Contenu connexe Similaire à Les vieilles fractures de l'Europe (20) Les vieilles fractures de l'Europe1. C’est à Bruxelles que Carles Puigdemont a choisi de se
réfugier, pour échapper aux poursuites auxquelles l’exposaient
l’organisation du référendum du 1er
octobre 2017 et la
proclamation d’indépendance de la Catalogne.
Il se peut que le choix de la capitale Belge belge ait été guidé par
le bon accueil que lui réservaient les indépendantistes flamands
du VVB1
et du NV-A2
. Reste que la présence à Bruxelles de celui
qui est au cœur de la plus grave crise institutionnelle vécue
par un pays de l’Union européenne est aussi un défi pour l’UE,
plusieurs fois sommée de se prononcer sur la question Catalane.
Menacée sur ses frontières par l’instabilité voire l’hostilité de
ses voisins, secouée de l’intérieur par la progression et parfois
l’accession aux responsabilités gouvernementales de formations
politiques ouvertement eurosceptiques, l’Union se trouvait
confrontée, à 18 mois des élections de 2019, à un nouveau défi :
le réveil des vieilles fractures infranationales.
Au moment même où la crise catalane battait son plein, de
manière beaucoup plus apaisée et parfaitement légale, mais
avec une impressionnante détermination, les habitants de
Vénétie et de Lombardie se prononçaient par référendum en
faveur d’une plus grande autonomie. Au sein du Centre Kantar
sur le Futur de l’Europe, nous avons voulu comprendre les ressorts
de ces tentations autonomistes, dans ces deux pays, Espagne et
Italie, ainsi qu’en Belgique, divisée par la fracture linguistique, et
en étudiant le cas de l’Ecosse, dont la tentation indépendantiste
fut réveillée au moment du Brexit. Nous l’avons fait en nous
appuyant sur les données électorales et diverses études,
notamment l’analyse des enquêtes Eurobaromètre. Les quatre
analyses qui suivent montrent que ces quatre lignes de fractures
reposent sur des éléments communs : le poids de l’Histoire,
à chaque fois spécifique, le rapport à l’Etat national et à son
incarnation politique, et le rapport au reste du pays, notamment
par référence aux disparités des situations économiques. Mais la
combinaison de ces facteurs est, chaque fois, singulière.
La question de l’Europe est toujours secondaire, les lignes
de fracture remontant bien avant le traité de Rome. Mais on
aurait pu imaginer qu’apparaissent deux cas de figures : d’une
part, celui de l’Italie du Nord et de la Flandre, où les formations
politiques autonomistes ont intégré à leur corpus idéologique
un discours critique à l’égard de l’Europe ; d’autre part,
celui de la Catalogne et de l’Ecosse, où l’Union européenne
pouvait apparaître comme un recours et un nouvel espace de
substitution à l’Etat national. Le tableau en page 12 montre
qu’il n’en est rien. L’analyse du niveau d’attachement aux
différentes entités réserve au contraire quelques surprises.
La seule région où la question de l’attachement au pays coupe
la population en deux blocs, pour les raisons qu’analyse Vicente
Castellanos, est la Catalogne. L’attachement à la Belgique est
élevé en Flandre, celui pour l’Italie est très élevé en Italie du nord et
identique au reste du pays. Comme l’expliquent Pierangelo Isernia
et Davide Angelucci, ce qui nourrit les velléités autonomistes en
Lombardie et en Vénétie est plus un rapport au reste du pays, et
pour le dire plus clairement au sud du pays, plutôt qu’une hostilité
à l’Etat national qui reste un espace d’identification.
Un phénomène comparable de rapport au reste du pays
caractérise la Flandre, où Jan Drijvers montre cependant que
les partis autonomistes ont renouvelé leur agenda en puisant
davantage dans un discours hostile à l’Europe, sans que cela
n’impacte l’attachement à l’Europe de la population flamande.
Le cas écossais est avec celui de la Catalogne le plus singulier :
l’analyse de Christopher Hanley montre en effet que si l’Ecosse
s’est nettement opposée au Brexit dans les urnes, c’est moins
en raison d’un attachement supérieur à l’Europe que par
la crainte des conséquences d’une sortie de l’UE. Dans ce
territoire, seul des quatre étudiés qui soit moins prospère
que le reste du pays, le sentiment que l’avenir serait meilleur
en dehors de l’Union reste minoritaire, contrairement à
l’ensemble du Royaume-Uni. Mais cela ne se traduit pas par
un attachement supérieur à l’Europe, ni par rapport aux autres
Britanniques, ni par comparaison avec les autres régions
étudiées dans cette analyse.
Si l’Union n’est pas au centre de ces tensions infranationales,
ces dernières n’en sont pas moins un défi pour l’Europe.
L’ancrage historique de ces fractures, le sentiment d’être spolié
au profit d’autres régions, qui les exacerbent, et la recherche
de protection et de solutions dans une identité de proximité
sont des mécanismes qui vont à rebours d’un projet européen
visant à dépasser les plaies de l’histoire pour construire
un espace de solidarité et une identité supra nationale. En
revanche, si la revendication autonomiste est l’occasion
d’inventer une ingénierie de la subsidiarité et de l’affectation
des responsabilités au niveau adéquat, et que cette inventivité
permet d’améliorer la confiance des citoyens dans les
institutions et la clarté de leur fonctionnement, alors cela
devient compatible avec l’ambition et les valeurs de l’Union
européenne. Si l’Europe a un rôle à jouer sur ces enjeux, il doit
consister à favoriser la seconde option.
LES VIEILLES FRACTURES
DE L’EUROPE
LES TENSIONS INFRANATIONALES
AU SEIN DES ÉTATS MEMBRES :
UN NOUVEAU DÉFI POUR L'EUROPE
CATALOGNE, ÉCOSSE, ITALIE DU NORD
(LOMBARDIE ET VÉNÉTIE) ET FLANDRE
UN DOCUMENT DE RÉFLEXION DU CENTRE KANTAR
SUR LE FUTUR DE L’EUROPE - AVRIL 2018
1
Vlaamse Volksbeweging
2
Nieuw-Vlaamse Alliantie
Pour en savoir plus, contacter
Emmanuel Rivière
CEO Kantar Public France & Président
du Centre Kantar sur le Futur de l’Europe
emmanuel.riviere@kantarpublic.com
2. 2LES VIEILLES FRACTURES DE L’EUROPE |© KANTAR PUBLIC
stable entre les nationalistes catalans et le gouvernement
central. CiU1
, avec à sa tête Jordi Pujol, structure l’autonomie
catalane dans les années 1980, en incarnant la singularité
catalane d’un point de vue linguistique et culturel, et en
rétablissant les institutions de la Catalogne dans ce
nouveau cadre constitutionnel.
Le bipartisme institutionnel prévu par la loi électorale
espagnole conduit très souvent à des alternances de
majorité entre le PSOE2
et le PP3
et permet aux plus grands
partis nationalistes (PNV4
et CiU) de jouer un rôle central.
La stabilité, la modernité et la croissance économique de
l’Espagne, et de la Catalogne en particulier, s’affichent
au monde entier lors des Jeux olympiques de 1992. En
organisant les Jeux, Barcelone se trouve propulsée sur la
scène internationale, ce qui accélère son développement en
tant que destination touristique mondiale.
Dans l’espace politique actuel5
, avec quatre forces politiques à
l’échelle nationale (PP, PSOE, Ciudadanos et Podemos),
le poids des partis nationalistes a considérablement diminué.
Par ailleurs, les affaires de corruption impliquant des dirigeants
catalans en vue de CiU (J. Pujol) entraînent la dissolution
du parti en 2015, abandonnant soudainement les électeurs
nationalistes-chrétiens-démocrates à la merci des forces
pro-indépendance ou de la gauche non conventionnelle.
Une aspiration à l’indépendance
croissante ces dix dernières années
Un nouveau statut d’autonomie de la Catalogne est
voté et adopté par les Catalans en 2006. Néanmoins,
à la demande du PP6
, la Cour constitutionnelle déclare
14 de ses articles principaux inconstitutionnels et
impose la réinterprétation de 27 autres articles, ceux
reflétant de nouvelles aspirations nationalistes.
Une longue histoire
L’identité territoriale de l’Espagne se forme, pendant la
Reconquête, sur deux piliers, les Couronnes de Castille
et d’Aragón, cette dernière étant le résultat d’une union
dynastique entre le Royaume d’Aragón, le Comté de
Barcelone et leurs territoires associés. Le processus de
rapprochement avec la Couronne de Castille débute
avec le mariage des Rois Catholiques en 1469 et devient
le fondement de ce qui deviendra plus tard la Couronne
d’Espagne, bien que les différents royaumes conservent leurs
anciens systèmes juridiques et privilèges.
