1. E C O L E N O R M A L E S U P E R I E U R E D E C O N S T A N T I N E
MODULE LITTERATURE DE JEUNESSE
2011/2012
Cours présenté par : Dr : Benouttafsoumeya
Définition et évolutionde la Littérature de jeunesse
Dans la LEJ, l'écriture est presque toujours associée à l'image. Le problème
s'élargit donc vers une sémiotique de l'image et de l'écriture. On pourrait globalement
établir trois niveaux.
- l'écriture/l'image qui veulent se "mettre au niveau"
C'est en quelque sorte le degré zéro. Cela donne des objets d'un réalisme aliénant qui
tend à faire croire que le monde réel, le monde créé et le livre sont de même nature,
comme par exemple la série des Martine où tout est lisse et mièvre. Les auteurs se
fondent sur une image de l'enfance réductrice, "se mettent au niveau", et pratiquent
une censure qui appauvrit.
- l'écriture/l'image qui veulent se "mettre à portée"
C'est la question que se pose tout auteur ou créateur comme Michel Tournier quand il
se demande si ce qu'il écrit va intéresser son jeune lecteur. On peut donner comme
exemple de production ayant cette exigence l'atelier du Père Castor. Le dessin est
sensible, discrètement réaliste, lisible sans mièvrerie, riche. Il autorise le vagabondage
de l'imagination. L'écriture est à la portée de l'enfant, il peut comprendre par lui-même
ou avec une aide légère de l'adulte.
- l'écriture/le dessin qui se veulent création esthétique, dépendant de la liberté
créatrice de l'artiste. Cette tendance, très importante depuis les années 70, est
notamment représentée par les éditions Lundquist-Ruy-Vidal, le Sourire qui mord ou
plus récemment par les éditions du Rouergue 1 . Les auteurs, les illustrateurs, les
éditeurs refusent alors de poser comme prioritaire la question de la lisibilité mais
1 Cette liste n'est pas exhaustive.
2. revendiquent le droit de l'enfant au Beau et au contact avec une œuvre authentique
d'artiste. L'accès à de telles œuvres peut ne pas être toujours facile et nécessite parfois
une médiation.
Les albums : notes générales
A/ Les albums constituent d'abord une catégorie éditoriale commode pour le
rangement dans les bibliothèques. Ce qui est alors pris en compte, ce sont
essentiellement des aspects matériels tels que la taille, le format, la présence d'images,
etc., et des aspects pragmatiques liés à leur jeune et très jeune public. C'est ainsi qu'ils
se retrouvent généralement dans des bacs, en vrac, ou bien classés, soit selon l'ordre
alphabétique des auteurs, soit par thèmes.
Les tentatives de définitions théoriques ne sont guère aisées. On peut cependant
s'appuyer sur celle de Francis Grossmann qui tient compte des aspects formels mais
signale aussi l'apparition d'un texte de nature particulière en complète interaction avec
l'image :
"…je nommerai forme album, les livres dans lesquels le mariage entre le texte écrit et
l'image crée un texte d'un genre particulier, dont les deux constituants ont une
importance à peu près égale. Le texte écrit, lorsqu'on a affaire à la forme album, est
découpé en fonction de son rôle par rapport à l'image. La première différence avec le
livre ordinaire réside dans le fait que la page ou le plus souvent encore la double page
acquiert le statut d'unité à part entière."2
L'album est le fruit d'une évolution longue qui remonte aux premiers livres
d'images du XVIIème siècle mais sa forme moderne apparaît dans l'entre deux guerres
notamment grâce aux innovations apportées par Paul Faucher avec ses albums du
"Père Castor". Depuis, les rapports du texte et de l'image se sont sans cesse inventés,
enrichis, élaborés. D'une illustration accessoire et serve, ignorée des auteurs, nous
sommes passés à une illustration "magique"3 dont les rapports au texte se sont
complètement transformés. "L'album est un savant équilibre entre texte et illustrations,
une mélodie à deux voix, une alchimie où mots et images se lient laissant surgir une
harmonie délicate."
2 Francis Grossmann, "Que devient la littérature enfantine lorsqu'on la lit aux enfants d'école maternelle?",
Repères n° 13, INRP, 1996.
3 Rolande Causse, Qui a lu petit,lira grand,Plon, 2000.
3. B/ La double page, unité de base dynamique de l'album, autorise diverses mises
en scène du texte et de l'image, qui s'appuient l'un sur l'autre pour créer de nouveaux
effets. Par rapport au texte, l'image peut être :
- redondante et pléonastique comme dans la double page du Voyage d'Oregon dans
laquelle l'allusion textuelle à Van Gogh : "Les cheveux rouges au vent, j'ai traversé
des tableaux de Van Gogh… En plus beau." (p.18-19)
- ccomplémentaire et coopérative. Ainsi Tout change d’A. Browne (Kaléidoscope)
où une tension est créée entre le texte et les illustrations. Dans ce cas, ni le texte, ni
les images ne peuvent fonctionner seuls.
