Les villes imaginaires des jeux vidéo pourraient-elles inspirer les réflexions sur la ville future ? Après avoir donné la parole à Raphaël Lacoste, directeur artistique de l’emblématique série Assassin’s Creed d’Ubisoft pendant le festival Building Beyond, Leonard publie aujourd’hui une étude exclusive sur les imaginaires urbains dans le jeu.
New Deal - Synthèse - Le futur des routes du Grand Paris
Villes et jeux vidéos
1. VILLE& JEUX VIDÉOS
Comment les villes
des mondes imaginaires
pourraient transformer
les villes du monde réel
Villes
& jeux vidéo
2.
3. “Sur ma carte, je suis PDG.
Dans ma tête, je suis développeur
de jeux. Mais dans mon cœur,
je suis un gamer.”
.
— Satoru Iwata, ex-PDG de Nintendo
4. Villes & Jeux Vidéo
AVANT-PROPOS
La ville projetée dans les jeux vidéo est
la seule ville qui soit faite entièrement
conçue pour une personne, ce qui
en fait une exception parmi tous les
représentations du futur disponibles,
que ce soit dans les oeuvres de
science-fiction, l'art ou encore les séries.
La ville du jeu vidéo doit répondre à un enjeu de narration et sert de décor
mais aussi parfois de “personnage” du jeu. C’est aussi une des rares villes
qui soit entièrement créée à partir de rien. Hormis quelques exemples dans
les pays asiatiques, nous connaissons peu d’exemples récents de villes tota-
lement “nouvelles” et la plupart de nos expériences urbaines en Occident se
font dans des villes qui ont évolué, se sont métamorphosées et sont le résul-
tat de décennies d’interactions humaines. Il est donc pertinent de voir com-
ment des concepteurs peuvent imaginer des espaces et structures urbaines
de manière “fraîche”.
Parmi les diverses typologies d’imaginaires, le jeu vidéo est ainsi le seul qui
permette de se déplacer, d’interagir, parfois d’abimer ou encore de construire
la ville qui nous entoure. C’est aussi un des seuls media qui rend compte des
interactions entre humains, les activités sociales qui en résultent n’étant
pas définies et linéaires comme elles peuvent l’être dans les films ou les
ouvrages.
Finalement, les jeux vidéo sont tellement immersifs qu’ils peuvent parfois
générer un profond attachement émotionnel voire une forme de patriotisme.
L’exemple le plus connu est certainement celui du monde en ligne uru (pro-
noncer you are you) basé sur le jeu Myst. Lorsque le monde a été fermé en
2004 suite au faible nombre d’abonnés, de nombreux joueurs ont “émigré”
vers le jeu Second Life pour y reproduire le monde qu’ils avaient connu dans
Myst. Ces émigrés ont ainsi recréé une forme de culture d’un jeu au sein
d’un autre jeu comme ils pourraient le faire dans la vie réelle.
4
5. Du point de vue de la ville, le jeu vidéo offre trois approches complémen-
taires :
Le jeu vidéo est une représentation de la ville et de ses usages suscep-
tible d’inspirer les décideurs et concepteurs urbains ;
Le jeu vidéo est une pratique située en ville qui a le potentiel de modi-
fier la perception subjective qu’en a le joueur ou de constituer un point de
contact spécifique entre concepteurs et usagers de la ville ;
Le jeu vidéo simule la ville et constitue de ce fait un outil pédagogique
voire un outil de management de la ville.
Dans la première partie de ce rapport, nous allons explorer successivement
ces trois thèmes qui ont d’ores et déjà fait l’objet d’expérimentations en ce
sens.
Sur cette base nous pouvons explorer les potentialités des thématiques
sélectionnées. Regardons donc en détails ce que chaque forme d’exploita-
tion permet.
5
6. Villes & Jeux Vidéo
Plan du document
VILLES ET JEUX VIDÉO
1. Ville représentée
2. Ville vécue
3. Ville simulée
4. Ville cartographiée
5. Ville expérimentée
EXPLORATION THÉMATIQUE
1. Intelligence Artificielle
2. Services de la ville
3. Mobilités
4. Résilience et climat
CONCLUSION
MAKING-OF
Contributeurs
Sources académiques
Ludographie
6
8. Villes & Jeux Vidéo
VILLE REPRÉSENTÉE
Les représentations des villes
convoquent systématiquement trois
niveaux de lecture (Kevin Lynch, 1960)
:
une identité (distincte des autres),
une structure (des patterns
de relation ou d’espace)
et une signification (pratique
ou émotionnelle).
Cela vaut également dans le
domaine des jeux vidéo (Schweizer 2009)
où
certaines villes vont jouer un rôle
structurant dans la construction
de ces trois dimensions.
Très longtemps, New-York et Los-Angeles vont être les villes les plus repré-
sentées dans l’industrie, témoignant de l’ethnocentrisme des concepteurs
eux-mêmes comme le fait remarquer Pierre-William Fregonese. Toutefois,
les analystes du jeu montrent que ces structurations, si fortes soient-elles,
ne canalisent pas intégralement l’expérience du joueur. Dans le jeu comme
dans la réalité, ce sont les pratiques et les engagements du joueur qui pro-
duisent la signification de l’espace ; il n’est jamais totalement contraint par
ce que proposent les équipes de concepteurs (Schweizer 2009).
8
10. Villes & Jeux Vidéo
Dans la licence Assassin’s Creed, la ville est conçue tel un canyon que surplombe le joueur et
qu’il est amené à pratiquer sous forme de “visites-éclairs” en s’appuyant sur la verticalité de
ses murs.
10
12. Villes & Jeux Vidéo
Pour répondre à des enjeux de réalisme - et ainsi masquer ce “piège”
censé orienter le joueur - la ville est conçue comme un décor qui agrège
les représentations issues d’autres médias, comme le cinéma, les séries
ou encore les bande-dessinées (Suvilay 2015). Les films (Gargov, 2015),
notamment les films de genre, policier en tête (Schweizer 2009), sont
une source d’inspiration première. Blade Runner (1982) est ainsi un
modèle d’inspiration récurrent : une certaine idée de la ville du futur à
la croisée entre un Los Angeles et un Hong-Kong “sale”.
De même, certains commentateurs tendent à souligner le poids de la
voiture comme modalité privilégiée d’exploration de la ville dans les
jeux vidéo récents (Jensen 2018). Non pas que cela constitue une meil-
leure façon de se déplacer mais surtout parce que la ville représentée
tend à calquer les villes “réelles” sans les remettre en cause avec, en
l’occurrence, le paradigme de la mobilité d’une ville telle que Los Ange-
les. Par conséquent, le soin apporté à la réalisation des villes est souvent
médiocre, comme l’a critiqué le français Tim Soret, créateur du jeu The
Last Night*
.
(*) Voir sa présentation du projet The Last Night qui prend le parti de créer une ville de
manière cinématographique et d’en faire une composante-clé du plaisir du jeu. https://
www.youtube.com/watch?v=UJfeziEzSg4
12
13. Du fait de ces différents
emprunts, on retrouve au sein
des villes des imaginaires
connus et présents
dans d’autres supports.
L’immeuble-ville (Prey, Bioshock, les immeubles avancés de SimCity2000), qui repose sur le principe
de réunir toute la diversité sociologique d’une ville au sein d’un même bâtiment. La verticalité
tend à s’organiser en différentes couches sociales qui ne se mélangent que très mal, selon un
imaginaire classique au sein des jeux, estime Nicolas Jaujou.
La ville comme organisme qui vit durant le jeu, s’anime, crée l’atmosphère (Priestman 2015).
Dans le jeu A place for the Unwilling, un cycle quotidien anime à la fois les habitants et la cité obli-
geant le joueur à réaliser ses tâches quotidiennes et ses enquêtes avant la nuit tombée. Cette
conception proche de l’animisme repose sur l’idée d’un “esprit du lieu” qui, codé, offre des défis
propres au joueur.
La ville comme une île, stratégie classique dans le monde des jeux vidéo pour isoler un périmètre
en créant des barrières délimitant le territoire à des fins de limitation du coût de production du
jeu. C’est le cas des monstres protégeant les ponts dans le jeu Everquest ou la version réduite de
New York devenue une véritable île dans UltimateSpiderMan. Le passage à l’île suivante peut faire
partie des attentes narratives “macros” du jeu vidéo (ex. dynamique au sein de GTA). A l’inverse,
il peut s’agir de défendre son territoire ou son espace privé et de se constituer en îlot. Cela vaut
également pour la ville immergée et sous-marine.
La ville archipel (Persona 5) est une variante de la précédente. Elle est élaborée sur la base d’une
somme de quartiers réunis entre eux par des rhizomes parfois très limités (dans Persona5, ce sont
les lignes de métro qui créent le lien entre les quartiers). Ce principe de construction permet en
outre de simuler un monde ouvert (c’est-à-dire une ville réelle dans toute son étendue) tout en
limitant le nombre d’interactions du joueur explique Pierre-William Fregonese.
13
14. Villes & Jeux Vidéo
Les Archétypes
de villes dans
les jeux vidéos
Ces archétypes organisent
les imaginaires de la ville
au-delà du monde du jeu vidéo.
La ville mobile, un classique de la contre-culture urbaine, peut se déplacer par les airs (dans Final
Fantasy VIII, l'université de Galbadia peut s'envoler et se transformer en machine de guerre) ou
en sous-sol (ex. dans FinalFantasyVI, le château de Figaro est équipé d'un mécanisme permettant
à ce dernier de s'enfoncer dans le sol et de réapparaître à un autre endroit).
La ville volante en particulier dans les jeux japonais à l’instar de SkiesofArcadiaou de BatenKaitos
composés d’îles volantes. Cela peut viser à pallier aux limitations des villes elle-mêmes, à l'image
du jeu Chrono Trigger dans lequel les élites de la planète vivent en toute sérénité au dessus d’une
planète gelée et habitée par les humains les plus précaires.
La ville dévastée, post-apocalyptique comme dans la franchise Fallout. Elle montre de manière
ironique ce qui reste de notre civilisation une fois la plupart des humains - et des conventions
sociales - disparus. Dans Fallout 4, la guerre froide n’a jamais cessé et la course à l’espace et à
l’armement ont bénéficié de fonds énormes. Aussi, des armures assistées*, des exosquelettes
motorisés, des robots et bien d’autres choses ont vu le jour dans les villes.
