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Faculté d’Economie et de Gestion
Master 2 Management et Evaluation de l’Action Publique
MEMOIRE PROFESSIONNEL
Emmanuelle DAUMAIN
ANNEE UNIVERSITAIRE 2020-2021
Le rôle de l’éthique organisationnelle dans le
management stratégique des administrations publiques :
un angle mort de la performance publique ?
Sous la direction de Thierry BERTHET
2
3
Le rôle de l’éthique organisationnelle dans le management stratégique des administrations
publiques : un angle mort de la performance publique ?
Mémoire professionnel
Année universitaire 2020-2021
Novembre 2021
Emmanuelle DAUMAIN
Master 2 Management et évaluation de l’action publique
Faculté d’Economie et de Gestion
Ilot Bernard du Bois
5-9 Boulevard Maurice Bourdet
CS 50498
13205 Marseille Cedex 1
Avertissement
Les propos tenus dans ce mémoire professionnel de fin d’études n’engagent que l’auteur.
4
Tout paradis n’est pas perdu.
André Breton
5
Remerciements
J’adresse mes sincères remerciements à l’ensemble des enseignants de master que j’ai eu la
chance de rencontrer durant ces deux années de reprise d’étude.
Je remercie tout particulièrement mon directeur de mémoire Thierry Berthet pour la
confiance qu’il m’a témoignée.
Je me dois de remercier également la préfecture de Vaucluse pour m’avoir autorisée à prendre
ce long temps de formation, dont j’espère faire bon usage dans la suite de ma carrière.
Enfin, je veux remercier du fond du cœur mes parents et en particulier ma mère, pour sa foi
en moi et le soutien indéfectible qu’elle a su m’apporter dans les moments de découragement.
Je dédie ce mémoire à ma fille Sarah.
6
SOMMAIRE
Remerciements……………………………………………………………………………………………………………………………..5
Sommaire………………………………………………………………………………………………………………………………………6
Introduction…………………………………………………………………………………………………………………………………..7
Stratégie et performance des administrations publiques………………………………………………………………10
Le Management stratégique…………………………………………………………………………………………………10
Contexte du développement de la démarche stratégique dans le secteur public……………………14
Alignement stratégique des organisations et performance publique……………………………………19
Création de valeur et finalité de l’action publique………………………………………………………………………..27
Actualité des notions de Bien commun et d’intérêt général………………………………………………….27
Le débat sur la valeur publique……………………………………………………………………………………………..32
Les services publics à la croisée des chemins………………………………………………………………………..37
Un nouveau paradigme de la gestion publique : l’éthique organisationnelle…………………………………44
Source de l’éthique………………………………………………………………………………………………………………44
L’éthique appliquée aux organisations………………………………………………………………………………….49
L’éthique de gestion comme condition de la performance publique……………………………………..57
Conclusion…………………………………………………………………………………………………………………………………..61
Bibliographie……………………………………………………………………………………………………………………………….63
Table des matières……………………………………………………………………………………………………………………….71
7
Introduction
Depuis les années quatre-vingt les administrations publiques sont traversées par une lame
de fond qui vient bouleverser le fonctionnement bureaucratique traditionnel : le Nouveau
Management Public (NMP). Ce modèle de gestion qui emprunte beaucoup aux fondamentaux
des entreprises privées, introduit dans le secteur public la notion de résultat et surtout de
performance. Chaque pays a adapté ce nouveau référentiel en fonction de sa culture
organisationnelle d’origine et de ses problématiques particulières. Dans le même temps ont
été formalisés les différents statuts régissant la fonction publique, ainsi que les actes
fondateurs de la décentralisation. Puis en 2001 est instaurée la Loi organique de lois de
finances (LOLF). La LOLF qui a pour objectif de réformer en profondeur la programmation du
budget de l’Etat, s’inscrit en droite ligne du NMP en tant qu’elle substitue à la logique de
moyens une logique de résultat. Elle trouve sa légitimité dans une rationalisation budgétaire
présentée comme indispensable à l’assainissement des comptes publics. Les gestionnaires
sont dès lors tenus de rendre des comptes auprès des administrations centrales sous la forme
d’indicateurs chiffrés. L’agrégation des données ainsi obtenue constitue ce qu’on appelle
désormais la performance publique. Pourtant, après deux décennies d’application de ce
nouveau cadre budgétaire, force est de constater que la dépense publique n’a jamais cessé
d’augmenter, alors que dans le même temps certains services publics souffrent d’un manque
chronique de moyens humains et matériels.
Parallèlement à la recherche de performance, la territorialisation de l’action publique se
poursuit à travers un mouvement continu de décentralisation et de déconcentration. La
réforme de l’administration territoriale de l’Etat (RéATE) commencée en 2010 et poursuivie
en 2016 puis en 2021, modifie l’échiquier institutionnel et rebat les cartes entre
administrations centrales et administrations locales d’une part, et entre Etat et collectivités
d’autre part. La traditionnelle distinction entre le politique et l’administratif est de moins en
moins opérante, au fur et à mesure que les responsables des organisations gagnent en
autonomie et voient leurs attributions fonctionnelles se « managérialiser ». Le cadre
réglementaire de l’action publique s’assouplit et les missions de service public tendent à
prendre des formes hybrides de partenariat public-privé ou à s’externaliser.
8
Dans ce contexte d’autonomisation des acteurs locaux, le sens de l’action publique n’a
pourtant jamais été aussi flou. En effet la dynamique de ces évolutions a produit un millefeuille
administratif à l’arborescence diffuse, composé d’entités dont le pilotage apparaît aux yeux
de la population assez peu coordonné. Le jeu des transferts de compétences d’une
organisation à une autre complexifie l’identification du périmètre voire de l’objet des
politiques publiques. Le recours croissant à des opérateurs économiques privés ajoute un
niveau supplémentaire de difficulté. La recherche de l’efficacité dans la mise en œuvre locale
des politiques publiques ne va pas de soi dans un pays à tradition centralisée, et impose une
évolution importante des modèles managériaux, notamment en matière de prise de décision.
Ainsi, la crise sanitaire a révélé les faiblesses opérationnelles des agences de santé, et le déficit
de planification en matière de gestion de crise. Ces défaillances interrogent sur la démarche
stratégique employée dans le secteur public, qu’il s’agira de caractériser dans la première
partie de ce mémoire.
Dès lors qu’une stratégie ne peut se déployer qu’une fois ses objectifs clairement définis, il
paraît nécessaire de revenir sur les différentes conceptions de la finalité de l’action publique.
Dans cette matière on parle souvent de l’intérêt général et du Bien commun. On verra que ces
notions prennent sens essentiellement en fonction du contexte dans lequel elles sont
mobilisées. De façon plus contemporaine, la préoccupation nouvelle pour l’évaluation de
l’action publique a donné lieu à de nombreux travaux de recherche autour du concept de
valeur publique, qui sont autant de grilles de lecture et d’outils potentiellement actionnables
pour décrire le résultat de l’action publique. Dans son ouvrage « Creating Public Value » paru
en 1995, le pionnier Mark H. Moore adapte au secteur public les principes de la création de
valeur dans le secteur privé, et propose de comptabiliser les coûts et les bénéfices induits par
le projet d’une administration. Plus tard en 2007 dans son ouvrage « Valeurs publiques et
intérêt public : contrebalancer l’individualisme économique », Barry Bozeman intègre et
prolonge le concept de valeur publique introduit par Moore pour explorer la perspective des
valeurs publiques, théorie selon laquelle l’action publique serait davantage caractérisée par
les valeurs en amont des actions, que par les effets que ces actions produisent. La finalité de
l’action publique peut aussi être vue plus simplement comme les services publics eux-mêmes.
Or, les services publics, à l’instar de l’intérêt général, n’ont pas des missions définies de façon
définitive, pas plus qu’ils ne sont orchestrés par des organisations prédéterminées. En ce sens,
9
le contour et le fonctionnement des services publics sont un révélateur de la conception de
l’homme et de la société que portent les institutions. On pourra questionner les valeurs qui
sous-tendent la dématérialisation des services publics et l’évolution de la relation à l’usager,
en faisant un détour par la théorie des relations de service.
Aux termes des deux premières parties de ce mémoire, nous formons l’hypothèse d’une
articulation entre le management stratégique et l’éthique organisationnelle des
administrations publiques, qui aurait un impact jusqu’ici ignoré sur la performance publique.
Pour mieux comprendre ce que l’on entend par éthique au sein d’une organisation, il sera utile
de délimiter le rapport de l’éthique avec la morale ou la déontologie. Puis nous discuterons la
pertinence actuelle de distinguer éthique publique et éthique privée. Nous survolerons
ensuite quelques exemples de formalisation éthique, notamment au Canada, et d‘autres
notions telles que le climat éthique ou la compétence éthique. Enfin, nous tenterons de
démontrer que l’éthique de la gestion est une condition nécessaire de la performance
publique, financière comme extra financière.
10
I. Stratégie et performance des administrations publiques
A. Le management stratégique
a) Principes de la démarche stratégique
Le concept de stratégie a émergé dans les années soixante et s’est considérablement
diffusé à partir des années quatre-vingt, dans un contexte de mutations politique et
économique rendant l’environnement des entreprises de plus en plus mouvant et incertain.
La stratégie se différencie de la politique générale de l’entreprise par le fait qu’elle est située
dans le temps et dans l’espace. On l’associe parfois à la notion de planification stratégique,
qui est plus rigide dans sa conception ; en effet si la stratégie sert de guide, elle peut
néanmoins être ajustée, remise en cause ou abandonnée en fonction des circonstances. La
tactique, comme la stratégie, fait également référence au lien entre l’entreprise et son milieu
mais sur un mode mineur : elle ne vise qu’à exploiter les relations possibles avec
l’environnement sans objectif de changement. On peut définir la stratégie comme
l’orientation d’une organisation qui a une mission, et se fixe des objectifs et des moyens à
mettre en œuvre pour les atteindre compte-tenu de ses contraintes internes et externes. Les
décisions stratégiques ont pour spécificité de porter sur le long terme, et d’engager l’ensemble
de l’organisation. A la différence des décisions opérationnelles qui sont de nature interne, les
décisions stratégiques renvoient à la complexité des relations entre l’organisation et son
environnement.
L’analyse que doit conduire l’entreprise avant d’élaborer sa stratégie repose sur un
diagnostic en deux phases : l’analyse externe des facteurs environnementaux, et l’analyse
interne des ressources et compétences de l’organisation. Le but de ce processus pour
l’entreprise est d’évaluer ses forces et faiblesses par rapport à ses concurrents, et d’identifier
les évolutions probables de l’environnement pour y déceler les facteurs favorables ou
défavorables à l’action. A l’issue de cette analyse, l’entreprise est en mesure de déterminer
ses actifs stratégiques, c’est-à-dire les éléments dont elle doit s’assurer la maîtrise pour
réaliser ses objectifs. Dès lors elle peut adopter une stratégie pull, qui prend pour point de
11
départ l’environnement et vise à convertir les opportunités en avantages ; ou une stratégie
push, consistant à transformer les ressources de l’entreprise (notamment les savoirs et les
compétences) en avantages dans l’environnement concurrentiel. Un des outils les plus
couramment utilisés en matière d’analyse stratégique est l’outil « SWOT » (Strengths,
Weaknesses, Opportunities, Threats), qui permet de repérer les facteurs ayant une influence
stratégique sur l’entreprise. Dans cet outil les facteurs internes sont les forces et les faiblesses,
et les facteurs externes sont les menaces et les opportunités. Ces facteurs évoluent dans le
temps, et sont aussi fonction de l’interprétation des dirigeants et de l’aptitude de l’entreprise
à répondre à ses problématiques. La rencontre entre tel facteur interne et tel facteur externe
produit des effets qui ont été identifiés : la combinaison de forces et d’opportunités crée des
tremplins ; de forces et de menaces, des remparts ; de faiblesses et de menaces, des brèches ;
de faiblesses et d’opportunités, des freins. En anticipant l’évolution de ces influences, il est
possible de construire différents scénarios et d’imaginer des réponses stratégiques adaptées.
Au terme de l’analyse stratégique l’entreprise élabore son plan marketing, qui a vocation à
détailler les composantes de sa démarche stratégique : comme point de départ la vision
managériale, puis l’analyse SWOT, les objectifs, la stratégie proprement dite (choix
fondamentaux et moyens alloués pour atteindre les objectifs), les plans d’actions (quoi,
quand, qui, comment), les comptes de résultats prévisionnels, et les systèmes de contrôle.
La démarche stratégique a façonné un nouveau modèle managérial qu’on oppose
traditionnellement au management opérationnel. Cette distinction est surtout liée au niveau
hiérarchique de la prise de décision, et à son impact sur le devenir de l’organisation. En effet
le manager opérationnel prend des décisions plus simples et plus fréquentes, car elles se
rapportent au fonctionnement quotidien de l’organisation ou du service dont il a la
responsabilité ; il doit donc disposer de compétences de gestion lui permettant d’optimiser
les ressources nécessaires à la réalisation de la stratégie. Le management stratégique est l’art
de diriger une organisation et de prendre les décisions nécessaires à la réalisation de ses
objectifs. Il mobilise quatre fonctions principales : piloter, organiser, animer et diriger. Le
manager stratégique tire sa légitimité de son ambition, qui implique souvent un dépassement
des ressources et capacités actuelles de l’entreprise. Dans le secteur concurrentiel, cette
ambition est d’atteindre une position de leadership sur un marché, notamment à travers un
projet. Grâce à sa connaissance des enjeux de l’organisation, le manager stratégique peut
12
construire le processus qui permettra à l’organisation d’atteindre ses objectifs. En pratique les
étapes du management stratégique sont l’analyse et le choix stratégique, la programmation
de projets-clés comportant des plans d’allocation de ressources, le suivi budgétaire, le pilotage
par les indicateurs, et enfin l’évaluation. L’évaluation de la performance stratégique revêt ici
une importance capitale. Elle passe par des bilans quantitatifs et surtout qualitatifs,
impliquant de recueillir l’avis des clients et d’experts du secteur. Les objectifs donnés aux
responsables des services ne peuvent rester flous ou peu contraignants, car ils sont envisagés
dans la perspective des impacts (outcome) et pas seulement des résultats (output). Le
contrôle stratégique de l’impact de l’organisation sur son environnement doit permettre de
juger de la pertinence des choix effectués, de corriger les process et d’orienter les actions
ultérieures.
b) Peut-on transposer les principes du management stratégique dans le secteur public ?
Les organisations publiques sont caractérisées par la poursuite de finalités externes,
l’absence de rentabilité, des missions assurées en concurrence nulle ou imparfaite au sein de
systèmes complexes et cloisonnés. De plus l’action administrative reste traditionnellement
soumise au politique. Le management stratégique s’appuyant notamment sur les concepts
d’environnement et de concurrence, ne semble intuitivement pas correspondre au secteur
public. En effet les administrations ont pour la plupart des missions spécifiques qui leur
confèrent un statut proche du monopole, donc insensibles à la concurrence telle qu’on la
conçoit sur les marchés. Mais cette approche s’avère superficielle. En effet comme n’importe
quelle organisation, les administrations disposent de ressources internes et d’un
environnement, constitué des administrations locales, des administrations centrales, des
opérateurs économiques (soit clients soit fournisseurs), et bien sûr des usagers. A l’instar
d’une entreprise, l’organisation publique entretient avec son environnement des rapports de
pouvoir et de dépendance. Plus que toute autre organisation peut-être, elle cherche à avoir
un impact sur la société. Mais dispose-t-elle d’une réelle autonomie stratégique ? Si tel est le
cas, l’organisation doit pouvoir répondre aux questions de qui elle est, de ce qu’elle veut être
et ce qu’elle veut faire, c’est-à-dire définir sa raison d’être. Elle doit également pouvoir décider
des objectifs qu’elle se fixe et du délai pour les réaliser. Enfin elle doit être en mesure d’allouer
elle-même ses ressources (physiques, humaines, financières) en fonction de ses priorités. Or,
le fonctionnement d’une organisation publique est soumis à un cadre juridique
13
particulièrement contraignant, dans lequel les missions et les actions sont majoritairement
définies par la loi ou des règlements. De plus, le contexte des échéances électorales infléchit
sa capacité stratégique en raccourcissant son horizon temporel. Certains ont même avancé
que le calendrier des élections jouait dans le secteur public le rôle du marché pour les
entreprises. Mais surtout, toutes les stratégies d’organisation publique se construisent en
relation avec les politiques publiques. Ces stratégies constituent « un ensemble cohérent de
choix, d’activités et de mesures au service d’une orientation à long terme permettant de
satisfaire les attentes des parties prenantes répondant aux objectifs de politiques publiques,
et créant par une configuration des ressources et compétences une valeur publique sur un
territoire dans un contexte plus ou moins concurrentiel et ou coopératif » (Pupion, 2018).
Or, dans un contexte de décentralisation et de déconcentration, la marge d’autonomie
des administrations locales ne cesse de croître. Dans le même temps aucun acteur public ne
dispose à lui tout seul des ressources et des compétences pour conduire des projets sur son
territoire. Pour conduire une politique publique, il a donc le choix d’un comportement réactif
ou proactif face à son environnement local. Sur le plan managérial, le développement du
pouvoir discrétionnaire voire dérogatoire modifie la relation entre le décideur et le
gestionnaire, lequel dispose de plus en plus d’une « délégation décisionnelle » en termes de
stratégie. Cette évolution est concomitante avec les nouvelles contraintes d’efficacité et de
performance qui traversent l’écosystème public sous l’influence du Nouveau Management
Public (NMP). Les réformes successives de modernisation de l’administration appellent à faire
des choix et à établir des priorités, dans un environnement de plus en plus concurrentiel. Les
organisations publiques sont prises en tampon entre les restrictions sur leurs ressources
financières, et l’exigence de qualité des services publics portée par les usagers. L’approche
stratégique apparaît dans ce contexte comme l’un des modèles les plus prometteurs du
management public. Le ministère de l’intérieur s’en fait l’écho dans le projet stratégique de
l’administration territoriale de l’Etat 2022-2025 en cours d’élaboration. L’introduction du
projet mentionne la nécessité d’avoir « une vision stratégique interministérielle et partagée »,
sur une quinzaine d’axes déclinés à partir des orientations générales jusqu’aux objectifs fixés.
Les principaux axes retenus sont le développement de la cohésion et de la complémentarité,
l’articulation entre la responsabilité et la proximité, une clarification des relations entre
14
chaque niveau d’administration, et l’adaptation du management des équipes à ce nouveau
cadre.
Ce dernier élément mérite qu’on s’y arrête. La culture du management est d’introduction
relativement récente dans l’administration de l’Etat, et a pu être diversement assimilée par
les hauts-fonctionnaires et les cadres supérieurs des services. En France la fonction dirigeante
du secteur public renvoie au modèle du serviteur de l’Etat. Cette appellation est liée à un
système de recrutement et de formation des grands corps de l’Etat dont les fondamentaux
ont très peu varié jusqu’à récemment, avec la fermeture de l’ENA immédiatement remplacée
par l’INSP. Le processus de sélection se fonde essentiellement sur la culture générale, et le
contenu de l’enseignement, transmis par les « anciens » aux « nouveaux » sur un mode
ethnocentrique relativement figé, vise surtout à acquérir le langage institutionnel et structurel
spécifique à l’action administrative. A l’inverse, le management stratégique est une catégorie
appartenant aux sciences de gestion, qui mobilise des variables extérieures à la science
administrative telles que le contexte social et économique par exemple. Surtout, toute
formation en management délivre des compétences en matière d’organisation, d’animation,
et d’évaluation peu appréhendées dans la formation des hauts-fonctionnaires. La crise
sanitaire a révélé d’importants problèmes de coordination des administrations publiques, ce
qui interroge sur l’adéquation des modes de gestion aux problématiques actuelles.
L’élaboration et le déploiement d’une stratégie par les hauts-fonctionnaires de
l’administration territoriale de l’Etat ne va donc pas de soi, et requiert sans doute une
modernisation de la fonction dirigeante du secteur public.
B. Contexte du développement de la démarche stratégique dans le secteur
public
a) L’évolution du lien politique-administration post-NPM
Dans le modèle classique de fonctionnement des institutions, l’administration est toujours
dans une position de soumission au politique. Au sein d’une administration d’Etat comme
d’une collectivité, le fonctionnaire (ou l’agent public) est supposé être un rouage neutre
d’exécution de la volonté politique. En d’autres termes, l’élu décide et le fonctionnaire met
15
en œuvre. La réalité est plus nuancée : dans les collectivités territoriales par exemple, le
politique et l’administratif sont fortement interdépendants, et leurs rôles sont imbriqués.
