3. Alain Grosrey
immanence au profit d’une perception tout extérieure qui les
réorganise en fonction de désirs et d’attentes propres à la
mentalité occidentale.
Il est finalement difficile d’échapper à l’opération de
représentation qui peut caractériser l’accès à la dimension
intelligible des propriétés spécifiques d’une culture
exogène. Doit-on de ce fait douter de la véracité du contenu
que véhicule l’image littéraire de l’Amérindien et de
l’amérindianité ? Certainement. La particularité du
Carcajou, qui fait suite d’ailleurs au Maudits sauvages paru
en 1989, est justement d’essayer, tant que faire se peut, de
restreindre la distorsion qu’engendre la représentation. Ces
deux œuvres de Clavel s’inscrivent indéniablement dans la
même perspective que les réflexions de La Hontan, de
Montaigne ou de Le Clézio, dans la mesure où elles tentent
de reconsidérer avec impartialité le jugement sur l’Autre. La
dimension proprement littéraire de Maudits sauvages et de
Carcajou est au service d’un processus de déconstruction
de l’image d’une altérité qui a souvent été assimilée à la
sauvagerie et à l’ignorance avant d’être agréablement
“rêvé” depuis l’avènement du New Age.
1
Cf. Georges E. Sioui, Pour une autohistoire amérindienne. Essai sur les
fondements d’une morale sociale, Les Presses Universitaires de l’Université de
Laval, Québec, 1989, p. 84.
Ayant partagé pendant plusieurs années la vie des
peuples natifs du Québec, on retrouve chez Clavel cette
volonté qui anima La Hontan et plus tard Le Clézio dans
Haï, à savoir parvenir à saisir cette culture de l’intérieur en
captant et décodant l’essence de l’autochtone. L’Adario des
Dialogues curieux entre l’auteur et un Sauvage de bon sens
qui a voyagé n’est finalement pas très éloigné du chef
Mestakoshi de Maudits sauvages. Les Amérindiens
reconnaissent aujourd’hui « la concordance entre la pensée
amérindienne révélée par l’autohistoire et la voix de La
Hontan qui, à de nombreux moments, se fait l’écho de la
voix de l’Amérindien lui-même »1
.
Un tel jugement pourrait également s’appliquer à
Bernard Clavel qui nous offre une image des coutumes
ancestrales des Wabamahigans qui a l’avantage d’éviter les
clichés erronés et les pièges du langage anthropocentriste.
Fidèle en cela aux propos de Selo Black Crow, l’un des
leaders spirituels de la Nation Sioux Lakota qui fit observer
en 1978 à un journaliste du Quotidien de Paris : « Nous ne
nous voyons pas comme des Indiens, mais comme partie de
la Nature. Si Christophe Colomb avait su nous nommer
– 2 –
4. Bernard Clavel, un écrivain à l’écoute des voix amérindiennes
lorsqu’il nous rencontra, il nous aurait appelés : hommes de
la Nature », il aborde avec un respect incommensurable la
grandeur et la beauté d’un peuple dont l’identité disparaît au
fur et à mesure du pouvoir extensif de la modernité, de la
mondialisation et de l’uniformité culturelle qui
l’accompagne.
Clavel conte la fin des Amérindiens trappeurs en
reprenant en filigrane les étapes qui concourent à
l’annihilation du monde amérindien et la trame essentielle
du récit s’organise alors à partir des processus qui, de plus
en plus, provoquent la rupture entre les anciennes et les
nouvelles générations :
• négation des valeurs sociales et culturelles qui
passe par l’expropriation, l’abandon de l’habitat
traditionnel et la modification du régime
alimentaire. Cela engendre d’une part la rupture
avec les références mythologiques étroitement
associées à la lignée des anciens dont la terre de
sépulture actualise le “pouvoir” du mythe, et,
d’autre part, l’oubli progressif de la portée des
symboles et par voie de conséquence de
2
« Les Blancs fabriquent des pâtisseries spécialement pour les chiens. Et ils nous
les vendent. », Maudits sauvages, p. 160.