La ville recouverte par la végétation (FinalFantasyVII dont la cité Midgar est totalement envahie
par les arbres dans le prisme de la fin du monde). Un cas extrême est le jeu TokyoJunglepour lequel
on joue des animaux qui doivent se nourrir au sein de la métropole nippone. C’est une variante
de la vision post-apocalyptique liée à l’idée de nature reprenant ses droits.
La Smart City dont le thème explicite est présent au sein de jeux récents (Watch Dogs ou Mirror’s
Edge Catalyst) et dont les héros jouent avec les données, les manipulent, voire les redistribuent
aux citoyens. L'héroïne de Mirror’s Edge Catalyst procède ainsi à de nombreux hacks de panneaux
d'affichage et de bornes de données urbaines.
(*) Voir Atom Cats : https://fallout.fandom.com/fr/wiki/Garage_des_Atom_Cats
14
15. Ces archétypes répondent à une fonction très simple : permettre au joueur
de se repérer facilement dans un jeu et de rentrer dans une aventure avec un
coût cognitif moindre. Ainsi, dans Fortnite, les joueurs savent assez “naturel-
lement” que la ville est un lieu de combats plus intenses car c’est un espace
de rencontre. Une ville, en soit, est déjà un archétype qui oriente le jeu. Dans
un modèle économique de plus en plus orienté sur un modèle de “captation
de l’attention”, cet enjeu est essentiel. Car, comme l’explique Pierre-Wiliam
Fregonese, aujourd’hui le jeu vidéo et Netflix sont deux acteurs concurrents,
comme l’a rappelé récemment le second, de sorte que l’efficacité des jeux de
ce point de vue tend à dominer les productions actuelles. Ce qui implique
une potentielle convergence des genres autour du second écran précise le
chercheur en sciences politiques.
On constate ainsi que les principaux
thèmes définissant le plan directeur de
la ville renvoient à des images certes
multiples mais ancrées au sein des
imaginaires.
Si des variantes peuvent être identifiées
selon un premier axe Occident/Orient,
il s’agit de se montrer prudent car les
allers-retours entre ces deux “aires
culturelles” sont très nombreux.
A ce titre, le jeu vidéo constitue une sorte de filtre grossissant qui rend
lisibles les représentations socialement partagées de l’urbain, tant en termes
d’utopie que de craintes ou de défis.
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16. Villes & Jeux Vidéo
Face à ce premier constat, on peut
également se demander ce que la ville
des jeux vidéo ne montrent pas - ou
rarement - du fait de la puissance de
ces imaginaires qui contraignent les
représentations.
Ce point a fait l’objet de nombreuses discussions en particulier dans
le cas des “city builder”, c’est-à-dire des jeux de construction de
ville. En effet, ceux-ci :
représentent rarement les mobilités douces (parfois elles portent
sur les transports collectifs comme CityBusSimulator – Munich) et
se focalisent sur les routes ;
ne tiennent presque jamais compte de l’histoire des villes ;
n’intègrent presque jamais les effets sociaux de type métropolisa-
tion, gentrification et protestations sociales ;
ne représentent jamais les bidonvilles (ils représentent pourtant
un milliard de personnes aujourd’hui).
ne tiennent pas compte du caractère privé de l’espace : dans un
“monde ouvert”, on peut rentrer partout et tout faire.
assument mal les transitions entre ville et hors-ville (pas de ban-
lieue, pas de végétalisation intermédiaire, à part peut-être dans
Assassin’s Creed Unity et son Paris pré-haussmannien qui met en
scène un Montparnasse herbeux).
Ce premier panorama nous invite alors à prendre du recul vis-à-
vis des archétypes urbains. Une première démarche nécessaire à ce
stade consiste dès lors à déconstruire ces imaginaires pour identifier
ce qu’ils cachent ou ce qu’ils tendent à créer comme “évidence”.
A titre d'illustration dans le jeu Anno 2070, il ne reste que
très peu d'espace dans les villes suite à la fonte de l'Arctique
et l'élévation du niveau de la mer. Les politiques ne sont plus
définies par les pays, les frontières ou les religions mais par
comment les humains choisissent de produire de l'énergie.
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17. CE QUE LA "JOUABILITÉ" FAIT AUX REPRÉSENTATIONS DE LA VILLE
Les jeux vidéo ne font pas que représenter la ville, ils rendent possible son explora-
tion à travers un gameplay comme l'énonce Schweizer (2009) : “Three-dimensional
video games cities are neither static environments nor stationary views; rather,
they are experienced through movement, action, and play.”
En deuxième analyse, on peut dès lors se demander en quoi l’activité du joueur
est une contrainte qui permet de regarder la ville autrement. A plus forte raison,
explique Eric Viennot, lorsque la ville est le terrain de la pratique ludique.
Historiquement, les premières représentations en 2D assez caricaturales (Street
Fighter) vont évoluer jusqu’aux approches 3D qui permettent l’expression davantage
de nuances et de subtilités tout en passant par des émulateurs de perspectives 2D
évoluées (le fameux “mode 7” inventé par Nintendo).
Si on accepte l’hypothèse que les représentations de la ville dépendent de la façon
dont l’espace sera pratiqué, deux modèles opposés permettent de définir un conti-
nuum de situation :
- le monde “ouvert” où le joueur navigue à sa guise dans un espace
qu’il doit explorer ;
- le monde “narratif” où le joueur suit une route semée d’embûches et
n’a pas le loisir d’explorer l’environnement. L’exemple archétypal est
le labyrinthe ou le dédale.
Historiquement, c’est le second monde qui a émergé en premier car il est plus facile
à mettre en œuvre avec des moyens techniques limités. Le monde ouvert impose
des générateurs d’espace plus puissants mais aussi une structure narrative plus
complexe.
Plusieurs jeux marquent des jalons dans la manière d’interagir spécifiquement
avec la ville :
- Remember Me*, qui traite de Paris et casse ainsi les codes de la ville SF
occidentale classique, nord-américaine.
- Assassin’s Creed** avec le début de la verticalité dans le mouvement.
Un exemple radical de cette nouvelle lecture verticale est le jeu Mir-
ror’s Edge***.
- GTA V qui présente un degré de réalisme très avancé avec un grand
soin accordé aux détails.
(*) https://fr.wikipedia.org/wiki/Remember_Me_(jeu_vidéo) 2013. Paris 2084. PS3, Xbox360.
(**) https://fr.wikipedia.org/wiki/Assassin%27s_Creed_(série_de_jeux_vidéo) 2007 – present. PS, Xbox.
(***) https://fr.wikipedia.org/wiki/Mirror%27s_Edge Suédois.
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19. Ainsi la marche va devenir une pratique décalée et extrême à l’instar
du collectif 8-bit BASTARDS qui crée des vidéos de marche à pied
au sein de villes de jeu vidéo pouvant atteindre une durée de cinq
heures. L’avatar progresse ainsi selon des défis ludiques tel que mar-
cher en ligne droite, forçant ainsi à emprunter des chemins inédits
dans une ville réelle où nous avons tendance à suivre les guides
proposés par l’urbanisme. Il offre ainsi un contre-point créatif au
fait que, trop souvent, le joueur reste “enfermé dehors” du fait du
peu d’interactions possibles pour le joueur au sein des bâtiments.
Un point de vue, explique Nicolas Jaujou, qui n’est pas sans rappeler
celui des populations déclassées aux seins des villes réelles.
Plus extrême encore, Kurt J. Mac a cherché à découvrir la fin du
monde de Minecraft en s’appuyant sur une légende urbaine stipulant
qu’il existait un lieu de fin de ce monde ouvert. Il a enregistré 7 sai-
sons (pour 7 années) d’exploration sans aboutir. Sa chaine Youtube
Far Lands or bust est suivie par plus de 300.000 personnes (Parkin
2014). Le jeu vidéo offre ainsi une occasion de découvrir des lieux
connus en explorant des zones non connues ou inhabituelles. Au-delà
de ces pratiques extrêmes, ce sont les principes du jeu en BTA (pour
Beat them all, jeu de combat à pression) type Condemned où l’on va
se retrouver dans les bas-fonds du métro.
Cette créativité repose sur des enjeux de réalisme de l’expérience du
joueur. Ce souci de rendre crédibles des expériences extraordinaires
peut devenir source d’inspiration. Or, pour qu’une représentation
de ville soit crédible, elle intègre cinq propriétés de l’espace urbain
(Lynch 1960) :
Dans un monde ouvert,
le joueur peut alors engager
des pratiques exploratoires
qui lui sont propres.
Chemins Frontières Districts Nœuds Eléments
remarquables
19
20. Villes & Jeux Vidéo
On retrouve ces différents outils dans chaque ville élaborée au sein
des jeux vidéo depuis le passage à la représentation 3D (Schweizer
2009). Selon Konstantinos Dimopoulos, game designer et urbaniste,
le travail de ses pairs est de concevoir un monde réaliste
laissant au joueur le soin d’assigner
une valeur à son environnement,
de le détériorer ou de le préserver,
d’avoir un rôle amical ou au
contraire antagoniste.(2017)
Pour que ce réalisme soit fort, il estime qu’une ville doit être occupée
et que ses occupants représentent une réelle dimension politique,
économique, via notamment une ségrégation. Lorsque la ville est en
construction, ces codes contribuent à démontrer la vraisemblance
des citoyens virtuels.
La représentation peut au contraire prendre une forme volontaire-
ment radicale et éloignée de la réalité afin de produire certains effets.
C’est le but de HomeMake, un jeu vidéo imaginé par deux anciens
étudiants en architecture d’Harvard, qui ont décidé de concevoir une
ville infinie au sein d’une sphère dont les éléments changent quoti-
diennement. L’avatar joué est ainsi plongé volontairement dans une
quête existentielle : pour progresser, il doit s’adapter aux variations
de la ville et changer de corps afin de répondre aux tâches exigées.
20
23. VILLE VÉCUE
"Jouer au travail, dans les transports,
dans les espaces publics, c’est
se jouer du “système spatial ou
urbanistique et des programmations
que celui-ci s’efforce d’imposer
aux pratiques". (DiMeo 1999)
En quoi la pratique du jeu vidéo
modifie-t-elle l’expérience de la
ville ? Autrement dit, qu’est-ce
que jouer en ville ? Et comment
cette activité participe-t-elle d’un
usage spécifique de la ville au-
delà de sa fonction de “bouche
trou de la mobilité” (Jean-Baptiste Clais)
?