Ces privilèges territoriaux particuliers ont été défendus
des demandes de financement du royaume, qui a un
besoin croissant de soldats et de ressources (la Guerre des
Moissonneurs, 1640-1652). Cependant, après la guerre de
succession au trône, Felipe V de la dynastie des Bourbons
supprime la plupart de ces droits et privilèges, une décision
largement décriée chez les partisans de l’héritier de la
maison d’Autriche (Habsbourg).
L’histoire de la souveraineté catalane puise dans ces racines
historiques. Il s’agit d’une aspiration qui s’amplifie ou
s’atténue selon les époques historiques, en fonction du degré
de concordance entre ses options et l’État national dans son
ensemble. À titre d’exemple, sous la Première République
espagnole (1873-1874), le parti nationaliste catalan est
constitué à l’origine en vue de rétablir certaines de ses
principales institutions.
Plus récemment, lors des premières élections démocratiques
de la période actuelle, en 1977, le “catalanisme modéré”
s’aligne sur les structures politiques de l’État espagnol
et, avec les principales forces politiques de l’époque,
participe à l’élaboration de la Constitution. La Constitution
est approuvée par la majorité du peuple espagnol. En
Catalogne, le niveau de soutien dépasse même la moyenne
de l’ensemble du pays. En revanche, le nationalisme basque
refuse de se rallier à cet accord.
À l’aube de cette nouvelle ère démocratique, est adopté un
statut d’autonomie des communautés considérées comme
historiques, parmi lesquelles la Catalogne, le Pays basque
et la Navarre, créant par là même un système similaire de
décentralisation pour toutes les communautés autonomes
d’Espagne, dans le cadre d’un mouvement surnommé
“café para todos” (café pour tous). L’Espagne devient alors
l’un des pays les plus décentralisés au monde. Néanmoins,
certains aspects divergents sont pris en considération dans
les territoires historiques, en particulier s’agissant du système
fiscal du Pays basque et de la Navarre.
En 1980, les premières élections autonomes en Catalogne
aboutissent à la victoire d’un catalanisme catholique libéral
et modéré, ouvrant une phase de coexistence politique
ESPAGNE – CATALOGNE
COUPER OU DÉNOUER,
CELA REVIENT AU MÊME
1
Convergencia i Unió
2
Partido Socialista Obrero Español
3
Partido Popular
4
Partido Nacionalista Vasco
5
J.V. Castellanos and V. Sobrino, in L’Etat de L’Opinion 2016, Le Seuil
6
Partido Popular
Kantar TNS Spain
Department of Political and Social Studies
victor.sobrino@kantartns.com
3. 3LES VIEILLES FRACTURES DE L’EUROPE |© KANTAR PUBLIC
À partir de ce moment et jusqu’en octobre 2017, les
actions du gouvernement de la Généralité, conformes à ses
engagements électoraux, renforcent son engagement en
faveur de l’indépendance. C’est ainsi qu’a lieu la déclaration
unilatérale d’indépendance du Président au Parlement de
Catalogne, le 10 octobre de cette même année.
Depuis lors, la société catalane reste “marquée et divisée” par
des tensions politiques issues de deux forces opposées, les
indépendantistes et les constitutionnalistes, engagés dans une
épreuve de force permanente entre la démocratie et le droit, à
l’origine d’une profonde division au niveau social. Le roi Felipe
VI accorde son soutien au gouvernement de Mariano Rajoy
qui, avec l’appui nécessaire du Parlement, procède, pour la
première fois de l’Histoire, à l’invocation de l’article 155 de la
Constitution espagnole. L’autonomie catalane est suspendue,
et le gouvernement central prend les rênes de la Catalogne.
Suite aux événements d’octobre, la Catalogne et l’Espagne
ne seront plus jamais les mêmes, que ce soit au niveau
politique, au niveau social ou encore au niveau économique.
Les responsables politiques promettent un changement dans
l’organisation territoriale de l’Espagne mais ils sont loin de
favoriser un débat civil ouvert. Le débat politique oppose,
divise et sépare de nombreuses familles et de nombreux
amis qui, bien souvent, bannissent la politique de leurs
conversations afin d’éviter les ennuis.
Le processus électoral a déclenché une crise constitutionnelle
en Espagne et une crise politique et sociale en Catalogne,
avec de graves conséquences sur la légitimation du
gouvernement autonome et la coexistence de deux factions
de la société catalane : les pro-indépendance, bien établis,
et les constitutionnalistes, plus récemment mobilisés lors
d’événements comme les manifestations initiées par la
Société civile catalane le 12 octobre, jour de célébration de
l’identité espagnole.
Ce nouveau statut avait été voté initialement pour accroître
l’autonomie, avec l’espoir d’aller plus loin. Il considérait la
Catalogne comme une nation et visait à lui attribuer une
fiscalité autonome, son propre système judiciaire et sa
propre représentation étrangère. La décision de la Cour
constitutionnelle relative au Statut d’autonomie de la Catalogne
est publiée en 2010. Cet événement marque l’envol du soutien
de l’opinion publique catalane en faveur de l’indépendance.
L’échec de l’adoption d’un nouveau statut frustre nombre
de Catalans. Bien que la majorité des Catalans n’aient
jamais été favorables à un “État entièrement indépendant”,
tel que préconisé par les partis catalans (JxSi7
, ERC8
),
certains segments de la société catalane commencent alors
à “se déconnecter” de l’État espagnol. Cette tendance,
encouragée par les partis nationalistes catalans, enclenche
une transition idéologique vers le nationalisme pro-
indépendance, alimentée encore davantage par la crise
économique, responsable d’inégalités sociales et de
sentiments de frustration et de stagnation chez les jeunes.
Par la suite, les aspirations au “droit de décider” connaissent
une forte hausse et se concentrent sur le référendum non
contraignant de 2014, qui constitue le moment le plus
déterminant pour le mouvement pro-indépendance. Le
référendum permet de consolider un mouvement social
promu au niveau institutionnel sous la forme de plateformes
citoyennes (Asociación Nacional Catalana, Omnium
Cultural…) et engagé dans une triple croisade : celle d’un
peuple redécouvrant son histoire, une société où les inégalités
s’aggravent et qui cherche à compenser les effets de la crise
économique par le biais d’une solution libérale, et des jeunes
souhaitant jouer un rôle dans la société.
Des centaines de milliers de personnes proclament le droit
de décider dans la rue. À la tête de l’État espagnol, le
gouvernement PP est fondamentalement hostile et laisse à
la justice le soin de trancher la question, le cas échéant. Les
élections de 2015, organisées à la manière d’un “plébiscite”
donnent lieu à la création de JxSi, une alliance politique
catalane regroupant toutes les forces pro-indépendance.
Juin2005
Nov.2005
Mar.06
Juin06
Oct.06
Nov.06
Mar.07
Juil.07
Oct.07
Nov.07
Jan.08
Avr.08
Juin08
Oct.08
Jan.09
Avr.09
Juin09
Nov.09
Jan.10
Avr.10
Juin10
Oct.10
Jan.11
Juin11
Oct.11
Fev.12
Juin12
Oct.12
Fev.13
Juin13
Nov.13
Mar.14
Oct.14
Dec.14
Fev.15
Jun.15
Oct.15
Mar.16
Juin16
Nov.16
Mar.17
Juin17
Oct.17
Source : Baromètre d’opinion, Centre d’Estudis d’Opinió (2005-2017)
31
36
33 34
33 33
35
34 34 34
36
33
35
32
35 35
32
30 30
31 31 31
32
33
30
31
29
26
22
21
21
20
22
29
26
24
22
26
21
23
22 22 22
État indépendant État fédéral CC.AA.
41
38 38
37
39
40
37 37
35
38
35
39
37
38 39
35
37 37
38
35
33
35
33
32
30
28
25
19
21
23
19
23 23
22
24
29
27
25
27
24
29
31
27
ÉVOLUTION DE L’OPINION DES CATALANS SUR L’AVENIR DE LA CATALOGNE (%)
14 13
14
15 14
16
15
17
19
17
19
18
19
17
16
21
19
22
19
22
24 25 25
26 28
29
34
44
46 47
49
45 45
36
39
38
41
39
42
39
37
35
40
7
Junts pel Si
8
Esquerra Republicana de Catalunya
4. 4LES VIEILLES FRACTURES DE L’EUROPE |© KANTAR PUBLIC
Le bloc indépendantiste obtient de bons résultats.
Sur le plan général, ces élections sont marquées par une
participation historique à 82%.
Les conséquences des élections pointent dans la direction d’une
nouvelle forme de constitution de blocs, qui rendra la Catalogne
et même l’Espagne encore plus difficilement gouvernables, en
raison d’une absence de consensus parmi les principaux partis
nationaux (PP, Cs, PSOE et PODEMOS). In fine, des élections
générales anticipées (et plébiscites) seront très probablement
organisées, afin de créer un nouveau cadre de coexistence.