Dans les services déconcentrés de l’Etat, l’articulation est implicite et donc souvent plus
ambigüe. En effet les fonctionnaires détiennent de fait une partie du pouvoir de décision, dès
lors qu’ils participent à la conception et la mise en œuvre des politiques publiques. Cette
implication de l’ensemble des parties dans la chaîne de valeur publique est d’ailleurs un
facteur clé de succès. Aussi, bien avant l’arrivée du Nouveau management Public, l’action
publique a toujours été un partenariat politico-administratif. On peut évoquer la situation
particulière du Directeur Général des Services (DGS) dans les collectivités, dont le statut
illustre bien le jeu de pouvoir dynamique entre l’administratif et le politique. Au départ le DGS
était appelé Secrétaire Général, qui était un fonctionnaire nommé sur son poste et en tant
que tel, inamovible en cas d’alternance de l’exécutif. En 1987 dans le contexte des lois de
décentralisation, le pouvoir du maire est réaffirmé. Le Secrétaire général devient le DGS, dont
la nomination ne peut se faire que par voie de détachement sur emploi fonctionnel : un
détachement étant d’une durée limitée, le DGS perd en stabilité et même en pouvoir, puisqu’il
ne peut se voir déléguer désormais que la signature du maire et non sa compétence. Mais
l’histoire ne s’arrête pas là. La complexification croissante de l’environnement institutionnel
et réglementaire appelle des capacités techniques, juridiques et managériales que les
présidents de collectivités ne maîtrisent pas nécessairement ; aussi, c’est souvent le DGS qui
assume de fait le pilotage stratégique de l’organisation. On voit que finalement le modèle
décisionnel est plutôt de style collaboratif entre le politique et l’administratif.
La configuration est sensiblement différente dans la fonction publique de l’Etat. Il est
intéressant de noter que l’on parle des administrations publiques locales, mais plutôt de
l’administration territoriale de l’Etat. Même si ce terme générique renvoie en fait à un pluriel
(les services déconcentrés de l’Etat), le passage au singulier dit quelque chose du déficit
d’identité des organisations étatiques dans les territoires. On peut en première lecture
attribuer ce déficit précisément à l’absence physique du politique dans ces organisations, qui
sont dirigées par des hauts-fonctionnaires représentants de l’exécutif ministériel mais non-
élus. Par ailleurs, le fonctionnement d’un service déconcentré est totalement soumis à
l’autorité centrale, alors que celui d’une collectivité est régi par le principe constitutionnel de
libre administration. Cette différence pose un problème de fond d’ordre à la fois managérial
16
et proprement stratégique. En effet, si les collectivités sont les porteuses de projets en lien
avec les opérateurs économiques et associatifs présents sur leur territoire, elles sont
également de plus en plus chargées de missions précédemment gérées par l’Etat. De l’autre
côté les services déconcentrés voient leurs missions régulièrement requalifiées ou transférées
d’une direction à une autre, et sont enjointes à mutualiser leurs moyens et coordonner leur
action. L’autonomie des collectivités exige par nature le développement de compétences
stratégiques, qui sont déjà enseignées au titre de la formation initiale et continue des DGS.
Mais la réforme de l’administration territoriale de l’Etat (RéATE) est imposée verticalement à
travers des feuilles de route ou autres feuilles de mission adressées aux dirigeants locaux, tout
en demandant à ces derniers de faire évoluer leur mode de gestion vers un management
stratégique. Or les administrations déconcentrées de l’Etat n’en ont à ce stade pas
nécessairement l’expérience ni les compétences, pour des raisons aussi bien statutaires que
culturelles.
b) L’hybridation de la gestion des services publics
Contrairement à une idée reçue, le recours à des opérateurs privés pour la gestion des
services publics n’est pas une tendance récente de l’action publique. La conception d’un
service public « à la française » s’est cristallisée dans la mémoire collective à l’époque de la
Libération et de la reconstruction de l’économie après la seconde guerre mondiale, où
certaines entreprises d’importance stratégique ont été nationalisées pour soutenir l’effort du
pays. Avant cela, la plupart des services publics étaient certes souvent exploités en monopoles
mais plutôt par des opérateurs économiques privés. Le retour de cette « préférence » pour la
gestion privée au cours des années quatre-vingt est en fait lié à un faisceau de facteurs. D’une
part l’influence du Nouveau Management Public a persuadé petit à petit les gouvernements
successifs que le secteur privé était par nature plus efficace et plus efficient que le secteur
public. Cette nouvelle idéologie a trouvé un domaine d’application direct puisqu’à la même
époque le problème de la dette française commençait à occuper tous les esprits. Dès lors, la
délégation des services publics à des opérateurs privés est apparue à la fois comme un gage
de qualité du service rendu, et comme un levier de rationalisation budgétaire. Les contrats de
concession autoroutière, qui permettent à l’Etat de faire financer les travaux d’infrastructures
et de maintenance nécessaires, par les sociétés délégataires plutôt que par le biais de recettes
fiscales, sont un bon exemple de l’application de cette logique. Un autre facteur du recours
17
croissant aux opérateurs privés est l’intégration dans le droit français de la législation
européenne concernant la libre concurrence. Le marché unique implique en effet d’ouvrir le
plus largement possible l’accès des entreprises aux marchés publics, qui constitue un levier
important de développement économique.
L’hybridation des services publics est pour les organisations une stratégie en elle-même,
qui peut être mise en œuvre à différents niveaux d’intensité. Dans ce spectre la délégation de
service public est la modalité la plus extrême, mais le droit de la commande publique offre de
nombreuses options permettant des partenariats public-privé adaptés à chaque besoin et
chaque projet. L’intervention d’entreprises privées dans l’action publique pose la question du
contrôle réel des gestionnaires publics sur les services délégués en tout ou partie, notamment
en matière de tarification et d’égalité d’accès. L’hybridation appelle un repositionnement du
gestionnaire public sur des missions de définition des besoins (via des cahiers des charges) et
d’évaluation de la qualité du service rendu. Cela implique une montée en compétence des
gestionnaires en matière de stratégie qui n’a pas toujours été possible. De plus, les usagers
ont tendance à contester le mode de gestion privée qui est, à tort ou à raison, souvent perçu
comme un abandon des pouvoirs publics. Après une longue période d’extension de
l’intervention privée, on assiste actuellement à une reprise en main de services
précédemment délégués, par attribution directe à des sociétés publiques locales (entités
privées créées et contrôlées intégralement par des actionnaires publics).
Au-delà de la privatisation ou non des services publics, c’est surtout ce qu’on pourrait
appeler la « privatisation des esprits » à travers l’intégration de mécanismes contractuels dans
la mise en œuvre des politiques publiques qui doit retenir l’attention. Les politiques sociales
dans leur ensemble s’appuient désormais systématiquement sur un engagement
contractualisé du bénéficiaire de la politique publique en contrepartie du service qui lui est
fourni. Dans les politiques de l’emploi par exemple, l’accompagnement individualisé proposé
par le service gestionnaire est conçu dans une logique de donnant-donnant où le demandeur
d’emploi doit démontrer sa recherche active d’emploi ou de formation : c’est ce qu’on appelle
le processus d’activation. Ce nouveau paradigme a pour conséquence d’opérer un transfert
partiel de la responsabilité du gestionnaire sur l’usager, ce qui fait reposer la réussite de la
politique d’emploi autant sur le comportement de ce dernier que sur l’efficacité des processus
mis en œuvre par les services. Ce positionnement inédit des services publics illustre un
18
changement de référentiel où l’action est dirigée vers les individus au détriment des
structures, et où la proximité est un nouveau standard de légitimité.
c) La territorialisation de l’action publique
Depuis l’acte I de la décentralisation en 1982 avec les lois Defferre, l’Etat renonce
progressivement à sa tutelle historique sur les collectivités territoriales. En 2003, une nouvelle
étape est franchie en consacrant la décentralisation dans l’article 1er de la Constitution : « La
république Française est décentralisée ». A partir des années 2010 le processus s’accélère par
l’adoption en 2014 de la loi MAPTAM (modernisation de l’action publique territoriale et
d’affirmation des métropoles), en 2015 de la loi portant modification de la carte régionale et
du calendrier électoral, et la même année de la loi NOTRe (nouvelle organisation territoriale
de la République). Le centre de gravité de l’action publique se déplace, et de nombreuses
compétences de l’Etat sont transférées aux collectivités locales selon le principe de
spécialisation, hormis pour les communes qui conservent leur compétence générale.
Parallèlement au mouvement de décentralisation, l’Etat engage également une réforme
majeure de réorganisation de ses services régionaux et départementaux, la RéATE (ou réforme
de l’administration territoriale de l’Etat), qui entrera en vigueur le 1er janvier 2010. Cette
réforme issue de la révision générale des politiques publiques (RGPP) a pour ambition de
redéfinir les champs d’intervention de l’Etat afin de les rendre plus lisibles pour les citoyens,
et de renouveler les méthodes de travail vers davantage d’interministérialité. Le préfet voit
son rôle renforcé en devenant le coordinateur de l’application des politiques publiques sur
son territoire. Les directions régionales passent de treize à cinq, complétées par des unités
territoriales. De nouvelles directions interministérielles (DDI) sont créées et placées sous
l’autorité du préfet de département, telles que la DDCS pour la cohésion sociale ou la DDPP
pour la protection des populations. Dix ans plus tard, le mouvement de déconcentration se
poursuit à travers la création en janvier 2021 des Secrétariats généraux communs
départementaux (SGCD) chargés de la gestion mutualisée des fonctions support des DDI et
des préfectures ; de nouvelles directions départementales résultant de la fusion des anciennes
DDI et unités territoriales (comme la DDETS) voient le jour sous des dénominations différentes
selon les départements, en étant identifiées sous des sigles de plus en plus illisibles pour les
non-initiés. Le projet de loi 4D (différenciation, décentralisation, déconcentration,
décomplexification) en cours d’examen par le Parlement a vocation à parachever cette
19
ambitieuse réforme. Ces réorganisations exécutées à marche forcée et l’inflation des sigles
ont finalement plutôt brouillé la lisibilité du paysage institutionnel local pour les citoyens.
Pour autant la logique qui sous-tend cet effort à grande échelle d’organiser la
territorialisation de l’action publique, est très vertueuse. Elle peut être rapprochée du concept
de complémentarité des activités avancé par les économistes Milgrom et Roberts dans leur
ouvrage « Economics, Organization and Management » paru en 1992. L’objectif poursuivi par
les décideurs publics est de faire passer les administrations d’un fonctionnement traditionnel
en silos à des modalités plus collaboratives, de manière à produire des effets de synergie dans
la mise en œuvre des politiques publiques. En effet on sait que les effets de synergie ont un
impact potentiel sur la performance très supérieur à la seule technicité des acteurs. Cet impact
est directement lié à la cohérence de la stratégie de mise en œuvre. La mutualisation des
moyens minimise les coûts à proportion de l’amélioration de la gouvernance. Une
gouvernance inclusive qui implique tous les acteurs et les bénéficiaires du projet de réforme,
est un gage de leur mobilisation ultérieure sur le déploiement de nouvelles politiques
publiques. A l’inverse une gouvernance exclusive où la réforme est imposée d’en haut sans
concertation, a toutes les probabilités de susciter la méfiance ou le désintérêt des acteurs,
d’augmenter les coûts liés au traitement des résistances rencontrées, et donc de réduire les
bénéfices attendus du projet public. La méfiance des acteurs met en danger la performance
de l’organisation dans son ensemble, et par suite la réussite des projets qu’elle met en œuvre.
A ce stade on peut donc affirmer qu’il existe un fort lien entre la stratégie, le comportement
des acteurs, et la performance des organisations.
C. Alignement stratégique des organisations et performance publique
a) La LOLF, ou lorsque les moyens justifient les moyens
La loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF) fête cette année son
vingtième anniversaire. Présentée comme le socle de la réforme de l’Etat, la mise en place de
la LOLF s’inscrivait dans une démarche nouvelle de performance en passant d’une logique de
moyens à une logique de résultats. Les données budgétaires présentées par nature de
dépense sur huit cent chapitres font place à des programmes au nombre de cent vingt, eux-
20
mêmes regroupés dans des missions. Chaque programme donne lieu à un projet annuel de
performance (PAP appelé le « jaune ») dans lequel sont présentés le responsable du
programme, les objectifs principaux, les coûts, les résultats obtenus l’année précédente et
ceux attendus l’année suivante. Puis vient le rapport annuel de performance (RAP, ou
document de politique transversale) qui fait le bilan de l’exercice précédent. Pour le calcul des
résultats, six-cent soixante-seize indicateurs de performance sont renseignés chaque année
par les services gestionnaires puis agrégés au niveau national. Ces indicateurs sont de trois
nature : les indicateurs de qualité des services publics (18% du total), les indicateurs
d’efficacité socio-économique (49%), et les indicateurs d’efficience de la gestion (33%).
Chaque indicateur est classé entre quatre catégories en fonction de sa cible : cible atteinte,
amélioration (résultat meilleur que l’année précédente mais cible non atteinte), absence
d’amélioration (résultat moins bon que l’année précédente), ou données non renseignées.
Actuellement le responsable de programme est évalué par rapport à l’atteinte des cibles que
le ministre lui a fixées. On a beaucoup parlé du principe de « justification au premier euro »,
mais il faut entendre le mot de justification dans le sens d’une explication apportée aux écarts
entre résultats obtenus et atteinte des cibles, et non dans le sens d’une justification de la
dépense par rapport à l’utilité pour la collectivité. L’information budgétaire produite par la
France avec environ vingt mille pages de données publiées chaque année, est considérée
comme l’une des plus complètes et des plus fiables d’Europe.
Mais en dépit des dispositifs d’amélioration de la performance que sont les RAP et les PAP,
la Cour des Comptes constate en 2019 que la LOLF « reste sans effet significatif tant sur
l’allocation des ressources que sur les processus de modernisation de l’action publique »
(Rapport sur le budget de l’Etat en 2018). Les résultats affichés via les indicateurs conduisent
dans leur grande majorité à des autosatisfecit ou à des réajustements mineurs, et échouent à
rendre compte de la réalité de la gestion. De nombreuses propositions d’améliorations ont
conduit à un projet de révision de la LOLF qui est en cours d’élaboration. Les priorités retenues
pour une refondation de la LOLF seraient notamment de distinguer la responsabilité des
autorités publiques et celle des fonctionnaires, en scindant les résultats obtenus entre deux
types de rapports distincts : les RAP et PAP pour la performance des gestionnaires, à travers
les indicateurs d’efficience et de qualité ; et un rapport sur les politiques publiques présenté
au Parlement par les ministres, s’appuyant sur les indicateurs d’efficacité socio-économique.
21
La Cour des Comptes va dans le même sens en formulant deux recommandations principales :
« distinguer un nombre limité d’objectifs stratégiques et d’indicateurs associés relevant de la
responsabilité des ministres et les objectifs de gestion assortis d’indicateurs qui relèvent des
responsables de programme ; compléter le dispositif de performance de la LOLF en définissant
en loi de programmation des finances publiques un calendrier de revues de dépenses et
d’évaluations de politiques publiques présentées au Parlement ».
Mais si le gouvernement est responsable devant le Parlement, et le Parlement responsable
devant les Français, il n’existe pas de régime juridictionnel de responsabilité des
fonctionnaires dans le domaine de la gestion. La fonction publique ne connaît actuellement
que la responsabilité pénale en cas de crime ou délit commis dans l’exercice des fonctions, ou
la responsabilité des comptables et ordonnateurs en matière financière. Mais si un
gestionnaire public s’exonère d’obligations réglementaires qui s’imposent à lui, omet de
mettre en œuvre une instruction ministérielle ou une politique publique, prend une mauvaise
décision ou ne prend aucune décision quand il faudrait en prendre une, aucun dispositif
juridictionnel ne permet de le sanctionner, du simple fait qu’il n’existe pas de contrôle continu
de la gestion à proprement parler. Ces fautes managériales qui ne sont ni des crimes ni des
délits, peuvent pourtant conduire à des désastres en matière de gestion sanitaire, de maintien
de l’ordre public, etc. De plus, le « logiciel » de la gestion fondée sur les moyens reste très
prégnant dans l’action publique, au niveau stratégique comme au niveau opérationnel :
lorsque les objectifs ne sont pas atteints, le réflexe intellectuel est d’attribuer cet échec à un
manque de moyens plutôt qu’à une mauvaise qualité du management. De ce fait, le
redéploiement de nouveaux moyens humains ou matériels tend à récompenser dans certains
cas l’inefficacité de la gestion, tout en augmentant la dépense publique. D’autres critiques
peuvent être faites sur la forme et le fond du cadre annuel de la performance à l’ère de la
LOLF. La présentation reste très fragmentée, ce qui en rend difficile l’exploitation pour une
évaluation des politiques publiques, ou pour une décision de réallocation des ressources sur
de nouvelles priorités. Mais la problématique majeure est que les politiques publiques sont
conduites par l’Etat et ses opérateurs, mais aussi par les collectivités territoriales et leurs
opérateurs, publics ou privés d’ailleurs. Aussi, la question se pose de modifier la classification
des dépenses publiques en conséquence, voire de décentraliser la gestion des dépenses
publiques. Cette approche permettrait, dans le contexte de la décentralisation et de la
22
déconcentration, de prendre en compte la dimension horizontale de l’action des
représentants de l’Etat dans les territoires en intégrant la valeur publique produite par effet
de synergie.
b) Contrôle de gestion et pilotage de la chaîne de valeur
Le contrôle de gestion est un outil de pilotage de la performance des organisations.
Anthony, l’un des spécialistes de cette discipline, en donne en 1965 la définition suivante : « le
contrôle de gestion est le processus par lequel les managers obtiennent l’assurance que les
ressources sont obtenues et utilisées de manière efficace et efficiente pour la réalisation des
objectifs de l’organisation ». Plus tard dans les années 80, il précise que « le contrôle de gestion
est le processus par lequel les managers influencent d’autres membres de l’organisation pour
appliquer les stratégies ». On peut citer également Bouquin qui explique dans le Que sais-je
consacré au sujet, que le contrôle de gestion « est constitué des dispositifs et des processus
qui garantissent la cohérence entre la stratégie et les actions concrètes et quotidiennes ». Ces
quelques définitions donnent une idée des multiples usages du contrôle de gestion en
fonction du style de l’organisation, de la nature de ses activités, voire de la personnalité de
son dirigeant. Conçu au départ comme un instrument de gestion à dominante comptable et
financière, il s’est sophistiqué au fil du temps pour devenir aujourd’hui un outil d’aide à la
décision et un puissant dispositif de contrôle des comportements. Le contrôle de gestion « à
l’ancienne » part du principe que les mécanismes de la performance sont stables, et qu’il suffit
pour gérer correctement l’organisation de veiller à éviter les dérapages. Dans cette
conception, la performance consiste essentiellement à réduire les coûts. Les normes et les
standards ne sont jamais remis en question, pas plus que les décisions du dirigeant. Le point
de vigilance se situe en général au niveau des dépenses de personnel, appréhendées
exclusivement comme de la masse salariale et non comme des « ressources » humaines. Ce
type de contrôle de gestion est parfois encore pratiqué dans certaines bureaucraties
archaïques étrangères à la notion de stratégie, si ce n’est dans le domaine financier.
Le contrôle de gestion moderne vise à piloter la valeur et non seulement les coûts. Dans
les années 1990 Philippe Lorino a popularisé en France le contrôle de gestion dit stratégique,
qui est en fait un modèle de gestion par les activités. Dans un environnement plus incertain, il
s’agit de piloter les changements plutôt que la stabilité, en conduisant une revue permanente
des enjeux. Le but est de contrôler la mise en œuvre de la stratégie, et de garantir la cohérence
23
entre les activités opérationnelles et les objectifs stratégiques. La démarche s’appuie sur une
formalisation des processus, qui doit permettre de mettre en tension les ressources, les
activités et les biens livrables. La définition de la valeur des biens et des services via des
indicateurs pertinents pour la qualité et l’acceptabilité aboutit à l’identification des activités
critiques auxquelles il faut allouer les ressources adéquates. En décomposant les activités en
unités d’œuvre on révèle les inducteurs de performance, c’est-à-dire les leviers qui créent le
plus de valeur à moindre coût. Le contrôle de gestion stratégique donne une meilleure
perception des enjeux et des besoins de l’organisation, ce qui permet de concevoir en
connaissance de cause les actions à mener pour atteindre les objectifs, et de mettre en œuvre
les moyens adéquats. Les données du contrôle de gestion stratégique ont vocation à être
diffusées et alimentées en continu à tous les niveaux hiérarchiques, afin que chacun puisse
aligner sa manière de travailler aux objectifs de l’organisation, et optimiser ses propres
processus. Le pilotage par la valeur présente de multiples avantages dans la gestion. La
formalisation des processus montre les correspondances entre les métiers et les activités, ce
qui permet une bonne affectation des agents suivant l’adage « la bonne personne à la bonne
place ». On peut également rééquilibrer les activités sous-dotées en prélevant sur les activités
sur-dotées.