Pour répondre à ces différentes questions, il faut d’abord regarder
la géographie des pratiques de jeux vidéo grâce aux données dispo-
nibles suite à une étude réalisée récemment en France, l’enquête
LUDESPACE*.
(*) Enquête LUDESPACE sur les espaces du jeu vidéo en France, Ter Minassian 2016.
Les données présentées dans la suite du rapport sont les plus récentes à notre dis-
position et qui ont un degré de précision aussi élevé. Il est fort probable que les va-
leurs absolues évoluents en faveur d'une plus grande pratique du jeu vidéo en ville.
En effet, la plupart des données disponibles plus récentes montrent un développe-
ment du jeu vidéo sur téléphone portable - qui au niveau mondial représente 50 %
du CA du secteur. Toutefois, de manière relative, ces donées sont très intérressantes
car elles montrent que la portabilité du jeu ne signifie pas la mobilité urbaine (le
registre domestique ou semi-privé domine) et que le joueur urbain n'est pas un
segment homogène mais recouvre des réalités très diverses.
23
24. Villes & Jeux Vidéo
Mirro’s Edge : la “line” permet de passer en rouge des éléments de l’envi-
ronnement qui permettent de passer d’un bâtiment à un autre. Une ap-
propriationduparcoursurbainradicalementdifférentedecequelepiéton
vit dans la rue.
Il apparaît ainsi que le jeu vidéo est avant tout une pratique domes-
tique (43 % des enquêtés déclarent jouer souvent chez eux, Ter Minas-
sian 2015). La ville jouée est donc avant tout représentée dans un
espace qui est privé, ce qui constitue en soi une première opportunité
en connectant l’espace domestique via l’espace ludique.
Que se passe-t-il quand je navigue dans une ville tout en étant affalé
sur un canapé, un écran dans les mains ? Ou encore en cuisine
(comme 9,6 % des enquêtés le font occasionnellement, Ter Minassian
2016), dans les toilettes (11,6 %) ou encore le jardin ou le balcon (28,7
%). En outre, un même joueur tend à pratiquer différents jeux en fonc-
tion de différents espaces (jeux de stratégie sur l’ordinateur familial ;
jeux d’aventure solitaire au salon sur console ; jeux de détente pour
s’endormir sur téléphone portable le soir).
Cette première observation remet en cause les codes du flâneur
(depuis Baudelaire et sa relecture par Walter Benjamin) qui défi-
nissaient, depuis un siècle, une des esthétiques de référence de
l’expérience urbaine. Dans le jeu, la dimension esthétique prime
encore. Le sociologue Manuel Boutet a identifié la notion de “style”
pour désigner une forme d’expérience qui est recherchée et répétée
afin de maximiser la satisfaction liée à cette séquence. Les joueurs
mettent en œuvre différentes ressources pour maximiser ce style
mais l’opération ne relève pas nécessairement de cette exploration
par la marche lente et sensorielle. Au contraire, on peut bouger tout
en étant immobile depuis chez soi.
On peut ainsi proposer une segmentation des joueurs en fonction
du type de mobilité qu’il entretient dans sa pratique des jeux vidéo.
A titre d'exemple, les “nomades”, qui représentent 12 % des joueurs
au sein de la population française, sont plutôt des jeunes cadres et
des résidents de centre-ville des grandes métropoles qui jouent sur
leur temps de trajet. Aux USA, l’étalement péri-urbain et les temps
de commutation très long ainsi que le désœuvrement lié à une pau-
périsation de certaines classes sociales contribuent en outre à l’essor
de certaines pratiques du jeu vidéo (Jenkins 2006).
Maison
43% 8,8% 8,2% 4,8% 2,2%
Transports VoisinsLieu publicFamille (autre
que parents)
Lieux où l'on joue le plus régulièrement dans la population des joueurs (n = 167).
Source : Ter Manassian & Boutet 2015
ENQUÊTE
LUDESPACE
24
25. On voit donc que le discours “pop” sur le jeu en ville correspond à une
frange de population spécifique surreprésentée au sein des métiers
créatifs offrant à ce titre un effet de grossissement sur la réalité socio-
logique du phénomène. Rien n’indique qu’il s’agisse en réalité d’un
signal faible annonciateur d’une mutation. Même si cette étude a été
réalisée avant le “phénomène” Pokémon Go et ses PokéStops - qui a sa
propre pratique - elle montre que l’usage du jeu reste actuellement
une réalité surtout “domestique” au sens où elle se déroule dans un
espace intime, réservé à soi et/ou un petit cercle. Il nous semble très
important de garder ceci en tête pour bien apprécier comment le
jeu vidéo peut créer un engagement avec l’urbain pour notamment
valoriser cette capacité pertinente de connecter la ville et l’espace
domestique du fait de la coexistence de deux espaces.
Si des jeux récents tels que Fortnite ont eu un succès aussi important,
c’est peut-être en raison d’une très bonne distribution et d’une capa-
cité de jeu à plusieurs en ligne qui contribue à son succès, explique
Jean-Baptiste Clais. Plus qu’une mutation sociologique, on observe
peut-être plutôt une transformation plus progressive des pratiques
et de leur ergonomie sur base d’un modèle en réalité plutôt ancien
explique le chercheur.
25
26. Villes & Jeux Vidéo
L'enquête LUDESPACE éclaire également l’importance des déplace-
ments comme lieux de la pratique. L’analyse qualitative montre que
ce maillage entre ville et jeu peut être réalisé de trois manières dif-
férentes au moins.
ENQUÊTE
LUDESPACE
Le jeu s’insère dans les routines pour les enrichir. Il permet de tromper l’ennui, de passer le
temps, de se détendre en fonction du rythme de la journée et des différentes occasions. Le jeu
apporte une qualité sociale et psychologique à la routine quotidienne. C'est le cas du GVBeestje
- en référence à la GVB (transports municipaux d'Amsterdam) - jeu qui permet aux usagers de
"dévorer" un maximum de passants entre deux stations, en regardant par la vitre.
Le jeu devient un prétexte pour modifier les routines et les réinventer. C’est le cas de jeux géo-
localisés sur Smartphone, des “curiositifs” (Cochoy 2011) qui invitent à pratiquer la ville autre-
ment : modifier son parcours pour atteindre des lieux précis, s’y rendre dans des circonstances
inhabituelles (une place fréquentée en journée, visitée tôt le matin), voire pratiquer de véritables
escalades pour atteindre des points précis. Plus belle la vie propose ainsi au joueur de s'immer-
ger dans les décors emblématiques de la série (le Bar du Mistral, l'appartement de Guillaume,
le commissariat etc.). Le jeu dure le temps de l’existence de la communauté, crée une période
d’exploration puis s’arrête. C’est aussi une activité très contraignante au niveau technique :
entre consommation de batterie élevée et sécuriser les usages qui doivent rester attentif à leur
environnement (éviter de se faire renverser lorsqu’ils regardent leur téléphone) qui fait que la
conception de jeu géolocalisé reste encore sous exploité explique Eric Viennot.
Le jeu est en soi une routine qui permet à ceux qui ne se définissent pas comme des joueurs
de prendre “un peu de temps pour soi” dans les interstices du quotidien (une partie de solitaire
avant d’aller dormir ou dans une salle d’attente). Un artiste ironise d'ailleurs sur cette pratique
en collant des affiches à Paris suggérant que "Jouer à Candy Crush dans cette rame de métro est
passible d'une amende".
26
27. Outre les différentes formes de jeux dans la ville, on observe égale-
ment des possibilités de transformation du rapport à la ville par le
jeu, comme le montre l’émergence de pratiques "vidéo ludiques".
La pratique la plus développe des univers narratifs qui troublent la
frontière entre jeu et monde réel.
Ces pratiques reposent sur quelques évolutions clés :
- La géolocalisation du Smartphone fin des années 2000. Fours-
quare (2010) illustre bien cette première pratique vidéo-ludique
et nomade conçue pour la ville. Cette technologie, toutefois,
n’est pas suffisante pour fonctionner, du fait de la faible préci-
sion de la localisation. Parfois, l’action dépend du fait d’être ou
non à l’intérieur d’un bâtiment, explique Eric Viennot, de sorte
que le jeu doit interagir avec le joueur pour lui faire préciser sa
localisation exacte, à l’aide d’une tâche par exemple. Suivre le
joueur dans l’espace de manière à créer les interactions suffi-
santes pour créer un jeu qui fonctionne ne va pas de soi, même
aujourd’hui explique ainsi le concepteur de jeu.
- L’arrivée de Google Maps et Street View. La vue à la première
personne qui y est développé a emprunté un vocabulaire visuel
du jeu vidéo (Myst, Riven, Atlantide).
- La 3D dans le BTP avec des projets initiés dans les années 80
qui arrivent à maturité aujourd’hui.
- L’essor des moyens de communication portables qui auto-
risent de nouvelles pratiques ludiques entre jeux vidéo et pra-
tiques au sein du monde réel ou Alternate Reality Games (ARG).
A l’instar de PacManhattan (2004) où des joueurs humains
déguisés en personnages de Pac Man reproduisaient, au centre
de New York, des parties en se connectant par messageries
interposées. A la même époque, le jeu I Love Bees est envisagé
comme un ARG promotionnel pour le jeu Halo2, sorti en 2004,
et dont le but est de réussir à entrer en communication avec
une forme d'intelligence artificielle venant d'arriver sur Terre*
pour révéler des éléments de la fiction au fur et à mesure que
les joueurs résolvaient les énigmes. Le principe est de créer des
échanges communautaires “en vrai”, à l’instar des annonces
faites entre dresseurs de Pokémon pour signaler des Pokémon
rares ou à côté de Poké-leurres destinés à les attirer.
L'ARG I Love Bees a attiré
trois millions de visiteurs,
obligeant parfois des groupes
entiers à se rendre à des
points précis dans le monde
réel afin de faire avancer
l’intrigue.