Dans ce nouveau contexte politique, un certain nombre de
questions en suspens doivent être abordées : un droit électoral
qui surreprésente actuellement les provinces et les zones
rurales moins peuplées (dans lesquelles les indépendantistes
détiennent une majorité de sièges, sans avoir obtenu la
majorité des suffrages), une nouvelle loi sur le référendum
qui améliorerait la participation démocratique des citoyens, la
démocratisation du système judiciaire qui permettrait de
rétablir l’équilibre traditionnel entre les pouvoirs de l’État.
Les questions de démocratie, de participation de la société
civile et de solidarité régionale sont au centre du débat sur
la souveraineté des États nations européens. Toutes sont des
sujets que les Catalans, les Espagnols, les Belges, les Écossais,
les Polonais, les Italiens, etc. aborderaient probablement plus
facilement au niveau européen qu’au niveau national, où ils
constituent une menace pour l’unité du pays.
Des critiques plus nombreuses à
l’encontre de l’Espagne que de l’UE
Les mouvements sécessionnistes catalans ne proposent
pas de quitter l’Union européenne et font montre d’un plus
grand attachement et d’une plus grande confiance dans
le fonctionnement démocratique de l’UE que dans celui de
l’État central. Selon les données de l’Eurobaromètre, moins
de la moitié des Catalans se sentent très ou assez attachés à
l’Espagne (46%), un chiffre à peine inférieur à ceux qui déclarent
se sentir attachés à l’Union européenne (52%, très ou assez
attachés). Dans le reste de l’Espagne, bien que le pourcentage
de ceux qui disent se sentir très ou assez attachés à l’Union
européenne soit identique, le sentiment d’attachement national
est largement supérieur (92%).Toujours d’après ces mêmes
données, les Catalans sont plus susceptibles d’être satisfaits de
la manière dont la démocratie fonctionne dans l’UE (44% de
réponses “très” ou “assez” satisfait(e)), tandis que seuls 30%
des Catalans expriment de la satisfaction concernant la manière
dont la démocratie fonctionne en Espagne.
Les résultats des dernières élections nous ramènent, en
quelque sorte, au point de départ : la situation critique des
élections de 2015. La campagne électorale oscille sur l’axe
des indépendantistes contre les constitutionnalistes,
éclipsant le vote sur l’axe idéologique (gauche contre droite).
Ceci entraîne une participation plus faible chez les électeurs
de gauche non indépendantistes et favorise le vote tactique
de centre-droit, pour Ciudadanos, dont le nombre d’électeurs
atteint un record absolu après une campagne irréprochable.
ne représente pas les intérêts des citoyens écossais de manière
adéquate. Cependant, le ton du dialogue politique a changé
après le Brexit. Le Parti national écossais (Scottish National
Party ou SNP) soutient que la décision de quitter l’UE ne reflète
pas la position de l’Écosse. En effet, l’Écosse s’est prononcée en
faveur d'un maintien dans l’UE avec 62% des suffrages contre
38% pour la sortie de l’UE. Ce résultat a offert à Nicola Sturgeon
une véritable tribune pour faire campagne en faveur d’un
second référendum sur l’indépendance “Indyref2”.
Une histoire compliquée
La décision du gouvernement catalan de déclarer
l’indépendance de la Catalogne suite à la tenue d’un
référendum non officiel le 27 octobre 2017 a mis en
évidence l’ampleur des divisions régionales dans certains
États membres de l’UE. Près de trois ans auparavant, le
référendum sur l’indépendance de l’Écosse (“Indyref”) nous
avait précipités à deux doigts d’une scission historique entre
le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord.
La relation qu’entretient l’Écosse avec le reste du
Royaume-Uni remonte au début du Moyen-âge – une lutte
de pouvoirs ayant oscillé entre indépendance, réunification,
autonomie, dévolution, davantage de dévolution, et plus
récemment, le référendum sur l’indépendance de l’Écosse.
C’est une histoire compliquée.
Le mouvement indépendantiste le plus récent trouve son
origine dans de nombreux facteurs. Néanmoins, à sa source
se trouve la volonté de rendre les pouvoirs décisionnels plus
proches des citoyens écossais.Westminster est considéré depuis
longtemps comme le parlement des “autres”, un parlement qui
ROYAUME-UNI – ÉCOSSE
LE SÉPARATISME ÉCOSSAIS
Christopher Hanley
Directeur associé
Kantar Public Bruxelles
christopher.hanley@kantarpublic.com
5. 6LES VIEILLES FRACTURES DE L’EUROPE |© KANTAR PUBLIC
la direction du parti et fait pencher la balance en faveur du
SNP dans la quasi-totalité des circonscriptions écossaises.
Des bâtons dans les roues
Le Brexit met de nouveaux bâtons dans les roues du
gouvernement britannique. Le Royaume-Uni, dans son
ensemble, vote pour quitter l’Union européenne avec 52%
des suffrages contre 48%, tandis que l’Écosse se prononce
en faveur du maintien dans l’UE avec 62% des voix contre
38%, soit une différence de plus de 600 000 suffrages, en
Écosse, en faveur du maintien. Nicola Sturgeon s’empare
immédiatement du résultat et l’utilise comme argument
pour promouvoir un second référendum sur l’indépendance
de l’Écosse. Cependant, cette proposition rencontre une
forte résistance de la part du gouvernement de Theresa May.
Suite à la conférence du SNP en octobre, Sturgeon adoucit
sa position, suggérant désormais que l’Écosse attende de
voir à quoi ressemblera la mise en place effective du Brexit.
Néanmoins, comme le montrera notre analyse des données
de l’Eurobaromètre, mais également d’autres sources, il
semblerait que fonder un argumentaire en faveur d’un second
référendum sur la vigueur de “l’européanisme écossais” ne
constitue pas forcément la meilleure approche pour le SNP.
Désillusion et désaffection
Divers indicateurs des enquêtes Eurobaromètre les plus
récentes montrent que, bien qu’un autre “Indyref” ne soit
pas à l’ordre du jour à court terme, un gouffre subsiste
entre l’Écosse et d’autres parties du Royaume-Uni. Les
Écossais sont généralement plus pessimistes concernant
l’économie. En effet, la majorité d’entre eux (52%) pensent
que cette dernière est globalement mal en point, contre
45% des personnes au sud de la frontière. Ils sont également
légèrement plus susceptibles d’envisager une détérioration de
la situation économique dans les 12 prochains mois.
Par ailleurs, plus de la moitié des personnes interrogées en
Écosse (56%) n’ont pas confiance dans le système judiciaire
britannique, alors que 43% des personnes interrogées
autre part au Royaume-Uni partagent ce sentiment. Les
résidents écossais ont en outre une vision marginalement
plus négative de Westminster. Plus globalement, ils ont
tendance à se montrer plus insatisfaits de la manière dont
la démocratie fonctionne au Royaume-Uni (44%), que les
personnes interrogées ailleurs au Royaume-Uni (34%). Ce
n’est pas vraiment surprenant compte tenu des campagnes
et des résultats des deux référendums (Indyref1 et Brexit)
Sur la plupart des indicateurs, il semblerait que les résidents
écossais aient tendance à avoir une perception plus négative
de la vie publique au Royaume-Uni.
Le paradoxe de l’identité écossaise
Dans le contexte de l’Indyref, on pourrait s’attendre à ce que
les habitants de l’Écosse se sentent, ces temps-ci, plus Écossais
qu’auparavant. Pourtant, les données de l‘enquête sur les
attitudes sociales écossaises (Scottish Social Attitudes Survey1
)
suggèrent qu’il n’en est rien. Au contraire, la proportion des
personnes qui se décrivent comme étant Écossaises et non
Britanniques est en déclin depuis son apogée en 2000 (37%
se décrivaient alors comme étant Écossais et non comme
Britanniques). Au cours de l’année du référendum écossais
(2014), ce chiffre avait chuté à 23%. Une tendance similaire
L’analyse des résultats des enquêtes Eurobaromètre nous
donne des éléments d’explication permettant de comprendre
comment le Royaume-Uni a fini par se retrouver dans cette
situation et révèle des clivages majeurs dans la société
britannique. Cette analyse permet également de faire la
lumière sur les conséquences de cette situation pour l’UE, qui
doit composer avec d’autres mouvements indépendantistes
au sein de son territoire.
Un royaume désuni
La relation que l’Écosse entretient avec le reste du Royaume-
Uni est très ancienne. Cependant, certaines des évolutions
les plus significatives de cette relation sont intervenues au
cours des 50 dernières années. Le processus de dévolution
remonte à 1969, date à laquelle le Parti travailliste met
en place une commission royale sur la constitution. Cinq
ans plus tard, cette commission propose la création d’une
Assemblée écossaise décentralisée. C’est en 1979 qu’est
organisé le premier référendum sur la question, mais avec
un amendement restrictif déposé par le parti travailliste,
qui exige qu’au moins 40% de l’ensemble des électeurs
se prononcent en faveur de l’Assemblée écossaise. Par
conséquent, le référendum est un échec : malgré un vote
en faveur de la dévolution, seuls 32% de l’ensemble des
électeurs soutiennent la proposition.