Le contrôle de gestion stratégique n’a pas de raison d’être si les objectifs de l’organisation
ne sont pas clairement définis. C’est un point d’achoppement dans le pilotage des
organisations publiques, du fait qu’elles ne sont pas toujours à l’origine des indicateurs qu’on
leur demande de renseigner et que le cas échéant, les résultats obtenus sont finalement assez
peu investis et réexploités par les gestionnaires eux-mêmes : en fait le contrôle de gestion a
davantage ici une fonction de justification du bon usage des moyens alloués, auprès d’une
autorité extérieure. Pourtant la performance d’une organisation publique étant complexe et
multifactorielle, la modélisation de la chaîne de valeur et des processus propre à chaque
organisation semble particulièrement nécessaire. Si les activités critiques les plus créatrices
de valeur ne sont pas identifiées, il est tout à fait impossible d’allouer correctement les
ressources. De plus la valeur d’une chaîne est celle de son élément le plus faible, ce qui signifie
que si un seul des facteurs de création de valeur est nul, l’ensemble du processus est invalidé.
On sait que dans la structure globale des coûts, ce qui revient le plus cher est l’absence de
réingénierie des processus associée à une mauvaise allocation des ressources en personnel :
24
il existe en effet un lien direct entre les activités créatrices de valeur et les compétences-clés
détenues par les agents. Dans le cadre du dialogue de gestion ou du dialogue social, la
présentation en arborescence des métiers et des compétences remplacerait avec profit les
organigrammes. Comme on le voit, la transformation du pilotage de la performance publique
requiert en première intention une réforme profonde de la gestion des ressources humaines.
c) La question du leadership dans le secteur public
La capacité des gestionnaires publics à incarner l’articulation entre le politique et
l’administratif est un enjeu essentiel du développement du management stratégique dans les
organisations publiques. Le modèle du serviteur de l’État ne disposant que d’un faible niveau
de contrôle du fait de sa soumission au politique et au cadre des procédures réglementaires,
a été remplacé dans les années quatre-vingt par le modèle du manager public. Le NMP conçoit
le management comme une activité rationnelle, neutre sur le plan axiologique, et séparant les
faits et les valeurs. L’importation aveugle de logiques privées inadaptées aux organisations
publiques a suscité des critiques portant notamment sur les risques d’atteinte à la probité, et
à la perte du sens de l’intérêt général. Parallèlement, l’augmentation de l’autonomie et de la
marge de manœuvre des hauts-fonctionnaires dans l’organisation de l’État a conduit à
s’interroger à partir des années quatre-vingt-dix sur la possibilité d’un leadership au sein du
secteur public.
Les travaux sur le leadership dans le secteur privé forment un sous-domaine de l’étude
des organisations. Au départ, on a cherché à établir les traits communs à tous les leaders, en
s’inspirant de la théorie du « grand homme ». Puis l’attention s’est portée sur les
comportements avec les différents styles de leadership, et leur compatibilité avec les types
d’organisations. Dans les années soixante-dix, deux grandes catégories de leadership ont été
repérées : le leadership transactionnel, et le leadership transformationnel. Le leadership
transactionnel vise l’alignement stratégique entre le chef et les exécutants par le recours à
des incitations financières. Dans une perspective stratégique, ce style de leadership vise à
développer les connaissances d’exploitation, dans une optique d’amélioration continue des
processus. Le leadership transformationnel s’appuie sur la capacité du leader à transmettre
sa vision et ses objectifs pour l’organisation, sans recourir à des incitations financières mais en
faisant appel à des valeurs ou à des techniques de persuasion. Au niveau stratégique, il permet
le développement de connaissances d’exploration mobilisables dans un contexte
25
d’innovation. De nouveaux styles de leadership issus de la branche du leadership
transformationnel sont identifiés, tels que le leadership visionnaire, charismatique, ou
inspirant, qu’on relie à des comportements spécifiques du leader comme la motivation
inspirante, l’influence idéalisée, ou la stimulation intellectuelle. Mais il apparaît que le
leadership transformationnel n’existe quasiment qu’aux Etats-Unis, ce qui souligne
l’importance du contexte institutionnel et culturel par rapport au style de leadership. De
nombreux travaux de recherche ultérieurs ont approfondi et affiné cette distinction entre les
deux principales catégories de leadership, jusqu’à finalement abandonner tout à fait l’idée
d’une opposition. En effet, la plupart des styles de leadership conjugue des comportements
transformationnels et transactionnels, pour former ce qu’on appelle un leadership intégré. En
2010 dans l’article « Exploring the link between integrated leadership and public sector
performance », Fernandez, Cho et Perry ont distingué cinq catégories d’influence dans un
leadership intégré : le leadership axé sur les tâches, sur les relations, sur le changement, sur
la diversité ou sur l’intégrité.
Van Wart a produit en 2003 une analyse portant sur le leadership dans le secteur public
qui fait référence. Il y définit le leadership comme un processus consistant d’une part à
atteindre des résultats de manière efficace, efficiente, et légale, d’autre part à développer et
soutenir les exécutants, et enfin à adapter l’organisation à son environnement. Van Wart a
ouvert le champ des recherches sur le leadership dans le secteur public, qui est aujourd’hui
devenu un domaine à part entière des études portant sur le fonctionnement des
administrations. Rayney en 2003 démontre que les organisations publiques sont plus
complexes que les entreprises privées, et appellent des styles de leadership particuliers. Des
travaux empiriques récents montrent que dans les contextes bureaucratiques, c’est le
leadership axé sur l’intégrité qui est le plus efficace pour augmenter l’engagement au travail
du personnel. Le leadership a non seulement une influence sur la performance, mais
également sur la satisfaction et la qualité de vie au travail. Le style optimal des dirigeants
publics serait celui de « responsables transformationnels, tirant modérément parti de leurs
relations transactionnelles avec leurs exécutants, et qui reconnaissent avant tout l’importance
du maintien de l’intégrité et de l’éthique dans l’exécution des tâches » (Orazi, Turrini et
Valotti, 2013). Actuellement la recherche s’oriente vers les compétences en leadership
partagées qui peuvent apparaître dans les structures de gouvernance collaborative ou les
26
réseaux publics, et entre divers acteurs au sein d’équipes. D’autres travaux empiriques
seraient à mener sur le rôle de l’éthique, des émotions et de la spiritualité dans le leadership.
Le passage du fonctionnement bureaucratique au management stratégique, dépend en
grande partie de la capacité des gestionnaires à affirmer leur leadership. La complexité
organisationnelle de l’appareil d’État impose l’acquisition de nouvelles compétences en
matière d’architecture-système et d’animation de processus participatifs. Des outils
intéressants sont déjà disponibles : le tableau de bord prospectif intègre dans une perspective
stratégique l’ensemble des facteurs d’évolution de l’organisation tels que la gestion, les
processus et les compétences, en partant du sommet politique jusqu’aux services les plus
opérationnels. Mais le leadership public doit surtout permettre de réintroduire le long terme
dans la vie des organisations, par la construction d’une vision stratégique partagée avec
l’ensemble des acteurs. Aussi, il est indispensable de revenir sur les finalités de l’action
publique, qui constituent le fondement et l’horizon de toute organisation publique.
27
II. Création de valeur et finalité de l’action publique
A. Actualité des notions de Bien commun et d’intérêt général
Pour caractériser la finalité de l’action publique et la perspective dans laquelle elle s’inscrit,
on invoque volontiers les notions d’intérêt général ou de Bien commun. Si ces deux notions
ont pour caractéristique commune de représenter des principes d’orientation, elles
recouvrent des dimensions assez différentes ; le Bien commun aurait par exemple une
dimension morale que l’intérêt général, à connotation plus juridique, n’aurait pas. Certains
considèrent que leur objet est similaire, d’autres affirment qu’elles n’ont rien à voir l’une avec
l’autre, et même qu’elles sont antinomiques.
a) L’intérêt général
Pour l’ensemble des citoyens, la notion d’intérêt général est maintenant devenue très
familière. La poursuite de l’intérêt général est comprise comme la mission fondamentale des
gouvernants et des organisations publiques. Elle a notamment donné lieu à la création des
services publics, qui ont pour objectif premier la satisfaction de l’intérêt général. On a
coutume de situer la première utilisation du terme au 18ème siècle sous la plume de Jean-
Jacques Rousseau, qui concevrait l’intérêt général comme un équivalent du Bien commun. En
réalité le philosophe évoque dans son ouvrage « Du contrat social » bien plutôt la notion de
volonté générale que celle d’intérêt général. La naissance et la généralisation du terme sont
très liées au contexte historique qui entoure la Révolution française. Les penseurs politiques
de l’époque s’affrontaient à l’intérieur de deux camps : les défenseurs de la monarchie pour
lesquels l’intérêt général représentait la conformité avec les lois fondamentales du royaume,
contre les défenseurs du commerce et des libertés comme Robespierre, pour qui l’intérêt
général s’opposait à l’ordre monarchique et aux institutions en place. Le terme est ensuite
repris dans la jurisprudence du Conseil d’Etat, autant comme un élément rhétorique qui reste
fondamentalement ambigu, que comme un véritable concept du droit. En effet à l’instar du
Bien commun, l’intérêt général n’est pas explicitement défini dans le droit positif français. Il
renvoie aussi bien à l’ordre public qu’à l’intérêt du peuple, et plus généralement à la priorité
des décisions administratives sur les intérêts privés ou sur les droits individuels, tels que les
28
libertés fondamentales. L’intérêt général est donc dès l’origine une notion polysémique
fortement contextualisée. De nos jours il est invoqué pour des problématiques locales aussi
bien que nationales. Depuis la décentralisation, la notion d’intérêt général local a émergé dans
le débat public. Au départ l’intérêt général étant plutôt associé à l’Etat central, l’intérêt local
était assimilé à un intérêt particulier, voire à une simple déclinaison territoriale de l’intérêt
général « national ». Mais la délégitimation progressive de l’autorité de l’Etat central aux yeux
des citoyens a conduit à un renversement de perspective, où la légitimité se situe de plus en
plus du côté de la proximité. L’intérêt général local n’est dès lors plus assimilé à un intérêt
particulier parmi d’autres. Cette évolution donne parfois lieu à des situations où les intérêts
locaux entrent en contradiction avec l’intérêt de la généralité des citoyens. Mais le
rapprochement de l’Etat et des collectivités à travers la multiplication des relations de
coopération, tend à faire de l’intérêt général national et de l’intérêt général local des principes
non-exclusifs l’un de l’autre. L’intérêt général peut également être servi par des organisations
privées, voire des individus ; la différence sur ce dernier point étant que les personnes
publiques, Etat et collectivités, ne poursuivent exclusivement que l’intérêt général.
Le recours à l’intérêt général dans une décision du juge renvoie à l’arbitraire du pouvoir et
notamment à celui de l’administration. C’est une notion qu’on pourrait dire métajuridique,
dans la mesure où elle « imprègne » tout le droit public. L’idée de l’intérêt général comme une
valeur transcendante, neutre et impartiale, est le concept de référence de l’Etat moderne, qui
s’inscrit aussi bien dans la tradition libérale que dans la tradition égalitariste ou républicaine.
C’est une notion également très pragmatique, car elle a été créée pour motiver le fait qu’une
décision publique doit toujours s’aligner sur un intérêt supérieur à celui des parties, ce qui
peut justifier d’une part de limiter le pouvoir des administrations ou la liberté des citoyens,
d’autre part de sanctionner les personnes qui y portent atteinte. Ainsi ce concept est essentiel
au fonctionnement normal des institutions dans un Etat de droit.
L’intérêt général a surtout plusieurs fonctions qui sont amenées à changer en fonction de
l’évolution de la société elle-même. Sa première fonction est critique, en ce que le recours à
l’intérêt général permet de dénoncer l’accaparement du pouvoir et son détournement au
profit de l’intérêt propre d’un individu ou d’un groupe. Il a également pour fonction singulière
de redéfinir sans cesse les contours de l’autorité publique, laquelle depuis la Révolution est
supposée incarner l’intérêt du peuple. La représentation claire de cet intérêt s’est
29
complexifiée du fait de l’émergence du pluralisme dans les sociétés modernes : il ne semble
plus possible d’avoir une conception partagée a priori sur le sens de l’intérêt général dans
l’espace public. Aussi, le caractère évolutif et parfois opportuniste du recours à l’intérêt
général donne lieu à de plus en plus de critiques voire de remises en cause. Ainsi, depuis le
début de la crise sanitaire, certains commentateurs considèrent que l’intérêt général est
abusivement mobilisé pour réduire de plus en plus les libertés individuelles et mettre les
citoyens au pas. L’appareil d’Etat ne chercherait plus d’après eux qu’à accroître son propre
pouvoir au détriment de la population, ou du moins d’une partie de la population qui serait
sacrifiée à l’intérêt public. On pointe également l’insuffisance de la notion et la perte du sens
de l’intérêt général dans nos sociétés marchandes et individualistes. Pour les plus fatalistes,
cette dilution de l’intérêt général illustrerait la fin d’un processus dans lequel les citoyens ne
reconnaissent plus la légitimité d’un intérêt supérieur à l’intérêt de chacun des membres de
la société. Les agents publics eux-mêmes sont confrontés à un doute sur le sens de leurs
missions, et s’interrogent sur ce qui relève aujourd’hui des valeurs de service public.
Paradoxalement, l’accroissement du rôle de l’Etat dans la vie sociale s’accompagne de la
perception d’un désengagement des pouvoirs publics dans certains domaines stratégiques.
Cette perte de lisibilité diffuse serait, d’après certains, le résultat d’un manque de vision des
dirigeants publics et de leur incapacité à dégager l’intérêt général de leurs ambitions
personnelles.
b) Le Bien commun
Cette situation de suspicion a conduit ces dernières années à revenir à la notion de Bien
commun. Historiquement, le Bien commun est un concept beaucoup plus ancien que l’intérêt
général. Il peut être défini comme une finalité universelle partagée par les membres d’une
communauté, la ligne d’horizon du projet de ce que l’on appelle aujourd’hui le « vivre
ensemble ». Cette dimension universelle du Bien commun a donné lieu à de nombreux
développements philosophiques, théologiques, juridiques ou sociologiques au fil des siècles.
Déjà pour Aristote, il est la « cause finale » de la société. Plus tard, Saint Thomas d’Aquin
considère que le bien commun est la recherche des conditions matérielles et morales pour
l’accomplissement des personnes. Tocqueville dans « De la démocratie en Amérique » dit que
l’homme, dans l’exercice de ses droits et de ses devoirs, prend conscience « qu’il n’agit pas
que pour lui mais aussi en vue d’un bien commun ». La recherche du Bien commun est une
30
tentative permanente de résoudre la tension entre le souhaitable et le réalisable, et aussi
entre l’individuel et le collectif. Elle impliquerait notamment de trouver un compromis entre
l’ordre et la justice. L’ordre et la justice constituent des principes normatifs complémentaires,
dans la mesure où l’ordre est une valeur de stabilité alors que la justice, plus difficile à définir
car plus subjective, est une valeur dynamique. On perçoit ici une relation entre Bien commun
et intérêt général : l’intérêt général serait la transcription dans le droit positif de ce qu’une
société rattache au Bien commun, lequel reste une valeur à la fois plus abstraite et plus
consubstantielle à la vie humaine.
En effet, l’intérêt général s’inscrit plutôt, dans le contexte d’une économie marchande,
comme le pendant de l’intérêt particulier. Il renvoie à une idée de la société dominée par
l’avoir, et qui aurait été créée par les individus à des fins utilitaires. Dans cette conception
l’existence est une propriété naturelle, et l’individu préexiste à la société. La vie sociale est
alors un simple accessoire à l’existence humaine, et ne concerne que le domaine de l’avoir.
Or, à la fin du 20ème siècle les recherches en psychologie et en anthropologie ont conduit à un
renversement de perspective : l’état de nature de l’être humain est l’état social. En effet
l’attachement du bébé aux personnes qui prennent soin de lui est le premier bien commun
vécu. Il s’agit d’un bien non-exclusif et non-rival dont on ne peut jouir qu’en commun avec un
autre, en fait c’est même un bien dont l’autre est la condition. Les individus deviennent des
êtres humains à part entière grâce à la vie sociale et relationnelle ; la vie sociale est donc ce
dont dépend notre être, et non pas seulement notre avoir. Le fait de coexister et que des
institutions garantissent cette coexistence, constituent donc les conditions nécessaires à notre
existence individuelle. Aussi, le souci du Bien commun n’est pas une option facultative qui
serait du ressort de la morale ou des bons sentiments, mais une préoccupation qui requiert la
réflexion des citoyens, ainsi que des actions administratives, sociales et politiques susceptibles
de favoriser le déploiement de l’existence de chacun.
Mais ici aussi, l’idée même d’une vie sociale renvoie à l’existence de valeurs communes
qui peuvent être menacées par une uniformisation du bien ou du juste imposée
unilatéralement par la puissance publique, ne prenant pas en compte le pluralisme éthique et
culturel revendiqué par les citoyens. Rares sont les valeurs présentées comme allant de soi,
qui ne relèvent pas en réalité d’options idéologiques ou partisanes soustraites au débat public.
Ce positionnement est fondé sur l’idée que le lien entre les citoyens s’appuierait sur des
31
croyances stables et fortes, telles que les valeurs républicaines, la souveraineté nationale voire
la démocratie. Or, si l’image d’un bien commun transcendant et supérieur aux intérêts
particuliers n’a pas disparu, elle ne permet pas en tout cas de décrire la réalité dans sa
complexité. Ainsi par exemple, la croissance de la civilisation matérielle et du consumérisme
tend à fragiliser l’esprit civique et les repères collectifs. Le libéralisme a laissé croire que
chacun pouvait se faire son idée de ce qui est le bien, mais force est de constater qu’on ne
cesse de faire miroiter les biens de consommation comme des biens suprêmes. De plus,
certains biens communs immatériels sont associés à des idéaux qui apparaissent dépassés aux
yeux de certains citoyens, ou en tout cas qui ne font pas l’unanimité. Dans son essence même,
le rapport à l’institution publique a évolué. Selon Hobbes, le dépérissement du politique serait
la conséquence du fait que chaque individu se croit devenu juge du bon droit, et n’accepterait
plus une norme supérieure à sa propre appréciation. On constate actuellement cette impasse
dans la contestation du passe sanitaire, qui oppose une certaine conception de la santé
publique à l’exercice des libertés individuelles. Les citoyens réticents perçoivent l’obligation
du passe sanitaire comme une agression, en tant qu’elle impose au corps social une version
univoque du Bien commun, qui irait de soi en vertu de la nature intrinsèque de l’action
publique. Or toute action publique présuppose des valeurs qui la justifient : on ne peut
gouverner qu’en fonction d’une certaine idée du Bien commun.
Dès lors le Bien commun ne serait peut-être pas tant un objet des politiques publiques,
qu’un point de vue adopté par les citoyens et les décideurs publics. Cette perspective du Bien
commun renvoie à la capacité des citoyens à faire évoluer leurs préférences en fonction de
celles des autres. Sous cet angle, la stabilité sociale ne repose pas sur des valeurs communes
partagées ou une identité politique forte, mais simplement sur la possibilité de relations avec
les autres plutôt confiantes, avec l’idée que les citoyens auraient vis-à-vis de leurs intérêts
réciproques une attitude a priori favorable. Le Bien commun est le projet de la société
constituée comme être moral. Le défi actuel de l’institution publique, qu’elle oriente sa
politique autour du Bien commun ou pas, est désormais de garantir l’expression et la prise en
compte équilibrée des points de vue existants, de manière à ne pas exclure certaines valeurs
du débat public. Cela implique de promouvoir une culture pacifique du désaccord, et de
s’abstenir de défendre une vision unique du Bien commun afin de ne pas aviver les
32
antagonismes sociaux. Ainsi, l’appel au Bien commun porte en lui un paysage de la vie
politique à recomposer.
B. Le débat sur la valeur publique
a) La création de valeur dans les organisations
La valeur est un concept omniprésent dans les sciences de gestion, qui est fréquemment
associé à celui de performance. On peut définir la valeur comme l’importance qu’on accorde
à quelque chose. Dans le monde des organisations, il existe différents types de valeur. La
valeur financière caractérise particulièrement les entreprises privées : en effet, la réalisation
d’un profit, que ce soit par la réduction des coûts ou par l’augmentation des bénéfices, est
une nécessité pour la survie de ce type d’organisation. Le profit permet notamment de
rémunérer les salariés et de financer le développement de la structure. La valeur financière
peut également concerner des organisations à but non-lucratif mais ne joue pas le rôle de
finalité ou de garantie d’une existence pérenne. A contrario, les entreprises privées comme
les organisations à but non-lucratif peuvent produire d’autres types de valeur. Ainsi la valeur
sociale consiste à améliorer les conditions de travail, la rémunération ou le capital humain de
l’organisation ; à plus grande échelle, la valeur sociétale inclut les apports positifs à l’ensemble
de la société, et également la minimisation des impacts négatifs de l’activité de l’organisation.
La théorie néo-classique de l’économie a introduit l’idée que la valeur était davantage liée à
la demande, c’est-à-dire à l’utilité marginale d’un bien ou d’un service, qu’à une dimension de
coût. Dès lors, la valeur renvoie surtout aux comportements humains et à la perception
subjective et contingente que chaque individu en a. Le terme de « création de valeur »
souligne le fait que cette création ne va pas de soi. Elle nécessite des actions positives qui
visent à augmenter la valeur, à la faire varier à la hausse ; en ce sens, ne pas produire de valeur
ou la faire varier à la baisse peut être considéré comme de la destruction de valeur. D’autres
facteurs plus endogènes jouent un rôle dans la création de valeur. La qualité du
fonctionnement et du management d’une structure sont susceptibles de produire une valeur
particulière, qu’on appelle efficience organisationnelle. A contrario, comme l’a théorisé Henri
Savall dans son ouvrage « Maîtriser les coûts et les performances cachées », un haut niveau
de dysfonctionnement induit des coûts cachés potentiellement importants, correspondant au
coût de la régulation de ces dysfonctionnements. Cet état de fait concerne également les
organisations à but non-lucratif.