(*) Voir aussi d’autres ARG non liés aux jeux vidéo tels que le Big Urban Game, 2003, ou The Beast, développé en 2001
pour la promotion de film A.I. Artificial Intelligence. Le point de départ était le nom d’une thérapeute de robot dans
la liste des personnes remerciée à la fin du film. Quelques personnes ont cherché des informations sur Google et ont
trouvé un “appel au jeu” déguisé derrière la présentation de cette personne. Finalement, ce sont 3 millions de per-
sonnes qui ont joués à ce jeu, aboutissant à la création de faux droits civils pour les robots. Un mélange de fax, d’appels
téléphoniques et de communautés en ligne a servi de support au déroulement de ce jeu.
27
28. Villes & Jeux Vidéo
Par ailleurs, l’économie du service de la ville met l’accent sur une cer-
taine forme de communautaire et le lien avec les résidents (ex. Yelp,
AirBnB…). C’est ce qui a pu faire dire à Jean-Louis Missika (adjoint au
maire de Paris en charge de l’urbanisme) que la ville est un “MMO”
(“Massively Multiplayer Online game”). Des projets d’ARG vont ainsi
soutenir des démarches de promotion du territoire, des initiatives
touristiques, comme cela était l’objectif du jeu Ghost Invaders - Les
mystères de la Basilique, réalisé en vue de faire découvrir l’histoire de
la ville de Saint-Denis aux 15-25 ans.
Le jeu peut devenir dès lors un nudge, c’est-à-dire un levier pour
transformer les pratiques des citoyens. Plusieurs expérimentations
intéressantes peuvent être citées :
Le projet Chromaroma est un serious game multi-joueurs qui invite les participants, actuels
commuters de Londres, à réaliser des missions dans leur ville de manière à éviter les
heures de pointe et emprunter des parcours plus pertinents du point de vue de l’opérateur
de transport.
Le projet Ingress (Google) où des équipes doivent prendre possession de lieux et d’autres
équipes les défendre de manière virtuelle. A Londres, des équipes belges et sud-africaines
s’affrontent tandis que des joueurs locaux tendent de défendre des portails (Hatfield 2014).
Ces portails virtuels existent un peu partout dans le monde réel. Ils peuvent prendre la
forme d'une statue, d'une fontaine, d'un bâtiment… La pyramide du Louvre en est un, tout
comme le Taj Mahal ou le temple d'Abou Simbel.
Le projet Pokewalker, un podomètre ludique relié au jeu Pokémon Or HeartGold dont les pas
sont traduits en monnaie dans énergie/monnaie du Pokémon. (Nintendo avait déjà créé un
podomètre avec le programme Marche avec Moi associé à la DS, sans succès). Dans le même
esprit, le jeu Meatspace Invasion repose sur la mobilité des joueurs de ce jeu collaboratif en
ville : ils doivent courir pour charger de l’énergie et ainsi battre des monstres localisés en
ville. Il est intéressant de constater que le saut est une modalité de déplacement spécifique
au jeu vidéo (Butler 2014) ; à ce titre il peut être associé à une pratique urbaine de mobilité
décalée (du “parkours” (très présent dans une franchise comme Assasin’s Creed) aux sports
de glisse en passant par le base jump, des pratiques marginales ou interdites).
28
31. Le jeu est déjà présent en ville notamment par le biais du Street
Art et des graffitis qui, depuis la fin des années 80, s’inspirent des
personnes de jeux vidéo. L’exemple plus récent de l’artiste Invader
illustre cette démarche de gamification de la ville à la fois comme
pratique artistique ludique, à la fois aussi comme représentation du
jeu et à la fois enfin comme invitation pour les usagers de la ville de
prolonger l’aventure à l’instar de l’application* Flash Invaders déve-
loppée pour capturer les plus de 3300 “space invaders’” du monde
(Marquez & Tosca 2017).
A une échelle plus importante encore, ce sont les Space Invaders’ pré-
sents en post-it sur les fenêtres des bureaux ou réalisés à partir des
lumières qui marquent la prégnance de ces représentations dans la
gamification de l’urbain**. Jouer en ville est une pratique réelle que
les jeux vidéo ne cessent de renouveler.
(*) https://www.liberation.fr/futurs/2016/07/28/flash-invaders-le-Pokémon-go-retro-
et-arty_1469049 Près de 10 000 joueurs en 2016, après 2 ans d’exploitation de l’appli-
cation. Le but est de trouver les Invaders, qui sont authentifiés à partir d’une base de
donnée de références.
(**) https://www.pop-up-urbain.com/wp-content/uploads/2009/12/monster.blm.gif
31
32. Villes & Jeux Vidéo
Eté 2011 : des employés d'Ubisoft décident de décorer leurs fenêtres en reproduisant, grâce à des
Post-it, des Aliens du jeu Space Invaders. Plus tard, l’immeuble d’en face abritant des salariés de
la banque BNP décide de riposter, reproduisant le canon du même jeu censé détruire les aliens
d’Ubisoft. La post-it war est déclarée.
32
33. VILLE SIMULÉE
Qui n’a pas joué une fois de sa vie à SimCity ?
Construire et simuler la vie d’une ville
est devenu une activité à la fois banale et
ludique qui fait partie aujourd’hui de la façon
d’appréhender le domaine de l’urbain.
Les urbanistes travaillent peu avec les créateurs de jeux vidéo et réciproquement (excep-
tion faite de SimCity ou CitiesXL*). L’inspiration se fait plus de manière intuitive comme le
jeu françaisDishonored** qui n’est pas sans rappeler le système lyonnais des traboules et
son monde économique clairement représenté de manière à reproduire une ambiance
plutôt qu’une réalité urbaine. Pourtant, quelques initiatives démontrent l’intérêt de col-
laborations entre ces métiers en s’appuyant notamment sur deux paradigmes :
Plusieurs entreprises dans le secteur du BTP se sont intéressées à la question de l’ap-
propriation des City Builder (Suvilay 2014). Même si le BIM est une réalité complexe à
mettre en place en raison de l’organisation du secteur professionnel, plusieurs expéri-
mentations ont eu lieu. L’offre est aussi portée par les créateurs de logiciel eux-mêmes
qui y voient un levier de diversification.
Leur crédo est simple : “Si on veut développer un outil de maquette 3D qui permettra de
représenter un quartier en construction et qu’on veut permettre à ses usagers de s’im-
merger dans le futur quartier, alors c’est comme si on envisageait de développer un jeu
vidéo” (Gargov 2015). C’est notamment ce que propose l’entreprise ENODO (http://www.
enodo.fr), acteur de 3D immersives pour les entreprises, proposant un logiciel, CryEngine
qui se veut plus intuitif que les outils du BIM. Outre la mise à disposition du logiciel,
leur offre de services se décline en trois piliers : valorisation, implication des équipes,
formation.
(*) https://fr.wikipedia.org/wiki/Cities_XL Echec commerial, 2009. PC.
(**) https://fr.wikipedia.org/wiki/Dishonored 2012, PS3 et Xbox 360. Ambiance Steampunk.
Le paradigme de la simulation de la ville Le paradigme de la construction de monde
33
36. Villes & Jeux Vidéo
Chaque simulateur se démarque par la complexité des modèles mis
en place ; le gameplay, quant à lui, reste relativement observateur.
La limite de l’approche SimCity
est qu’elle fonctionne comme une
simulation de scénarios, d’actions
possibles et prédéterminées.
Elle n’offre donc pas de capacité
créative de la part des joueurs, ni
la possibilité de détourner ou de
contourner les règles pour proposer
des visions véritablement originales.
(Rufat & Ter Minassian 2012)
En quelque sorte, les solutions apportées par les joueurs sont conte-
nues dans l’algorithme de base. C’est à ce titre qu’il s’agit avant tout
d’outils de démonstration et de conviction. C’est pourtant un para-
digme important identifié au cœur des projets de SmartCity qui
exploitent cette idée de gestion des flux via des salles de contrôle
réelles (Caprotti 2018). C’est donc un impensé idéologique fort qu’il
s’agirait de déconstruire dans l’avenir de ce type de projet.
Certains jeux ont essayé de dépasser cette limite en opérant à la
frontière entre le jeu de plateau et le jeu vidéo comme dans l’ini-
tiative néerlandaise Rezone. Dans ce projet, il s’agit de simuler des
choix et d’apprendre aux pouvoirs publics les conséquences de ses
actions en tant que décideur. (ex. un bâtiment isolé perd de sa valeur,
se dégrade…). Aux États-Unis, le projet Participatory ChinaTown avait
pour objectif d’impliquer les résidents de ce quartier de Boston dans
la rénovation de sa conception en jouant différents rôles concrets au
sein de la ville (ex. trouver un travail).
36
37. Dans ces approches "Sim-City like", on constate qu’il existe un écart important entre la
simulation du jeu, orientée vers une narration et un effet sur le joueur, et le compor-
tement urbain réel. Pour des raisons de gameplay, explique Stéphane Natkin, le jeu va
laisser au joueur une liberté de conception qui n’existe pas dans une véritable ville.
Néanmoins, il existe des tentative pour construire des technologies de moteur de jeux qui
permet de répondre à ces différentes besoins de simulation Par exemple, les projets de
recherche en IA Terra Dynamica piloté par Thales ou le moteur comportemental SpirOps.
Pour essayer d’outiller ces démarches et les rendre plus créatives, on peut intégrer l’ana-
lyse du parcours des joueurs en distinguant certains moments plus à même d’offrir de la
créativité. En effet, les attitudes des joueurs non seulement varient selon les personnes
mais également au sein du cycle de vie du jeu. Ainsi, Richard Bartle (2003) distingue
huit types de joueurs selon leur attitude au sein du jeu vidéo mais aussi deux types de
trajectoires de transformation du joueur de jeu vidéo.
De manière fort intéressante, l’étape terminale de ce processus est celle soit d’un joueur
motivé par ses pratiques de socialisation, soit par des pratiques de hacking, c’est-à-dire
de transformation de la ville au sein de laquelle il joue. De ce fait, permettre de guider
des usagers candides en usages transformateurs et socialement impliqués fait partie du
processus ludique lui-même. Le jeu vidéo permet donc d’impliquer le citoyen et de lui
faire de changer de regard et de pratique vis-à-vis de sa propre ville.
Un exemple récent est celui de l’incendie de la Cathédrale Notre Dame de Paris. Des
centaines de joueurs et fans du jeu ont témoigné leur attachement au batiment sur les
réseaux sociaux et grâce au jeu Assassin’sCreedUnity, heureux de disposer de ce moyen de
continuer de vivre une expérience concrète avec le bâtiment. Au point que certains déve-
loppeurs et fans du jeu ont spéculé sur l’idée que le jeu possédait l'une des maquettes
3D les plus fidèles à ce jour et pourrait servir de référence pour une reconstruction*.
