Programmée dans le cadre de la saison culturelle néerlandaise en France Oh ! Pays-Bas, l’exposition « La Vie folle » au musée du Jeu de Paume offre au photographe Eduard van der Elsken sa première rétrospective française. L’occasion de contempler quatre décennies d’une œuvre intense mais aussi de s’arrêter sur un format récurrent dans la pratique de l’artiste : le livre.
1. L’exposition, qui s’organise autour d’un très beau
parcours au fil des voyages et projets du photo-
graphe, fait honneur à la richesse et à la diversité
de son œuvre auquel les étiquettes ne conviennent
pas et qui semble se passer volontiers d’appartenir
aux divers mouvements de l’après-guerre aux an-
nées 70. Fictionnelles, autobiographiques, docu-
mentaires, poétiques, ses photographies multi-
plient les identités et les enjeux artistiques, au
point de nous obliger à questionner le médium
même que l’artiste a choisi.
Une exploration
photographique
Le terme « photographie » parait souvent une évi-
dence alors qu’il est pourtant difficile de détermi-
ner véritablement quelles réalités il recoupe. Est-ce
un objet ? Une image, sa reproduction, une série,
du papier, du film… le champ est vaste. Une pra-
tique ? Captation du réel, transformation visuelle,
instrument de mémoire… Autant de possibles que
van der Elsken n’a cessé d’explorer. Ainsi, d’Ams-
terdam, sa ville natale, il nous livre de très belles
images de sa population haute en couleur, réalise
de brefs films documentaires sur sa jeunesse ou
encore des courts métrages presque expérimen-
taux qui suivent les défilés des cyclistes. Il n’y pas
de formules en matière de photographie chez van
der Elsken mais une multitude d’expériences.
Images en noir et blanc, en couleur, diaporamas,
films en super huit, vidéos, et surtout, un format
qui revient tout au long de sa vie : le livre photo-
graphique. Le parcours et la scénographie choisis
par le Jeu de Paume mettent bien en lumière cette
singularité de l’œuvre, point d’ancrage comme
moteur d’exploration dans la pratique du photo-
graphe qui publiera une vingtaine de livres. L’ex-
position propose notamment aux visiteurs de dé-
couvrir les planches-contacts annotées, les ma-
quettes graphiques, des documents écrits qui révè-
lent le travail de composition de chaque projet et
en éclairent la profondeur.
Saint-Germain,
un récit de jeunesse
C’est lors d’un voyage à Paris, au cours des années
d’après-guerre que van der Elsken conçoit son pre-
mier ouvrage dont la renommée est immédiate.
Loin des tendances de la photographie humaniste
recréant un monde social que l’Histoire semblait
avoir condamné pour toujours, l’artiste néerlandais
plonge son regard au cœur de Saint-Germain-des
Prés et sa jeunesse bohème et désœuvrée. Il vit et
photographie la sensualité des rencontres, l’ivresse
dans les clubs et cafés, les promesses du jazz mais
aussi une détresse qui n’a jamais disparu et l’incer-
titude de l’avenir. A cette occasion, sa rencontre
avec la flamboyante artiste australienne Vali Myers
est décisive et le conduit à réaliser un projet tout
aussi ambivalent que cet univers parisien qu’il dé-
crit : Love on the Left Bank (Une histoire d’amour à
Saint-Germain-des-Prés). Van der Elsken mêle pho-
tographies et textes pour créer une fiction et ses
personnages, raconter une histoire d’amour parmi
d’autres chez cette jeunesse intense et passionnée.
Mais il ne s’agit pas d’une simple romance, emblé-
matique d’un quartier et son époque dont l’ou-
vrage serait la transposition immédiatement nos-
talgique. L’intimité des instants volés mais surtout
la narration fondée sur un long flashback suscitent
un rythme plus dynamique que linéaire et donnent
aux images un mouvement où la photographie
flirte avec le cinéma. Les images ne sont pas les
illustrations figées d’un récit qui leur préexiste mais
Ed van der Elsken
un photographe se livre
Programmée dans le cadre de la saison culturelle néerlan-
daise en France Oh ! Pays-Bas, l’exposition « La Vie folle » au
musée du Jeu de Paume offre au photographe Eduard van
der Elsken sa première rétrospective française. L’occasion
de contempler quatre décennies d’une œuvre intense mais
aussi de s’arrêter sur un format récurrent dans la pratique
de l’artiste : le livre.
entre témoignage et invention,entre témoignage et invention,
entre découvrir l’autre et se direentre découvrir l’autre et se dire
Elise Kerner
2. le cœur même d’une vision où la représentation de
la temporalité reflète la vie, son quotidien, ses mo-
ments d’introspection ou de vibrante activité. Rien
d’étonnant pour un artiste qui tente de « s’attaquer
toujours de plus près à la vie ».