- en opposition comme dans L'Afrique de Zigomar de Corentin (L'école des loisirs)
où l'image dément sans cesse le texte et les propos mensongers de Zigomar, créant
ainsi un effet de dérision comique.
- en parallèle avec une image qui raconte elle-même une micro-histoire. Ainsi, dans
Tom, le roi de la pêche de Robin Tzannes, (éditions Milan) dont le texte rapporte le
point de vue de l'enfant mais dont l'image montre l'histoire du père à propos duquel
le texte est muet. Ou encore Otto de T. Ungerer (L’Ecole des loisirs) dont le texte
rapporte le point de vue de l’ours, lacunaire, et dont l’image prend en charge le
point de vue de l’auteur, plus complet.
Sans doute faut-il prendre aussi en compte le lien qui existe ou non entre l’auteur et
l’illustrateur : est-ce la même personne (comme pour T. Ungerer par exemple ) ? ont-
ils travaillé ensemble ? ou au contraire leur collaboration n’est-elle qu’artificielle,
l’éditeur ayant demandé à un illu
strateur d’ «illustrer » telle histoire après écriture de celle-ci ?
C/ Une culture de l'image servie par des techniques de reproduction nouvelles
et nourrie de peinture et d'arts a vu le jour. Les arts visuels, la photographie, les images
du cinéma et de la télévision, la bande dessinée nourrissent les illustrations des livres
pour enfants, qui portent ainsi en elles toute l'histoire de l'art moderne selon Jocelyne
Beguery4. "L'album, véritable musée en herbe (…), écrit-elle, est symptomatique de
l'art de notre siècle et d'une histoire de la modernité."
Il n'y a pas de courant artistique ou d'œuvre, un tant soit peu marquant, qui ne
trouve une place, sous une forme ou une autre : influence directe, hommage appuyé ou
dévalé, citation, clin d'œil, etc., dans l'étonnante diversité de la production. Un de ces
clins d'œil ludiques est ainsi donné par Yvan Pommaux dans John Chatterton détective
(L'école des loisirs) dans lequel l'intrigue conduit dans la salon d'un loup kidnappeur,
4 Jocelyne Beguery, Une esthétique contemporaine de l'albumde jeunesse, L'Harmattan, 2002.
4. amateur d'art à l'ego manifestement surdimensionné. La double page où le loup,
téléphonant de son salon, exige la rançon : "Le loup bleu sur fond blanc", un Matisse,
bien sûr, donne à voir sa collection d'œuvres probablement extorquées, constitue un
panorama joyeux et parodique de la peinture et de la sculpture française de la
Renaissance à nos jours. L'humour et la dérision, puisque toutes ces "œuvres" sont des
effigies de loups, se conjuguent pour nous faire reconnaître des tableaux de facture
classique, impressionniste, romantique, des portraits de loup sur fond de forêt de
l'école de Barbizon, un buste cubiste à la façon de Picasso, un autre enveloppé à la
Cristo, une statuette de loup comme celles de Giaccometti, un stabile de Calder, etc.
On pourrait citer aussi dans cette perspective le livre d’A. Browne : Les tableaux de
Marcel (Kaléidoscope), joyeuse exposition de tableaux retravaillés par l’auteur et
dédiée « à tous les grands artistes qui (lui) ont donné envie de peindre ».
D/ Avec son alternance de textes et d'images, l'album crée un rythme de
lecture particulier que Rolande Causse expose précisément : "Le lecteur va de
l'image globale à une lecture kaléidoscopique des détails. Plaisir de feuilleter les pages,
il peut avancer, revenir en arrière, se plonger dans le fourmillement d'éléments, mettre
de la distance, aller, venir, voir avec plus de précisions que l'adulte les personnages, les
fragments, les traits, les lignes, les couleurs, les menus détails." Finalement, cette
lecture lente, cette lecture faite de relectures, ponctuée de rêveries, constitue une
initiation idéale à la littérature. L'image selon Catherine Tauveron "rend concrets des
procédés littéraires comme l'allusion, la citation, la stylisation, l'ironie, la polysémie ou
la métaphore. Lire l'image dans l'album revient moins alors à interpréter qu'à prendre
conscience qu'elle interprète le texte, et donc à comprendre la notion même
d'interprétation." Dans Tout change, par exemple, la chambre du petit garçon, réplique
de celle de Van Gogh, comporte des détails (les tableaux accrochés au mur) qui
permettent de comprendre avant lui l’arrivée de la petite sœur. Nous faisons
l’hypothèse que l’image, et avec elle le texte, va prendre rapidement pour l’élève une
valeur symbolique et entrer dans une mémorisation active, va de ce fait leur permettre
d’évoluer sur le plan comportemental et des représentations (confiance en soi accrue,
capacité à assumer un point de vue, à engager un questionnement critique), va
permettre aux élèves de construire une théorie implicite du littéraire et une capacité à
mettre en œuvre des pratiques littéraires.