Ubisoft a indiqué dans un communiqué que le studio ne projetait pas de s'engager dans
une telle initiative.
(*) https://www.bbc.com/news/newsbeat-48004285?intlink_from_url=https://www.bbc.com/news/
topics/c008ql15vdxt/gaming&link_location=live-reporting-story
Opportuniste HackerScientifique Planificateur
Griefer* Réseauteur Politicien Ami
(*) Un "griefer" est un joueur qui, dans un jeu vidéo multijoueur, irrite volontairement les autres joueurs.
37
39. Trop souvent toutefois, les projets tendent à renforcer l’hypothèse d’une
capacité de maîtriser les flux de la ville “à la SimCity”. Ce point de vue
tout à fait discutable est très bien illustré par le projet SmartCity VR App
pour T-mobile, où le joueur - un citoyen - voit une ville dont il contrôle les
variables en temps réel à l’aide d’un casque de réalité virtuelle. Cette pers-
pective mérite d’être déconstruite pour concevoir d’autres façons d’intera-
gir réellement avec une ville (à l’aide de données partielles, d’informations
incomplètes, de feed-back médiocres à inexistants…).
Citons d’autres initiatives remarquables :
- The Blockholm project*, Suède, 2013. En s’appuyant sur la technologie
Minecraft, le but est de permettre à des joueurs extérieurs de proposer de
nouveaux bâtiments dont certains ont été soumis au choix des équipes
d’urbanistes. A une échelle plus locale, plusieurs municipalités se sont
emparées de l’outil pour engager des citoyens dans une démarche colla-
borative de numérisation de la ville (à l'instar de Rennescraft, Liège Mine-
craft, Metaverse City Saint Étienne…), d’abord dans un but de créer une
émulation sociale autour d’un projet et de la ville.
- Le “Block by Block project”, fruit d’un partenariat entre l’UN-Habi-
tat (agence de l’ONU qui vise à promouvoir un développement urbain à
échelle humaine) et Mojang (studio suédois de développement de jeux
vidéo), visant à repenser l’organisation urbaine de quartiers défavorisés.
Le programme propose de recréer une maquette du quartier sur Minecraft
puis de l’utiliser pour que les habitants soient en mesure d’apporter eux-
mêmes les modifications qu’ils souhaitent voir venir ou de s’en servir
comme un modèle assez proche de la réalité pour démontrer l’intérêt d’une
installation. Parmi les projets emblématiques, un quartier défavorisé à
Haïti habité principalement par des pêcheurs analphabètes : installation
de luminaires, de toilettes publiques et d’arbres ou encore la création d’un
terrain de football furent ainsi proposés aux architectes liés au projet qui
purent proposer une version applicable.
- L’utilisation du logiciel “CityEngine” pour concevoir 10km² de projet à
Marseille pour Eiffage**.
- De nombreux jeux vidéo permettent d’amender ou d’enrichir une carte
du territoire suite à son expérience et donc d’agir dessus (ex. Zelda,Terraria).
- Certaines franchises rendent possible la construction des mondes repré-
sentés dans un premier but de rendre possible la personnalisation du jeu.
Mais cela peut aussi constituer un travail valorisé à l’instar des parcours
de voiture de TrackMania United qui font l’objet d’un commerce en peer to
peer entre joueurs à l’aide d’une monnaie virtuelle, le copper.
(*) https://blog.safe.com/2013/10/real-world-minecraft-meet-blockholm-sweden/
(**) https://www.esri.com/en-us/arcgis/products/esri-cityengine/success-stories/marseille-urban-planning
39
40. Villes & Jeux Vidéo
De manière plus radicale, les villes de jeux vidéo peuvent être l’oc-
casion d’expérimenter des hypothèses fortes :
- Explorer des environnements extrêmes, à l’instar de jeux comme
Prey ou BioShock (en particulier la première version du jeu et sa ville
de Rapture) qui ont créé des “immeubles” auto-suffisants en explo-
rant des environnements extrêmes (ville spatiale, ville sous-marine…)
- Tester des formes de construction à partir de déchets comme le
permet le jeu Fallout 4 dont les joueurs diffusent en ligne les colo-
nies les plus improbables sur la base de ce que le jeu permet. Le jeu
promeut également une idéologie du DIY en lien avec les enjeux cli-
matiques, au risque toutefois, explique Nicolas Jaujou, d’excuser en
quelque sorte les erreurs des décideurs actuels en invitant à jouer
avec une situation “du pire” ;
- Habiter les infrastructures, une idée très présente chez un auteur
de SF comme Gibson, bien représentée par exemple dans Metro
Exodus où les ponts ferroviaires urbains sont devenus des colonies
habitées.
Ces détournements d’usage sont appelés UGC (“User Generated
Content”) et sont plus ou moins bien intégrés par les concepteurs de
jeu sous la forme de modules qui reproduisent des pratiques excep-
tionnelles ou sous forme de modules qui permettent de réaliser des
tâches originales que certaines usagers du jeu ont déjà entrepris de
concevoir.
Or, comme le regrette Nicolas Jaujou, cette approche trouve difficile-
ment écho chez la plupart des concepteurs de jeux de type SimCity qui
tendent à privilégier l’expression de messages-clés que d’insister sur
la créativité des communautés de joueurs. Des plateformes telles que
Minecraft ou Roblox sont à ce titre bien plus favorables à la créativité
des joueurs. Il y a ici une opportunité intéressante de renverser ce
paradigme pour bénéficier d’une formidable créativité potentielle
qui, à ce jour, reste peu ou mal outillée et exploitée.
40
41. VILLE CARTOGRAPHIÉE
Un domaine dans lequel la problématique du contenu généré pas les usagers
reste plus riche est celui de la cartographie.
Les jeux vidéo proposent de nombreuses cartes qui orientent la vision de la ville
pour le joueur. En effet, explique Eric Viennot, la carte est, plus que le temps,
la base du game design .
“La plus grande partie des jeux vidéo se
conçoivent comme une narration dans
l’espace et pas dans le temps : un jeu vidéo
c’est avant tout des objets posés sur des
cartes.” (Eric Viennot 2012)
Plus que leurs formes, ce sont leurs usages et ce qu’elles créent qui peuvent
inspirer. Deux types de cartes accompagnent les jeux :
Dans un jeu comme Minecraft qui peut potentiellement recouvrir une surface
équivalente à huit fois la Terre, la localisation ne va pas de soi et demande de
développer des outils personnels pour se repérer (fabriquer une boussole, lais-
ser des repères pour naviguer). L’absence initiale de carte contribue à renforcer
les pratiques exploratoires.
Les cartes “on screen radar” qui accompagnent l’action et donnent des informations en
temps réel sur l’état de la ville. Elles peuvent éventuellement guider, à la façon d’un GPS,
en traçant le parcours du jour (ex. GTA) au risque que le suivi du jeu devienne un suivi de
carte au détriment de l’expérience de la ville elle-même (Schweizer 2009). L’UX des cartes
de jeux vidéo pourrait constituer un sujet de recherche en soi tant il existe des variantes
propres à enrichir tout travail de réalité augmentée, oscillant entre saturation ou solutions
élégantes pour représenter des informations complexes (ex. la boussole en plan linéaire
dans Fallout 4 ou la détection des cibles ennemies par une tranche de cercle au centre de
l’écran de Mirror’s Edge : Catalyst).
Les cartes “pause menu” qui permettent de faire un bilan, d’identifier une zone à explorer
et sont le point de départ de missions. UltimateSpiderMan offre des possibilités extrêmement
détaillées à cet égard, comme par exemple la liste ordonnancée de futurs crimes, mais qui
impliquent de “sortir” de l’action. Ces cartes scandent les activités des joueurs.
41
43. Parmi les expérimentations remarquables en matière de jeu vidéo, le “fog of
war” est une stratégie intéressante enrichissant le gameplay : dans un jeu
en 2D, le champ de vision est recouvert de brouillard et il ne se découvre
qu’au fur et à mesure de l’exploration ou, par exemple, de l’envoi d’éclaireur.
Il y a donc une pratique volontaire de masquer tout ou partie de la carte
(Gargov 2010a).
Les pratiques de mobilité guidée
sont un classique des jeux vidéo.
"Manger" une récompense contribue
à motiver le joueur à avancer.
On retrouve cette mécanique de jeu
au sein des premières versions de Waze,
une cerise étant “consommée”
pour motiver le conducteur à poursuivre
sa route.(Gargov 2010b évoquant l’analogie avec le jeu PacMan Dash)
De manière à la fois exacerbée et originale, la dynamique de Mirror’s Edge
est intéressante car le joueur ignore ce qu’il doit faire et fait confiance aux
objets rouges qui peuplent le monde et qu’il actionne pour avancer dans le
jeu sans toujours comprendre ce dont il retourne.
A contrario on peut s’inspirer des graphismes anciens qui, faute de capacité
de représentation élevée, poussaient à un traitement iconique des lieux
qu’on ne retrouve plus sur les cartes détaillées actuelles. Ou, comme dans
le cas de notre connaissance unique de Sid Meier’s Pirates, on offrait une
carte papier en complément du jeu pour permettre au joueur d’explorer
l’environnement virtuel.
L’absence de carte peut, à l'inverse, devenir une mécanique de jeu devant
apporter une forme de désorientation mécanique visant à l’exploration du
monde sur la base d’indices (ex. DarkSouls) ou sur la base de rencontres avec
des personnages du jeu (ex. Mirror’s Edge : Catalyst).
Pour prolonger l’enjeu des cartographies, voir le forum “The cartographers’ Guild” https://
www.cartographersguild.com/content.php?s=a34ae7033e9970db3b9ad09b9827768b qui
réalise la curation de cartes de mondes imaginaires produits par la culture populaire. 43
44. Villes & Jeux Vidéo
L’expérience du jeu, bien que virtuelle, possède une réelle matérialité au sein des représentations mentales
des joueurs. En témoignent les cartes dessinées par les joueurs eux-mêmes* par goût esthétique ou comme une
pratiquenécessairepourseremémorerdestactiquesdedécouverteetmieuxs’approprierlejeu(Pappas2012).
Elles peuvent être la quête du jeu elle-même, comme dans Etrian Odyssey.