33
Comme on a pu le voir précédemment, la finalité exclusive des organisations publiques est
traditionnellement entendue comme la satisfaction de l’intérêt général, qui est une valeur par
nature non-monétaire. En principe, une organisation publique n’a pas nécessairement à se
préoccuper de la valeur qu’elle produit, car d’un certain point de vue sa pérennité n’en dépend
pas. L’administration de l’Etat notamment, dispose d’une légitimité juridique et
organisationnelle qui la soustrait partiellement aux problématiques d’adhésion de ses parties
prenantes. Néanmoins le Nouveau Management Public (NMP) en valorisant les standards de
la gestion privée, a introduit de nouveaux objectifs incontournables dans la gestion publique :
mieux répondre aux attentes des citoyens et maîtriser les coûts. De ce fait, les organisations
publiques sont désormais enjointes à créer une valeur sociétale à travers des impacts socio-
économiques positifs, une valeur sociale au sein de la fonction publique, et surtout la valeur
perçue la plus importante possible ; le tout à moyens constants, et si possible en minimisant
la dépense publique.
b) Le modèle de Moore et le Public Value Management (PVM)
Pour Moore et les chercheurs de la Public Value Management, il n’y a pas de différence de
principe entre la valeur marchande créée dans le secteur privé, et la valeur produite par les
services publics : dans les deux cas les organisations ont toujours pour objectif de créer de la
valeur, et cette valeur doit être mesurable grâce à des outils de gestion. Pour autant la valeur
publique a des caractéristiques spécifiques liées à son objet particulier : Moore propose de la
revaloriser à travers ce qu’il a appelé le triangle stratégique. Selon lui, la valeur publique
n’existe que si trois composantes sont réunies : elle doit être substantielle, légitime, et
opérationnelle.
Triangle stratégique de Moore
Définition
de la valeur publique
Support et Capacités
Légitimité opérationnelles
34
La valeur publique est le résultat de l’action publique tel qu’il peut être apprécié par des
acteurs externes. La création de valeur publique étant un objectif pluriel car lié au contexte
de chaque projet, il est en premier lieu indispensable de définir de la façon la plus exhaustive
possible les impacts positifs ou négatifs sur les individus directement touchés par le projet, et
plus généralement sur l’ensemble des parties prenantes. Cela implique de recourir à des
modalités de délibération afin de clarifier les finalités du service public. Dans ce travail de
définition de la valeur publique, le gestionnaire public joue un rôle essentiel de par sa
proximité avec les usagers, et aussi parce qu’in fine c’est lui qui garantira la livraison et bonne
réception des services publics. Un autre élément de la valeur publique est sa légitimité, qui
repose sur la capacité des responsables politiques et des autorités publiques à créer une
coalition autour des enjeux du projet. Enfin, la création de valeur publique a pour condition
évidente la mobilisation des ressources nécessaires, intérieures comme extérieures à
l’organisation, pour obtenir les résultats escomptés.
Les entreprises privées, notamment dans le cadre de délégations de service public,
peuvent également créer de la valeur publique dès lors qu’elles en intègrent les principes dans
leur stratégie. Dans son ouvrage « Reconnaître la valeur publique », Moore propose des outils
de gestion tels que le compte de valeur publique qui prend la forme d’un tableau dont le
principe de base est de tout recenser et chiffrer à la manière d’une analyse coût-bénéfice. Cet
exercice comptable un peu particulier présente d’un côté l’ensemble des coûts monétaires,
des ressources et des pouvoirs mobilisés, et de l’autre côté l’ensemble des retombées sociales
y compris indirectes (qu’on appelle externalités positives ou négatives). Pour affiner la
démarche, sont associées au compte de valeur publique les fiches de suivi pour chaque pôle
du triangle stratégique, tels que le tableau de légitimation relatifs aux enjeux de l’action
publique, ou le tableau des capacités opérationnelles permettant de contrôler les conditions
de réalisation du projet public. En 2014 Meynhardt a élaboré un modèle informatique de
tableau de bord de la valeur publique (Public Value Scorecard) qui est actuellement utilisé
dans certains pays notamment anglo-saxons ; dans la même lignée l’outil MAREVA (méthode
d’analyse et de remontée de la valeur), qui permet de visualiser instantanément la valeur
produite à travers un radar à cinq dimensions, est régulièrement mis à jour pour suivre les
impacts du déploiement de l’administration en ligne française. On peut regretter que les outils
de mesure de la création de valeur publique ne se soient pas davantage adaptés aux enjeux
35
nationaux spécifiques, telles que l’égalité d’accès aux services publics ou la laïcité. Pour autant,
ces outils peuvent être mobilisés de façon générique aussi bien dans le cadre du pilotage de
l’action publique afin d’en ajuster en continu les différents paramètres, que dans une
perspective d’évaluation ex ante ou ex post. Les trois dimensions de la valeur publique
forment une boucle rétroactive où chaque élément positif sur l’un des pôles vient renforcer
la dynamique d’ensemble. A contrario la non-prise en compte d’une dimension de la valeur
publique aura pour conséquence de minimiser voire d’invalider le résultat final de la chaîne
de valeur. D’après Moore, le triangle stratégique représente les préoccupations principales
que devraient avoir les dirigeants politiques et les gestionnaires des services publics avant de
lancer toute réforme ou projet de changement. La démarche proposée par Moore n’est pas
en contradiction avec le NMP qui s’inscrit également dans l’idée d’une rationalité de l’action
publique, qui peut être chiffrée et suivie à travers plusieurs indicateurs. Mais elle s’éloigne de
la perspective purement technocratique et prétendument neutre sur le plan idéologique
prônée par le NMP, en mobilisant la dimension des valeurs en jeu pour les parties prenantes,
et en promouvant les processus de délibération considérés comme indispensables pour
définir la valeur publique. Sous cet angle le rôle de l’Etat est plutôt de coordonner les
différents acteurs dans le cadre d’une gouvernance collaborative, en veillant à la cohérence
entre les orientations et les comportements. Ainsi, dans le triangle stratégique de Moore, il
est impossible d’envisager la création de valeur publique sans l’associer à la question des
valeurs, c’est-à-dire des jugements et des préférences des parties prenantes à toute action
publique.
c) Bozeman et la Perspective des Valeurs Publiques (PVP)
L’intervention de la notion de valeurs publiques complexifie significativement la création
de valeur publique par rapport à celle du secteur privé, en tant qu’elle renvoie à la fois aux
principes de fonctionnement des administrations, et aux droits et obligations des citoyens.
Cette question du consensus à trouver autour des valeurs publiques a été reprise et
approfondie par Bozeman et les chercheurs de la perspective des valeurs publiques (PVP).
D’après Bozeman, il existe un lien immédiat entre les valeurs et les actions engagées en faveur
de ces valeurs : on pourrait dire que les valeurs prédéterminent les finalités ultimes que se
donnent les individus et les organisations. Dans ce cadre, les valeurs publiques participent à
la réalisation d’une valeur publique substantielle, légitime et opérationnelle au sens du
36
triangle stratégique de Moore, dès lors qu’elles sont le fruit d’un processus collectif. Tout
l’enjeu est alors d’obtenir un consensus normatif autour d’une ou plusieurs valeurs, lesquelles
peuvent sembler à l’origine éloignées ou incompatibles. On peut par exemple citer les valeurs
de sécurité et de liberté, ou bien de hiérarchie et d’efficacité, dont le rapport n’est pas évident
ou paraît contradictoire. En 2007, Bozeman et Jorgensen proposent le concept de
constellations de valeurs, qui distingue les valeurs premières qui sont des fins en soi, et les
valeurs instrumentales qui permettent aux valeurs premières de se réaliser. Plus tard Berman
et West mobilisent le concept d’engagement afin de caractériser les pratiques, entendues
comme des séries d’actions, qui soutiennent les valeurs publiques. En effet, les valeurs
publiques ne peuvent être comprises qu’à travers leur mise en actes au service de finalités
supérieures. Plusieurs travaux de recherche ont permis de dégager les grands axes de valeurs
publiques telles qu’elles sont mobilisées au sein des organisations publiques, et les modalités
de l’articulation entre valeurs premières et valeurs instrumentales. Ainsi, il apparaît que les
valeurs exprimées sont diverses et relèvent aussi bien de la sphère publique que de la sphère
privée, du registre de l’innovation tout autant que de la continuité. En fait, les valeurs
publiques évoluent en permanence en fonction du contexte des réformes, du type
d’administration centrale ou locale, de la culture organisationnelle propre à la structure ; en
ce sens, elles constituent un enjeu managérial pour tous les gestionnaires des services publics
qui peuvent favoriser chez leurs collaborateurs les comportements susceptibles de servir les
objectifs spécifiques de leur organisation.
La création de valeur publique n’est donc pas seulement le résultat d’un processus
ponctuel, comme la mise en œuvre d’une réforme, que l’on peut évaluer grâce à une panoplie
d’outils de gestion. Au regard de la PVP, c’est aussi et surtout un processus dynamique continu
qui va de l’élaboration des politiques publiques à leur évaluation, en passant par leur
exécution par les organismes gestionnaires. De ce point de vue les valeurs publiques
s’expriment à travers les objectifs stratégiques de l’action publique, et également à travers le
comportement des agents publics. Huberts a proposé en 2014 une analyse macro de ce
processus durant lequel les valeurs publiques peuvent tour à tour se renforcer, entrer en
conflit, émerger ou même disparaître en fonction de la capacité des organisations publiques
à les faire vivre.
On pourrait modéliser la chaine de valeur publique sous la forme simplifiée suivante :
37
Dans cette chaîne les valeurs publiques sont des intrants et des extrants pour chaque
processus, et jouent un rôle à la fois contraignant et habilitant sur les finalités de l’action
publique : en amont elles déterminent les objectifs que les parties prenantes se donnent et
les actions prévues pour les atteindre, en aval elles découlent de la praxis réelle des
administrations publiques. Ainsi, les valeurs publiques constituent un paysage de fond de
l’action publique, que chaque réforme contribue à véhiculer et infléchir.
C. Les services publics à la croisée des chemins
a) Le service public « à la française »
On ne peut interroger le sens de l’action publique sans évoquer le développement des
services publics, qui en forment la partie la plus émergée. La notion de service public imprègne
fortement l’identité nationale, et la population est attachée à la conception particulière du
service public « à la française » qui fait figure d’exception dans le paysage européen. Même si
le terme de service public est apparu dès le 15ème siècle, le concept s’inscrit dans le roman
national comme vecteur de l’idéal républicain : marqueur de la fin des féodalités, il consacre
l’Etat central comme garant des valeurs républicaines d’égalité et de citoyenneté. Dans le
modèle français, le service public renvoie traditionnellement à la puissance publique, et plus
précisément à l’intervention de l’Etat. C’est ainsi que Séverine Decreton a pu définir le service
public comme l’« instrument de l’intégration sociale par le centre ». Il faut néanmoins
rappeler qu’au début du XXème siècle, deux conceptions du service public se sont opposées,
l’une portée par Maurice Hauriou, tenant de la théorie de l’Etat, l’autre par Léon Duguit,
porteur de la théorie du service public. Dans la théorie de l’Etat, c’est l’existence d’un intérêt
public qui conduit l’Etat à définir, réglementer et contrôler l’exécution des services publics,
dans le respect des principes constitutionnels issus de la jurisprudence du Conseil d’Etat, dites
Définition de la
valeur
publique
Elaboration d’une
politique publique
Mise en œuvre
politique publique
Création de
valeur publique
valeurs
publiques
valeurs
publiques
valeurs
publiques
valeurs
publiques
38
lois de Rolland : égalité, continuité, et adaptabilité. Le service public est donc ici l’expression
d’un renforcement de la puissance publique. Au regard de la théorie du service public,
contemporaine de la théorie de l’Etat, le service public illustre à l’inverse un « renouvellement
dans la représentation et la pratique de l’Etat », en tant qu’il met l’accent sur les obligations
des pouvoirs publics vis-à-vis des administrés. L’obligation de service public est ce qui fonde
le pouvoir de l’Etat, mais aussi ce qui en constitue la limite. Cette doctrine d’inspiration libérale
place à l’origine des services publics les besoins des gouvernés, et réduit le rôle de l’Etat à
remplir des fonctions plutôt que d’exercer des pouvoirs. Finalement, c’est plutôt le modèle de
Duguit qui a été suivi en France. L’acceptation très extensive par la population de
l’intervention de l’Etat dans la vie économique et sociale a donné lieu au développement d’un
large éventail de services : missions régaliennes, prestations de services sociaux liés à l’Etat-
Providence, fourniture de services essentiels par les opérateurs de réseau ; certains services
publics intervenant à l’échelon national, d’autres à l’échelon local. Contrairement à une idée
répandue, ces services relevaient au départ essentiellement de la gestion privée sous la forme
de concessions, et n’étaient pas nécessairement organisés en monopoles. C’est à partir du
Front Populaire et surtout à la Libération que des pans entiers de l’industrie française ont été
nationalisés pour la reconstruction du pays. Ces monopoles ont marqué le paysage social
pendant les Trente Glorieuses, ce qui a sans doute contribué à convaincre les Français que
seuls les pouvoirs publics étaient à même de garantir le redémarrage économique de la France
en évitant l’explosion des inégalités sociales. Un alinea de la Constitution de 1946 confirme
cette vision organique du service public, en prévoyant que tout ce qui a le caractère d’un
service public doit devenir propriété de la collectivité. Dans cette optique les services
marchands autant que non-marchands peuvent rentrer dans le cadre de l’intérêt public, et
dès lors justifier la création d’une structure publique en accordant le statut de fonctionnaire
aux salariés de cette structure.
Mais au début des années 1980, cette conception des services publics qui était au
demeurant relativement partagée par nos voisins européens, commence à être remise en
cause sous l’influence des institutions communautaires, du courant du Nouveau Management
Public (NMP), et de la progression du mouvement de décentralisation. La situation financière
des grands exploitants de services publics nationaux s’étant dégradée en France, l’ouverture
à la concurrence voire la privatisation apparaissent de plus en plus comme des solutions
39
envisageables. Certains prétendent que la préférence pour le libre marché de l’Union
européenne est incompatible avec le service public « à la française ». En réalité la doctrine
européenne met l’accent sur le critère fonctionnel de la définition du service public, c’est-à-
dire ses objectifs et ses finalités plutôt que les modalités de son exécution qui restent à la
discrétion de chaque gouvernement. Le terme de service public n’est d’ailleurs pas repris dans
les traités, afin de ne pas l’associer a priori au secteur public. On préfère utiliser le terme de
Service d’Intérêt Général (SIG) ou de Service Universel pour caractériser ce qui relève de
l’obligation des pouvoirs publics, de manière à laisser aux Etats le choix du mode
d’organisation le plus adapté en fonction du secteur concerné. On peut comprendre qu’en
effet la mise en œuvre d’un service public administratif (SPA) ou d’un service public industriel
et commercial (SPIC), comme d’un service public national ou local, obéit à des logiques très
différentes qu’il est préférable de considérer sans préjugés dogmatiques. Dans un rapport
remis en 1994 au Premier Ministre de l’époque, l’auteur Renaud Denoix de Saint Marc, vice-
président du Conseil d’Etat, défend la position selon laquelle il est possible de réformer
l’organisation des services publics français en garantissant les solidarités dont ils sont
porteurs. Il invite le Gouvernement à prêter attention aux nouvelles missions de service public
susceptibles d’émerger dans ce contexte de mutations, et à placer ces questions au cœur du
débat public. En effet le spectre des services publics regroupe aussi bien la satisfaction des
besoins sociaux, l’utilisation équilibrée des ressources des territoires, la coordination d’actions
sur des enjeux structurels de long terme que les marchés ne peuvent prendre en charge, mais
également des finalités de nature plus symbolique qui ont vocation à renforcer le sentiment
d’appartenance nationale des citoyens.
b) Un glissement à bas bruit vers la logique privée
La modernisation des services publics se réalise en France selon deux axes : d’une part des
changements institutionnels majeurs assez peu débattus dans l’espace public, d’autre part
une nouvelle approche managériale dans les administrations largement inspirée du secteur
privé. En dépit de la réticence de la population à voir évoluer son modèle de service public, la
France finit par s’aligner, certes avec retard et a minima, sur les pays voisins en prévision de
l’ouverture à la concurrence des marchés de réseaux sous l’impulsion de l’Union Européenne.
Dès les années 1990, les grands opérateurs publics changent les uns après les autres de statut
en passant d’entreprises publiques à sociétés anonymes à capitaux publics. France Telecom
40
en 1996, EDF en 2004, La Poste en 2010, la SNCF en 2020, basculent ainsi dans le modèle de
la gestion privée et sont désormais enjointes de dégager des bénéfices pour financer leur
propre fonctionnement. Le personnel majoritairement fonctionnaire voit également son
statut remis en cause, ce qui provoque de grands mouvements de grève visant à bloquer les
réformes. Parallèlement à cette révolution institutionnelle, les valeurs du Nouveau
Management Public infusent dans l’administration française, et conduisent à revoir
notamment la relation à l’usager, considéré de plus en plus comme un client. Les collectivités
territoriales comme les administrations de l’Etat s’emparent de ces nouveaux enjeux des
services publics en se préoccupant de l’efficacité des services et de la qualité du service rendu
aux usagers. A la logique bureaucratique auto-référentielle caractérisée par l’obéissance à des
règlements, se substitue une logique de service dont la valeur essentielle serait le respect de
l’usager, et l’objectif ultime sa satisfaction. La qualité du service se mesure non plus à l’aune
de critères juridiques ou organisationnels, caractéristiques de la bureaucratie traditionnelle,
mais à la satisfaction de l’usager/client. Cette nouvelle donne s’illustre dans la production de
chartes locales des services publics avec engagements des administrations à la clé, la
construction de référentiels nationaux de qualité tels que la Charte Marianne ou Qualipref
dans les préfectures. Toute une réflexion se structure autour de l’accueil des usagers et
notamment de ce qu’on appelle désormais « l’expérience usager ». Cette approche s’inspire
en fait de la théorie des relations de service, popularisée dans les années 1960 par Erving
Goffman dans ses travaux relatifs à la sociologie du travail. Au départ le concept de relation
de service est issu des sciences économiques, et fait référence à la transaction qui a lieu entre
un vendeur et un acheteur. L’idée centrale est que lors de cette transaction, l’acheteur ne
vient pas seulement acquérir un produit ou résoudre un problème, mais également vivre une
expérience relationnelle avec le vendeur : cette expérience est une composante essentielle
de la définition et de la conception du produit. Pour Peter Hill, la « rencontre de service » est
un moment de vérité, qui va provoquer un changement positif ou négatif sur l’acheteur.
Dans le cadre des services publics, la relation de service peut avoir un impact très fort sur
les conditions de vie de l’usager, ce qui requiert d’y apporter une attention particulière.
D’après Philippe Bezès, cette préoccupation nouvelle est le fruit de l’importation du NMP dans
le modèle républicain d’administration, conjuguée à l’influence des travaux de recherche en
sciences sociales sur le rôle des agents de base ou « street-level bureaucrats » (littéralement
41
bureaucrates du niveau de la rue) dans la conduite de l’action publique. Le mouvement de
décentralisation, les réorganisations successives, le passage du cadre rationnel-légal à un
management public moins hiérarchisé, ont introduit un flou dans le déploiement des
réformes, et donné une marge de manoeuvre croissante aux agents subalternes en contact
direct avec les usagers. De plus, les politiques publiques, notamment sociales, ont changé
d’orientation générale et privilégient aujourd’hui l’individualisation du service public en
opposition à l’application d’une réglementation standardisée. Il s’agit d’accompagner l’usager
dans son parcours personnel, ce qui implique de la part des agents publics la mise en œuvre
de capacités d’appréciation, d’évaluation voire de négociation, ce qu’on appelle dans
l’administration le pouvoir discrétionnaire. Ce pouvoir de décision, qui était auparavant
réservé aux échelons hiérarchiques supérieurs, a pu être analysé comme le gage d’une
meilleure adaptation des services publics aux besoins sociaux. Les agents de guichet par
exemple bénéficient d’un cadre de travail quasi à huis clos, qui leur permet de prendre un
grand nombre de décisions sans avoir à en rendre compte au cas par cas. Mais cette souplesse
présente également le risque d’étendre l’arbitraire bureaucratique à tous les niveaux
hiérarchiques des administrations. Cet état de fait n’est donc ni bon ni mauvais, mais est à
prendre en compte dans l’évaluation des politiques publiques : la mise en œuvre d’une
politique publique, surtout dans un contexte de dérèglementation, ressemble à une boîte
noire dont on ne pourra jamais tout à fait identifier le contenu. Selon Lipsky, il faut considérer
en tout état de cause que les petits bureaucrates jouent un rôle central dans la fabrication des
politiques publiques.
