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Similaire à socialisation (20)
socialisation
- 1. Socialisations familiales et réussite scolaire
Des inégalités entre catégories sociales aux inégalités au sein de la
fratrie
Gaële Henri-Panabière
Dans Idées économiques et sociales 2018/1 (N° 191),pages 22à 31
Éditions Réseau Canopé
ISSN 2257-5111
ISBN 9782240044945
DOI 10.3917/idee.191.0022
Distribution électronique Cairn.info pour Réseau Canopé.
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- 2. 22
DOSSIER I La socialisation
idées économiques et sociales I
n° 191
I
mars 2018
Socialisations
familiales et
réussite scolaire :
des inégalités entre
catégories sociales aux
inégalités au sein de la fratrie
Comment comprendre les rapports entre socialisations familiales et scolaires ? L’analyse
des inégalités entre familles appartenant à des catégories sociales très différentes fait
apparaître le poids de la transmission culturelle et plus particulièrement des capitaux
culturels maternels dans la réussite scolaire des enfants. Cela étant, parmi les enfants
issus de familles bien dotées de ce point de vue, certains éprouvent d’importantes
difficultésscolairesdontilestsociologiquementpertinentderendreraison,quecesoitpar
l’étudestatistiquede«différencessecondaires»entrefamillesouparlareconstructionde
configurations familiales singulières où s’observent des inégalités entre frères et sœurs.
Les premiers travaux sociologiques français
montrant le rôle de la famille dans la construction des
inégalités scolaires [1, 2] ont davantage postulé son
action qu’ils ne l’ont étudiée empiriquement [3].Dans
les années 1980 et 1990, d’autres recherches se sont
attachées à ouvrir la « boîte noire » de la socialisation
familiale en questionnant plus particulièrement ses
rapports inégalement harmonieux avec la socialisation
scolaire [4, 5, 6]. C’est dans la voie ainsi ouverte que
s’inscrit la recherche présentée ici, qui porte sur des
collégiens en difficulté scolaire dont les parents sont
fortement diplômés [7], c’est-à-dire sur des enfants
dont les difficultés sont statistiquement improbables
du fait du « capital culturel » de leurs parents [2].Sans
remettre en cause ni nuancer le poids des inégalités de
réussite scolaire entre élèves selon leur origine sociale,
cette étude montre la complexité de ce qui peut se
transmettre,tout n’étant pas scolairement « rentable »
dans le patrimoine culturel dont peuvent hériter les
enfants de milieux scolairement dotés. Elle met aussi
en évidence le fait que la transmission culturelle elle-
même ne s’opère que dans certaines conditions. La
recherche concerne au total 677 familles, interrogées
par un questionnaire adressé aux parents d’élèves de 6e
et 5e
de quatre collèges.Vingt d’entre elles ont ensuite
été rencontrées en entretiens (menés avec les parents
et le collégien concerné).Ces familles ont été retenues
en combinant critères de dotation scolaire parentale
(au moins l’un des deux est diplômé du supérieur) et
de difficultés scolaires du collégien (principalement :
redoublementséventuels,moyennesenmathématiques
et en français inférieures à 10 sur 20 au moment de
l’enquête ).
Si la socialisation scolaire n’est à l’étude qu’à
distance dans cette recherche, ses rapports avec des
types, des conditions et des modalités inégales de
socialisations familiales sont au cœur des analyses
présentées ici.Il est en effet possible de considérer les
écarts de réussite scolaire comme le résultat d’une
articulation plus ou moins heureuse entre la socia-
lisation « primaire » vécue au sein de la famille et la
socialisation « secondaire » connue ensuite à l’école 1
.
Gaële Henri-Panabière,
maîtresse
de conférences
en sciences de
l’éducation à l’université
Paris Descartes,
membre du Cerlis
1 Parler de socialisation
« primaire » à propos de
ce qui se joue dans la famille
est discutable car d’autres
instances interviennent tôt
dans la vie des individus [8, 9].
Nous le faisons cependant
pour insister sur le caractère
premier de la socialisation
familiale d’un point de vue
chronologique par rapport à
la socialisation scolaire, et
au sens où elle imprime une
marque particulièrement forte
et conditionne la manière dont
seront vécues les expériences
socialisatrices suivantes [10].