l’expérience d’ordre spirituel dont ils témoignent
subtilement. Quant à la modification du régime
alimentaire2
, elle trouve en partie son origine dans
la sédentarisation et dans l’appauvrissement des
ressources naturelles. Elle induit une forme de
dégénérescence en accentuant le fossé qui sépare
les nouvelles générations de leur milieu originel ;
• modification du type de chasse et asservissement
des autochtones par le biais des “aides” d’État qui
leur permettent de “bénéficier” des avantages
d’une civilisation industrialisée ;
• création simultanée des réserves où sont relégués
les témoins de la dépossession ;
• instruction des “pauvres sauvages” qui nécessite
l’apprentissage du français. Les natifs du Québec
sont ainsi contraints de se plier à la représentation
coloniale du monde qui vient modifier leur
imaginaire3
.
3
« C’est notre langue qui sait parler des bois, des rivières, des lacs, des animaux,
du ciel et de la terre », Maudits sauvages, p. 94.
– 3 –
5. Alain Grosrey
C’est ainsi que naît un véritable diachronisme ambiant :
les grands-parents, qui parlent la langue traditionnelle et qui
ont une vision sacrée de la vie fondée sur l’harmonie et
l’économie du vivant, n’ont plus guère de choses en
commun avec ces jeunes qui parlent le français, regardent
la télévision, dépensent la rente de l’État dans l’alcool et les
jeux de hasard ou, pour les plus habiles, rejoignent les
universités.
Outre la construction des gigantesques barrages dans le
“Royaume du Nord”, forme de réitération du rêve d’or des
conquistadores, les campagnes d’éducation menées dès les
années soixante ont également concouru à perturber en
profondeur l’économie traditionnelle. Clavel nous montre
clairement que les autochtones ne peuvent guère freiner une
politique économique ou renverser un ordre mondial qui les
contraint à deux alternatives : soit tenir les rôles de victimes
pathétiques, de mendiants et de rescapés d’un passé à jamais
perdu ; soit maintenir le mode de vie traditionnel en sachant
pertinemment qu’en respectant les devoirs associés à la
mémoire de leur peuple il n’existe pas d’autre issue que la
mort.
Avec Maudits sauvages, on assiste à la résistance de
l’ancienne génération et à la défaite devant un
gouvernement qui se contente de payer des rentes à des
Amérindiens que l’on a dépouillés de leurs ressources
naturelles et donc privés de leur identité. Avec Le Carcajou,
le mal est fait. Les trappeurs ne font que constater qu’« en
tuant la forêt, les grands barrages ont tué l’âme indienne ».
Le carcajou, seul animal diabolisé par ces Amérindiens du
Nord, parce qu’il saccage impunément, détruit sans raison,
abîme pour son seul profit, est le seul à résister aux terribles
modifications engendrées par la modernité. En ce sens, il la
représente et la mort de ce groupe de trappeurs âgés, isolés,
acculés à la misère, au froid et à la faim dans un monde dont
l’âme se vide peu à peu, paraît le signe d’une réconciliation
quasi impossible entre cultures traditionnelles et cultures
occidentales modernes.
Bernard Clavel ne semble accorder aucune valeur
d’authenticité à cette nouvelle amérindianité qui désormais
prend une dimension politique. Il ne s’attarde pas sur
l’histoire récente de ces jeunes nés dans les réserves qui ont
emprunté les règles du discours politique occidental pour
dénoncer les abus du pouvoir colonial et qui souhaitent une
reconnaissance constitutionnelle allant de pair avec une
volonté d’autonomie qui leur permettra de ne plus dépendre
économiquement des Blancs. Il est certain qu’il se veut le
témoin d’un monde qu’il estime désormais mort. Maudits
– 4 –
6. Bernard Clavel, un écrivain à l’écoute des voix amérindiennes
sauvages et Le Carcajou sont, ni plus ni moins, le compte
rendu d’une brutale agonie.