Suite à l’échec du référendum, le gouvernement conservateur
de Margaret Thatcher préfère ignorer la question.Toute
proposition visant à décentraliser le pouvoir en Écosse se heurte
à une forte résistance. Il faudra attendre encore 17 ans pour
que le parti travailliste reprenne le pouvoir et que Tony Blair
promette la création d’une Assemblée écossaise décentralisée.
Le succès du référendum de fin 1997 donne lieu à la création de
l’Assemblée écossaise telle que nous la connaissons aujourd’hui.
À cette époque, le Parti national écossais (SNP) profite de sa
position pro-indépendance ; son soutien se renforce alors dans
l’opinion, à mesure que la dévolution se concrétise. Un vote pour
le SNP, qui s’apparentait jusque-là à un vote en faveur d’un
idéal, devient un vote susceptible de faire réellement avancer les
choses : un vote pour un membre du Parlement écossais.
La lutte pour la Calédonie
Les premières élections du Parlement écossais ont lieu en 1999
et donnent naissance à un gouvernement libéral-travailliste, en
ligne avec les bons résultats obtenus par les travaillistes au sud
de la frontière. Profitant du déclin amorcé du Parti travailliste
en Écosse et dans le reste du Royaume-Uni, le SNP saisit sa
chance et parvient à obtenir la formation d’un gouvernement
minoritaire en 2007, sous la houlette d’Alex Salmond. Pour
la première fois, un référendum concernant l’indépendance
totale de l’Écosse est fermement à l’ordre du jour et devient
un élément incontournable du manifeste du SNP en 2011.
Finalement, bien que majoritaire à l’Assemblée écossaise, le
SNP ne parvient pas à atteindre son objectif, échouant au
référendum de 2014 avec 45% de “oui” contre 55% de “non”.
Après ce référendum sur l’indépendance de l’Écosse, la vie
politique prend un tournant inattendu : malgré son échec,
le SNP se révèle plus solide que jamais et voit son soutien se
renforcer dans l’opinion. Il remporte 56 sièges aux élections
générales britanniques de 2015, contre six seulement en 2010.
Le SNP conserve également une base de soutien stable au
sein du Parlement écossais. Ce mouvement est alors mené
par la nouvelle présidente du SNP, Nicola Sturgeon, qui se
montre remarquablement convaincante lors des débats pour 1
http://whatscotlandthinks.org/questions/moreno-national-identity-5#table
6. 7LES VIEILLES FRACTURES DE L’EUROPE |© KANTAR PUBLIC
le Royaume-Uni se porterait mieux en dehors de l’UE, contre
48% des personnes interrogées ailleurs au Royaume-Uni (un
écart de 7 points). Cette légère différence peut surprendre
étant donné les résultats en faveur du maintien dans l’UE en
Écosse, avec 62% contre 38%.
Les données de l‘enquête sur les attitudes sociales écossaises
(Scottish Social Attitudes survey) peuvent nous éclairer
davantage ce point : elles permettent en effet de retracer
les sentiments à l’égard de l’UE sur une période plus longue.
Elles montrent que non seulement l’euroscepticisme existe
en Écosse, mais également qu’il y est bien ancré. De plus,
cet euroscepticisme s’est accru pendant la campagne du
référendum sur le Brexit et suite à celui-ci. Comme le montre
le graphique ci-dessous, la proportion des personnes en Écosse
souhaitant quitter l’UE a plus que doublé, passant de 10% en
1999 à 25% en 2016. La proportion de ceux qui souhaitent
rester dans l’UE mais qui veulent en réduire les pouvoirs a,
elle aussi, augmenté, passant de 30% à 42% au cours de la
même période. Ces deux chiffres combinés suggèrent que
les deux tiers des personnes en Écosse adhèrent à un certain
degré d’euroscepticisme en 2016 (67%, en augmentation par
rapport au 41% mesuré en 1999).
Le Brexit pourrait effectivement
signifier la sortie de l'UE
Les décideurs du projet européen, au cœur duquel reposent
les principes d’unité et de solidarité, pourraient bien tirer des
conclusions douces-amères à propos de l’Écosse.
Des niveaux similaires d’euroscepticisme semblent tout
aussi évidents en Écosse qu’ailleurs au Royaume-Uni. C’est
en tous les cas ce que les données Eurobaromètre laissent
entrevoir, et celles de l’enquête sur les attitudes sociales
écossaises (Scottish Social Attitudes survey) indiquent un
accroissement de l’euroscepticisme en Écosse au fil du
temps. Cependant, cette vision contraste fortement avec les
résultats du référendum sur le Brexit, radicalement différents
au nord et au sud de la frontière. Cela étant, il se pourrait
qu’une campagne en faveur d’un Indyref2 centrée autour de
la préservation de l’appartenance à l’UE ne représente pas
la stratégie la plus efficace pour le SNP. En effet, si le SNP
ignore les 38% de la population écossaise qui ont voté pour
que le Royaume-Uni sorte de l’UE, une telle stratégie pourrait
susciter l’hostilité d’une part essentielle de son électorat.
La posture du SNP pourrait également être affaiblie si
le gouvernement britannique parvient à négocier, d’une
manière ou d’une autre, un “Brexit doux”, car cela résonnerait
favorablement chez les 42% d’Écossais qui souhaitent rester
dans l’UE mais en réduire les pouvoirs.
En outre, en misant sur un Indyref2 appuyé par le Brexit,
Sturgeon risquerait de mettre tous ses œufs dans le mauvais
panier : un sondage récent de YouGov2
suggère qu’une part
considérable d’Écossais (47%) ne seraient pas favorables
à un autre référendum sur l’indépendance de l’Écosse,
même après le Brexit. Néanmoins, à l’heure actuelle,
moins d’un an après le déclenchement de l’Article 50, les
véritables répercussions du Brexit ne se sont pas encore
matérialisées. Il est impossible de savoir de quel côté l’opinion
pourrait pencher une fois que les véritables effets du Brexit
émergeront. Pour l’instant, il semblerait que le débat sur
l’indépendance ait été mis de côté mais les conséquences du
Brexit pourraient très facilement le remettre au goût du jour.
est observée concernant les personnes qui se sentent plus
Écossaises que Britanniques. Elles étaient 35% en 1999, mais
26% seulement en 2014.
Tout porte à penser que le nationalisme écossais pourrait être
sur le déclin. Néanmoins, le fait que la population en Écosse
se sente moins Écossaise ne signifie pas nécessairement que
l’indépendance est un dossier clos. Au contraire, le mouvement
indépendantiste pourrait se refocaliser sur les sentiments
négatifs à l’égard de Westminster et de la démocratie au
Royaume-Uni, sentiments qui ressortent clairement des
données Eurobaromètre (voir section précédente).
Europhiles ou eurosceptiques ?
Malgré ce qui peut être entendu sur l’Écosse et ses liens
étroits avec le projet européen, les opinions générales
concernant l’UE sont similaires en Écosse et ailleurs au
Royaume-Uni ; les personnes interrogées semblent tout aussi
mécontentes (ou contentes). Environ trois personnes sur
dix à la fois en Écosse et dans le reste du Royaume-Uni ont
une opinion négative de l’UE : 29% en Écosse et 31% dans
le reste du Royaume-Uni. De la même manière, concernant
la perception des Britanniques à l’égard du fonctionnement
de la démocratie dans l’UE, les différences d’opinions sont
négligeables : 39% n’en sont pas satisfaits en Écosse tout
comme 41% au sud de leur frontière.
Lorsqu’il est demandé aux personnes interrogées si le
Royaume-Uni pourrait mieux faire face au futur s’il était
en dehors de l’UE, l’écart est cependant plus important. Au
total, 41% des personnes interrogées en Écosse pensent que
Quitter
l’UE
Rester dans l’UE
mais réduire
ses pouvoirs
Laisser les
choses telles
qu’elles sont
ÉTAT D’ESPRIT EN ÉCOSSE CONCERNANT LA RELATION
ENTRE LA GRANDE-BRETAGNE ET L’UE (%)
Rester dans l’UE
et augmenter
ses pouvoirs
Travailler en faveur
d’un gouvernement
européen unique
25
30
42
16 21
28
510
10
3
1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2014 20152013 2016
Source : Enquête sur les attitudes sociales écossaises
2
https://d25d2506sfb94s.cloudfront.net/cumulus_uploads/document/
une1vahaj1/TimesResults_180116_Westminster_Scotland_VI_w.pdf
32
23
49
35
67
26
22
32
3
5
4
6
1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014
Source : Enquête sur les attitudes sociales écossaises
Écossais pas
britannique
Plus écossais
que britannique
Tout aussi écossais
que britannique
IDENTITÉ ÉCOSSAISE VS. BRITANNIQUE (%)
Plus britannique
qu’écossais
Britannique
pas écossais
7. 8LES VIEILLES FRACTURES DE L’EUROPE |© KANTAR PUBLIC
fort de la crise économique, le parti a élargi ses perspectives
et a fait évoluer sa rhétorique, d'une rhétorique purement
régionaliste à une rhétorique nationale. La Ligue du Nord
a réussi à politiser tant le processus d'intégration européen
que la crise de l'immigration, en rejetant sur l'UE et/ou les
immigrés la responsabilité des conditions économiques
précaires du pays. Cependant, le parti n'a pas abandonné
ses positions régionalistes traditionnelles et a su répondre
aux sensibilités réclamant une plus grande autonomie, qui
sont apparemment encore bien ancrées dans la société civile
(en particulier dans certaines régions du Nord). Et, avec une
sorte d'effet de contagion, la Ligue du Nord a fait converger
sur la question régionaliste d'autres partis et leaders
politiques, qui s'expriment en faveur d'une plus grande
autonomie régionale pour la Lombardie et la Vénétie.