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- 3. La socialisation I DOSSIER
23
mars 2018
I
n° 191
I
idées économiques et sociales
Une présentation synthétique des analyses statis-
tiques sur l’ensemble de la population d’enquête
sera l’occasion de pointer dans un premier temps
les caractéristiques familiales et les pratiques qui
sont corrélées à la réussite scolaire et de mettre en
évidence un type de socialisation particulier.Ensuite,
il s’agira de resserrer les observations quantitatives
pour insister sur les inégalités à l’intérieur d’une
catégorie de familles, celle où les parents sont forte-
ment diplômés. Enfin, en réduisant encore la focale
d’observation – et en mobilisant des données qualita-
tives – sur une seule famille, nous verrons comment
se combinent plusieurs caractéristiques familiales afin
de saisir des modalités de socialisation qui peuvent
produire des inégalités au sein d’une même fratrie.
Des types de socialisation familiale
inégalement rentables :
le poids du capital culturel (maternel)
Par le truchement des questionnaires renseignés
par les parents de collégiens, il est possible de repérer
les caractéristiques et les pratiques familiales les
plus fortement corrélées avec la réussite ou les diffi-
cultés scolaires. Pour cela, une variable combinant
les moyennes en mathématiques et en français des
collégiens avec le nombre de classes qu’ils avaient pu
redoubleraétésystématiquement croiséeaveclesindi-
cateurs de propriétés familiales renseignés par le ques-
tionnaire : niveau de diplôme et profession de chacun
des parents ainsi que de leurs ascendants respectifs,
pratiques de lecture familiales, rang de naissance,
manières de travailler des collégiens,interventions des
parents dans ce domaine,manières dont les contraintes
familiales s’exercent sur les collégiens,etc. 2
.
Les résultats d’une analyse des correspondances
multiples,reprenant les variables les plus importantes
de l’enquête, permettent de présenter une synthèse
de ces liens (figure 1).
Dans la figure 1, on observe un premier axe
horizontal dont le pouvoir de description est très
nettement supérieur aux autres. Il oppose très
clairement des profils d’enquêtés sur la base des
titres scolaires parentaux et de la réussite scolaire
des collégiens. Les élèves en difficultés (moyennes
inférieures à 10 en mathématiques ou en français,
redoublements connus en primaire ou au collège)
et les parents scolairement peu dotés (mères et
pères sans diplôme) s’opposent ainsi sur cet axe
aux élèves en réussite (moyennes supérieures à 14
dans deux matières principales) et aux parents forte-
ment diplômés (pères et mères diplômées au-delà
du premier cycle de l’enseignement supérieur).
Les indicateurs de pratiques de lecture familiale
contribuent également à la définition de cet axe
horizontal. Ils concernent les lectures enfantines :
les supports de lecture variés (comprenant notam-
ment des livres), le fait d’aimer lire, la fréquenta-
tion de plusieurs bibliothèques se situent du côté de
la réussite scolaire ; les supports de lecture moins
variés (essentiellement composés de bandes dessi-
nées),la lecture par obligation,la non-fréquentation
de bibliothèque se trouvent du côté des difficultés 3
.
Les indicateurs des pratiques maternelles se distri-
buent également de manière contrastée au long de
cet axe :les mères lisant beaucoup (un livre par mois
et plus) et fréquentant une bibliothèque régulière-
ment se distinguent (à droite) des mères lisant peu
(cinq livres par an et moins) et ne fréquentant aucune
bibliothèque (à gauche).
En filant une métaphore économique classique en
sociologie de l’éducation, on peut parler ici d’un axe
de la transmission culturelle 4
: à droite des collé-
giens « héritiers » [1], faisant fructifier sur le marché
scolaire des capitaux culturels familiaux ;à gauche des
collégiens culturellement « déshérités » – la culture
étant ici entendue comme la « culture légitime »,
scolairement reconnue [2]. Les indicateurs utilisés
renvoient à des capitaux culturels à la fois « à l’état
institutionnalisé » (les diplômes) et « à l’état incor-
poré » (les pratiques de lecture) [12].Pour compléter
le tableau des collégiens héritiers,on peut ajouter que
c’est de leur côté que l’on retrouve les professions
maternelles et paternelles supérieures, l’ancienneté
du capital culturel de la mère (avec les grands-parents
maternels au moins diplômés de l’enseignement
secondaire) et deux indicateurs de pratiques éduca-
tives : l’inscription des collégiens à plusieurs acti-
vités extrascolaires et leur abonnement à une revue.
Pour en finir avec la description de ce premier axe,
il est nécessaire de rappeler le poids prépondérant
du versant maternel des propriétés : le niveau de
diplôme maternel est la variable qui contribue le
plus à la définition de l’axe. Cette prépondérance
des propriétés maternelles sur les propriétés pater-
nelles (diplômes mais aussi pratiques de lecture et
scolarisation des lignées) est liée à d’autres constats
statistiques montrant que,même parmi les catégories
les plus dotées culturellement, les mères occupent
2 Le calcul du coefficient
de contingence de Cramer
a permis de mesurer l’intensité
de chaque corrélation (il s’agit
du V de Cramer compris entre
0 et 1).