Actuellement l’administration française poursuit la démarche de modernisation des
services publics selon deux axes principaux : la dématérialisation des services publics qui
devrait être complètement achevée fin 2022, et le déploiement de Maisons France Service
(précédemment appelées Maisons de Service Au Public) présentées comme des guichets
uniques de services publics. Le programme Services Publics + animé par la Direction
Interministérielle de la Transformation Publique (DITP) reprend tous les items de cette
évolution de l’administration qui se veut désormais plus proche, plus simple et plus efficace.
La philosophie qui sous-tend ces orientations peut interroger. D’un côté la dématérialisation
dépersonnalise les services publics, de l’autre les maisons France Service proposent un accueil
personnalisé, ce qui semble à première vue contradictoire. Par ailleurs la dématérialisation
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Le rôle de l'éthique organisationnelle dans le management stratégique des administrations publiques : un angle mort de la performance publique ?

  • 1. Faculté d’Economie et de Gestion Master 2 Management et Evaluation de l’Action Publique MEMOIRE PROFESSIONNEL Emmanuelle DAUMAIN ANNEE UNIVERSITAIRE 2020-2021 Le rôle de l’éthique organisationnelle dans le management stratégique des administrations publiques : un angle mort de la performance publique ? Sous la direction de Thierry BERTHET
  • 2. 2
  • 3. 3 Le rôle de l’éthique organisationnelle dans le management stratégique des administrations publiques : un angle mort de la performance publique ? Mémoire professionnel Année universitaire 2020-2021 Novembre 2021 Emmanuelle DAUMAIN Master 2 Management et évaluation de l’action publique Faculté d’Economie et de Gestion Ilot Bernard du Bois 5-9 Boulevard Maurice Bourdet CS 50498 13205 Marseille Cedex 1 Avertissement Les propos tenus dans ce mémoire professionnel de fin d’études n’engagent que l’auteur.
  • 4. 4 Tout paradis n’est pas perdu. André Breton
  • 5. 5 Remerciements J’adresse mes sincères remerciements à l’ensemble des enseignants de master que j’ai eu la chance de rencontrer durant ces deux années de reprise d’étude. Je remercie tout particulièrement mon directeur de mémoire Thierry Berthet pour la confiance qu’il m’a témoignée. Je me dois de remercier également la préfecture de Vaucluse pour m’avoir autorisée à prendre ce long temps de formation, dont j’espère faire bon usage dans la suite de ma carrière. Enfin, je veux remercier du fond du cœur mes parents et en particulier ma mère, pour sa foi en moi et le soutien indéfectible qu’elle a su m’apporter dans les moments de découragement. Je dédie ce mémoire à ma fille Sarah.
  • 6. 6 SOMMAIRE Remerciements……………………………………………………………………………………………………………………………..5 Sommaire………………………………………………………………………………………………………………………………………6 Introduction…………………………………………………………………………………………………………………………………..7 Stratégie et performance des administrations publiques………………………………………………………………10 Le Management stratégique…………………………………………………………………………………………………10 Contexte du développement de la démarche stratégique dans le secteur public……………………14 Alignement stratégique des organisations et performance publique……………………………………19 Création de valeur et finalité de l’action publique………………………………………………………………………..27 Actualité des notions de Bien commun et d’intérêt général………………………………………………….27 Le débat sur la valeur publique……………………………………………………………………………………………..32 Les services publics à la croisée des chemins………………………………………………………………………..37 Un nouveau paradigme de la gestion publique : l’éthique organisationnelle…………………………………44 Source de l’éthique………………………………………………………………………………………………………………44 L’éthique appliquée aux organisations………………………………………………………………………………….49 L’éthique de gestion comme condition de la performance publique……………………………………..57 Conclusion…………………………………………………………………………………………………………………………………..61 Bibliographie……………………………………………………………………………………………………………………………….63 Table des matières……………………………………………………………………………………………………………………….71
  • 7. 7 Introduction Depuis les années quatre-vingt les administrations publiques sont traversées par une lame de fond qui vient bouleverser le fonctionnement bureaucratique traditionnel : le Nouveau Management Public (NMP). Ce modèle de gestion qui emprunte beaucoup aux fondamentaux des entreprises privées, introduit dans le secteur public la notion de résultat et surtout de performance. Chaque pays a adapté ce nouveau référentiel en fonction de sa culture organisationnelle d’origine et de ses problématiques particulières. Dans le même temps ont été formalisés les différents statuts régissant la fonction publique, ainsi que les actes fondateurs de la décentralisation. Puis en 2001 est instaurée la Loi organique de lois de finances (LOLF). La LOLF qui a pour objectif de réformer en profondeur la programmation du budget de l’Etat, s’inscrit en droite ligne du NMP en tant qu’elle substitue à la logique de moyens une logique de résultat. Elle trouve sa légitimité dans une rationalisation budgétaire présentée comme indispensable à l’assainissement des comptes publics. Les gestionnaires sont dès lors tenus de rendre des comptes auprès des administrations centrales sous la forme d’indicateurs chiffrés. L’agrégation des données ainsi obtenue constitue ce qu’on appelle désormais la performance publique. Pourtant, après deux décennies d’application de ce nouveau cadre budgétaire, force est de constater que la dépense publique n’a jamais cessé d’augmenter, alors que dans le même temps certains services publics souffrent d’un manque chronique de moyens humains et matériels. Parallèlement à la recherche de performance, la territorialisation de l’action publique se poursuit à travers un mouvement continu de décentralisation et de déconcentration. La réforme de l’administration territoriale de l’Etat (RéATE) commencée en 2010 et poursuivie en 2016 puis en 2021, modifie l’échiquier institutionnel et rebat les cartes entre administrations centrales et administrations locales d’une part, et entre Etat et collectivités d’autre part. La traditionnelle distinction entre le politique et l’administratif est de moins en moins opérante, au fur et à mesure que les responsables des organisations gagnent en autonomie et voient leurs attributions fonctionnelles se « managérialiser ». Le cadre réglementaire de l’action publique s’assouplit et les missions de service public tendent à prendre des formes hybrides de partenariat public-privé ou à s’externaliser.
  • 8. 8 Dans ce contexte d’autonomisation des acteurs locaux, le sens de l’action publique n’a pourtant jamais été aussi flou. En effet la dynamique de ces évolutions a produit un millefeuille administratif à l’arborescence diffuse, composé d’entités dont le pilotage apparaît aux yeux de la population assez peu coordonné. Le jeu des transferts de compétences d’une organisation à une autre complexifie l’identification du périmètre voire de l’objet des politiques publiques. Le recours croissant à des opérateurs économiques privés ajoute un niveau supplémentaire de difficulté. La recherche de l’efficacité dans la mise en œuvre locale des politiques publiques ne va pas de soi dans un pays à tradition centralisée, et impose une évolution importante des modèles managériaux, notamment en matière de prise de décision. Ainsi, la crise sanitaire a révélé les faiblesses opérationnelles des agences de santé, et le déficit de planification en matière de gestion de crise. Ces défaillances interrogent sur la démarche stratégique employée dans le secteur public, qu’il s’agira de caractériser dans la première partie de ce mémoire. Dès lors qu’une stratégie ne peut se déployer qu’une fois ses objectifs clairement définis, il paraît nécessaire de revenir sur les différentes conceptions de la finalité de l’action publique. Dans cette matière on parle souvent de l’intérêt général et du Bien commun. On verra que ces notions prennent sens essentiellement en fonction du contexte dans lequel elles sont mobilisées. De façon plus contemporaine, la préoccupation nouvelle pour l’évaluation de l’action publique a donné lieu à de nombreux travaux de recherche autour du concept de valeur publique, qui sont autant de grilles de lecture et d’outils potentiellement actionnables pour décrire le résultat de l’action publique. Dans son ouvrage « Creating Public Value » paru en 1995, le pionnier Mark H. Moore adapte au secteur public les principes de la création de valeur dans le secteur privé, et propose de comptabiliser les coûts et les bénéfices induits par le projet d’une administration. Plus tard en 2007 dans son ouvrage « Valeurs publiques et intérêt public : contrebalancer l’individualisme économique », Barry Bozeman intègre et prolonge le concept de valeur publique introduit par Moore pour explorer la perspective des valeurs publiques, théorie selon laquelle l’action publique serait davantage caractérisée par les valeurs en amont des actions, que par les effets que ces actions produisent. La finalité de l’action publique peut aussi être vue plus simplement comme les services publics eux-mêmes. Or, les services publics, à l’instar de l’intérêt général, n’ont pas des missions définies de façon définitive, pas plus qu’ils ne sont orchestrés par des organisations prédéterminées. En ce sens,
  • 9. 9 le contour et le fonctionnement des services publics sont un révélateur de la conception de l’homme et de la société que portent les institutions. On pourra questionner les valeurs qui sous-tendent la dématérialisation des services publics et l’évolution de la relation à l’usager, en faisant un détour par la théorie des relations de service. Aux termes des deux premières parties de ce mémoire, nous formons l’hypothèse d’une articulation entre le management stratégique et l’éthique organisationnelle des administrations publiques, qui aurait un impact jusqu’ici ignoré sur la performance publique. Pour mieux comprendre ce que l’on entend par éthique au sein d’une organisation, il sera utile de délimiter le rapport de l’éthique avec la morale ou la déontologie. Puis nous discuterons la pertinence actuelle de distinguer éthique publique et éthique privée. Nous survolerons ensuite quelques exemples de formalisation éthique, notamment au Canada, et d‘autres notions telles que le climat éthique ou la compétence éthique. Enfin, nous tenterons de démontrer que l’éthique de la gestion est une condition nécessaire de la performance publique, financière comme extra financière.
  • 10. 10 I. Stratégie et performance des administrations publiques A. Le management stratégique a) Principes de la démarche stratégique Le concept de stratégie a émergé dans les années soixante et s’est considérablement diffusé à partir des années quatre-vingt, dans un contexte de mutations politique et économique rendant l’environnement des entreprises de plus en plus mouvant et incertain. La stratégie se différencie de la politique générale de l’entreprise par le fait qu’elle est située dans le temps et dans l’espace. On l’associe parfois à la notion de planification stratégique, qui est plus rigide dans sa conception ; en effet si la stratégie sert de guide, elle peut néanmoins être ajustée, remise en cause ou abandonnée en fonction des circonstances. La tactique, comme la stratégie, fait également référence au lien entre l’entreprise et son milieu mais sur un mode mineur : elle ne vise qu’à exploiter les relations possibles avec l’environnement sans objectif de changement. On peut définir la stratégie comme l’orientation d’une organisation qui a une mission, et se fixe des objectifs et des moyens à mettre en œuvre pour les atteindre compte-tenu de ses contraintes internes et externes. Les décisions stratégiques ont pour spécificité de porter sur le long terme, et d’engager l’ensemble de l’organisation. A la différence des décisions opérationnelles qui sont de nature interne, les décisions stratégiques renvoient à la complexité des relations entre l’organisation et son environnement. L’analyse que doit conduire l’entreprise avant d’élaborer sa stratégie repose sur un diagnostic en deux phases : l’analyse externe des facteurs environnementaux, et l’analyse interne des ressources et compétences de l’organisation. Le but de ce processus pour l’entreprise est d’évaluer ses forces et faiblesses par rapport à ses concurrents, et d’identifier les évolutions probables de l’environnement pour y déceler les facteurs favorables ou défavorables à l’action. A l’issue de cette analyse, l’entreprise est en mesure de déterminer ses actifs stratégiques, c’est-à-dire les éléments dont elle doit s’assurer la maîtrise pour réaliser ses objectifs. Dès lors elle peut adopter une stratégie pull, qui prend pour point de
  • 11. 11 départ l’environnement et vise à convertir les opportunités en avantages ; ou une stratégie push, consistant à transformer les ressources de l’entreprise (notamment les savoirs et les compétences) en avantages dans l’environnement concurrentiel. Un des outils les plus couramment utilisés en matière d’analyse stratégique est l’outil « SWOT » (Strengths, Weaknesses, Opportunities, Threats), qui permet de repérer les facteurs ayant une influence stratégique sur l’entreprise. Dans cet outil les facteurs internes sont les forces et les faiblesses, et les facteurs externes sont les menaces et les opportunités. Ces facteurs évoluent dans le temps, et sont aussi fonction de l’interprétation des dirigeants et de l’aptitude de l’entreprise à répondre à ses problématiques. La rencontre entre tel facteur interne et tel facteur externe produit des effets qui ont été identifiés : la combinaison de forces et d’opportunités crée des tremplins ; de forces et de menaces, des remparts ; de faiblesses et de menaces, des brèches ; de faiblesses et d’opportunités, des freins. En anticipant l’évolution de ces influences, il est possible de construire différents scénarios et d’imaginer des réponses stratégiques adaptées. Au terme de l’analyse stratégique l’entreprise élabore son plan marketing, qui a vocation à détailler les composantes de sa démarche stratégique : comme point de départ la vision managériale, puis l’analyse SWOT, les objectifs, la stratégie proprement dite (choix fondamentaux et moyens alloués pour atteindre les objectifs), les plans d’actions (quoi, quand, qui, comment), les comptes de résultats prévisionnels, et les systèmes de contrôle. La démarche stratégique a façonné un nouveau modèle managérial qu’on oppose traditionnellement au management opérationnel. Cette distinction est surtout liée au niveau hiérarchique de la prise de décision, et à son impact sur le devenir de l’organisation. En effet le manager opérationnel prend des décisions plus simples et plus fréquentes, car elles se rapportent au fonctionnement quotidien de l’organisation ou du service dont il a la responsabilité ; il doit donc disposer de compétences de gestion lui permettant d’optimiser les ressources nécessaires à la réalisation de la stratégie. Le management stratégique est l’art de diriger une organisation et de prendre les décisions nécessaires à la réalisation de ses objectifs. Il mobilise quatre fonctions principales : piloter, organiser, animer et diriger. Le manager stratégique tire sa légitimité de son ambition, qui implique souvent un dépassement des ressources et capacités actuelles de l’entreprise. Dans le secteur concurrentiel, cette ambition est d’atteindre une position de leadership sur un marché, notamment à travers un projet. Grâce à sa connaissance des enjeux de l’organisation, le manager stratégique peut
  • 12. 12 construire le processus qui permettra à l’organisation d’atteindre ses objectifs. En pratique les étapes du management stratégique sont l’analyse et le choix stratégique, la programmation de projets-clés comportant des plans d’allocation de ressources, le suivi budgétaire, le pilotage par les indicateurs, et enfin l’évaluation. L’évaluation de la performance stratégique revêt ici une importance capitale. Elle passe par des bilans quantitatifs et surtout qualitatifs, impliquant de recueillir l’avis des clients et d’experts du secteur. Les objectifs donnés aux responsables des services ne peuvent rester flous ou peu contraignants, car ils sont envisagés dans la perspective des impacts (outcome) et pas seulement des résultats (output). Le contrôle stratégique de l’impact de l’organisation sur son environnement doit permettre de juger de la pertinence des choix effectués, de corriger les process et d’orienter les actions ultérieures. b) Peut-on transposer les principes du management stratégique dans le secteur public ? Les organisations publiques sont caractérisées par la poursuite de finalités externes, l’absence de rentabilité, des missions assurées en concurrence nulle ou imparfaite au sein de systèmes complexes et cloisonnés. De plus l’action administrative reste traditionnellement soumise au politique. Le management stratégique s’appuyant notamment sur les concepts d’environnement et de concurrence, ne semble intuitivement pas correspondre au secteur public. En effet les administrations ont pour la plupart des missions spécifiques qui leur confèrent un statut proche du monopole, donc insensibles à la concurrence telle qu’on la conçoit sur les marchés. Mais cette approche s’avère superficielle. En effet comme n’importe quelle organisation, les administrations disposent de ressources internes et d’un environnement, constitué des administrations locales, des administrations centrales, des opérateurs économiques (soit clients soit fournisseurs), et bien sûr des usagers. A l’instar d’une entreprise, l’organisation publique entretient avec son environnement des rapports de pouvoir et de dépendance. Plus que toute autre organisation peut-être, elle cherche à avoir un impact sur la société. Mais dispose-t-elle d’une réelle autonomie stratégique ? Si tel est le cas, l’organisation doit pouvoir répondre aux questions de qui elle est, de ce qu’elle veut être et ce qu’elle veut faire, c’est-à-dire définir sa raison d’être. Elle doit également pouvoir décider des objectifs qu’elle se fixe et du délai pour les réaliser. Enfin elle doit être en mesure d’allouer elle-même ses ressources (physiques, humaines, financières) en fonction de ses priorités. Or, le fonctionnement d’une organisation publique est soumis à un cadre juridique
  • 13. 13 particulièrement contraignant, dans lequel les missions et les actions sont majoritairement définies par la loi ou des règlements. De plus, le contexte des échéances électorales infléchit sa capacité stratégique en raccourcissant son horizon temporel. Certains ont même avancé que le calendrier des élections jouait dans le secteur public le rôle du marché pour les entreprises. Mais surtout, toutes les stratégies d’organisation publique se construisent en relation avec les politiques publiques. Ces stratégies constituent « un ensemble cohérent de choix, d’activités et de mesures au service d’une orientation à long terme permettant de satisfaire les attentes des parties prenantes répondant aux objectifs de politiques publiques, et créant par une configuration des ressources et compétences une valeur publique sur un territoire dans un contexte plus ou moins concurrentiel et ou coopératif » (Pupion, 2018). Or, dans un contexte de décentralisation et de déconcentration, la marge d’autonomie des administrations locales ne cesse de croître. Dans le même temps aucun acteur public ne dispose à lui tout seul des ressources et des compétences pour conduire des projets sur son territoire. Pour conduire une politique publique, il a donc le choix d’un comportement réactif ou proactif face à son environnement local. Sur le plan managérial, le développement du pouvoir discrétionnaire voire dérogatoire modifie la relation entre le décideur et le gestionnaire, lequel dispose de plus en plus d’une « délégation décisionnelle » en termes de stratégie. Cette évolution est concomitante avec les nouvelles contraintes d’efficacité et de performance qui traversent l’écosystème public sous l’influence du Nouveau Management Public (NMP). Les réformes successives de modernisation de l’administration appellent à faire des choix et à établir des priorités, dans un environnement de plus en plus concurrentiel. Les organisations publiques sont prises en tampon entre les restrictions sur leurs ressources financières, et l’exigence de qualité des services publics portée par les usagers. L’approche stratégique apparaît dans ce contexte comme l’un des modèles les plus prometteurs du management public. Le ministère de l’intérieur s’en fait l’écho dans le projet stratégique de l’administration territoriale de l’Etat 2022-2025 en cours d’élaboration. L’introduction du projet mentionne la nécessité d’avoir « une vision stratégique interministérielle et partagée », sur une quinzaine d’axes déclinés à partir des orientations générales jusqu’aux objectifs fixés. Les principaux axes retenus sont le développement de la cohésion et de la complémentarité, l’articulation entre la responsabilité et la proximité, une clarification des relations entre
  • 14. 14 chaque niveau d’administration, et l’adaptation du management des équipes à ce nouveau cadre. Ce dernier élément mérite qu’on s’y arrête. La culture du management est d’introduction relativement récente dans l’administration de l’Etat, et a pu être diversement assimilée par les hauts-fonctionnaires et les cadres supérieurs des services. En France la fonction dirigeante du secteur public renvoie au modèle du serviteur de l’Etat. Cette appellation est liée à un système de recrutement et de formation des grands corps de l’Etat dont les fondamentaux ont très peu varié jusqu’à récemment, avec la fermeture de l’ENA immédiatement remplacée par l’INSP. Le processus de sélection se fonde essentiellement sur la culture générale, et le contenu de l’enseignement, transmis par les « anciens » aux « nouveaux » sur un mode ethnocentrique relativement figé, vise surtout à acquérir le langage institutionnel et structurel spécifique à l’action administrative. A l’inverse, le management stratégique est une catégorie appartenant aux sciences de gestion, qui mobilise des variables extérieures à la science administrative telles que le contexte social et économique par exemple. Surtout, toute formation en management délivre des compétences en matière d’organisation, d’animation, et d’évaluation peu appréhendées dans la formation des hauts-fonctionnaires. La crise sanitaire a révélé d’importants problèmes de coordination des administrations publiques, ce qui interroge sur l’adéquation des modes de gestion aux problématiques actuelles. L’élaboration et le déploiement d’une stratégie par les hauts-fonctionnaires de l’administration territoriale de l’Etat ne va donc pas de soi, et requiert sans doute une modernisation de la fonction dirigeante du secteur public. B. Contexte du développement de la démarche stratégique dans le secteur public a) L’évolution du lien politique-administration post-NPM Dans le modèle classique de fonctionnement des institutions, l’administration est toujours dans une position de soumission au politique. Au sein d’une administration d’Etat comme d’une collectivité, le fonctionnaire (ou l’agent public) est supposé être un rouage neutre d’exécution de la volonté politique. En d’autres termes, l’élu décide et le fonctionnaire met