De quelle manière ces évolutions se traduisent-elles dans
le pays aux multiples clochers ? Et de quelle manière ces
schismes nationaux et infranationaux affectent-ils le projet
européen ? Afin de contribuer à la réflexion sur ces sujets,
nous nous sommes posé les questions suivantes :
1 Existe-t-il une division entre les identités locales et nationales
en Italie et cette division se répartit-elle différemment entre
les régions et les macro-régions de l'Italie ?
2 Existe-t-il des différences systématiques entre les
différentes régions du pays sur des sujets liés à l'esprit
civique et à la culture politique des citoyens ?
3 Quelles sont les principales conséquences de ces
différences, le cas échéant ?
Une large majorité en faveur d'une
plus grande autonomie régionale en
Vénétie et en Lombardie
Le référendum sur l'indépendance de la Catalogne, qui s'est
tenu en 2017, et le référendum sur le Brexit de 2016, avec
leur cortège de conséquences, témoignent du fait que les
identités nationales et infranationales sont des facteurs qui
conditionnent toujours plus la stabilité (l’instabilité) politique en
Europe. C'est dans ce contexte que deux régions italiennes ont
organisé des référendums régionaux consultatifs, le 22 octobre
2017 : la Lombardie et la Vénétie. Les citoyens devaient indiquer
s'ils souhaitaient que leur gouvernement régional entame des
négociations avec le gouvernement central en vue d'accroître
l'autonomie régionale vis-à-vis de l'État central. Les résultats1
ont été impressionnants. Le taux de participation s’est élevé à
38,3% en Lombardie et plus de la moitié des personnes ayant
le droit de voter l’ont fait (57,2%) en Vénétie. Dans les deux
régions, une très large majorité (95,3% en Lombardie et 98,1%
en Vénétie) ont voté “Oui” et ont ainsi apporté leur soutien à
leur gouvernement régional pour l'ouverture de négociations
avec le gouvernement central.
Bien que parfaitement légales –la Constitution italienne
autorise explicitement, sous certaines conditions, les
gouvernements régionaux à ouvrir des négociations en vue
d'accroître leur autonomie vis-à-vis des autorités de l'État
central2
–les consultations n'ont aucun effet contraignant et
n'impliquent aucun engagement obligatoire. Quoi qu'il en
soit, bien que les référendums n'aient pas eu de conséquences
juridiques significatives jusqu'à présent, leur valeur politique ne
devrait pas être négligée, pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, les deux référendums ont ravivé un débat qui
couve depuis longtemps, celui de la division Nord-Sud–la
Questione settentrionale–et du fédéralisme fiscal. Cette
question est particulièrement pertinente depuis que la Grande
Récession a accentué le fossé qui existait depuis un siècle
entre les régions du Nord et du Sud. En 2007, l'écart de PIB par
habitant entre le Nord et le Sud s'élevait à 14 255 € (le PIB par
habitant moyen étant de 32 680 € dans le Nord et de 18 425 €
dans le Sud). En 2015, cet écart avait progressé et atteignait
14 905 €. manière similaire, l'écart entre les taux d’emploi a
progressé sur cette même période (en faveur des régions du
Nord) et est passé de 20,1 points de pourcentage à
22,5 points de pourcentage en 2016. Enfin, les inégalités
n'ont pas non plus progressé à la même vitesse, avec des
répercussions évidentes sur l'inclusion sociale et la pauvreté.
En 2007, 42,7% de la population du Sud était confrontée au
risque de pauvreté, contre 16% de la population des régions
du Nord. En 2015, ces proportions ont progressé pour atteindre
respectivement 46,4% et 17,4%3
.
Deuxièmement, les consultations ont eu lieu dans des régions
dirigées par des leaders de premier plan de la Ligue du Nord,
le parti qui, plus que tout autre parti, a fait pression pour
transformer le pays en un État fédéral. C'est vrai, au plus
ITALIE – LOMBARDIE ET VÉNÉTIE
L'ITALIE EST-ELLE TOUJOURS LE
PAYS AUX MULTIPLES CLOCHERS ?
1
Les résultats pour la Lombardie sont disponibles sur www.regione.lombardia.
it/wps/portal/istituzionale/HP/DettaglioRedazionale/istituzione/autonomia-
della-lombardia/referendum-autonomia/referendum-affluenza-risultati
(Dernière consultation 02/03/2018). Les résultats pour la Vénétie sont
disponibles sur http://referendum2017.consiglioveneto.it/sites/index.html#!/
riepilogo (Dernière consultation 02/03/2018)
2
art. 116, Chapitre V
3
Données disponibles sur http://www.cgiamestre.com/wp-content/
uploads/2017/06/NORDSUD.pdf(Dernière consultation 02/03/2018).)
Pierangelo Isernia
Professeur de sciences politiques au sein du
Département des Sciences sociales, politiques
et cognitives de l'Université de Sienne
isernia@unisi.it
Davide Angelucci
Doctorant au sein du Département des
Sciences sociales, politiques et cognitives de
l'Université de Sienne
davide.angelucci@unisi.it
8. 9LES VIEILLES FRACTURES DE L’EUROPE |© KANTAR PUBLIC
proportion bien inférieure dans le Sud et les Îles (29% et 34%).
Les données indiquent très clairement un fossé Nord-Sud.
Les régions du Nord ne constituent cependant pas un bloc
homogène lorsqu'il s'agit de l'UE. Dans le Nord-Ouest, environ
la moitié des personnes interrogées affichent une certaine
forme de confiance et de satisfaction à l'égard de l'UE, en
comparaison du Nord-Est, où le niveau de confiance et de
satisfaction à l'égard des institutions européennes est du même
ordre que leur manque de confiance à l'égard des institutions
régionales (24% des personnes interrogées ont confiance dans
les autorités régionales contre 32% qui ont confiance dans
l'UE ; 40% sont satisfaites de la manière dont la démocratie
fonctionne en Italie et 43% avec la manière dont elle fonctionne
dans l'UE). Ces données peuvent éclairer les résultats des deux
référendums régionaux en Lombardie et en Vénétie, les résultats
de la Lombardie ayant été plus mitigés, comme l'a montré
le taux de participation. En Lombardie (une région du Nord-
Ouest), le soutien important à l'autonomie régionale va de
pair avec un degré relativement plus important de confiance
et de satisfaction à l'égard de l'UE. Le désir d'une plus grande
autonomie régionale n'est pas en contradiction avec les
sentiments positifs exprimés à l'égard de l'Union européenne.
À l'inverse, en Vénétie (une région du Nord-Est), le soutien
apporté à une plus grande autonomie est lié à un plus grand
mécontentement à l'égard des institutions tant nationales que
supranationales. Dans ce qui pourrait être un saut déductif
un peu osé, on pourrait suggérer que le Nord-Est est la zone
dans laquelle la Ligue du Nord–qui associe un regard critique
à l'égard des autorités nationales et supranationales à un
positionnement régionaliste traditionnel–pourrait capitaliser sur
cette nouvelle stratégie politique, plus nationaliste.
La nation, la communauté et les
perceptions mutuelles en Italie au cours
du temps et dans les différentes régions
Il est en outre intéressant de s'interroger sur la force du
sentiment d'appartenance à une même communauté politique
au sein des différentes régions. Il existe des divergences sur ce
point entre les différentes régions italiennes. À la question de
savoir si “Les gens ont beaucoup de choses en commun en
Italie”, les résultats de la dernière enquête Eurobaromètre (EB88,
automne 2017)–de manière quelque peu contre-intuitive
–indiquent que 66% des personnes interrogées dans le Sud
partagent cette opinion, alors qu'elles sont 80% dans le Nord-
Est, qui constitue l'un des bastions de la Ligue du Nord.
Préjugés et stéréotypes
L'Italie est-elle un pays constitué de deux nations différentes
unifiées par une langue commune ? En 1994, dans le cadre
d'une enquête plus large visant à comprendre les origines des
préjugés des Italiens envers les immigrés, Sniderman et al.