Source : http://mapstalgia.tumblr.com/
44
46. Villes & Jeux Vidéo
VILLE EXPÉRIMENTÉE
Le joueur découvre une ou plusieurs villes. Elle est rarement, sinon
jamais, la simulation exacte de son quartier, de sa rue, ou plus largement
de sa ville. De ce fait, le joueur est dans une posture particulière : celle
de découvrir une ville et de chercher à l’interpréter et à la décoder. Cela
tranche avec l’expérience de la ville quotidienne, du moins des joueurs
citadins. Certains jeux ont ainsi mis en place des points de repères ou des
balises pour permettre de “comprendre” l’univers qui s’ouvre à soi, (ex.
la tour au centre de City 17 du jeu Half-Life 2) tandis que d’autres, comme
Persona 5, jouent sur le caractère isolé de lieux entre eux en obligeant à
prendre le métro entre deux “scènes”. Après avoir exploré en profondeur
“sa ville” sur un jeu vidéo, l’expérience va pendant quelque temps garder
une saveur différente.
“En prenant le pont au Change pour regagner la
rive droite de la Seine, je me suis surpris à me
figurer mentalement la silhouette du Châtelet…
Une forteresse disparue au début du XIXe
siècle
mais qui m’est devenue familière à force de
jouer. Son fantôme fait à présent partie de mon
Paris.” (Moulin 2015, à propos de Asassin’s Creed Unity).
Le premier exemple réaliste de ville est TheGetaway, en 2002, qui a repro-
duit à l’identique 10 miles carrés de ville en s’appuyant sur un demi-mil-
lion d’images réelles. Depuis lors, la taille des surfaces équivalentes de
villes disponibles en mode ouvert ne cesse d’augmenter tout comme
l’ajout de reproductions fidèles d’immeubles iconiques, l’existence d’un
rythme jour/nuit (Spider Man 2) et la présence de frontières claires (Tom
Clancy’s The Division) augmentent le réalisme de la ville lors du jeu. Une
autre approche par ailleurs - comme dans Sleeping Dogs (Hong-Kong) ou
Assassin’s Creed : Unity (Paris au Moyen-Âge) - intègre les petits détails
d’interaction (cabines téléphoniques et poubelles “authentiques” dans le
premier cas, des immeubles iconiques reproduits à l’échelle 1:1 dans le
second cas) qui créent l’illusion. Dans d’autres jeux, l’approche est tout
à l’inverse exagérée, comme dans VRobot où le joueur incarne un robot
géant qui doit éliminer des véhicules autonomes et autres IA. Le point de
vue est tout à fait singulier, littéralement puisqu’il repose sur l’usage de la
Réalité Virtuelle. Il reste cependant exagérément caricatural par l’usage
qui est fait de la ville.
46
47. A ce titre, le joueur qui découvre la ville emprunte à la posture de
l’anthropologue qui, lorsqu’il entre sur un terrain, cherche rapide-
ment à décoder les usages et coutumes de manière à devenir un
résident légitime parmi ses informateurs. Les joueurs témoignent
de la proximité de l’expérience de la découverte d’une nouvelle ville
par îlot et en lien avec des sorties de métro, par exemple, analogue
au mode exploratoire classique des villes en monde ouvert (Jam-
bon-Puillet 2017).
On peut chercher à comprendre quels sont les repères que le joueur
utilise pour prendre place dans la ville et ainsi espérer mieux com-
prendre comment aider les usagers/joueurs à générer une expérience
utile des différents stimuli urbains. Et ainsi tester des hypothèses
sur les meilleures façons d’aider à l’appropriation d’une ville (en lien
avec les primo-arrivants résidentiels, les jeunes qui acquièrent de
l’autonomie dans leurs parcours ou encore les touristes et visiteurs
occasionnels). Le jeu vidéo permet ainsi d’aider un nouvel arrivant à
découvrir une ville ou à la partager (Jensen 2018, rapportant l’anec-
dote d’un écrivain, Seth Rogen, utilisant le jeu True Crime : Street of LA
pour expliquer sa nouvelle ville à un partenaire de travail).
On sait en effet que les joueurs sont très sensibles aux détails de
l’environnement pour “lire” et comprendre la ville. Ainsi, dans les
derniers épisodes de la franchise GTA, explique Nicolas Jaujou, l’in-
tensité de la verdure entre les dalles de trottoirs témoigne de la socio-
logie du quartier. Un détail qui n’a pas échappé aux joueurs et qui
leur permet de comprendre et de s’approprier l’univers qu’ils visitent.
Il y a donc un important potentiel en matière de valorisation des
territoires ou de création d’une expérience touristique “à distance”.
Celle-ci est d’autant plus originale qu’elle peut reposer sur la combi-
naison de plusieurs médias, comme le jeu PlusBellelavie qui s’appuie
autant sur le Marseille réel que celui, déjà transformé et fantasmé,
de la série télévisée. Le jeu permet ainsi de rendre plus durable une
expérience de visite. Par exemple, pour le département de l’Aude, Eric
Viennot a créé un jeu qui invite les enfants à suivre plusieurs quêtes
à partir d’une première expérience. Ainsi, la visite d’une attraction
touristique majeure (ex. les remparts de Carcassonne) est le point
de départ pour d’autres visites mineures (ex. des châteaux en ruine
moins connus dans la région). Au cœur de l’économie de l’attention,
le jeu a vocation à créer le de l’engagement. Voire, selon Pierre-Wi-
liam Fregonese, participer à la création d’une “marque France”, en
propageant un imaginaire choisi de son propre pays.
Avec plusieurs centaines
de kilomètres de rues et
d’autoroutes, True Crime :
Street of LA, qui a pour
cadre Los Angeles, est la
plus grande ville réelle
jamais modélisée pour un
jeu vidéo.
47
49. Les interactions dans les villes sont aussi différentes de l’exploration “ordi-
naire”, qu’elle soit touristique ou liée à une pratique privée ou professionnelle.
Au joueur est assignée une succession de tâches qui contribuent à guider progressi-
vement la découverte de la ville. Il faut parfois résoudre une tâche secondaire pour
accéder au “niveau suivant”. Il y a donc une possibilité de guider/canaliser le vécu du
citoyen. Dans le jeu True Crime : Street of LA cité précédemment, la richesse du jeu se
dévoile donc peu à peu en fonction de vos progrès policiers. Burn-out, arrêt d’urgence,
neutralisation d’une autre voiture en la forçant au tête-à-queue : pour tenter d’obtenir
ces bonus en termes de conduite, le joueur doit accumuler les points en réussissant
les missions ou en arrêtant des criminels.
La ville peut ainsi se dévoiler progressivement de manière à permettre de découvrir
une nouvelle zone de la ville, un monde parallèle, … (Pearce 2002) et accéder à des
villes “parallèles”. Cela peut se faire en identifiant des moyens de "cracker" l’accès
d’un monde à l’autre à l’instar du passage de Arkham City à Gotham City dans le jeu Bat-
man : Arkham City qui requiert une manœuvre de jeu particulière. Ou par des actions
qui “débloquent” des accès : lire un magazine sur la pêche rend accessible le fleuve ;
avoir des amis en nombre suffisant permet d’aller au shop de Ramen (dans Persona 5)
ou trouver une clé qui ouvre une porte dans GTA. L’identification de ces futurs por-
tails avant même d’avoir trouvé la clé fait partie des savoir-faire des joueurs experts.
(Schweizer 2009).
L’introduction dans tout nouvel espace est guidée. Le fait d'offrir un “tutoriel” de la
ville peut prendre la forme d’une mission courte, d’une première étape “facile” qui
permet de découvrir l’univers de la ville, ses codes, ses usages. Un tutoriel classique
consiste à organiser une course poursuite dans le but de guider l’exploration initiale,
une mécanique employée dans Ultimate Spider Man et Spider Man 2 pour apprendre à
créer des mouvements de déplacement fluides au sein de la ville (Schweizer 2009).
La ville du jeu vidéo est “surprenante par design” ce qui veut dire qu’elle est élaborée
de manière à générer des expériences surprenantes “au coin de la rue” (Borden 2007)
en rendant possible des expériences interdites dans le monde physique (se téléporter
de ville en ville, se déplacer avec un parapluie, mourir et renaître, détruire tout et
recommencer, comme le permet par exemple Fortnite).
49
50. Villes & Jeux Vidéo
Créer un “terrain de jeu” de sorte que les règles d’usage en soient modifiées et que le regard
porté soit, littéralement, différent (ex. explorer New York en tant que Spider Man depuis
les airs, Pearce 2007). On peut ainsi explorer des usages “interdits” tels que rouler sur les
trottoirs, dans les immeubles (Drive), emprunter “sans permission” différents types de
moyens de transport (s’accrocher à un hélicoptère dans SpiderManUltimate) et de manière
plus spectaculaire, détériorer la ville, voler (The Warriors) ou tuer (GTA). Pour le joueur,
ces différentes formes de liberté peuvent s’avérer des formes de dissonances cognitives
difficiles à résoudre, par exemple dans le cas où ce dernier désire changer de voiture en
cours de route et décide de ne pas garer celle qu'il abandonne (Schweizer 2009).
La ville n’est pas explorée de manière linéaire, elle s'efforce d'offrir des allers et retours, des
mêmes séquences rejouées : il y a donc une contraction du temps qui rend possible, dans
une même vie, d’expérimenter plusieurs aspects d’une séquence et d’un trajet en ville.
Certains artifices narratifs vont parfois jusqu'à ralentir le temps du joueur pour permettre
plus de précision dans l’action. Il y a également une valorisation de la sérendipité - à
l’instar de l’application Sérendipitor - mais aussi un rapport au temps et à “l’essai-erreur”
qui n’a pas d’équivalent à ce jour dans le monde réel. L’archétype du labyrinthe convoque
l’idée d’une familiarisation progressive par la répétition des passages. La ville en jeu vidéo
constitue de ce fait un “tiers lieu” au sens premier du terme (Oldenburg 1989) qui est un
lieu où on investit du temps, un espace qui n’est pas tout à fait chez soi et pas tout à fait
un espace de travail.
On peut construire ou détruire des morceaux de ville, comme dans InFamous où il faut dété-
riorer les systèmes de surveillance pour avancer dans le jeu. Plus simplement, on peut
se l’approprier ou l’accaparer (ex. repeindre en couleur la ville dans de Blob) ou encore
utiliser la ville comme un moyen de ralentir ses concurrents dans une course urbaine
(Split/Second Velocity).