3 Entre appétences et
compétences lectorales
enfantines et performances
scolaires les liens sont
réciproques : s’il est plus
facile d’aimer lire quand on
n’a pas eu de difficultés dans
les premiers apprentissages,
la familiarité avec la culture
écrite, l’aisance dans cette
pratique facilitent les réponses
adéquates aux exigences
scolaires.
4 Pour une discussion
des apports et limites
des différentes acceptions
de la métaphore de
la transmission culturelle
et une présentation des
principaux résultats de cette
recherche, il est possible de
se référer à l’un des articles
qui en sont tirés [11].
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- 4. 24
DOSSIER I La socialisation
idées économiques et sociales I
n° 191
I
mars 2018
d = 0,5
1.1
2.2
2.3
2.5
2.4
2.1
3.1
4.1
3.2
3.3
1.2
1.3
1.4
6.5
6.1
10.1
10.2
10.3
6.2
6.3
6.4
13.3
9.3
5.1
8.1
9.1
7.1
9.2
8.2
11.1
12.1
16.1
16.6
16.3
16.4
16.5
13.1
14.2
14.1
15.9
13.2
12.2
12.4 15.2
12.3
11.2
11.3
11.4
8.3
7.2
7.3
5.2
5.4
4.2
4.3
4.4
Figure 1. Axes 1 et 2 de l’analyse des correspondances multiples (variables actives)
Dictionnaire des variables et de leurs modalités dans le sens de l’axe 1
(de la partie supérieure gauche à la partie supérieure droite en passant par la partie inférieure gauche puis droite)
1. Niveau de diplôme de la mère
1.1. Mère sans diplôme
1.2. Mère CAP/BEP
1.3. Mère bac/bac + 2
1.4. Mère dipl. sup.
2. Occupation professionnelle du père
2.1. Père inactif
2.2. Père empl./ouvrier
2.3. Père prof. indép.
2.4.
Père prof. interm.
2.5. Père prof. sup.
3. Aide scolaire
3.1. Aide scolaire autre
3.2. Pas d’aide scolaire
3.3. Aide scolaire parents
4. Rang de naissance
4.1. Milieu de fratrie
4.2. Cadet
4.3. Aîné
4.4. Enfant unique
5. Niveau de diplôme du père
5.1. Père sans diplôme
5.2. Père CAP/BEP
5.3.
Père bac/bac+2 (modalité
non visible sur le graphique*)
5.4. Père dipl. sup.
6. Occupation professionnelle de la mère
6.1. Mère inactive
6.2. Mère prof. indép.
6.3. Mère empl./ouvrier
6.4. Mère prof. interm.
6.5. Mère prof. sup.
7. Redoublement du collégien
7.1. Red. primaire
7.2. Red. collège
7.3.
Pas de red.
8. Moyenne en maths
8.1. Maths 10
8.2. Maths 10-14
8.3. Maths 14
9. Moyenne en français
9.1. Français 10
9.2. Français 10-14
9.3. Français 14
10. Faire ses devoirs à la dernière minute
10.1. Dernière minute souvent
10.2.
Dernière minute parfois
10.3. Dernière minute jamais
11. Activités périscolaires
11.1. Aucune activité
11.2. Activité sport
11.3.
Activité culture
11.4. Plusieurs activités
12.
Fréquentation de bibliothèque(s)
par le collégien
12.1. Aucune bibli.
12.2. Bibli. autre
12.3. Bibli. collège
12.4.
Bibli. collège/ bibli. autre
13. Rapports à la lecture du collégien
13.1. Lecture autre rapport
13.2. Lecture obligation
13.3. Lecture amour
14.
Abonnement du collégien
à une revue
14.1. Sans abo. revue
14.2. Abo. revue
15.
Fréquentation de bibliothèque(s)
par la mère
15.1. Mère pas bibli. (modalité
non visible sur le graphique*)
15.2. Mère bibli.
16. Corpus de lecture du collégien
16.1. BD
16.2.
BD + revues (modalité
non visible sur le graphique*)
16.3. Livres
16.4. Revues + livres
16.5. BD + livres
16.6. BD + revues + livres
Données issues d’une enquête par questionnaire dans quatre collèges de l’agglomération lyonnaise, mars 1999.