(2000 : 84-89) ont mis en évidence que, chez les Italiens du
Nord, il existait une similitude remarquable entre les préjugés
envers les immigrés et les préjugés envers les gens du Sud
de l'Italie, les premiers étant même mieux perçus que les
derniers. Par exemple, en 1994, seuls 35% des Italiens du Nord
s'accordaient à dire que les Italiens du Sud étaient “respectueux
de la loi” et 57% estimaient qu'ils étaient paresseux. Il est
remarquable de constater comme l'importance de ces
préjugés évolue peu au fil des années. Quinze ans plus tard,
en 2011, une enquête du LAPS (Laboratorio Analisi Politiche
L'attachement à la nation et
à la ville en Italie au cours du temps
et dans les différentes régions
Une analyse du niveau d'attachement à différentes entités
territoriales – sur la base des résultats de la dernière enquête
Eurobaromètre (EB88, automne 2017) – montre que plus de
90% des personnes interrogées indiquent être attachées tant
à l'Italie qu'à leur village/ville. Ces résultats sont cohérents
avec la tendance de fond qui se dessine depuis plus de dix
ans, d'un grand attachement tant à la région qu'à la nation.
La proportion de personnes interrogées qui indiquaient en
2017 être attachées à l'UE était nettement inférieure (45%).
Ces résultats semblent suggérer que, bien qu'il n'existe
pas de fossé entre les attachements local et national,
l'attachement à l'UE est plus problématique.
Cependant, ces données agrégées pourraient cacher une réalité
plus nuancée, dans la mesure où les identités locales peuvent
avoir une intensité diverse et interagir différemment avec les
identités nationale et européenne dans les différentes régions
italiennes. Nos données suggèrent que tel n'est pas le cas. Nous
avons comparé le degré d'identification territorial dans cinq
macro-régions italiennes (le Nord-Est, le Nord-Ouest, le Centre,
le Sud et les Îles) et avons constaté que les différences étaient
tout à fait mineures. Les régions du Centre et du Sud affichent
un niveau d'attachement aux entités territoriales locales et
nationales légèrement supérieur à celui des régions du Nord–
Est ou Ouest. Là encore, le seul écart substantiel transrégional
qui existe est lié à l'attachement à l'UE, qui est plus fort dans
le Nord-Ouest que dans le reste du pays (57% des personnes
interrogées dans le Nord-Ouest se sentent attachées à l'Europe,
contre 40% dans le Nord-Est et dans le Centre, 41% dans le Sud
et 46% dans les Îles) (EB88, automne 2017).
Si les Italiens semblent fermement attachés à la nation et à la
ville, il en va différemment de leur attachement aux institutions
politiques qui œuvrent à ces deux échelons. Les Italiens en
général ne font pas confiance aux institutions politiques
régionales, avec quelques différences entre les régions. Les
gens du Sud (y compris les Îles) se montrent plus sceptiques
envers les autorités politiques régionales que ceux vivant dans
le Nord. 33% des personnes interrogées dans le Nord-Ouest
ont confiance dans les autorités régionales, contre 14% dans
le Sud et les Îles. Les gens du Nord-Est et du Centre se situent
entre les deux, 24% d'entre eux faisant confiance aux autorités
régionales. De même, 44% des personnes interrogées dans
le Nord-Ouest et 40% dans le Nord-Est sont satisfaites de la
manière dont la démocratie fonctionne en Italie. Dans le Sud,
cette proportion tombe à 27%. Enfin, 46% des personnes
interrogées dans le Nord-Ouest et 29% dans le Nord-Est
pensent que “leur voix compte” en Italie. Seules 19% sont de cet
avis dans le Sud (et 22% dans les Îles) (EB88, automne 2017).
Lorsqu'on regarde les résultats au sujet de l'Europe, l'image se
trouble. Non seulement le fossé Nord-Sud persiste, mais des
divergences infrarégionales apparaissent au sein des régions
du Nord. Dans l'ensemble, le Nord fait plus confiance à l'UE et
est plus satisfait de la manière dont la démocratie fonctionne
au niveau européen que les régions du Sud. Les personnes
interrogées sont 49% dans le Nord-Ouest et 32% dans le Nord-
Est à déclarer faire confiance à l'UE, contre respectivement 27%
et 20% dans le Sud et les Îles. De même, elles sont 58% dans
le Nord-Ouest et 43% dans le Nord-Est à être satisfaites de la
manière dont la démocratie fonctionne dans l'UE, contre une
9. 10LES VIEILLES FRACTURES DE L’EUROPE |© KANTAR PUBLIC
dans la société civile, au moins dans certaines régions (comme
le montrent les proportions uniformément élevées de citoyens
en Vénétie et en Lombardie qui ont voté “Oui” aux référendums
régionaux). Enfin, certains partis politiques (la Ligue du Nord
n'est pas le seul) pourraient exprimer les désirs et les aspirations
d'une plus grande autonomie auprès du grand public.
À l'inverse, les données et les tendances les plus récentes
montrent qu'il n'existe pas de réel fossé entre les attachements
local et national en Italie dans son ensemble ni au sein des
régions. D'une manière générale, les Italiens affichent un très
fort sentiment d'attachement aux entités locales et nationales,
qui contraste fortement avec le niveau d'identification
relativement faible à la dimension européenne. En outre, dans
chaque macro-région, les niveaux d'attachement aux entités
nationales (VOTRE PAYS) et infranationales (VOTRE VILLE/
VILLAGE) sont similaires (voir tableau 1) : ce résultat renforce
d'une certaine manière l'idée que les identités “locales” ne
sont pas plus fortes que l'identité nationale.
La division la plus pertinente n'est pas la division entre le
centre et la périphérie ; elle ne concerne pas le sentiment
d'identification à la nation (ou à la région). Non, elle
concerne le sentiment d'appartenir à une communauté
politique partagée et transcende la division Nord-Sud. Le
Nord est un peu plus confiant et un peu moins cynique que le
Sud sur les sujets politiques. Cependant, et c'est ce qui est le
plus important, il existe au Nord d'importants préjugés (qui
persistent) à l'égard du Sud.
Une stratégie anti-européenne comme
stratégie politique gagnante ?
En conclusion, l'Italie semble être un pays divisé non pas
tant autour d'un clivage centre-périphérie –tous les Italiens
se sentent profondément attachés tant à leur pays qu'à leur
propre région, quel que soit l'endroit où ils vivent–mais plutôt
le long d'une ligne Nord-Sud, sur la base de préjugés et de
stéréotypes. Le fait de savoir si ce désaccord sera politisé
et deviendra une source de conflit politique dépend des
stratégies des partis politiques et de leur volonté de se saisir
de cette question–ce qui n'arrivera probablement pas sur le
court terme, pour deux raisons : d'une part, sur l'ensemble
de l'échiquier politique, les partis politiques sont devenus plus
sensibles aux positions autonomistes et fédéralistes de la
société civile, ce qui fait que ces dernières ne représentent plus
une source de fracture si nette au sein du système des partis ;
d'autre part, une nouvelle division politique (qui oppose la
nation à l'UE) a émergé au sein du système politique italien.
Par conséquent, pour les partis (tels que la Ligue du Nord)
qui par le passé avaient adopté un axe de politisation basé
sur les divisions régionales, l'adoption d'un positionnement
anti-européen pourrait constituer une stratégie plus profitable
qu'un positionnement basé sur la division Nord-Sud.
e Sociali–le Laboratoire d'analyses politiques et sociales de
l'Université de Sienne) a mis en évidence des données tout à
fait similaires. De nouveau, les habitants du Nord avaient une
moins bonne opinion des habitants du Sud que des immigrés
(en l'occurrence, des Marocains–voir le tableau ci-dessus).
Une proportion notable de 47% des habitants du Nord de
l'Italie estimait que ceux du Sud “ne respectent pas la loi”, alors
qu'ils n'étaient que 30% de cet avis au sujet des Marocains.
Ces opinions négatives ne trouvent pas leur réciproque dans le
Sud. Seuls 18% des habitants du Sud estiment que les Italiens
du Nord ne respectent pas la loi, une perception similaire à
celle que ces derniers ont d'eux-mêmes. D'un autre côté, les
méridionaux considèrent les septentrionaux moins généreux que
ces derniers ne se pensent eux-mêmes.
Les données de 2011 confirment globalement la persistance
d'une division Nord-Sud dans leurs perceptions réciproques.
En particulier, de nombreux préjugés semblent ébranler les
relations entre le Nord et le Sud, le Nord étant plus enclin à
exprimer une opinion négative sur le Sud. La qualification des
gens du Sud de “paresseux” et de “non respectueux de la loi”
peut projeter l'image de régions du Sud fondamentalement
non fiables et corrompues, ce qui constitue un fardeau pour le
développement du pays. La combinaison de ces perceptions
peut, si elle est exploitée, contribuer à promouvoir les forces
centrifuges et les positions autonomistes dans le Nord. En
d'autres termes, les préjugés pourraient contribuer à alimenter
et à renforcer les arguments (strictement liés à une logique
d'efficacité, notamment dans le domaine économique) en
faveur des positions autonomistes.