  • 15. 15 en œuvre. La réalité est plus nuancée : dans les collectivités territoriales par exemple, le politique et l’administratif sont fortement interdépendants, et leurs rôles sont imbriqués. Dans les services déconcentrés de l’Etat, l’articulation est implicite et donc souvent plus ambigüe. En effet les fonctionnaires détiennent de fait une partie du pouvoir de décision, dès lors qu’ils participent à la conception et la mise en œuvre des politiques publiques. Cette implication de l’ensemble des parties dans la chaîne de valeur publique est d’ailleurs un facteur clé de succès. Aussi, bien avant l’arrivée du Nouveau management Public, l’action publique a toujours été un partenariat politico-administratif. On peut évoquer la situation particulière du Directeur Général des Services (DGS) dans les collectivités, dont le statut illustre bien le jeu de pouvoir dynamique entre l’administratif et le politique. Au départ le DGS était appelé Secrétaire Général, qui était un fonctionnaire nommé sur son poste et en tant que tel, inamovible en cas d’alternance de l’exécutif. En 1987 dans le contexte des lois de décentralisation, le pouvoir du maire est réaffirmé. Le Secrétaire général devient le DGS, dont la nomination ne peut se faire que par voie de détachement sur emploi fonctionnel : un détachement étant d’une durée limitée, le DGS perd en stabilité et même en pouvoir, puisqu’il ne peut se voir déléguer désormais que la signature du maire et non sa compétence. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. La complexification croissante de l’environnement institutionnel et réglementaire appelle des capacités techniques, juridiques et managériales que les présidents de collectivités ne maîtrisent pas nécessairement ; aussi, c’est souvent le DGS qui assume de fait le pilotage stratégique de l’organisation. On voit que finalement le modèle décisionnel est plutôt de style collaboratif entre le politique et l’administratif. La configuration est sensiblement différente dans la fonction publique de l’Etat. Il est intéressant de noter que l’on parle des administrations publiques locales, mais plutôt de l’administration territoriale de l’Etat. Même si ce terme générique renvoie en fait à un pluriel (les services déconcentrés de l’Etat), le passage au singulier dit quelque chose du déficit d’identité des organisations étatiques dans les territoires. On peut en première lecture attribuer ce déficit précisément à l’absence physique du politique dans ces organisations, qui sont dirigées par des hauts-fonctionnaires représentants de l’exécutif ministériel mais non- élus. Par ailleurs, le fonctionnement d’un service déconcentré est totalement soumis à l’autorité centrale, alors que celui d’une collectivité est régi par le principe constitutionnel de libre administration. Cette différence pose un problème de fond d’ordre à la fois managérial
  • 16. 16 et proprement stratégique. En effet, si les collectivités sont les porteuses de projets en lien avec les opérateurs économiques et associatifs présents sur leur territoire, elles sont également de plus en plus chargées de missions précédemment gérées par l’Etat. De l’autre côté les services déconcentrés voient leurs missions régulièrement requalifiées ou transférées d’une direction à une autre, et sont enjointes à mutualiser leurs moyens et coordonner leur action. L’autonomie des collectivités exige par nature le développement de compétences stratégiques, qui sont déjà enseignées au titre de la formation initiale et continue des DGS. Mais la réforme de l’administration territoriale de l’Etat (RéATE) est imposée verticalement à travers des feuilles de route ou autres feuilles de mission adressées aux dirigeants locaux, tout en demandant à ces derniers de faire évoluer leur mode de gestion vers un management stratégique. Or les administrations déconcentrées de l’Etat n’en ont à ce stade pas nécessairement l’expérience ni les compétences, pour des raisons aussi bien statutaires que culturelles. b) L’hybridation de la gestion des services publics Contrairement à une idée reçue, le recours à des opérateurs privés pour la gestion des services publics n’est pas une tendance récente de l’action publique. La conception d’un service public « à la française » s’est cristallisée dans la mémoire collective à l’époque de la Libération et de la reconstruction de l’économie après la seconde guerre mondiale, où certaines entreprises d’importance stratégique ont été nationalisées pour soutenir l’effort du pays. Avant cela, la plupart des services publics étaient certes souvent exploités en monopoles mais plutôt par des opérateurs économiques privés. Le retour de cette « préférence » pour la gestion privée au cours des années quatre-vingt est en fait lié à un faisceau de facteurs. D’une part l’influence du Nouveau Management Public a persuadé petit à petit les gouvernements successifs que le secteur privé était par nature plus efficace et plus efficient que le secteur public. Cette nouvelle idéologie a trouvé un domaine d’application direct puisqu’à la même époque le problème de la dette française commençait à occuper tous les esprits. Dès lors, la délégation des services publics à des opérateurs privés est apparue à la fois comme un gage de qualité du service rendu, et comme un levier de rationalisation budgétaire. Les contrats de concession autoroutière, qui permettent à l’Etat de faire financer les travaux d’infrastructures et de maintenance nécessaires, par les sociétés délégataires plutôt que par le biais de recettes fiscales, sont un bon exemple de l’application de cette logique. Un autre facteur du recours
  • 17. 17 croissant aux opérateurs privés est l’intégration dans le droit français de la législation européenne concernant la libre concurrence. Le marché unique implique en effet d’ouvrir le plus largement possible l’accès des entreprises aux marchés publics, qui constitue un levier important de développement économique. L’hybridation des services publics est pour les organisations une stratégie en elle-même, qui peut être mise en œuvre à différents niveaux d’intensité. Dans ce spectre la délégation de service public est la modalité la plus extrême, mais le droit de la commande publique offre de nombreuses options permettant des partenariats public-privé adaptés à chaque besoin et chaque projet. L’intervention d’entreprises privées dans l’action publique pose la question du contrôle réel des gestionnaires publics sur les services délégués en tout ou partie, notamment en matière de tarification et d’égalité d’accès. L’hybridation appelle un repositionnement du gestionnaire public sur des missions de définition des besoins (via des cahiers des charges) et d’évaluation de la qualité du service rendu. Cela implique une montée en compétence des gestionnaires en matière de stratégie qui n’a pas toujours été possible. De plus, les usagers ont tendance à contester le mode de gestion privée qui est, à tort ou à raison, souvent perçu comme un abandon des pouvoirs publics. Après une longue période d’extension de l’intervention privée, on assiste actuellement à une reprise en main de services précédemment délégués, par attribution directe à des sociétés publiques locales (entités privées créées et contrôlées intégralement par des actionnaires publics). Au-delà de la privatisation ou non des services publics, c’est surtout ce qu’on pourrait appeler la « privatisation des esprits » à travers l’intégration de mécanismes contractuels dans la mise en œuvre des politiques publiques qui doit retenir l’attention. Les politiques sociales dans leur ensemble s’appuient désormais systématiquement sur un engagement contractualisé du bénéficiaire de la politique publique en contrepartie du service qui lui est fourni. Dans les politiques de l’emploi par exemple, l’accompagnement individualisé proposé par le service gestionnaire est conçu dans une logique de donnant-donnant où le demandeur d’emploi doit démontrer sa recherche active d’emploi ou de formation : c’est ce qu’on appelle le processus d’activation. Ce nouveau paradigme a pour conséquence d’opérer un transfert partiel de la responsabilité du gestionnaire sur l’usager, ce qui fait reposer la réussite de la politique d’emploi autant sur le comportement de ce dernier que sur l’efficacité des processus mis en œuvre par les services. Ce positionnement inédit des services publics illustre un
  • 18. 18 changement de référentiel où l’action est dirigée vers les individus au détriment des structures, et où la proximité est un nouveau standard de légitimité. c) La territorialisation de l’action publique Depuis l’acte I de la décentralisation en 1982 avec les lois Defferre, l’Etat renonce progressivement à sa tutelle historique sur les collectivités territoriales. En 2003, une nouvelle étape est franchie en consacrant la décentralisation dans l’article 1er de la Constitution : « La république Française est décentralisée ». A partir des années 2010 le processus s’accélère par l’adoption en 2014 de la loi MAPTAM (modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles), en 2015 de la loi portant modification de la carte régionale et du calendrier électoral, et la même année de la loi NOTRe (nouvelle organisation territoriale de la République). Le centre de gravité de l’action publique se déplace, et de nombreuses compétences de l’Etat sont transférées aux collectivités locales selon le principe de spécialisation, hormis pour les communes qui conservent leur compétence générale. Parallèlement au mouvement de décentralisation, l’Etat engage également une réforme majeure de réorganisation de ses services régionaux et départementaux, la RéATE (ou réforme de l’administration territoriale de l’Etat), qui entrera en vigueur le 1er janvier 2010. Cette réforme issue de la révision générale des politiques publiques (RGPP) a pour ambition de redéfinir les champs d’intervention de l’Etat afin de les rendre plus lisibles pour les citoyens, et de renouveler les méthodes de travail vers davantage d’interministérialité. Le préfet voit son rôle renforcé en devenant le coordinateur de l’application des politiques publiques sur son territoire. Les directions régionales passent de treize à cinq, complétées par des unités territoriales. De nouvelles directions interministérielles (DDI) sont créées et placées sous l’autorité du préfet de département, telles que la DDCS pour la cohésion sociale ou la DDPP pour la protection des populations. Dix ans plus tard, le mouvement de déconcentration se poursuit à travers la création en janvier 2021 des Secrétariats généraux communs départementaux (SGCD) chargés de la gestion mutualisée des fonctions support des DDI et des préfectures ; de nouvelles directions départementales résultant de la fusion des anciennes DDI et unités territoriales (comme la DDETS) voient le jour sous des dénominations différentes selon les départements, en étant identifiées sous des sigles de plus en plus illisibles pour les non-initiés. Le projet de loi 4D (différenciation, décentralisation, déconcentration, décomplexification) en cours d’examen par le Parlement a vocation à parachever cette
  • 19. 19 ambitieuse réforme. Ces réorganisations exécutées à marche forcée et l’inflation des sigles ont finalement plutôt brouillé la lisibilité du paysage institutionnel local pour les citoyens. Pour autant la logique qui sous-tend cet effort à grande échelle d’organiser la territorialisation de l’action publique, est très vertueuse. Elle peut être rapprochée du concept de complémentarité des activités avancé par les économistes Milgrom et Roberts dans leur ouvrage « Economics, Organization and Management » paru en 1992. L’objectif poursuivi par les décideurs publics est de faire passer les administrations d’un fonctionnement traditionnel en silos à des modalités plus collaboratives, de manière à produire des effets de synergie dans la mise en œuvre des politiques publiques. En effet on sait que les effets de synergie ont un impact potentiel sur la performance très supérieur à la seule technicité des acteurs. Cet impact est directement lié à la cohérence de la stratégie de mise en œuvre. La mutualisation des moyens minimise les coûts à proportion de l’amélioration de la gouvernance. Une gouvernance inclusive qui implique tous les acteurs et les bénéficiaires du projet de réforme, est un gage de leur mobilisation ultérieure sur le déploiement de nouvelles politiques publiques. A l’inverse une gouvernance exclusive où la réforme est imposée d’en haut sans concertation, a toutes les probabilités de susciter la méfiance ou le désintérêt des acteurs, d’augmenter les coûts liés au traitement des résistances rencontrées, et donc de réduire les bénéfices attendus du projet public. La méfiance des acteurs met en danger la performance de l’organisation dans son ensemble, et par suite la réussite des projets qu’elle met en œuvre. A ce stade on peut donc affirmer qu’il existe un fort lien entre la stratégie, le comportement des acteurs, et la performance des organisations. C. Alignement stratégique des organisations et performance publique a) La LOLF, ou lorsque les moyens justifient les moyens La loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF) fête cette année son vingtième anniversaire. Présentée comme le socle de la réforme de l’Etat, la mise en place de la LOLF s’inscrivait dans une démarche nouvelle de performance en passant d’une logique de moyens à une logique de résultats. Les données budgétaires présentées par nature de dépense sur huit cent chapitres font place à des programmes au nombre de cent vingt, eux-
  • 20. 20 mêmes regroupés dans des missions. Chaque programme donne lieu à un projet annuel de performance (PAP appelé le « jaune ») dans lequel sont présentés le responsable du programme, les objectifs principaux, les coûts, les résultats obtenus l’année précédente et ceux attendus l’année suivante. Puis vient le rapport annuel de performance (RAP, ou document de politique transversale) qui fait le bilan de l’exercice précédent. Pour le calcul des résultats, six-cent soixante-seize indicateurs de performance sont renseignés chaque année par les services gestionnaires puis agrégés au niveau national. Ces indicateurs sont de trois nature : les indicateurs de qualité des services publics (18% du total), les indicateurs d’efficacité socio-économique (49%), et les indicateurs d’efficience de la gestion (33%). Chaque indicateur est classé entre quatre catégories en fonction de sa cible : cible atteinte, amélioration (résultat meilleur que l’année précédente mais cible non atteinte), absence d’amélioration (résultat moins bon que l’année précédente), ou données non renseignées. Actuellement le responsable de programme est évalué par rapport à l’atteinte des cibles que le ministre lui a fixées. On a beaucoup parlé du principe de « justification au premier euro », mais il faut entendre le mot de justification dans le sens d’une explication apportée aux écarts entre résultats obtenus et atteinte des cibles, et non dans le sens d’une justification de la dépense par rapport à l’utilité pour la collectivité. L’information budgétaire produite par la France avec environ vingt mille pages de données publiées chaque année, est considérée comme l’une des plus complètes et des plus fiables d’Europe. Mais en dépit des dispositifs d’amélioration de la performance que sont les RAP et les PAP, la Cour des Comptes constate en 2019 que la LOLF « reste sans effet significatif tant sur l’allocation des ressources que sur les processus de modernisation de l’action publique » (Rapport sur le budget de l’Etat en 2018). Les résultats affichés via les indicateurs conduisent dans leur grande majorité à des autosatisfecit ou à des réajustements mineurs, et échouent à rendre compte de la réalité de la gestion. De nombreuses propositions d’améliorations ont conduit à un projet de révision de la LOLF qui est en cours d’élaboration. Les priorités retenues pour une refondation de la LOLF seraient notamment de distinguer la responsabilité des autorités publiques et celle des fonctionnaires, en scindant les résultats obtenus entre deux types de rapports distincts : les RAP et PAP pour la performance des gestionnaires, à travers les indicateurs d’efficience et de qualité ; et un rapport sur les politiques publiques présenté au Parlement par les ministres, s’appuyant sur les indicateurs d’efficacité socio-économique.
  • 21. 21 La Cour des Comptes va dans le même sens en formulant deux recommandations principales : « distinguer un nombre limité d’objectifs stratégiques et d’indicateurs associés relevant de la responsabilité des ministres et les objectifs de gestion assortis d’indicateurs qui relèvent des responsables de programme ; compléter le dispositif de performance de la LOLF en définissant en loi de programmation des finances publiques un calendrier de revues de dépenses et d’évaluations de politiques publiques présentées au Parlement ». Mais si le gouvernement est responsable devant le Parlement, et le Parlement responsable devant les Français, il n’existe pas de régime juridictionnel de responsabilité des fonctionnaires dans le domaine de la gestion. La fonction publique ne connaît actuellement que la responsabilité pénale en cas de crime ou délit commis dans l’exercice des fonctions, ou la responsabilité des comptables et ordonnateurs en matière financière. Mais si un gestionnaire public s’exonère d’obligations réglementaires qui s’imposent à lui, omet de mettre en œuvre une instruction ministérielle ou une politique publique, prend une mauvaise décision ou ne prend aucune décision quand il faudrait en prendre une, aucun dispositif juridictionnel ne permet de le sanctionner, du simple fait qu’il n’existe pas de contrôle continu de la gestion à proprement parler. Ces fautes managériales qui ne sont ni des crimes ni des délits, peuvent pourtant conduire à des désastres en matière de gestion sanitaire, de maintien de l’ordre public, etc. De plus, le « logiciel » de la gestion fondée sur les moyens reste très prégnant dans l’action publique, au niveau stratégique comme au niveau opérationnel : lorsque les objectifs ne sont pas atteints, le réflexe intellectuel est d’attribuer cet échec à un manque de moyens plutôt qu’à une mauvaise qualité du management. De ce fait, le redéploiement de nouveaux moyens humains ou matériels tend à récompenser dans certains cas l’inefficacité de la gestion, tout en augmentant la dépense publique. D’autres critiques peuvent être faites sur la forme et le fond du cadre annuel de la performance à l’ère de la LOLF. La présentation reste très fragmentée, ce qui en rend difficile l’exploitation pour une évaluation des politiques publiques, ou pour une décision de réallocation des ressources sur de nouvelles priorités. Mais la problématique majeure est que les politiques publiques sont conduites par l’Etat et ses opérateurs, mais aussi par les collectivités territoriales et leurs opérateurs, publics ou privés d’ailleurs. Aussi, la question se pose de modifier la classification des dépenses publiques en conséquence, voire de décentraliser la gestion des dépenses publiques. Cette approche permettrait, dans le contexte de la décentralisation et de la
  • 22. 22 déconcentration, de prendre en compte la dimension horizontale de l’action des représentants de l’Etat dans les territoires en intégrant la valeur publique produite par effet de synergie. b) Contrôle de gestion et pilotage de la chaîne de valeur Le contrôle de gestion est un outil de pilotage de la performance des organisations. Anthony, l’un des spécialistes de cette discipline, en donne en 1965 la définition suivante : « le contrôle de gestion est le processus par lequel les managers obtiennent l’assurance que les ressources sont obtenues et utilisées de manière efficace et efficiente pour la réalisation des objectifs de l’organisation ». Plus tard dans les années 80, il précise que « le contrôle de gestion est le processus par lequel les managers influencent d’autres membres de l’organisation pour appliquer les stratégies ». On peut citer également Bouquin qui explique dans le Que sais-je consacré au sujet, que le contrôle de gestion « est constitué des dispositifs et des processus qui garantissent la cohérence entre la stratégie et les actions concrètes et quotidiennes ». Ces quelques définitions donnent une idée des multiples usages du contrôle de gestion en fonction du style de l’organisation, de la nature de ses activités, voire de la personnalité de son dirigeant. Conçu au départ comme un instrument de gestion à dominante comptable et financière, il s’est sophistiqué au fil du temps pour devenir aujourd’hui un outil d’aide à la décision et un puissant dispositif de contrôle des comportements. Le contrôle de gestion « à l’ancienne » part du principe que les mécanismes de la performance sont stables, et qu’il suffit pour gérer correctement l’organisation de veiller à éviter les dérapages. Dans cette conception, la performance consiste essentiellement à réduire les coûts. Les normes et les standards ne sont jamais remis en question, pas plus que les décisions du dirigeant. Le point de vigilance se situe en général au niveau des dépenses de personnel, appréhendées exclusivement comme de la masse salariale et non comme des « ressources » humaines. Ce type de contrôle de gestion est parfois encore pratiqué dans certaines bureaucraties archaïques étrangères à la notion de stratégie, si ce n’est dans le domaine financier. Le contrôle de gestion moderne vise à piloter la valeur et non seulement les coûts. Dans les années 1990 Philippe Lorino a popularisé en France le contrôle de gestion dit stratégique, qui est en fait un modèle de gestion par les activités. Dans un environnement plus incertain, il s’agit de piloter les changements plutôt que la stabilité, en conduisant une revue permanente des enjeux. Le but est de contrôler la mise en œuvre de la stratégie, et de garantir la cohérence
  • 23. 23 entre les activités opérationnelles et les objectifs stratégiques. La démarche s’appuie sur une formalisation des processus, qui doit permettre de mettre en tension les ressources, les activités et les biens livrables. La définition de la valeur des biens et des services via des indicateurs pertinents pour la qualité et l’acceptabilité aboutit à l’identification des activités critiques auxquelles il faut allouer les ressources adéquates. En décomposant les activités en unités d’œuvre on révèle les inducteurs de performance, c’est-à-dire les leviers qui créent le plus de valeur à moindre coût. Le contrôle de gestion stratégique donne une meilleure perception des enjeux et des besoins de l’organisation, ce qui permet de concevoir en connaissance de cause les actions à mener pour atteindre les objectifs, et de mettre en œuvre les moyens adéquats. Les données du contrôle de gestion stratégique ont vocation à être diffusées et alimentées en continu à tous les niveaux hiérarchiques, afin que chacun puisse aligner sa manière de travailler aux objectifs de l’organisation, et optimiser ses propres processus. Le pilotage par la valeur présente de multiples avantages dans la gestion. La formalisation des processus montre les correspondances entre les métiers et les activités, ce qui permet une bonne affectation des agents suivant l’adage « la bonne personne à la bonne place ». On peut également rééquilibrer les activités sous-dotées en prélevant sur les activités sur-dotées. Le contrôle de gestion stratégique n’a pas de raison d’être si les objectifs de l’organisation ne sont pas clairement définis. C’est un point d’achoppement dans le pilotage des organisations publiques, du fait qu’elles ne sont pas toujours à l’origine des indicateurs qu’on leur demande de renseigner et que le cas échéant, les résultats obtenus sont finalement assez peu investis et réexploités par les gestionnaires eux-mêmes : en fait le contrôle de gestion a davantage ici une fonction de justification du bon usage des moyens alloués, auprès d’une autorité extérieure. Pourtant la performance d’une organisation publique étant complexe et multifactorielle, la modélisation de la chaîne de valeur et des processus propre à chaque organisation semble particulièrement nécessaire. Si les activités critiques les plus créatrices de valeur ne sont pas identifiées, il est tout à fait impossible d’allouer correctement les ressources. De plus la valeur d’une chaîne est celle de son élément le plus faible, ce qui signifie que si un seul des facteurs de création de valeur est nul, l’ensemble du processus est invalidé. On sait que dans la structure globale des coûts, ce qui revient le plus cher est l’absence de réingénierie des processus associée à une mauvaise allocation des ressources en personnel :