En nous invitant à nous tourner vers un passé qu’il juge
désormais perdu, il va jusqu’à négliger les tentatives des
Cries, des Montagnais et des Abénaquis pour renouer avec
leur culture ancestrale en se débarrassant des stéréotypes
réducteurs, en revalorisant leur patrimoine et en répondant
à la demande d’Occidentaux assoiffés d’authenticité et
d’expériences humainement enrichissantes. Il demeure
évident que nous n’avons pas suffisamment de recul pour
savoir si le développement du tourisme en milieu
autochtone est une entreprise qui peut s’avérer bénéfique à
l’approfondissement de l’identité amérindienne.
*
Au-delà du drame écologique dont ces deux ouvrages
dressent l’étendue et les conséquences dramatiques, au-delà
de la culpabilité que nous pourrions ressentir en découvrant
l’immense part de responsabilité de la civilisation
occidentale dans l’anéantissement d’un peuple et d’une
culture, au-delà des pages remarquables de simplicité et de
poésie qui relatent l’intelligence de la conception
amérindienne des rapports de l’homme au monde, l’auteur
nous offre un point de vue renouvelé sur notre propre
réalité.
Les événements récents ayant trait à la maladie de
Creutzfeldt-Jakob ne cessent de montrer les limites du
scientisme ou tout au moins d’une vision purement
prométhéenne et apollinienne de la vie qui, couplée au souci
constant de rentabilité et de compétitivité, finit par
bouleverser l’ordre des choses. Si les sociétés sans histoire,
les sociétés dites “sauvages”, ont longuement importuné
une économie qui n’hésite pas à détruire le patrimoine
naturel, parfois de façon délibérée et au nom d’un profit
inégalement partagé, c’est sans doute parce qu’elles étaient,
dans leur fondement, beaucoup plus dionysiennes. Elles ne
se concevaient pas comme ayant à perfectionner ou à
dominer la nature mais bien comme devant se fondre dans
le rythme et l’énergie qui spontanément l’animent.
Il nous est offert aujourd’hui l’occasion de jauger l’écart
considérable qui sépare ces deux représentations, comme il
nous est aussi permis d’affirmer que la civilisation
technologique n’a pas encore réalisé le caractère
éminemment précieux de la sagesse des peuples
autochtones. Il serait bon d’inverser quelque peu la marche
de l’histoire et souhaiter qu’il soit possible
d’“amérindianiser” l’homme des sociétés technocratiques
– 5 –
7. Alain Grosrey
en lui permettant d’accéder à l’intelligence de l’approche
globale et responsable de l’existence.
Nul doute que l’engouement occidental pour les cultures
traditionnelles exogènes, dont on pourrait d’ailleurs discuter
la profondeur, prouve à quel point elles nous sont devenues
parlantes. Elles compensent les carences qui nous affectent
à un moment où nous percevons distinctement l’image
dévastatrice de nos propres déséquilibres.
Bernard Clavel ne clame pas haut et fort qu’un recours
à l’ordre naturel soit fatalement anti ou rétro-humain. Bien
au contraire ! Peut-on retrouver le chemin qui conduit à
l’harmonie au milieu des aberrations, des folies et des abus
dont les effets sont alarmants ? Là est la question qui
demeure en suspens. La peinture de la dégradation du
monde amérindien place Clavel en opposition avec ceux
qui, comme François Dagognet4
, affirment que « plier
l’homme à la nature est la pire des aliénations » ou qui
vantent les mérites d’une technologie qui offre aux citoyens
une multitude de libertés nouvelles leur permettant « de
dépasser l’asservissement à la nature ». Toutefois, Le
Carcajou vient amoindrir l’idée d’une pureté originelle de
4
Professeur de philosophie à l’université Paris-I (Sorbonne). Cf. « Un entretien
avec François Dagognet », Le Monde, Mardi 2 novembre 1993, p. 2.
la nature. L’animal diabolisé rend compte en effet de sa
dimension duelle avec laquelle il convient de composer.