Et ces existences de papier, rêvées, inventées,
composées, se confondent avec la réalité. Mais ici
encore, pas de linéarité ni de simples phénomènes
de substitution entre personnages fictifs et indivi-
dus réels. Le rapport établi est celui d’un va-et-
vient permanent qui brouille les pistes de lecture et
les codes de la pratique photographique. Le statut
d’Ann/Vali Myers oscille entre héroïne d’un roman
d’amour, marginale au cœur d’un portrait docu-
mentaire, muse et partenaire de l’artiste lui-même.
Ce premier livre photo pose, au plus tôt dans la
carrière de l’artiste, les fondements d’une dé-
marche. Le photographe ne choisit pas entre té-
moignage et invention, entre découvrir l’autre et se
dire soi-même.
Composer des images
de l’Afrique
Au moment de la parution de l’ouvrage, van der
Elsken s’est déjà attelé à un nouveau projet où
voyage et composition d’un livre se mêlent une fois
encore. Il séjourne plusieurs mois dans les terri-
toires de la future République centrafricaine et ren-
contre des villageois dont il veut comprendre et
montrer le quotidien. La dimension documentaire,
voire anthropologique, de l’ouvrage intitulé Bagara
est inestimable. De nombreuses photographies
dévoilent les activités des communautés, des
scènes de chasse aux cérémonies rituelles. Plu-
sieurs portraits individuels témoignent par ailleurs
de l’intérêt et de la tendresse que l’artiste a tou-
jours portés aux gens, aux autres. Quelques images
s’éloignent cependant de cette perspective proche
du reportage et offrent une vision plus symbolique
de l’univers décrit. Van der Elsken utilise la lumière
et notamment un flash intense pour créer des
images où des halos clairs donnent aux objets pho-
tographiés un statut presque iconique. Ainsi, plu-
sieurs images de buffles, vivants ou morts, présen-
tent l’animal comme un emblème des territoires et
du quotidien africains. Cette nouvelle expérience
de livre photographique montre bien que pour l’ar-
tiste, ce format n’est jamais figé. Il le conçoit
comme un objet évoluant au plus près de ses ambi-
tions : ici, il est aussi bien témoignage d’une ren-
contre, espace d’une transmission, support d’une
vision personnelle. Le photographe n’hésite d’ail-
leurs pas à sortir de son vocabulaire visuel et il in-
tègre à son ouvrage des dessins d’enfants décri-
vant les quelques cérémonies auxquelles il n’a pas
pu assister. Le livre réaffirme alors cette labilité du
rapport au réel par la médiation de l’image.
Jazz , le rythme
au fil des pages
Fasciné par le jazz qu’il a découvert en assistant à
des concerts dès le début des années 50, van der
Elsken photographie musiciens et chanteurs en
pleine performance. Des visages en gros-plans, au
noir et blanc très contrasté, créent des images à la
fois magistrales et intimes. Le jazz est une musique
corporelle : les vibrations se lisent sur la peau de
Chet Baker soufflant dans sa trompette, l’émotion
se devine aux épaules inclinées vers l’arrière de
Miles Davis. Le jazz est aussi une musique de
groupe où les instruments se répondent de ma-
nière nouvelle, avec vitesse, changements de
rythmes, spontanéité que la photographie révèle
difficilement. Etonnamment, ce n’est pas le film,
son mouvement et sa bande son, que choisit van
der Elsken pour traduire cette atmosphère mais à
nouveau le livre. Il exploite dans toutes les direc-
tions les ressources que ce format lui offre. La ma-
quette est alors essentielle et le photographe tra-
vaille avec soin aux compositions. Des séries per-
mettent ainsi de donner l’impression d’une tempo-
ralité, des recadrages étirés à l’horizontale ou à la
verticale se calquent sur la silhouette des instru-
ments et les mises en page se libèrent de la forme
du livre pour mimer un rythme, une circulation des
notes. Ce n’est plus la dimension narrative ni sa
nature composite, mais la matérialité même du
livre que l’artiste utilise pour créer un objet visuel
au service de la musique.
des dessins d’enfants décrivantdes dessins d’enfants décrivant
les quelques cérémonies aux-les quelques cérémonies aux-
quelles il n’a pas pu assisterquelles il n’a pas pu assister
Le jazz estLe jazz est
une musique corporelleune musique corporelle
Elise Kerner