Enfin, on peut accéder aux ressources de chaque usager de la ville. WatchDogs est construit
sur la capacité d’accéder aux différents capteurs et effecteurs de la Smart City totale. Cela
donne au jouer la capacité d’exploiter pour son propre bénéfice ces ressources qui actuel-
lement restent accessibles uniquement à certaines administrations et, en quelque sorte
et de manière très jouissive, avoir les “clés de la ville”.
50
52. Villes & Jeux Vidéo
De manière plus radicale, le jeu peut permettre de simuler des situa-
tions de vie exceptionnelles qui existent pourtant au sein des villes.
Or, comme le constate Stéphane Natkin, certains points de vue sont
plus rarement que d’autres empruntés au sein des jeux vidéos. Il
existe toutefois quelques pistes pour envisager le potentiel de jouer
le rôle d’un usager invisible des villes.
Nous avons commencé l’exploration de la ville au sein des jeux
vidéo en démontrant son caractère conventionnel. Nous constatons
désormais que l’expérience ludique peut au contraire proposer des
démarches originales susceptibles d’inspirer des projets de concep-
tion ou de créer de nouvelles interactions entre joueurs, concepteurs
de ville et décideurs. Ces thèmes, toutefois, ne se donnent pas à lire
aisément et répondent à des problématiques au cas par cas ce que
nous allons explorer de manière spécifique dans la partie suivante
en abordant quatre thèmes en particulier.
Mécanismes de survie Le jeu polonaisThisWarofMinea marqué une étape en proposant
de jouer le rôle d’une famille au sein d’une ville assiégée. Le jeu consiste à survivre ce
qui ne peut se faire qu’au détriment des autres joueurs. Plus classiquement, des jeux
vidéo de guerre permettent de jouer sa ville en pleine guerre (Paris dans Battlefield 3
ou Londres dans Call of Duty : Modern Warfare).
Mécanismes d'investissement Le jeu indépendant Nova Aleasimule des stratégies d’in-
vestissement en ville : une plateforme très élégante et abstraite permet de négocier
des investissements (achat et vente) et de percevoir graphiquement sur les mécanises
globaux de spéculation avec l’opposition des résidents aux mécanismes de gentrifica-
tion ou de dévaluation de leurs biens. Le collectif néerlandais Pop-up-Citya produit un
pastiche de jeu vidéo destiné également à “jouer avec” la gentrification : Gentrification
Battlefield.
Mécanismes d'expression Explorer des pratiques artistiques marginales telles que le
graph rendu possible dans un jeu voulu par le designer Mark Echo, Getting Up, le but
étant de réaliser des graffitis tout en évitant la censure d’une ville imaginaire. Voir
aussi des micro-jeux de graffiti dans GTA San Andreas et The Warriors. Tony Hawk’s Under-
ground 2 permet de réaliser des graffitis personnalisés.
52
53. Exploration
thématique
Dans la deuxième partie de ce rapport,
nous proposons d’explorer plus en
détails les enjeux liés à 4 thématiques
importantes au regard de l’actualité de
la ville, à savoir la place de l’intelligence
artificielle (IA), les services, la
mobilité et la résilience des villes.
54. Villes & Jeux Vidéo
IA
MOBILITÉ
SERVICES
RÉSILIENCE
54
55. INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
L'IA MISE EN SCÈNE DANS LES JEUX VIDÉOS
On peut appréhender la problématique
de l'intelligence artificielle (IA) par
deux entrées : les représentations et
usages de l’IA - réelles et métaphoriques
- au sein des jeux vidéo d’une
part et la contribution de l’IA à la
conception des jeux d’autre part.
Les jeux vidéo font un usage limité de l’IA dans l’animation des villes où le
script est la modalité d’animation dominante, explique Eric Viennot, à la
différence des espaces ouverts qui en font plus volontiers usage. D’une cer-
taine manière, l’IA est limitée et tend à rendre crédible des comportements
de foules non à générer des actions inédites (ou alors elles sont involon-
taires). Cela a été le cas dans le jeu Elite Dangerous où les concepteurs ont
voulu donner un peu plus de liberté aux personnages non joueurs (PNJ). Au
lieu de simplement complexifier le jeu, ces personnages ont créé des armes
inattendues en mixant des statistiques d’armes et d’expertises qui n’auraient
pas dû l’être. Ces ainsi que ces PNJ ont pu inventer des armes laser n’ayant
pas besoin de se refroidir ou des armes à poudre ayant une capacité illimitée.
En ce qui concerne la ville plus précisément, deux postures extrêmes se
dégagent.
55
57. Un exemple célèbre démontre le potentiel créatif du jeu vidéo en la
matière. Il s’agit de l’assistant vocal, inventé pour la première fois
dans un jeu vidéo, Halo. Combat Evolved. Cortana est l’assistant qui
accompagnait le joueur et prenait soin de lui durant tout le jeu.
Plus tard Microsoft s’inspirera de ce caractère pour concevoir son
propre assistant vocal allant jusqu’à utiliser la même actrice ayant
donné sa voix à l’avatar du jeu et associer des équipes du dévelop-
pement du jeu (Webster, 2019). On observe pour ce premier avatar
d’assistant le fait qu’il s’agisse d’une femme avec un humour bien
particulier, des références reprises depuis par Siri ou Alexa.
Ce type d’“assistants” joue souvent un rôle-clé dans le jeu dans la
mesure où il accompagne le joueur dans sa découverte et devient
un partenaire-clé de sa montée en compétences en lui faisant des
recommandations de stratégies, en combattant à ses côtés ou même
en le soignant. Ces représentations d’IA sous forme de partenaires
sont souvent clés dans le jeu. Elles peuvent parfois avoir une noto-
riété supérieure au héros principal. Parmi les personnages les plus
notoires, on notera Ellie de TheLastofUs, Elika de PrinceofPersia,Quiet
de Metal Gear Solid ou encore Elisabeth de BioShok.
Les méthodes utilisées pour ces assistants mais aussi pour la plupart
des personnages non joueurs sont essentiellement doubles :
- Le Pathfinding, qui vise à modéliser la meilleure manière d’aller
d’une étape A à une étape B. Il s’agit d’une approche assez pauvre en
termes d’intelligence et qui vise à optimiser la mobilité des PNJ qu’ils
soient méchants ou alliés.
- Le Finite State Machine qui vise à permettre à un personnage non
joueur de se trouver dans plusieurs états (le fantôme de PacMan qui
change de couleur et va plus vite par exemple).
57
59. Les développeurs de jeux n’utilisent pas les autres
méthodes d’IA - plus abouties - telles que le machine lear-
ning. En effet, il ne faudrait pas que les personnages non
joueurs deviennent tellement intelligents que tous puissent
battre tous les joueurs. C’est pourquoi, explique Jean-Bap-
tiste Clais, les développeurs vont, à l’inverse, tenter de
modéliser l’environnement de telle manière qu’il puisse
donner un sentiment de réalité. L’exemple le plus connu
est le “warning shot” de Read Dead Redemption 2 où le héros
tire en l’air et tue un oiseau*. Ceci n’est pas volontaire et
est uniquement la conséquence du fait que le programme
dirigeant l’oiseau l’a amené à être ici à ce moment précis.
La perception de réalisme est ainsi tirée de ces interac-
tions complexes. Un autre exemple connu des joueurs de
Zelda est la capacité insérée dans le jeu à cuire des pommes.
Encore une fois cela n’a pas été défini stricto sensu dans
le jeu ; c’est davantage la résultante des règles de base de
l’environnement de Zelda : le feu brûle + les pommes sont
comestibles = on peut faire des pommes brûlées pour les
manger.
Dans Read Dead Redemption
2, le héros tue sans le vouloir
un charognard qui volait
autour d'une personne prise
pour cible. De nombreux
autres défis, tirant parti
du machine learning, sont
proposés au joueur, comme
le fait de devoir abattre cinq
oiseaux volants depuis un train
en mouvement.
(*) http://www.gameblog.fr/news/79274-l-image-du-jour-l-intimida-
tion-a-son-maximum-dans-red-dead-r
59
60. Exploration thématique
Angelina, un réseau
neuronal capable de
concevoir ses propres jeux, a
déjà plus d'une centaine de
jeux vidéos à son actif.
(*) https://gamesbyangelina.itch.io/
L'IA COMME SUPPORT
À LA CONCEPTION DES JEUX VIDÉO
Une transformation massive de
la conception des jeux vidéo est
en cours : les décors, notamment
les villes, peuvent aujourd’hui
être traités non plus à partir d’un
schéma préalablement dessiné mais
à l’aide d’une IA qui extrapole sur
la base de matériaux initialement
communiqués.
C’est le concept de la génération procédurale qui permet de concevoir
des univers “from scratch”. Les explorations actuelles sont au stade
de la recherche académique à l’instar du projet Angelina de l’anglais
Michael Cook de l’Université de Falmouth* . Angelina est un acronyme
de “A Novel Game-Evolving Labrat I have Named ANGELINA”. Le jeu est
ainsi élaboré qu’on nourrit l’IA qui décide ensuite, en allant chercher
en ligne des associations, de créer des univers de jeu spécifiques. Si
l'initiative est séduisante, le résultat final n'est pas toujours à la hau-
teur. Dans des premiers tests de l'intelligence artificielle menés sur
un corpus de 100 jeux générés aléatoirement, seulement 3 étaient
parfaitement jouables, montrant que le chemin est long pour que la
machine remplace les gamedesigners. Bien que les résultats de ces 3
jeux soient assez dérangeants - les associations faites sont “bizarres”
pour un être humain - Michael Cook pense arriver à terme à ce que
l’on joue à son jeu - non pas à cause d’Angelina comme c'est le cas
aujourd'hui - mais pour le résultat du travail d’Angelina.
60
61. Les premières expérimentations en ce sens appliquées à la ville s’appuient
sur des visuels issus de villes réelles. C’est le cas de Nvidia qui est parvenue
à créer un jeu vidéo dont les graphismes ont été générés par une intelligence
artificielle à partir de vidéos du monde réel. Pour ce faire, Nvidia indexe le
monde physique - en exploitant des données open-source utilisées dans le
domaine de véhicules autonomes - et alimente une base de données qui est
ensuite utilisée pour que l’IA produise d’elle-même des villes qui n’existaient
pas.
