remontée de magasins Leclerc dans auprès du boulanger, de la cantine scolaire, des
du fleuve Indus dans un livre traduit chez Actes Sud, le nord de la France. fermes. Et voilà qu’un matin il partage la pitance
goût pour la musique baroque, c’est sûr, il n’a pas la de ses « amis », « du pain et des tomates séchées, la
gueule de l’emploi. De là à vivre comme tout un première fois que j’ai mangé de la nourriture gas-
chacun… Lorsque Liv Rohnebaek Bjergene, le direc- pillée. Délicieux ! » Lorsqu’il a déménagé à Londres,
teur du prix Sophie pour l’Environnement, évoque il n’a pu emmener ses chers cochons. Il s’est
l’activiste, il a cette phrase en tête : « Ça va couper, il contenté de venir avec ses abeilles.
y a un tunnel… » C’est que, pour relier Londres à Oslo VÉRONIQUE GROUSSARD
et venir réceptionner ce prix doté de 100 000 dollars, Photo William Beaucardet pour « le Nouvel Observateur »
Le Nouvel Observateur 11 OCTOBRE 2012 - N° 2501