* Pour des raisons de lisibilité, tous les indicateurs n’ont pu être présentés sur le graphique
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- 5. La socialisation I DOSSIER
25
mars 2018
I
n° 191
I
idées économiques et sociales
généralement une place centrale dans les activités
éducatives et domestiques. Dans cette enquête
comme dans d’autres, on observe que les mères
interviennent plus régulièrement dans le travail
scolaire des élèves, les accompagnent plus souvent
que les pères à la bibliothèque, etc. Et ce temps
éducatif et domestique 5
est une condition centrale
de la transmission culturelle.
Cependant,les modalités de la réussite scolaire ne
sont pas alignées totalement sur le premier axe, les
indicateurs de difficultés scolaires s’opposant aussi,
bien que de manière moins nette, dans la verticalité
du plan,les indicateurs de difficultés étant regroupés
à gauche du plan mais aussi en haut, ceux de réus-
site dans le quart inférieur droit.Dans cette dernière
partie du plan, on retrouve également certaines
modalités associant rang de naissance et taille de la
fratrie : les aînés et les enfants uniques du côté des
indicateurs de réussite s’opposent dans la verticalité
aux benjamins et enfants de milieu de fratrie dans
la partie supérieure du plan 6
. Il reste que la valeur
descriptive de ce deuxième axe est nettement infé-
rieure à celle du premier.
Cette analyse des correspondances multiples fait
clairement apparaître (dans le quart inférieur droit
du plan) un type de socialisation particulier associé à
la réussite scolaire des enfants, celui qui a cours dans
les catégories sociales les plus dotées en capitaux
scolaires où s’observent non seulement une forte
dotation scolaire associée à des pratiques de lecture
(maternelles) mais aussi des pratiques d’incitation à la
lecture (ici l’abonnement à une revue ressort particu-
lièrement) ainsi qu’un encadrement des loisirs enfan-
tins par le biais des activités extrascolaires 7
. Pour
autant, la dotation scolaire des parents ne se traduit
pas toujours par une adéquation à ce modèle,et pour
comprendre comment se construisent les difficultés
scolaires dans les milieux sociaux où elles sont les
moins fréquentes, il est utile, comme pour analyser
les situations de réussite scolaire en milieux popu-
laires [5], de s’intéresser à des différences « secon-
daires », celles qui existent, au-delà des écarts les
plus décisifs, en termes de conditions de la réussite
scolaire. Dans cette recherche, il s’agit donc d’in-
terroger les inégalités entre familles bien dotées en
diplômes parentaux.
Des conditions de socialisation
inégales en milieux
scolairement dotés
Ici ne seront exposées qu’une partie des analyses
statistiques interrogeant ces différences « secon-
daires » 8
.Le premier point traite du caractère plus ou
moins homogène de la dotation scolaire des parents
ainsi que du sexe du parent le plus diplômé. Le sexe
de l’enfant concerné par l’enquête est également à
prendre en considération pour analyser des phéno-
mènes de transmission sexuée. Le fait que les parents
vivent ensemble ou non représente une autre condi-
tion de la socialisation familiale qui sera à l’étude ici,
de même que la scolarisation de la lignée maternelle.
Lorsque ce sont les deux catégories de diplômes
parentaux homogènes que l’on compare (première
et dernière modalités en lignes, tableau 1), il appa-
raît que la répartition des collégiens dans les trois
catégories de difficultés se fait de manière presque
symétriquement opposée avec les risques de diffi-
cultés les plus élevés lorsque les deux parents ne sont
pas bacheliers (38,8 %) et les plus faibles lorsque les
parents sont tous les deux bacheliers (10,1 %). Si
l’on s’attache ensuite aux deux catégories de couples
scolairement hétérogènes, les distributions sont
Élèves
en réussite
Élèves
moyens
Élèves
en difficultés
Ensemble Effectifs
Aucun des parents n’a le baccalauréat 18,0 43,2 38,8 100,0 139
Mère non bachelière, père bachelier
ou plus
28,9 39,5 31,6 100,0 38
Mère bachelière ou plus,
père non bachelier
50,0 36,2 13,8* 100,0 94
Deux parents bacheliers ou plus 42,0 47,9 10,1 100,0 169
Ensemble 35,0 43,2 21,8 100,0 440
*Lecture : 13,8 % des collégiens dont la mère est au moins bachelière et dont le père n’est pas bachelier font partie de la catégorie des élèves
en difficultés. Les non-réponses sur l’un des diplômes parentaux ont été exclues du tableau, ce qui explique l’effectif total inférieur à 667.
Données issues d’une enquête par questionnaire dans quatre collèges de l’agglomération lyonnaise, mars 1999.
Tableau 1: Répartition des collégiens dans les trois classes de difficultés scolaires
selon les diplômes parentaux combinés (% en lignes).
5 Certaines manières
parentales de penser ou d’agir
peuvent avoir des effets
de socialisation sans
qu’il y ait nécessairement
d’intention éducative.