  • 24. 24 il existe en effet un lien direct entre les activités créatrices de valeur et les compétences-clés détenues par les agents. Dans le cadre du dialogue de gestion ou du dialogue social, la présentation en arborescence des métiers et des compétences remplacerait avec profit les organigrammes. Comme on le voit, la transformation du pilotage de la performance publique requiert en première intention une réforme profonde de la gestion des ressources humaines. c) La question du leadership dans le secteur public La capacité des gestionnaires publics à incarner l’articulation entre le politique et l’administratif est un enjeu essentiel du développement du management stratégique dans les organisations publiques. Le modèle du serviteur de l’État ne disposant que d’un faible niveau de contrôle du fait de sa soumission au politique et au cadre des procédures réglementaires, a été remplacé dans les années quatre-vingt par le modèle du manager public. Le NMP conçoit le management comme une activité rationnelle, neutre sur le plan axiologique, et séparant les faits et les valeurs. L’importation aveugle de logiques privées inadaptées aux organisations publiques a suscité des critiques portant notamment sur les risques d’atteinte à la probité, et à la perte du sens de l’intérêt général. Parallèlement, l’augmentation de l’autonomie et de la marge de manœuvre des hauts-fonctionnaires dans l’organisation de l’État a conduit à s’interroger à partir des années quatre-vingt-dix sur la possibilité d’un leadership au sein du secteur public. Les travaux sur le leadership dans le secteur privé forment un sous-domaine de l’étude des organisations. Au départ, on a cherché à établir les traits communs à tous les leaders, en s’inspirant de la théorie du « grand homme ». Puis l’attention s’est portée sur les comportements avec les différents styles de leadership, et leur compatibilité avec les types d’organisations. Dans les années soixante-dix, deux grandes catégories de leadership ont été repérées : le leadership transactionnel, et le leadership transformationnel. Le leadership transactionnel vise l’alignement stratégique entre le chef et les exécutants par le recours à des incitations financières. Dans une perspective stratégique, ce style de leadership vise à développer les connaissances d’exploitation, dans une optique d’amélioration continue des processus. Le leadership transformationnel s’appuie sur la capacité du leader à transmettre sa vision et ses objectifs pour l’organisation, sans recourir à des incitations financières mais en faisant appel à des valeurs ou à des techniques de persuasion. Au niveau stratégique, il permet le développement de connaissances d’exploration mobilisables dans un contexte
  • 25. 25 d’innovation. De nouveaux styles de leadership issus de la branche du leadership transformationnel sont identifiés, tels que le leadership visionnaire, charismatique, ou inspirant, qu’on relie à des comportements spécifiques du leader comme la motivation inspirante, l’influence idéalisée, ou la stimulation intellectuelle. Mais il apparaît que le leadership transformationnel n’existe quasiment qu’aux Etats-Unis, ce qui souligne l’importance du contexte institutionnel et culturel par rapport au style de leadership. De nombreux travaux de recherche ultérieurs ont approfondi et affiné cette distinction entre les deux principales catégories de leadership, jusqu’à finalement abandonner tout à fait l’idée d’une opposition. En effet, la plupart des styles de leadership conjugue des comportements transformationnels et transactionnels, pour former ce qu’on appelle un leadership intégré. En 2010 dans l’article « Exploring the link between integrated leadership and public sector performance », Fernandez, Cho et Perry ont distingué cinq catégories d’influence dans un leadership intégré : le leadership axé sur les tâches, sur les relations, sur le changement, sur la diversité ou sur l’intégrité. Van Wart a produit en 2003 une analyse portant sur le leadership dans le secteur public qui fait référence. Il y définit le leadership comme un processus consistant d’une part à atteindre des résultats de manière efficace, efficiente, et légale, d’autre part à développer et soutenir les exécutants, et enfin à adapter l’organisation à son environnement. Van Wart a ouvert le champ des recherches sur le leadership dans le secteur public, qui est aujourd’hui devenu un domaine à part entière des études portant sur le fonctionnement des administrations. Rayney en 2003 démontre que les organisations publiques sont plus complexes que les entreprises privées, et appellent des styles de leadership particuliers. Des travaux empiriques récents montrent que dans les contextes bureaucratiques, c’est le leadership axé sur l’intégrité qui est le plus efficace pour augmenter l’engagement au travail du personnel. Le leadership a non seulement une influence sur la performance, mais également sur la satisfaction et la qualité de vie au travail. Le style optimal des dirigeants publics serait celui de « responsables transformationnels, tirant modérément parti de leurs relations transactionnelles avec leurs exécutants, et qui reconnaissent avant tout l’importance du maintien de l’intégrité et de l’éthique dans l’exécution des tâches » (Orazi, Turrini et Valotti, 2013). Actuellement la recherche s’oriente vers les compétences en leadership partagées qui peuvent apparaître dans les structures de gouvernance collaborative ou les
  • 26. 26 réseaux publics, et entre divers acteurs au sein d’équipes. D’autres travaux empiriques seraient à mener sur le rôle de l’éthique, des émotions et de la spiritualité dans le leadership. Le passage du fonctionnement bureaucratique au management stratégique, dépend en grande partie de la capacité des gestionnaires à affirmer leur leadership. La complexité organisationnelle de l’appareil d’État impose l’acquisition de nouvelles compétences en matière d’architecture-système et d’animation de processus participatifs. Des outils intéressants sont déjà disponibles : le tableau de bord prospectif intègre dans une perspective stratégique l’ensemble des facteurs d’évolution de l’organisation tels que la gestion, les processus et les compétences, en partant du sommet politique jusqu’aux services les plus opérationnels. Mais le leadership public doit surtout permettre de réintroduire le long terme dans la vie des organisations, par la construction d’une vision stratégique partagée avec l’ensemble des acteurs. Aussi, il est indispensable de revenir sur les finalités de l’action publique, qui constituent le fondement et l’horizon de toute organisation publique.
  • 27. 27 II. Création de valeur et finalité de l’action publique A. Actualité des notions de Bien commun et d’intérêt général Pour caractériser la finalité de l’action publique et la perspective dans laquelle elle s’inscrit, on invoque volontiers les notions d’intérêt général ou de Bien commun. Si ces deux notions ont pour caractéristique commune de représenter des principes d’orientation, elles recouvrent des dimensions assez différentes ; le Bien commun aurait par exemple une dimension morale que l’intérêt général, à connotation plus juridique, n’aurait pas. Certains considèrent que leur objet est similaire, d’autres affirment qu’elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre, et même qu’elles sont antinomiques. a) L’intérêt général Pour l’ensemble des citoyens, la notion d’intérêt général est maintenant devenue très familière. La poursuite de l’intérêt général est comprise comme la mission fondamentale des gouvernants et des organisations publiques. Elle a notamment donné lieu à la création des services publics, qui ont pour objectif premier la satisfaction de l’intérêt général. On a coutume de situer la première utilisation du terme au 18ème siècle sous la plume de Jean- Jacques Rousseau, qui concevrait l’intérêt général comme un équivalent du Bien commun. En réalité le philosophe évoque dans son ouvrage « Du contrat social » bien plutôt la notion de volonté générale que celle d’intérêt général. La naissance et la généralisation du terme sont très liées au contexte historique qui entoure la Révolution française. Les penseurs politiques de l’époque s’affrontaient à l’intérieur de deux camps : les défenseurs de la monarchie pour lesquels l’intérêt général représentait la conformité avec les lois fondamentales du royaume, contre les défenseurs du commerce et des libertés comme Robespierre, pour qui l’intérêt général s’opposait à l’ordre monarchique et aux institutions en place. Le terme est ensuite repris dans la jurisprudence du Conseil d’Etat, autant comme un élément rhétorique qui reste fondamentalement ambigu, que comme un véritable concept du droit. En effet à l’instar du Bien commun, l’intérêt général n’est pas explicitement défini dans le droit positif français. Il renvoie aussi bien à l’ordre public qu’à l’intérêt du peuple, et plus généralement à la priorité des décisions administratives sur les intérêts privés ou sur les droits individuels, tels que les
  • 28. 28 libertés fondamentales. L’intérêt général est donc dès l’origine une notion polysémique fortement contextualisée. De nos jours il est invoqué pour des problématiques locales aussi bien que nationales. Depuis la décentralisation, la notion d’intérêt général local a émergé dans le débat public. Au départ l’intérêt général étant plutôt associé à l’Etat central, l’intérêt local était assimilé à un intérêt particulier, voire à une simple déclinaison territoriale de l’intérêt général « national ». Mais la délégitimation progressive de l’autorité de l’Etat central aux yeux des citoyens a conduit à un renversement de perspective, où la légitimité se situe de plus en plus du côté de la proximité. L’intérêt général local n’est dès lors plus assimilé à un intérêt particulier parmi d’autres. Cette évolution donne parfois lieu à des situations où les intérêts locaux entrent en contradiction avec l’intérêt de la généralité des citoyens. Mais le rapprochement de l’Etat et des collectivités à travers la multiplication des relations de coopération, tend à faire de l’intérêt général national et de l’intérêt général local des principes non-exclusifs l’un de l’autre. L’intérêt général peut également être servi par des organisations privées, voire des individus ; la différence sur ce dernier point étant que les personnes publiques, Etat et collectivités, ne poursuivent exclusivement que l’intérêt général. Le recours à l’intérêt général dans une décision du juge renvoie à l’arbitraire du pouvoir et notamment à celui de l’administration. C’est une notion qu’on pourrait dire métajuridique, dans la mesure où elle « imprègne » tout le droit public. L’idée de l’intérêt général comme une valeur transcendante, neutre et impartiale, est le concept de référence de l’Etat moderne, qui s’inscrit aussi bien dans la tradition libérale que dans la tradition égalitariste ou républicaine. C’est une notion également très pragmatique, car elle a été créée pour motiver le fait qu’une décision publique doit toujours s’aligner sur un intérêt supérieur à celui des parties, ce qui peut justifier d’une part de limiter le pouvoir des administrations ou la liberté des citoyens, d’autre part de sanctionner les personnes qui y portent atteinte. Ainsi ce concept est essentiel au fonctionnement normal des institutions dans un Etat de droit. L’intérêt général a surtout plusieurs fonctions qui sont amenées à changer en fonction de l’évolution de la société elle-même. Sa première fonction est critique, en ce que le recours à l’intérêt général permet de dénoncer l’accaparement du pouvoir et son détournement au profit de l’intérêt propre d’un individu ou d’un groupe. Il a également pour fonction singulière de redéfinir sans cesse les contours de l’autorité publique, laquelle depuis la Révolution est supposée incarner l’intérêt du peuple. La représentation claire de cet intérêt s’est
  • 29. 29 complexifiée du fait de l’émergence du pluralisme dans les sociétés modernes : il ne semble plus possible d’avoir une conception partagée a priori sur le sens de l’intérêt général dans l’espace public. Aussi, le caractère évolutif et parfois opportuniste du recours à l’intérêt général donne lieu à de plus en plus de critiques voire de remises en cause. Ainsi, depuis le début de la crise sanitaire, certains commentateurs considèrent que l’intérêt général est abusivement mobilisé pour réduire de plus en plus les libertés individuelles et mettre les citoyens au pas. L’appareil d’Etat ne chercherait plus d’après eux qu’à accroître son propre pouvoir au détriment de la population, ou du moins d’une partie de la population qui serait sacrifiée à l’intérêt public. On pointe également l’insuffisance de la notion et la perte du sens de l’intérêt général dans nos sociétés marchandes et individualistes. Pour les plus fatalistes, cette dilution de l’intérêt général illustrerait la fin d’un processus dans lequel les citoyens ne reconnaissent plus la légitimité d’un intérêt supérieur à l’intérêt de chacun des membres de la société. Les agents publics eux-mêmes sont confrontés à un doute sur le sens de leurs missions, et s’interrogent sur ce qui relève aujourd’hui des valeurs de service public. Paradoxalement, l’accroissement du rôle de l’Etat dans la vie sociale s’accompagne de la perception d’un désengagement des pouvoirs publics dans certains domaines stratégiques. Cette perte de lisibilité diffuse serait, d’après certains, le résultat d’un manque de vision des dirigeants publics et de leur incapacité à dégager l’intérêt général de leurs ambitions personnelles. b) Le Bien commun Cette situation de suspicion a conduit ces dernières années à revenir à la notion de Bien commun. Historiquement, le Bien commun est un concept beaucoup plus ancien que l’intérêt général. Il peut être défini comme une finalité universelle partagée par les membres d’une communauté, la ligne d’horizon du projet de ce que l’on appelle aujourd’hui le « vivre ensemble ». Cette dimension universelle du Bien commun a donné lieu à de nombreux développements philosophiques, théologiques, juridiques ou sociologiques au fil des siècles. Déjà pour Aristote, il est la « cause finale » de la société. Plus tard, Saint Thomas d’Aquin considère que le bien commun est la recherche des conditions matérielles et morales pour l’accomplissement des personnes. Tocqueville dans « De la démocratie en Amérique » dit que l’homme, dans l’exercice de ses droits et de ses devoirs, prend conscience « qu’il n’agit pas que pour lui mais aussi en vue d’un bien commun ». La recherche du Bien commun est une
  • 30. 30 tentative permanente de résoudre la tension entre le souhaitable et le réalisable, et aussi entre l’individuel et le collectif. Elle impliquerait notamment de trouver un compromis entre l’ordre et la justice. L’ordre et la justice constituent des principes normatifs complémentaires, dans la mesure où l’ordre est une valeur de stabilité alors que la justice, plus difficile à définir car plus subjective, est une valeur dynamique. On perçoit ici une relation entre Bien commun et intérêt général : l’intérêt général serait la transcription dans le droit positif de ce qu’une société rattache au Bien commun, lequel reste une valeur à la fois plus abstraite et plus consubstantielle à la vie humaine. En effet, l’intérêt général s’inscrit plutôt, dans le contexte d’une économie marchande, comme le pendant de l’intérêt particulier. Il renvoie à une idée de la société dominée par l’avoir, et qui aurait été créée par les individus à des fins utilitaires. Dans cette conception l’existence est une propriété naturelle, et l’individu préexiste à la société. La vie sociale est alors un simple accessoire à l’existence humaine, et ne concerne que le domaine de l’avoir. Or, à la fin du 20ème siècle les recherches en psychologie et en anthropologie ont conduit à un renversement de perspective : l’état de nature de l’être humain est l’état social. En effet l’attachement du bébé aux personnes qui prennent soin de lui est le premier bien commun vécu. Il s’agit d’un bien non-exclusif et non-rival dont on ne peut jouir qu’en commun avec un autre, en fait c’est même un bien dont l’autre est la condition. Les individus deviennent des êtres humains à part entière grâce à la vie sociale et relationnelle ; la vie sociale est donc ce dont dépend notre être, et non pas seulement notre avoir. Le fait de coexister et que des institutions garantissent cette coexistence, constituent donc les conditions nécessaires à notre existence individuelle. Aussi, le souci du Bien commun n’est pas une option facultative qui serait du ressort de la morale ou des bons sentiments, mais une préoccupation qui requiert la réflexion des citoyens, ainsi que des actions administratives, sociales et politiques susceptibles de favoriser le déploiement de l’existence de chacun. Mais ici aussi, l’idée même d’une vie sociale renvoie à l’existence de valeurs communes qui peuvent être menacées par une uniformisation du bien ou du juste imposée unilatéralement par la puissance publique, ne prenant pas en compte le pluralisme éthique et culturel revendiqué par les citoyens. Rares sont les valeurs présentées comme allant de soi, qui ne relèvent pas en réalité d’options idéologiques ou partisanes soustraites au débat public. Ce positionnement est fondé sur l’idée que le lien entre les citoyens s’appuierait sur des
  • 31. 31 croyances stables et fortes, telles que les valeurs républicaines, la souveraineté nationale voire la démocratie. Or, si l’image d’un bien commun transcendant et supérieur aux intérêts particuliers n’a pas disparu, elle ne permet pas en tout cas de décrire la réalité dans sa complexité. Ainsi par exemple, la croissance de la civilisation matérielle et du consumérisme tend à fragiliser l’esprit civique et les repères collectifs. Le libéralisme a laissé croire que chacun pouvait se faire son idée de ce qui est le bien, mais force est de constater qu’on ne cesse de faire miroiter les biens de consommation comme des biens suprêmes. De plus, certains biens communs immatériels sont associés à des idéaux qui apparaissent dépassés aux yeux de certains citoyens, ou en tout cas qui ne font pas l’unanimité. Dans son essence même, le rapport à l’institution publique a évolué. Selon Hobbes, le dépérissement du politique serait la conséquence du fait que chaque individu se croit devenu juge du bon droit, et n’accepterait plus une norme supérieure à sa propre appréciation. On constate actuellement cette impasse dans la contestation du passe sanitaire, qui oppose une certaine conception de la santé publique à l’exercice des libertés individuelles. Les citoyens réticents perçoivent l’obligation du passe sanitaire comme une agression, en tant qu’elle impose au corps social une version univoque du Bien commun, qui irait de soi en vertu de la nature intrinsèque de l’action publique. Or toute action publique présuppose des valeurs qui la justifient : on ne peut gouverner qu’en fonction d’une certaine idée du Bien commun. Dès lors le Bien commun ne serait peut-être pas tant un objet des politiques publiques, qu’un point de vue adopté par les citoyens et les décideurs publics. Cette perspective du Bien commun renvoie à la capacité des citoyens à faire évoluer leurs préférences en fonction de celles des autres. Sous cet angle, la stabilité sociale ne repose pas sur des valeurs communes partagées ou une identité politique forte, mais simplement sur la possibilité de relations avec les autres plutôt confiantes, avec l’idée que les citoyens auraient vis-à-vis de leurs intérêts réciproques une attitude a priori favorable. Le Bien commun est le projet de la société constituée comme être moral. Le défi actuel de l’institution publique, qu’elle oriente sa politique autour du Bien commun ou pas, est désormais de garantir l’expression et la prise en compte équilibrée des points de vue existants, de manière à ne pas exclure certaines valeurs du débat public. Cela implique de promouvoir une culture pacifique du désaccord, et de s’abstenir de défendre une vision unique du Bien commun afin de ne pas aviver les
  • 32. 32 antagonismes sociaux. Ainsi, l’appel au Bien commun porte en lui un paysage de la vie politique à recomposer. B. Le débat sur la valeur publique a) La création de valeur dans les organisations La valeur est un concept omniprésent dans les sciences de gestion, qui est fréquemment associé à celui de performance. On peut définir la valeur comme l’importance qu’on accorde à quelque chose. Dans le monde des organisations, il existe différents types de valeur. La valeur financière caractérise particulièrement les entreprises privées : en effet, la réalisation d’un profit, que ce soit par la réduction des coûts ou par l’augmentation des bénéfices, est une nécessité pour la survie de ce type d’organisation. Le profit permet notamment de rémunérer les salariés et de financer le développement de la structure. La valeur financière peut également concerner des organisations à but non-lucratif mais ne joue pas le rôle de finalité ou de garantie d’une existence pérenne. A contrario, les entreprises privées comme les organisations à but non-lucratif peuvent produire d’autres types de valeur. Ainsi la valeur sociale consiste à améliorer les conditions de travail, la rémunération ou le capital humain de l’organisation ; à plus grande échelle, la valeur sociétale inclut les apports positifs à l’ensemble de la société, et également la minimisation des impacts négatifs de l’activité de l’organisation. La théorie néo-classique de l’économie a introduit l’idée que la valeur était davantage liée à la demande, c’est-à-dire à l’utilité marginale d’un bien ou d’un service, qu’à une dimension de coût. Dès lors, la valeur renvoie surtout aux comportements humains et à la perception subjective et contingente que chaque individu en a. Le terme de « création de valeur » souligne le fait que cette création ne va pas de soi. Elle nécessite des actions positives qui visent à augmenter la valeur, à la faire varier à la hausse ; en ce sens, ne pas produire de valeur ou la faire varier à la baisse peut être considéré comme de la destruction de valeur. D’autres facteurs plus endogènes jouent un rôle dans la création de valeur. La qualité du fonctionnement et du management d’une structure sont susceptibles de produire une valeur particulière, qu’on appelle efficience organisationnelle. A contrario, comme l’a théorisé Henri Savall dans son ouvrage « Maîtriser les coûts et les performances cachées », un haut niveau de dysfonctionnement induit des coûts cachés potentiellement importants, correspondant au coût de la régulation de ces dysfonctionnements. Cet état de fait concerne également les organisations à but non-lucratif.