Ni adepte de la deep ecology (l’écologie profonde) qui
souhaiterait que l’animal ou la biosphère soit sujets de droit
alors qu’il s’agit d’une spécificité humaine, ni partisan des
pseudo-valeurs d’un “meilleur des mondes”, Bernard
Clavel se place en marge de ces deux extrêmes pour nous
rappeler qu’un rapport d’équipollence s’est établi entre
notre action sur ladite nature et la menace conjointe de
disparition. Il s’agira cependant, en prenant comme témoin
l’équilibre auquel sont parvenues les sociétés non-
évolutionnistes, d’éclairer les possibilités qui nous sont
offertes de dépasser une vision trop utilitariste de
l’environnement. Après avoir dénoncé l’acharnement avec
lequel nous cherchons à faire triompher l’homme aux
dépens de son milieu, l’auteur du “Royaume du Nord”
soutient des “sauvages” perçus durant des siècles de façon
négative et qui sont désormais porteurs d’un haut degré
d’humanité dont nous cherchons parfois en vain la trace en
nous-mêmes.
– 6 –
8. Bernard Clavel, un écrivain à l’écoute des voix amérindiennes
À soixante-douze ans, Bernard Clavel a indéniablement
pris le parti de la nostalgie, préférant vivre dans le passé
plutôt que dans un présent qu’il trouve souvent dépourvu de
sens. À ceux qui, sans avoir l’écriture comme arme,
s’interrogent et se sentent impuissants devant les
dramatiques événements qu’il relate dans ses deux livres, je
ne serais pas surpris que cet homme, qui se sent désormais
face à la mort, leur réponde en s’inspirant d’Héraclite et de
Platon. Soulignant la réalité de l’impermanence de toutes
choses, puis évoquant la formidable dialectique de l’Un et
du multiple, des fragments de la pensée grecque viendront
éclairer le sens du devenir universel, de l’interdépendance
et de la vision holiste du réel qui nous incitent à reconnaître
l’extraordinaire validité de l’animisme amérindien au sein
du contexte actuel. Il nous appartient d’“écologiser” une
pensée qui cherche à recouvrer la dimension sacrée du
monde et à réguler ses relations avec le vivant afin de
réduire la fracture entre “l’homme de l’avoir” et “l’homme
de l’être”. Nous avons connu une période où nous imitions
les Anciens, il est possible que nous entrions dans une
époque où nous nous inspirerons du Cercle sacré de la vie
qui constitue le fondement de la sagesse amérindienne.
Entre Maudits sauvages, Le Carcajou et “la voie de la
beauté” des Navajo, un espoir se profile. Durant de
nombreuses années, les Amérindiens ont été contraints
d’assimiler ou d’intégrer de nombreux éléments de la
culture occidentale. En retour, souhaitons que l’Occident
s’ouvre aux valeurs amérindiennes qui répondent à notre
besoin d’harmonie. Cette harmonie que nous révèle la
Nature est aussi notre nature, cet essentiel en nous empreint
de paix et de joie sans objet.
Alain Grosrey
Docteur d’État | PhD
Chercheur-associé
Université d’Angers
– 7 –
9. Alain Grosrey
Extrait de la quatrième de couverture
Ils commencent à se faire vieux, pourtant Mooz
(Orignal) et Waboos (Lièvre) ont repris le chemin
de la taîga avec leurs épouses. Celles-ci
préféreraient rester au village, comme les jeunes,
plus attirés par le mode de vie des Blancs, mais les
deux Indiens, unis par une même passion de la
forêt depuis l’enfance, ne conçoivent de vraie vie
qu'au sein de la taïga. Ils connaissent tous les
secrets de la nature et sont pleins de respect pour
le gibier qui leur offre sa viande et sa fourrure.
Mais bientôt survient l'ennemi, le diable, celui
que nul trappeur n'a jamais réussi à prendre au
piège, l'animal le plus rusé, le plus féroce, le plus
audacieux...
Liens
http://www.bernard-clavel.com/
http://www.ina.fr/video/CPC96002057
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