Ce type de démarche pose la question de la
prochaine étape : que se passerait-il si l’on poussait
des hypothèses soit radicales (villes extrêmes
contemporaines) soit projectives (données de villes sans
ressources ou avec des pratiques sociales inédites) ?
Si les IA utilisées au quotidien doivent répondre à des cahiers des charges
précis (conduire des voitures, répondre à des questions, identifier des chats
dans des photos sur Internet…) ceci les rend très conservatrices. Le jeu vidéo
offre potentiellement un territoire plus libre pour tester les effets de l’IA sur un
monde possible. Toutefois, l’industrie du jeu est elle-même très demandeuse
de prédictibilité pour maîtriser les effets sur les joueurs*.
Les stratégies actuelles consistent avant tout à générer de la surprise ou un
effet de monde naturel :
- en injectant des éléments aléatoires dans un cadre qui reste toutefois très
contrôlé ;
- en multipliant les règles complexes dont l’agrégation ressemble à une forme
intelligente.
En particulier, en décomposant le style de jeu du joueur, on peut tenter de
modifier la réaction du jeu et créer ce sentiment d’autonomie des autres per-
sonnes / de l’environnement. Le but économique de ce type de démarche est
d’accrocher, grâce à la personnalisation, le 1 % de joueurs qui représentent 50
% des dépenses en la matière : les “baleines” (“whales”).
Créer des personnes réellement apprenants et donc autonomes reste encore
un gap considérable pour l’industrie du jeu vidéo. Toutefois, la recherche s’or-
ganise en ce sens et les industriels investissent afin d’améliorer l’expérience
du joueur grâce à l’Intelligence Artificielle à l’instar de la cellule SEED d’Elec-
tronic Arts.
(*) https://www.theverge.com/2019/3/6/18222203/video-game-ai-future-procedural-generation-deep-learning
61
62. Exploration thématique
Nvidia a présenté une intelligence artificielle qui reproduit rapidement des environnements virtuels à 360° à
partir de l'analyse de vidéos. Pour l’heure, cette innovation n’en est qu’à ses balbutiements. Selon Nvidia, il fau-
dra sans doute attendre plusieurs années pour que de véritables jeux vidéo aux graphismes générés par une IA
soient disponibles sur le marché. Toutefois, sur le long terme, cette technologie pourrait bouleverser la façon dont
les jeux sont créés.
Source : https://www.youtube.com/watch?v=ayPqjPekn7g
62
63. LE JEU COMME SUPPORT
DE DONNÉES COMPORTEMENTALES :
UN TERRAIN DE JEU POUR L’APPRENTISSAGE DES IA
Une dernière approche est possible et fait actuellement l’objet de nom-
breuses discussions : considérer le jeu comme un formidable réservoir
de données comportementales - bien plus riches et ciblées que les don-
nées de navigation web par exemple – lesquelles peuvent ainsi servir
à des campagnes poussées de machine learning.
Le jeu Mad University développé par l’université d’Alicante vise ainsi à
immerger des joueurs dans un MMORPG pour que l’IA puisse apprendre
avec des bases de données évolutives et non standardisées contraire-
ment à la pratique normale. L’idée sous-jacente est que lorsque l’on
confronte une IA à des agents qui sont réellement intelligents, son
apprentissage devrait être largement amélioré. Le jeu modélise un
hôpital psychiatrique dans lequel les joueurs essaient d’être le plus
malade possible tandis que les IA (docteurs, infirmiers…) essaient de
les sauver. Le traitement se traduit par des interactions entre un joueur
et une IA au travers plus spécifiquement le fait de jouer à des jeux. Si
le joueur gagne, il devient alors de plus en plus malade et l’IA apprend
petit à petit quels sont les traitements qui marchent ou pas. Les IA ne
connaissent pas les résultats des traitements qu’elles donnent. Elles
doivent donc s’adapter à chaque fois et ainsi apprendre.
Un projet du MIT, Restaurant Game, adopte une approche similaire : il
s’agit pour le joueur d’aller au restaurant et d’interagir avec un serveur.
Ce dernier est un PNJ mais ses actions sont liées à un apprentissage
complexe. En l’occurrence, le concepteur du jeu a demandé à des mil-
liers de personnes de jouer le serveur pendant qu’une IA observait les
comportements et apprenait. Le résultat - en continuelle évolution - est
l’agrégation de milliers de données comportementales et permet au
serveur de réagir intelligemment à quasiment toutes les interactions
possibles.
Cette stratégie est d’ores et déjà employée par l’armée américaine dans
ses procédures de recrutement pour sélectionner les profils les plus
capables (Pearson 2015).
63
64. Exploration thématique
Restaurant Game : un serveur qui apprend à partir des milliers d’interactions précédentes.
Source : The Restaurant Game
En 2017, Blizzard a ouvert le jeu StarCraft II aux chercheurs en intelligence arti-
ficielle. Google DeepMind en a donc profité pour créer une IA baptisée AlphaStar
et tenter de lui apprendre à maîtriser le célèbre jeu vidéo grâce au Deep Learning.
Un an plus tard, au cours d'une compétition, AlphaStar a battu deux des meilleurs
joueurs professionnels du jeu vidéo Starcraft II en les battant chacun cinq fois
d’affilée.
Néanmoins le risque de ces développements est de permettre aux IA malveillantes
de s’entrainer sur des données très fines et donc de développer leurs capacités d’ap-
prentissage à des fins d’attaques sur le monde réel (Wakefield 2016, Wheeler 2018).
On constate aujourd’hui que les IA se montrent efficaces pour battre les joueurs
humains sur des jeux de guerre complexes (Collins 2019). Toutefois, aucune appli-
cation n’a à ce jour valorisé l’environnement urbain.
64
65. EN CONCLUSION :
L’IA LUDIQUE DANS LA RÉALITÉ DE LA VILLE ?
L’IA occupe aujourd’hui dans le jeu vidéo une place encore faible au
regard des enjeux des développeurs - générer des situations de com-
plexité mesurée au regard des compétences des joueurs - et des aspects
technologiques, à savoir la grande complexité de générer de véritables
IA. Cependant, plusieurs pistes créatives peuvent être partagées sur
la base des quelques expérimentations que nous venons de présenter.
Tout d’abord, un enjeu des IA réside dans la capacité à créer des inte-
ractions non volontaires entre un joueur et son environnement. Les
modèles de décisions des jeux permettent de créer des interactions
aléatoires ou encore d’humaniser des personnages non joueurs au tra-
vers de la combinaison économe de plusieurs variables.
Cette intelligence de la complexité développée
dans le contexte des jeux pourrait être
avantageusement transférée à la conception
d’expériences urbaines, en particulier
dans la perspective de créer des échanges
enrichis avec des composants non vivants
de la ville tel le mobilier urbain.
Cette capacité d’interaction enrichie est au cœur de la franchise Watc-
hdogs qui offre un questionnement intéressant : et si le citoyen possé-
dait les clés de la ville, quelle expérience et quel services pourraient
être développés ? Si le jeu d’Ubisoft explore des usages plutôt malveil-
lants, il y aurait tout bénéfice à explorer une situation inverse de géné-
ration d’actions positives à partir des opportunités identifiées dans le
jeu et d’autres identifiées sur un principe similaire.
Les jeux nous montrent aussi l’importance de compagnons d’explora-
tion sur la base de l’imaginaire qui a présidé à la conception des as-
sistants personnels. Il semble dès lors pertinent, du fait de l’actualité
de ce concept, de se poser la question des assistants personnels de
citoyens. Le jeu vidéo est un laboratoire qui teste déjà cette hypothèse
et qu’il pourrait être judicieux de creuser en détails.
65
66. Exploration thématique
On voit également que certains projets indépendants explorent des
IA pour générer des contenus uniques sur base de données produites
par les joueurs. Et si les citoyens étaient mis en relation avec des IA
équivalentes, quelles formes urbaines pourraient ainsi naître ? Dans
la perspective d’améliorer l’engagement citoyen et de renouveler les
approches participatives dans les territoires, il y a là une belle oppor-
tunité de concevoir de nouveaux outils et d’en tester les apports. Ou,
à l’inverse, utiliser le jeu comme une opportunité de produire des
données comportementales massives sur des hypothèses d’aménage-
ment urbain très ciblées et ainsi donner aux IA le matériel nécessaire
pour aider à des décisions d’urbanisme réel.
De manière très opérationnelle, à l’instar de la pratique de la NAVY
américaine, le jeu peut devenir un filtre de recrutement pour tester,
de manière ciblée et riche, les compétences de futurs collaborateurs,
en l’occurrence dans le domaine des métiers de la ville.
Enfin, une analogie a retenu notre attention. Puisque le but de toute
intelligence au sein des mécanismes ludiques est de ne pas mettre
en échec trop rapidement le joueur, il nous semble très fécond de
nous poser en miroir la question suivante : à quoi ressemblerait une
expérience urbaine qui ne mette pas en échec un citoyen ? C’est un
référentiel à exploiter pour se donner une vision de ce qui devrait
être atteint. Apprendre à s’adapter à l’intelligence du citoyen dans ses
interactions avec des bots ou éléments numériques de la ville pour-
rait ainsi devenir une problématique à laquelle les game designers
pourraient avantageusement participer.
66
67. SERVICES DE LA VILLE
DES EXPÉRIENCES DE JEU SERVICIELLES
La couche servicielle peut être
analysée au travers des jeux vidéo en
partant du jeu lui-même pour aller
vers notre monde réel.
Dans le premier cas, il s’agit
d’analyser la manière dont les jeux
vidéo nous accompagnent dans
nos expériences urbaines ; dans
le second, il s’agit de se plonger
dans la manière dont les jeux vidéo
augmentent ou modifient notre
relation au réel.
La simulation de villes “intelligentes” est une pratique en plein boom. Elle
repose sur l’idée de mettre le citoyen en situation d’éprouver l’impact de
décision sur base d’un modèle réaliste de la ville (Wiseli & al. 2017). La capa-
cité de simulation des villes est amenée à dépasser le modèle de SimCity en
travaillant notamment sur des micro-simulations et non sur des interac-
tions “de masse”, comme cela est projeté dans le projet de développement
collaboratif CityBound*.
(*) https://aeplay.org/citybound
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