  • 33. 33 Comme on a pu le voir précédemment, la finalité exclusive des organisations publiques est traditionnellement entendue comme la satisfaction de l’intérêt général, qui est une valeur par nature non-monétaire. En principe, une organisation publique n’a pas nécessairement à se préoccuper de la valeur qu’elle produit, car d’un certain point de vue sa pérennité n’en dépend pas. L’administration de l’Etat notamment, dispose d’une légitimité juridique et organisationnelle qui la soustrait partiellement aux problématiques d’adhésion de ses parties prenantes. Néanmoins le Nouveau Management Public (NMP) en valorisant les standards de la gestion privée, a introduit de nouveaux objectifs incontournables dans la gestion publique : mieux répondre aux attentes des citoyens et maîtriser les coûts. De ce fait, les organisations publiques sont désormais enjointes à créer une valeur sociétale à travers des impacts socio- économiques positifs, une valeur sociale au sein de la fonction publique, et surtout la valeur perçue la plus importante possible ; le tout à moyens constants, et si possible en minimisant la dépense publique. b) Le modèle de Moore et le Public Value Management (PVM) Pour Moore et les chercheurs de la Public Value Management, il n’y a pas de différence de principe entre la valeur marchande créée dans le secteur privé, et la valeur produite par les services publics : dans les deux cas les organisations ont toujours pour objectif de créer de la valeur, et cette valeur doit être mesurable grâce à des outils de gestion. Pour autant la valeur publique a des caractéristiques spécifiques liées à son objet particulier : Moore propose de la revaloriser à travers ce qu’il a appelé le triangle stratégique. Selon lui, la valeur publique n’existe que si trois composantes sont réunies : elle doit être substantielle, légitime, et opérationnelle. Triangle stratégique de Moore Définition de la valeur publique Support et Capacités Légitimité opérationnelles
  • 34. 34 La valeur publique est le résultat de l’action publique tel qu’il peut être apprécié par des acteurs externes. La création de valeur publique étant un objectif pluriel car lié au contexte de chaque projet, il est en premier lieu indispensable de définir de la façon la plus exhaustive possible les impacts positifs ou négatifs sur les individus directement touchés par le projet, et plus généralement sur l’ensemble des parties prenantes. Cela implique de recourir à des modalités de délibération afin de clarifier les finalités du service public. Dans ce travail de définition de la valeur publique, le gestionnaire public joue un rôle essentiel de par sa proximité avec les usagers, et aussi parce qu’in fine c’est lui qui garantira la livraison et bonne réception des services publics. Un autre élément de la valeur publique est sa légitimité, qui repose sur la capacité des responsables politiques et des autorités publiques à créer une coalition autour des enjeux du projet. Enfin, la création de valeur publique a pour condition évidente la mobilisation des ressources nécessaires, intérieures comme extérieures à l’organisation, pour obtenir les résultats escomptés. Les entreprises privées, notamment dans le cadre de délégations de service public, peuvent également créer de la valeur publique dès lors qu’elles en intègrent les principes dans leur stratégie. Dans son ouvrage « Reconnaître la valeur publique », Moore propose des outils de gestion tels que le compte de valeur publique qui prend la forme d’un tableau dont le principe de base est de tout recenser et chiffrer à la manière d’une analyse coût-bénéfice. Cet exercice comptable un peu particulier présente d’un côté l’ensemble des coûts monétaires, des ressources et des pouvoirs mobilisés, et de l’autre côté l’ensemble des retombées sociales y compris indirectes (qu’on appelle externalités positives ou négatives). Pour affiner la démarche, sont associées au compte de valeur publique les fiches de suivi pour chaque pôle du triangle stratégique, tels que le tableau de légitimation relatifs aux enjeux de l’action publique, ou le tableau des capacités opérationnelles permettant de contrôler les conditions de réalisation du projet public. En 2014 Meynhardt a élaboré un modèle informatique de tableau de bord de la valeur publique (Public Value Scorecard) qui est actuellement utilisé dans certains pays notamment anglo-saxons ; dans la même lignée l’outil MAREVA (méthode d’analyse et de remontée de la valeur), qui permet de visualiser instantanément la valeur produite à travers un radar à cinq dimensions, est régulièrement mis à jour pour suivre les impacts du déploiement de l’administration en ligne française. On peut regretter que les outils de mesure de la création de valeur publique ne se soient pas davantage adaptés aux enjeux
  • 35. 35 nationaux spécifiques, telles que l’égalité d’accès aux services publics ou la laïcité. Pour autant, ces outils peuvent être mobilisés de façon générique aussi bien dans le cadre du pilotage de l’action publique afin d’en ajuster en continu les différents paramètres, que dans une perspective d’évaluation ex ante ou ex post. Les trois dimensions de la valeur publique forment une boucle rétroactive où chaque élément positif sur l’un des pôles vient renforcer la dynamique d’ensemble. A contrario la non-prise en compte d’une dimension de la valeur publique aura pour conséquence de minimiser voire d’invalider le résultat final de la chaîne de valeur. D’après Moore, le triangle stratégique représente les préoccupations principales que devraient avoir les dirigeants politiques et les gestionnaires des services publics avant de lancer toute réforme ou projet de changement. La démarche proposée par Moore n’est pas en contradiction avec le NMP qui s’inscrit également dans l’idée d’une rationalité de l’action publique, qui peut être chiffrée et suivie à travers plusieurs indicateurs. Mais elle s’éloigne de la perspective purement technocratique et prétendument neutre sur le plan idéologique prônée par le NMP, en mobilisant la dimension des valeurs en jeu pour les parties prenantes, et en promouvant les processus de délibération considérés comme indispensables pour définir la valeur publique. Sous cet angle le rôle de l’Etat est plutôt de coordonner les différents acteurs dans le cadre d’une gouvernance collaborative, en veillant à la cohérence entre les orientations et les comportements. Ainsi, dans le triangle stratégique de Moore, il est impossible d’envisager la création de valeur publique sans l’associer à la question des valeurs, c’est-à-dire des jugements et des préférences des parties prenantes à toute action publique. c) Bozeman et la Perspective des Valeurs Publiques (PVP) L’intervention de la notion de valeurs publiques complexifie significativement la création de valeur publique par rapport à celle du secteur privé, en tant qu’elle renvoie à la fois aux principes de fonctionnement des administrations, et aux droits et obligations des citoyens. Cette question du consensus à trouver autour des valeurs publiques a été reprise et approfondie par Bozeman et les chercheurs de la perspective des valeurs publiques (PVP). D’après Bozeman, il existe un lien immédiat entre les valeurs et les actions engagées en faveur de ces valeurs : on pourrait dire que les valeurs prédéterminent les finalités ultimes que se donnent les individus et les organisations. Dans ce cadre, les valeurs publiques participent à la réalisation d’une valeur publique substantielle, légitime et opérationnelle au sens du
  • 36. 36 triangle stratégique de Moore, dès lors qu’elles sont le fruit d’un processus collectif. Tout l’enjeu est alors d’obtenir un consensus normatif autour d’une ou plusieurs valeurs, lesquelles peuvent sembler à l’origine éloignées ou incompatibles. On peut par exemple citer les valeurs de sécurité et de liberté, ou bien de hiérarchie et d’efficacité, dont le rapport n’est pas évident ou paraît contradictoire. En 2007, Bozeman et Jorgensen proposent le concept de constellations de valeurs, qui distingue les valeurs premières qui sont des fins en soi, et les valeurs instrumentales qui permettent aux valeurs premières de se réaliser. Plus tard Berman et West mobilisent le concept d’engagement afin de caractériser les pratiques, entendues comme des séries d’actions, qui soutiennent les valeurs publiques. En effet, les valeurs publiques ne peuvent être comprises qu’à travers leur mise en actes au service de finalités supérieures. Plusieurs travaux de recherche ont permis de dégager les grands axes de valeurs publiques telles qu’elles sont mobilisées au sein des organisations publiques, et les modalités de l’articulation entre valeurs premières et valeurs instrumentales. Ainsi, il apparaît que les valeurs exprimées sont diverses et relèvent aussi bien de la sphère publique que de la sphère privée, du registre de l’innovation tout autant que de la continuité. En fait, les valeurs publiques évoluent en permanence en fonction du contexte des réformes, du type d’administration centrale ou locale, de la culture organisationnelle propre à la structure ; en ce sens, elles constituent un enjeu managérial pour tous les gestionnaires des services publics qui peuvent favoriser chez leurs collaborateurs les comportements susceptibles de servir les objectifs spécifiques de leur organisation. La création de valeur publique n’est donc pas seulement le résultat d’un processus ponctuel, comme la mise en œuvre d’une réforme, que l’on peut évaluer grâce à une panoplie d’outils de gestion. Au regard de la PVP, c’est aussi et surtout un processus dynamique continu qui va de l’élaboration des politiques publiques à leur évaluation, en passant par leur exécution par les organismes gestionnaires. De ce point de vue les valeurs publiques s’expriment à travers les objectifs stratégiques de l’action publique, et également à travers le comportement des agents publics. Huberts a proposé en 2014 une analyse macro de ce processus durant lequel les valeurs publiques peuvent tour à tour se renforcer, entrer en conflit, émerger ou même disparaître en fonction de la capacité des organisations publiques à les faire vivre. On pourrait modéliser la chaine de valeur publique sous la forme simplifiée suivante :
  • 37. 37 Dans cette chaîne les valeurs publiques sont des intrants et des extrants pour chaque processus, et jouent un rôle à la fois contraignant et habilitant sur les finalités de l’action publique : en amont elles déterminent les objectifs que les parties prenantes se donnent et les actions prévues pour les atteindre, en aval elles découlent de la praxis réelle des administrations publiques. Ainsi, les valeurs publiques constituent un paysage de fond de l’action publique, que chaque réforme contribue à véhiculer et infléchir. C. Les services publics à la croisée des chemins a) Le service public « à la française » On ne peut interroger le sens de l’action publique sans évoquer le développement des services publics, qui en forment la partie la plus émergée. La notion de service public imprègne fortement l’identité nationale, et la population est attachée à la conception particulière du service public « à la française » qui fait figure d’exception dans le paysage européen. Même si le terme de service public est apparu dès le 15ème siècle, le concept s’inscrit dans le roman national comme vecteur de l’idéal républicain : marqueur de la fin des féodalités, il consacre l’Etat central comme garant des valeurs républicaines d’égalité et de citoyenneté. Dans le modèle français, le service public renvoie traditionnellement à la puissance publique, et plus précisément à l’intervention de l’Etat. C’est ainsi que Séverine Decreton a pu définir le service public comme l’« instrument de l’intégration sociale par le centre ». Il faut néanmoins rappeler qu’au début du XXème siècle, deux conceptions du service public se sont opposées, l’une portée par Maurice Hauriou, tenant de la théorie de l’Etat, l’autre par Léon Duguit, porteur de la théorie du service public. Dans la théorie de l’Etat, c’est l’existence d’un intérêt public qui conduit l’Etat à définir, réglementer et contrôler l’exécution des services publics, dans le respect des principes constitutionnels issus de la jurisprudence du Conseil d’Etat, dites Définition de la valeur publique Elaboration d’une politique publique Mise en œuvre politique publique Création de valeur publique valeurs publiques valeurs publiques valeurs publiques valeurs publiques
  • 38. 38 lois de Rolland : égalité, continuité, et adaptabilité. Le service public est donc ici l’expression d’un renforcement de la puissance publique. Au regard de la théorie du service public, contemporaine de la théorie de l’Etat, le service public illustre à l’inverse un « renouvellement dans la représentation et la pratique de l’Etat », en tant qu’il met l’accent sur les obligations des pouvoirs publics vis-à-vis des administrés. L’obligation de service public est ce qui fonde le pouvoir de l’Etat, mais aussi ce qui en constitue la limite. Cette doctrine d’inspiration libérale place à l’origine des services publics les besoins des gouvernés, et réduit le rôle de l’Etat à remplir des fonctions plutôt que d’exercer des pouvoirs. Finalement, c’est plutôt le modèle de Duguit qui a été suivi en France. L’acceptation très extensive par la population de l’intervention de l’Etat dans la vie économique et sociale a donné lieu au développement d’un large éventail de services : missions régaliennes, prestations de services sociaux liés à l’Etat- Providence, fourniture de services essentiels par les opérateurs de réseau ; certains services publics intervenant à l’échelon national, d’autres à l’échelon local. Contrairement à une idée répandue, ces services relevaient au départ essentiellement de la gestion privée sous la forme de concessions, et n’étaient pas nécessairement organisés en monopoles. C’est à partir du Front Populaire et surtout à la Libération que des pans entiers de l’industrie française ont été nationalisés pour la reconstruction du pays. Ces monopoles ont marqué le paysage social pendant les Trente Glorieuses, ce qui a sans doute contribué à convaincre les Français que seuls les pouvoirs publics étaient à même de garantir le redémarrage économique de la France en évitant l’explosion des inégalités sociales. Un alinea de la Constitution de 1946 confirme cette vision organique du service public, en prévoyant que tout ce qui a le caractère d’un service public doit devenir propriété de la collectivité. Dans cette optique les services marchands autant que non-marchands peuvent rentrer dans le cadre de l’intérêt public, et dès lors justifier la création d’une structure publique en accordant le statut de fonctionnaire aux salariés de cette structure. Mais au début des années 1980, cette conception des services publics qui était au demeurant relativement partagée par nos voisins européens, commence à être remise en cause sous l’influence des institutions communautaires, du courant du Nouveau Management Public (NMP), et de la progression du mouvement de décentralisation. La situation financière des grands exploitants de services publics nationaux s’étant dégradée en France, l’ouverture à la concurrence voire la privatisation apparaissent de plus en plus comme des solutions
  • 39. 39 envisageables. Certains prétendent que la préférence pour le libre marché de l’Union européenne est incompatible avec le service public « à la française ». En réalité la doctrine européenne met l’accent sur le critère fonctionnel de la définition du service public, c’est-à- dire ses objectifs et ses finalités plutôt que les modalités de son exécution qui restent à la discrétion de chaque gouvernement. Le terme de service public n’est d’ailleurs pas repris dans les traités, afin de ne pas l’associer a priori au secteur public. On préfère utiliser le terme de Service d’Intérêt Général (SIG) ou de Service Universel pour caractériser ce qui relève de l’obligation des pouvoirs publics, de manière à laisser aux Etats le choix du mode d’organisation le plus adapté en fonction du secteur concerné. On peut comprendre qu’en effet la mise en œuvre d’un service public administratif (SPA) ou d’un service public industriel et commercial (SPIC), comme d’un service public national ou local, obéit à des logiques très différentes qu’il est préférable de considérer sans préjugés dogmatiques. Dans un rapport remis en 1994 au Premier Ministre de l’époque, l’auteur Renaud Denoix de Saint Marc, vice- président du Conseil d’Etat, défend la position selon laquelle il est possible de réformer l’organisation des services publics français en garantissant les solidarités dont ils sont porteurs. Il invite le Gouvernement à prêter attention aux nouvelles missions de service public susceptibles d’émerger dans ce contexte de mutations, et à placer ces questions au cœur du débat public. En effet le spectre des services publics regroupe aussi bien la satisfaction des besoins sociaux, l’utilisation équilibrée des ressources des territoires, la coordination d’actions sur des enjeux structurels de long terme que les marchés ne peuvent prendre en charge, mais également des finalités de nature plus symbolique qui ont vocation à renforcer le sentiment d’appartenance nationale des citoyens. b) Un glissement à bas bruit vers la logique privée La modernisation des services publics se réalise en France selon deux axes : d’une part des changements institutionnels majeurs assez peu débattus dans l’espace public, d’autre part une nouvelle approche managériale dans les administrations largement inspirée du secteur privé. En dépit de la réticence de la population à voir évoluer son modèle de service public, la France finit par s’aligner, certes avec retard et a minima, sur les pays voisins en prévision de l’ouverture à la concurrence des marchés de réseaux sous l’impulsion de l’Union Européenne. Dès les années 1990, les grands opérateurs publics changent les uns après les autres de statut en passant d’entreprises publiques à sociétés anonymes à capitaux publics. France Telecom
  • 40. 40 en 1996, EDF en 2004, La Poste en 2010, la SNCF en 2020, basculent ainsi dans le modèle de la gestion privée et sont désormais enjointes de dégager des bénéfices pour financer leur propre fonctionnement. Le personnel majoritairement fonctionnaire voit également son statut remis en cause, ce qui provoque de grands mouvements de grève visant à bloquer les réformes. Parallèlement à cette révolution institutionnelle, les valeurs du Nouveau Management Public infusent dans l’administration française, et conduisent à revoir notamment la relation à l’usager, considéré de plus en plus comme un client. Les collectivités territoriales comme les administrations de l’Etat s’emparent de ces nouveaux enjeux des services publics en se préoccupant de l’efficacité des services et de la qualité du service rendu aux usagers. A la logique bureaucratique auto-référentielle caractérisée par l’obéissance à des règlements, se substitue une logique de service dont la valeur essentielle serait le respect de l’usager, et l’objectif ultime sa satisfaction. La qualité du service se mesure non plus à l’aune de critères juridiques ou organisationnels, caractéristiques de la bureaucratie traditionnelle, mais à la satisfaction de l’usager/client. Cette nouvelle donne s’illustre dans la production de chartes locales des services publics avec engagements des administrations à la clé, la construction de référentiels nationaux de qualité tels que la Charte Marianne ou Qualipref dans les préfectures. Toute une réflexion se structure autour de l’accueil des usagers et notamment de ce qu’on appelle désormais « l’expérience usager ». Cette approche s’inspire en fait de la théorie des relations de service, popularisée dans les années 1960 par Erving Goffman dans ses travaux relatifs à la sociologie du travail. Au départ le concept de relation de service est issu des sciences économiques, et fait référence à la transaction qui a lieu entre un vendeur et un acheteur. L’idée centrale est que lors de cette transaction, l’acheteur ne vient pas seulement acquérir un produit ou résoudre un problème, mais également vivre une expérience relationnelle avec le vendeur : cette expérience est une composante essentielle de la définition et de la conception du produit. Pour Peter Hill, la « rencontre de service » est un moment de vérité, qui va provoquer un changement positif ou négatif sur l’acheteur. Dans le cadre des services publics, la relation de service peut avoir un impact très fort sur les conditions de vie de l’usager, ce qui requiert d’y apporter une attention particulière. D’après Philippe Bezès, cette préoccupation nouvelle est le fruit de l’importation du NMP dans le modèle républicain d’administration, conjuguée à l’influence des travaux de recherche en sciences sociales sur le rôle des agents de base ou « street-level bureaucrats » (littéralement
  • 41. 41 bureaucrates du niveau de la rue) dans la conduite de l’action publique. Le mouvement de décentralisation, les réorganisations successives, le passage du cadre rationnel-légal à un management public moins hiérarchisé, ont introduit un flou dans le déploiement des réformes, et donné une marge de manoeuvre croissante aux agents subalternes en contact direct avec les usagers. De plus, les politiques publiques, notamment sociales, ont changé d’orientation générale et privilégient aujourd’hui l’individualisation du service public en opposition à l’application d’une réglementation standardisée. Il s’agit d’accompagner l’usager dans son parcours personnel, ce qui implique de la part des agents publics la mise en œuvre de capacités d’appréciation, d’évaluation voire de négociation, ce qu’on appelle dans l’administration le pouvoir discrétionnaire. Ce pouvoir de décision, qui était auparavant réservé aux échelons hiérarchiques supérieurs, a pu être analysé comme le gage d’une meilleure adaptation des services publics aux besoins sociaux. Les agents de guichet par exemple bénéficient d’un cadre de travail quasi à huis clos, qui leur permet de prendre un grand nombre de décisions sans avoir à en rendre compte au cas par cas. Mais cette souplesse présente également le risque d’étendre l’arbitraire bureaucratique à tous les niveaux hiérarchiques des administrations. Cet état de fait n’est donc ni bon ni mauvais, mais est à prendre en compte dans l’évaluation des politiques publiques : la mise en œuvre d’une politique publique, surtout dans un contexte de dérèglementation, ressemble à une boîte noire dont on ne pourra jamais tout à fait identifier le contenu. Selon Lipsky, il faut considérer en tout état de cause que les petits bureaucrates jouent un rôle central dans la fabrication des politiques publiques. Actuellement l’administration française poursuit la démarche de modernisation des services publics selon deux axes principaux : la dématérialisation des services publics qui devrait être complètement achevée fin 2022, et le déploiement de Maisons France Service (précédemment appelées Maisons de Service Au Public) présentées comme des guichets uniques de services publics. Le programme Services Publics + animé par la Direction Interministérielle de la Transformation Publique (DITP) reprend tous les items de cette évolution de l’administration qui se veut désormais plus proche, plus simple et plus efficace. La philosophie qui sous-tend ces orientations peut interroger. D’un côté la dématérialisation dépersonnalise les services publics, de l’autre les maisons France Service proposent un accueil personnalisé, ce qui semble à première vue contradictoire. Par ailleurs la dématérialisation