Ce n'est donc pas une coïncidence si la Ligue du Nord est
devenue si populaire dans le Nord ces dernières décennies
et a bénéficié de ces stéréotypes largement répandus qui
dépeignent les régions du Sud comme des parasites “aspirant”
les ressources du Nord.À cet égard cependant, l'évolution
récente de la Ligue (qui a abandonné la référence au Nord dans
le symbole du parti) vers une communication plus “nationale”
pourrait jeter un peu d'huile sur le feu des préjugés Nord-Sud.
La principale fracture régionale :
le sentiment d'appartenir à une
communauté politique partagée
Cette analyse, si elle confirme certaines des caractéristiques
persistantes de l'Italie, met également en évidence certains
résultats inattendus.Ainsi, dans la situation actuelle, trois
éléments pourraient nous faire penser qu'un fossé bien plus
important entre le centre et la périphérie se créera.Tout
d'abord, les différences socioéconomiques entre le Nord et
le Sud persistent et la crise économique récente les a encore
accentuées. Deuxièmement, le désir d'une plus grande
autonomie au niveau régional est encore largement répandu
RÉACTIONS D'ÉVALUATION DES GENS DU NORD ET DES GENS DU SUD LES UNS VIS-À-VIS DES AUTRES ET VIS-À-VIS DES MAROCAINS (%)
Note : Les pourcentages comprennent ceux qui sont “Tout à fait d'accord” et “Plutôt d'accord” (N = 1003) | Source : Enquête LAPS – Unité italienne, Printemps 2011
Sont dignes de confiance
Sont généreux
Sont paresseux
Ne respectent pas la loi
LE NORD LE CENTRE LE SUD
Les gens du Sud vus par...
LE NORD LE CENTRE LE SUD
Les gens du Nord vus par...
LE NORD LE CENTRE LE SUD
74 69 83 70 71 62 35 39 32
83 83 88 61 45 35 29 28 21
30 28 15 13 9 12 17 22 21
47 50 25 19 21 18 30 32 38
Les Marocains vus par...
10. 11LES VIEILLES FRACTURES DE L’EUROPE |© KANTAR PUBLIC
En Belgique, la relation entre les différentes communautés
linguistiques a toujours été – depuis la formation de
l'État, en 1830 – l'un des principaux schismes du paysage
politique, avec les batailles économiques (État contre
marché) et les différences religieuses (catholicisme contre
laïcité). Assez tôt, l'État belge s'est battu pour gagner son
indépendance des Pays-Bas et la nouvelle élite dirigeante a
choisi le français comme langue officielle de la politique, de
l'administration et des lois.
La bourgeoisie flamande (en particulier dans les grandes
villes comme Bruxelles, Anvers et Gand) eut tôt fait d'adopter
le français comme langue maternelle afin de se distinguer
du “petit peuple” de la Flandre rurale, qui parlait avant
tout les dialectes flamands locaux. À la suite de la Première
Guerre mondiale, au cours de laquelle de nombreux soldats
flamands sont morts faute de comprendre les ordres
prononcés en français, un mouvement d'émancipation est
apparu, revendiquant le droit du peuple flamand à utiliser le
“néerlandais” dans la vie publique et dans l'enseignement
supérieur (Université de Gand).
Après la Deuxième Guerre mondiale, la Belgique a connu une
période de grands bouleversements économiques et sociaux.
La désindustrialisation de la Wallonie – une région dont la
richesse dépendait fortement de l'acier et du charbon – a
entraîné d'importants troubles économiques et sociaux. Dans
le même temps, la Flandre et Bruxelles (dont la majorité était
désormais francophone) – renforcées par les immigrés issus
de pays tels que l'Italie, l'Espagne et le Maroc – assuraient la
reconstruction réussie du pays en investissant massivement
dans une économie tournée vers les services.
Par conséquent, le pouvoir économique et social s'est
recentré sur la Flandre, une région qui revendique aujourd'hui
un rôle dominant en politique et dans les affaires publiques.
Alors que deux tiers de la population wallonne ont
aujourd'hui une image négative de la situation économique
du pays (65% dans l'enquête Eurobaromètre de l'automne
2017, EB88), cette opinion n'est partagée que par un quart
des Flamands (27%) et un cinquième de la population
bruxelloise (20%).
Une évolution, pas une révolution
Ce glissement de pouvoir a été soutenu par tous
les principaux partis flamands – avec cependant un
enthousiasme inégal. Il s'en est suivi un programme de
réformes. Au lieu de réclamer l'indépendance, les partis
politiques au sein des différentes communautés linguistiques
(flamande, francophone et une toute petite minorité
germanophone) et des différentes régions géographiques
(Flandre, Wallonie, Bruxelles) ont négocié un programme
de réforme de l'État, visant à mettre en place une structure
encore plus fédéralisée.
Au terme d'un processus qui a duré 50 ans, accéléré par
quelques moments de crise, une frontière linguistique
“intouchable” a été tracée. Les communautés linguistiques
et les régions territoriales ont été institutionnalisées, et
chaque région s'est vu attribuer ses propres parlement et
gouvernement décentralisés, qui, progressivement, ont
reçu plus de pouvoirs du gouvernement fédéral. Dans la
dernière réforme – la sixième réforme de l'État (2015) – une
loi de finances a donné aux régions le pouvoir de lever leurs
propres impôts.
Au final, il en résulte un pays qui compte désormais
six gouvernements et neuf organes parlementaires. Le
gouvernement fédéral ne garde l'autorité exclusive que
sur l'ordre public (justice, police, armée, immigration), les
affaires étrangères, la sécurité sociale et la santé, tandis que
les responsabilités relatives au commerce, à l'énergie, aux
finances, à l'économie et à l'environnement sont partagées.
Dans la mesure où il n'existe pas d'accord sur une hiérarchie
entre les décrets régionaux et les lois fédérales, les conflits
doivent être réglés entre les partis politiques. Au niveau
fédéral, une procédure de “sonnette d'alarme” peut être
invoquée par toute communauté craignant que ses droits
ne soient menacés par des décisions imposées par un autre
groupe linguistique.
Les imperfections de cette réforme de l'État entraînent
souvent des conflits entre le gouvernement fédéral et les
gouvernements régionaux, et limitent la confiance que
les Belges accordent à leurs dirigeants. Il est probable que
cela participe à expliquer pourquoi la moitié seulement
de la population belge déclare avoir confiance dans le
gouvernement national (47% de réponses “plutôt pas
confiance” selon l'enquête Eurobaromètre de l'automne 2017).
Le processus de dé-fédéralisation qui a touché la Belgique
a doté les différentes communautés linguistiques d'une
large autonomie dans les domaines culturel, économique
BELGIQUE – FLANDRE
COMMENT DEMANTELER
TRANQUILLEMENT UN ÉTAT
Jan Drijvers
Chercheur, spécialiste en
analyse politique et des médias
Kantar Belgium
jan.drijvers@kantartns.com
11. 12LES VIEILLES FRACTURES DE L’EUROPE |© KANTAR PUBLIC
flamande). Après des débuts désastreux (avec un seul
représentant au parlement), et l'échec d'une alliance avec
les chrétiens démocrates (CD&V) – le N-VA ayant refusé
de soutenir l'engagement du CD&V dans de nouvelles
discussions au sujet de la réforme de l'État – lors des élections
flamandes de 2009, le N-VA indépendant s'est transformé
en un parti dissident de taille moyenne, recueillant 13%
des votes. Afin de renforcer sa base électorale, le parti –
désormais emmené par Bart De Wever, un brillant stratège
– a réorienté son programme vers un projet économique
néolibéral et un agenda culturel conservateur, avec une
attention nouvelle portée à la sécurité et à l'identité
nationale. Dans le même temps, De Wever a transformé
le N-VA en un parti “anti-establishment” incarnant une
promesse de changement. (Dans l'enquête Eurobaromètre
de l'automne 2017, 76% des Belges affirmaient ne pas
faire confiance aux partis politiques, avec une opposition
plus forte en Wallonie (89%) qu'en Flandre (70%). Ce
positionnement avait donc une portée importante auprès
des électeurs.) Cette nouvelle stratégie a permis au N-VA
de gagner un nouvel électorat issu des deux partis du centre
ainsi que des électeurs mécontents de la droite (Vlaams
Belang). En 2010, le parti a doublé ses résultats (28%) et a
pris le contrôle du gouvernement flamand ; en 2014, le N-VA
est devenu le premier parti belge au parlement, soutenu par
un tiers des électeurs flamands.