5. E/ La forme album, très souple, se prête à de nombreuses variations de taille
(de la plus petite à l'album géant), de format (carré, en longueur, en hauteur, ou autre),
de matériau (tissu, plastique, carton…). Elle se met volontiers au service des différents
genres : contes, récits de toutes natures, fables, journal intime, carnet de voyage,
poésie… Dans la classe des albums, signalons encore les cas spécifiques de la LEJ que
sont l'album sans texte, le livre animé, l'abécédaire et l'imagier.
- L'album sans texte, comme son nom l'indique, n'est constitué que d'images. Il se
situe donc en marge de la définition généralement donnée de l'album comme
combinaison d'images et de texte. Cependant, une structure narrative interne
ordonne généralement les images ou bien celles-ci présupposent une interaction
avec un médiateur, ce qui fait qu'il y a toujours un texte sous-jacent. Voir par
exemple le jeu des empreintes dans Devine qui vient.
- Le livre animé sollicite l'action de l'enfant : page à retourner ou à déplier, figurine
à insérer, tirettes pour animer, etc. Il peut être très simple (une page à déplier)
comme Si je vois… ou Si j'entends… de Lucia Scuderi (La compagnie Créative,
toute jeune maison d'édition) qui laisse apparaître une surprise à chaque page
dépliée. On découvre d'abord une trace, ou un son, un rythme énigmatiques, puis
en soulevant un cache, l'animal correspondant apparaît.
- L'abécédaire, consacré à la découverte de l'alphabet, est très ancien. Il est basé sur
un principe très simple : une page illustrée, une lettre de l'alphabet, qui oblige les
auteurs à beaucoup d'inventivité pour renouveler le genre.
- L'imagier repose lui aussi sur un principe très simple qui consiste à associer sur
une seule page une image à un mot. Les imagiers regroupent les objets, les
animaux ou toute autre réalité par séries, par classes, par thèmes et proposent ainsi
une première mise en ordre de monde et du vocabulaire. Les titres des imagiers
peuvent facilement donner une idée de leur diversité et de leur créativité :
L'imagerie de la maison, Au jardin, Le livre des outils, Des couleurs et des choses,
Les premiers mots des petits, Beaucoup de beaux bébés, Tout ce qui roule, Tout ce
qui flotte, etc. Le tableau de Magritte : La Clef des songes, est à cet égard
intéressant à analyser.
F/ le documentaire : l'album documentaire occupe une place importante dans
la LEJ. Son existence s'enracine probablement dans la visée éducative de la LEJ et
aussi à un désir de vulgarisation scientifique qui remonte au XVIIIème siècle. Les
albums documentaires, servis par les possibilités techniques de reproduction actuelles
des images, ont connu un essor remarquable ces dernières décennies. Ils abordent tous
les types de sujets, tous les thèmes, des plus savants aux plus quotidiens comme
Attention Mimolette !de Thierry Dedieu et Emilie Bouton (Albin Michel jeunesse) sur
les dangers domestiques sans omettre l'humour à propos d'éducation sexuelle :
Comment on fait les bébés de Babette Cole. Notons toutefois que la concurrence
d'autres médias, tels que les cédé-roms ou les documentaires télévisés, est rude.
6. Le documentaire comme l'album de fiction résulte d'un savant mélange
d'images et de textes mais il se lit autrement. Il suppose un destinataire différent, un
destinataire dont le savoir est lacunaire et qui lit par curiosité. Il permet de rêver sur le
monde réel en présentant non pas un monde vécu comme dans les fictions mais un
monde à découvrir. Il permet la découverte du monde réel par l'imagination. Bien que
la fonction informative (ou mathésique) y soit essentielle, les textes des albums
documentaires ne sont que rarement de type informatif-explicatif. Ils empruntent
souvent les voies de la narration en créant des personnages fictifs avec lesquels nous
partons en découverte. Ce qui distingue l'album documentaire des albums de fiction
c'est la certitude, pour le lecteur, que l'univers découvert et décrit est conforme au
monde ou aux connaissances que nous avons du monde dans lequel nous vivons.
L'enfant lecteur sait que "c'est comme ça en vrai".