2. Octave Mouret et la conquète des femmes
Mouret avait l'unique passion de vaincre la femme. Il la voulait reine dans sa
maison, il lui avait bâti ce temple, pour l'y tenir à sa merci. C'était toute sa tactique,
la griser d'attentions galantes et trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre. Aussi,
nuit et jour, se creusait-il la tête, à la recherche de trouvailles nouvelles. Déjà,
voulant éviter la fatigue des étages aux dames délicates, il avait fait installer deux
ascenseurs, capitonnés de velours. Puis, il venait d'ouvrir un buffet, où l'on donnait
gratuitement des sirops et des biscuits, et un salon de lecture, une galerie
monumentale, décorée avec un luxe trop riche, dans laquelle il risquait même des
expositions de tableaux.
3. Conquérir la mère par l’enfant
Mais son idée la plus profonde était, chez la femme sans coquetterie, de
conquérir la mère par l'enfant ; il ne perdait aucune force, spéculait sur tous
les sentiments, créait des rayons pour petits garçons et fillettes, arrêtait les
mamans au passage, en offrant aux bébés des images et des ballons.
Un trait de génie que cette prime des ballons, distribuée à chaque
acheteuse, des ballons rouges, à la fine peau de caoutchouc, portant en
grosses lettres le nom du magasin, et qui, tenus au bout d'un fil, voyageant
en l'air, promenaient par les rues une réclame vivante !
4. La grande puissance était surtout la publicité. Mouret en arrivait à dépenser par
an trois cent mille francs de catalogues, d'annonces et d'affiches. Pour sa mise en
vente des nouveautés d'été, il avait lancé deux cent mille catalogues, dont
cinquante mille à l'étranger, traduits dans toutes les langues.
Maintenant, il les faisait illustrer de gravures, il les accompagnait même
d'échantillons, collés sur les feuilles. C'était un débordement d'étalages, le
Bonheur des Dames sautait aux yeux du monde entier, envahissait les murailles,
les journaux, jusqu'aux rideaux des théâtres. Il professait que la femme est sans
force contre la réclame, qu'elle finit fatalement par aller au bruit. Du reste, il lui
tendait des pièges plus savants, il l'analysait en grand moraliste.
La puissance de la publicité
5. Les dernières résistantes
Ainsi, il avait découvert qu'elle ne résistait pas au bon marché, qu'elle
achetait sans besoin, quand elle croyait conclure une affaire
avantageuse ; et, sur cette observation, il basait son système des
diminutions de prix, il baissait progressivement les articles non
vendus, préférant les vendre à perte, fidèle au principe du
renouvellement rapide des marchandises. Puis, il avait pénétré plus
avant encore dans le coeur de la femme, il venait d'imaginer .es
rendus., un chef d'oeuvre de séduction jésuitique. .Prenez toujours,
madame : vous nous rendrez l'article, s'il cesse de vous plaire.. Et la
femme, qui résistait, trouvait-là une dernière excuse, la possibilité de
revenir sur une folie : elle prenait, la conscience en règle. Maintenant,
les rendus et la baisse des prix entraient dans le fonctionnement
classique du nouveau commerce
6. La ruine d’un petit commerce
— Que désire madame ?
Madame Bourdelais voulait voir de la flanelle. Colomban descendit une pièce d’un casier,
Geneviève montra l’étoffe ; et, tous deux, les mains froides, se trouvaient rapprochés
derrière le comptoir. Cependant, Baudu sortait le dernier de la petite salle, à la suite de sa
femme, qui était allée s’asseoir sur la banquette de la caisse. Mais il ne se mêla pas d’abord
de la vente, il avait souri à Denise, et se tenait debout, en regardant madame Bourdelais.
— Elle n’est pas assez belle, disait celle-ci. Montrez-moi ce que vous avez de plus fort.
Colomban descendit une autre pièce. Il y eut un silence. Madame Bourdelais examinait
l’étoffe.
— Et combien ?
— Six francs, madame, répondit Geneviève.
La cliente fit un brusque mouvement.
— Six francs ! mais ils ont la même, en face, à cinq francs.
7. La colère de M. Baudu qui monte
Une contraction légère passa sur le visage de Baudu. Il ne put s’empêcher
d’intervenir, très poliment. Madame se trompait sans doute, cet article-là
aurait dû être vendu six francs cinquante, il était impossible qu’on le donnât
à cinq francs. Certainement, il s’agissait d’un autre article.
— Non, non, répétait-elle, avec l’entêtement d’une bourgeoise qui se piquait
de s’y connaître. L’étoffe est la même. Peut-être encore est-elle plus épaisse.
Et la discussion finit par s’aigrir. Baudu, la bile au visage, faisait effort pour
rester souriant. Son amertume contre le Bonheur crevait dans sa gorge.
— Vraiment, dit enfin madame Bourdelais, il faut me mieux traiter,
autrement, j’irai en face, comme les autres.
Alors, il perdit la tête, il cria, secoué de colère contenue:
– Eh bien! allez en face!
8. Les Baudu immobiles
Du coup, elle se leva, très blessée, et elle s'en alla, sans se retourner, en
répondant:
– C'est ce que je vais faire, monsieur.
Ce fut une stupeur. La violence du patron les avait tous saisis. Il restait
lui-même effaré et tremblant de ce qu'il venait de dire. La phrase était
partie sans qu'il le voulût, dans l'explosion d'une longue rancune
amassée. Et, maintenant, les Baudu, immobiles, les bras tombés,
suivaient du regard Mme Bourdelais, qui traversait la rue. Elle leur
semblait emporter leur fortune. Lorsque, de son pas tranquille, elle
entra sous la haute porte du Bonheur, lorsqu'ils virent son dos se noyer
dans la foule, il y eut en eux comme un arrachement.