Aujourd’hui, ces deux partis “pro-indépendance” – le
N-VA et le Vlaams Belang – représentent près de 40% de
la population flamande. Cependant, comme l'a montré
l'enquête menée par Kantar TNS après les élections (2014),
la revendication d'indépendance n'est soutenue que par
15% de l'électorat flamand (contre 19% qui souhaitent un
retour à un État belge unifié). Bien que le N-VA et le Vlaams
Belang représentent 77% de ceux qui sont favorables à
l'indépendance, au sein de leur propre électorat, seul un tiers
soutient l'indépendance. Il semblerait que leurs électeurs
votent pour eux davantage pour leurs positions radicales sur
l'Islam et l'immigration et pour leur rhétorique contestataire
que pour leur désir d'indépendance.
Euroscepticisme
En 2014, le N-VA est entré au gouvernement fédéral, mais
ses partenaires l'ont contraint à assouplir son programme
sur l'indépendance. Il n'est néanmoins pas surprenant que
le N-VA soutienne ouvertement le mouvement nationaliste
catalan dans sa lutte pour l'indépendance. Et dans son soutien
à la cause catalane, le N-VA n'a pas mâché ses mots contre
les institutions européennes. Même si, dans son programme
électoral, le parti a exprimé ses espoirs que l'Europe devienne
une institution de coordination regroupant les objectifs et
les intérêts communs des États-nations, anciens ou récents,
le N-VA a ensuite commencé à embrasser une vision plus
hostile. Non seulement parce qu'ils répugnent à se départir
de certaines responsabilités (sur l'asile et l'immigration, par
exemple) au profit d'une entité supérieure, mais également
parce qu'ils ont rejoint le groupe des conservateurs et
réformistes européens (ACRE-ECR) après les élections
européennes de 2014–une faction (ECR) eurosceptique
et anti-fédéraliste du Parlement européen, inspirée par les
conservateurs eurosceptiques britanniques. Leurs positions
ont en outre été renforcées par le choix de la Commission
et de l'éducation, qui reflète leurs héritages idéologiques
(la Flandre, plus tournée vers le “marché”, en opposition à
la Wallonie, plus “étatique”). Il a également engendré un
schisme sociétal qui fait que les deux communautés sont
dépourvues de tout intérêt pour la culture de l'autre (médias,
littérature, musique, par exemple). Le fait que ce processus
de réforme n'a pas seulement été piloté par les principales
familles idéologiques (chrétiens-démocrates, libéraux,
socialistes), mais a également impliqué les partis régionaux
((Volksunie (FL), Rassemblement Wallon (RW), FDF-DéFI
(Bruxelles)) a coupé l'herbe sous le pied de promoteurs plus
radicaux de l'indépendance.
L'indépendance comme projet politique,
non comme projet public
En Wallonie et à Bruxelles, la communauté francophone ne
soutient que très faiblement une division de la Belgique et la
création d'un État indépendant. Si elle était confrontée à un
tel scénario, la communauté serait plutôt encline à pencher
pour un “ré-attachement” à la France qu'à créer son propre
pays. Cela est principalement dû au fait que “l’identité
wallonne ou franco-belge” est quasi inexistante. Dans une
enquête politique menée par Kantar TNS en janvier 2017,
37% de la population francophone a choisi “belge” comme
première identité, alors que 7% déclaraient que leur identité
était celle de leur région (Bruxelles ou Wallonie) et que 4%
seulement se réclamaient de la communauté francophone
– moins que ceux qui se définissaient d’abord comme
Européens (13%). Auparavant, dans un sondage d'opinion
réalisé par Kantar TNS en 2011, 44% de la population
flamande affirmait préférer la nationalité belge au fait d'être
“Flamand” (41%) ou “Européen” (13%).
Les appels à l'indépendance ne proviennent ainsi que de
la région flamande, qui constitue toutefois la région la plus
prospère du pays et accueille la majorité de la population
belge (+/- 60%).
Ainsi, les revendications pour l'indépendance de la région
flamande continuent à constituer une épée de Damoclès au-
dessus du paysage politique belge. Deux partis siégeant aux
parlements flamand et belge ont dans leurs statuts, comme
objectif ultime, l'indépendance de la Flandre : le Vlaams
Belang et la Nouvelle alliance flamande (N-VA).
Le Vlaams Belang a été créé en 1978, lorsqu'un groupe
de dissidents au sein du parti régionaliste Volksunie,
mécontents de la participation active du parti à la réforme
d'État, a formé un parti dissident. Le nouveau Vlaams Blok,
comme il s'appelait au début, ne voulait rien d'autre que
l'indépendance de la Flandre. Après avoir été condamné pour
racisme, le parti a changé de nom pour devenir le Vlaams
Belang et a obtenu près de 25% des votes en Flandre lors
des élections de 2004. Tous les autres partis ont empêché le
Vlaams Belang d'accéder au pouvoir en créant un “cordon
sanitaire” autour de ses représentants, transformant ainsi le
parti en un canard boiteux. Cela n'a toutefois pas dissuadé
le Vlaams Belang de poursuivre son programme d'extrême
droite et de proclamer, par la suite, que l'Islam était le
principal ennemi de la civilisation occidentale.
En 2001, l'histoire s'est répétée. Un nouveau groupe
d'hommes politiques a fondé le N-VA (Nouvelle alliance
12. 13LES VIEILLES FRACTURES DE L’EUROPE |© KANTAR PUBLIC
européenne, au moment de la crise catalane, de se ranger
aux côtés du gouvernement fédéral espagnol, en refusant
de condamner la violence utilisée par ce dernier. Malgré ces
éléments, la confiance dans l'UE reste plus élevée en Flandre
(58% font confiance à l'UE, contre 38%) qu'en Wallonie (41%
contre 56%). (Cela est peut-être dû également en partie au
récent conflit entre le gouvernement wallon et l'UE au sujet de
l'accord commercial CETA avec le Canada).
Reste à savoir si cette nouvelle approche eurosceptique
créera une plateforme viable pour le N-VA. La gestion de
la crise des réfugiés par l'UE (le N-VA étant en faveur d'une
politique d'asile hostile) pèsera lourd dans la balance.
Ce qui est clair, c'est que les partis pro-indépendance
trouvent aujourd'hui plus de soutien auprès de la population
belge dans leur critique de l'Europe que dans leur hostilité
à l'encontre de l'État belge. L'Eurobaromètre révèle
qu'environ la moitié seulement des Belges sont attachés à
l'Europe, tandis que 76% des Flamands et plus de 90% des
francophones sont attachés à la Belgique.
CENTRE KANTAR SUR
LE FUTUR DE L’EUROPE
Créé au sein de Kantar Public, société internationale
d’étude et de recherche, le Centre Kantar sur le Futur
de l'Europe a pour ambition de nourrir le débat
public sur les enjeux européens, en s'appuyant
notamment sur les experts nationaux de Kantar
Public, leur connaissance de l'opinion publique, des
mouvements politiques, tendances socioéconomiques
et phénomènes migratoires au sein de l'Union
européenne et chacun des pays qui la composent.
Kantar Public est une société mondiale de conseil
et de recherche qui fournit des prestations d’études
relatives aux politiques publiques aux gouvernements,
au secteur public et aux entreprises.
Kantar Public agit à travers le monde, avec des
équipes pluridisciplinaires présentes sur tous les
continents, pour partager les meilleures pratiques
mondiales en s’appuyant sur une forte expertise
locale. En tant que marque opérationnelle au sein de
Kantar et du groupe de sociétés WPP, nous sommes
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Très
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TOTAL ‘PAS
ATTACHÉ(E)’
Source : Enquête Eurobaromètre Standard de l’automne 2017 (EB88), pour l’Espagne, la Belgique et l’Italie. Au Royaume-Uni, les données viennent d’un cumul
des enquêtes Eurobaromètre Standard du printemps (EB87) et de l’automne 2017 (EB88), afin d’être assuré d’avoir une base suffisante en Ecosse
Très
attaché(e)
Assez
attaché(e)
TOTAL
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TOTAL ‘PAS
ATTACHÉ(E)’
UE28
52%
37%
89%
11%
56%
36%
92%
8%
14%
41%
55%
43%
ESPAGNE
CATALOGNE
BELGIQUE
FLANDRE
ITALIE NORD
-OUEST
incluant la
Lombardie
NORD
-EST
incluant la
Vénétie
ROYAUME
-UNI
ÉCOSSE
57% 45% 38% 38% 49% 62% 52% 47% 40%
37% 49% 45% 41% 36% 25% 40% 44% 45%
94% 94% 83% 79% 85% 88% 92% 91% 85%
6% 6% 17% 21% 15% 12% 7% 9% 8%
49% 23% 35% 30% 56% 52% 46% 47% 34%
35% 23% 48% 46% 34% 38% 46% 45% 50%
84% 46% 83% 76% 90% 90% 92% 92% 84%
16% 54% 17% 24% 10% 10% 7% 8% 11%
22% 14% 15% 15% 12% 4% 11% 21% 3%
49% 38% 42% 40% 31% 32% 34% 36% 37%
71% 52% 57% 55% 43% 36% 45% 57% 40%
27% 48% 43% 45% 55% 61% 52% 41% 52%