6 Sur le poids du rang
de naissance et de la taille
de la fratrie sur la destinée
scolaires et sociale,
cf. [13, 14].
7 Sur le caractère socialement
situé de ces pratiques et leurs
liens avec la réussite scolaire,
cf. [15].
8 D’autres caractéristiques
familiales faisant des
différences ont été à
l’étude [7], comme le rang
de naissance, la catégorie
socioprofessionnelle à laquelle
le diplôme parental donne
accès et, au-delà du niveau
de diplôme, le type de
parcours scolaire parental
(plus ou moins heurté).
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- 6. 26
DOSSIER I La socialisation
idées économiques et sociales I
n° 191
I
mars 2018
aussi contrastées. Lorsque c’est la mère qui est plus
diplômée que le père, la moitié des collégiens fait
partie de la catégorie des élèves en réussite. Ils sont
moins d’un tiers lorsque le père détient le diplôme
le plus élevé. De plus, on observe bien un abaisse-
ment de la proportion d’élèves en difficultés lorsque
seul le père est au moins bachelier (31,6 %) plutôt
que lorsque aucun des deux parents ne l’est. Mais
c’est surtout lorsque la mère a atteint ce niveau
de diplôme que la part des collégiens en difficultés
chute le plus nettement (13,8%). Pour finir, le
diplôme paternel, « ajouté » à celui de la mère, ne
diminue que faiblement le risque d’appartenir à la
catégorie des élèves en difficultés (qui passe seule-
ment de 13,8 à 10,1 %) et n’est pas associé à une
proportion plus importante d’élèves en réussite.
Si le sexe du parent qui détient le diplôme le
plus élevé fait une différence, le sexe de l’enfant
concerné par l’enquête (celui par lequel le ques-
tionnaire a été distribué) est également à prendre en
compte.En effet,le diplôme maternel protège d’au-
tant plus des difficultés scolaires que le collégien
concerné est une collégienne.Ainsi,lorsque la mère
est diplômée du supérieur,46 % des élèves sont « en
réussite » ; dans la sous-population des garçons, à
diplôme maternel équivalent, 40 % appartiennent
à cette catégorie contre 50,8 % dans la sous-popu-
lation des filles 9
. Dans la même perspective, c’est
entre mères et filles que l’on observe les liens de
dépendance les plus « intenses » concernant les
pratiques de lecture 10
.Lorsque la mère lit au moins
deux livres par mois, les collégiennes font partie à
36 % des lectrices de supports variés et légitimes,
tandis que la proportion équivalente de collégiens
est de 22,2 %. Cette transmission s’observe aussi
de manière « négative », au sens où lorsque la mère
lit peu de livres (cinq livres par an ou moins), la
proportion de ces lecteurs de supports légitimes est
beaucoup plus faible chez les garçons (en tombant
à 10,4 % elle est divisée par plus de deux) mais est
encore inférieure chez les filles (en passant à 9,9 %,
elle est divisée par plus de trois).
Une autre caractéristique familiale peut être consi-
dérée comme une « différence secondaire » pertinente
ici.Il s’agit de la séparation des parents,dont les effets
sur la scolarité des enfants ont déjà été étudiés [16].
Dans la recherche présentée ici, une corrélation est
mesurable et est particulièrement marquée dans les
familles scolairement dotées.Cela se lit très bien dans
les figures 2 et 3. Dans l’ensemble de la population,
la proportion d’élèves en difficultés est plus forte de
6,6 points quand les parents sont séparés (passant de
24,2 % lorsque les parents vivent ensemble à 30,8 %
lorsque ce n’est pas le cas). Mais les écarts de diffi-
cultés scolaires entre collégiens issus de couples paren-
taux unis et désunis sont encore plus nets lorsqu’il y a
un capital à transmettre (dans la sous-population où au
moins un des deux parents est diplômé du supérieur).
Un collégien issu de parents scolairement bien dotés
a presque trois fois plus de risques d’appartenir à la
catégorie des élèves en difficultés lorsque ses parents
sont séparés (ils sont 28 % d’élèves en difficultés dans
ce cas) que lorsque ses parents vivent ensemble (9,5 %
d’élèves en difficultés dans ce cas). La répartition des
collégiens dans les trois classes de difficultés scolaires
est presque la même en cas de séparation des parents,
que ce soit dans l’ensemble de la population d’enquête
ou dans celle où les parents sont fortement diplômés.
La séparation des parents semble ainsi entraîner la
perte du bénéfice habituellement associé aux diplômes
parentaux.
Figures 2 et 3. Répartition des collégiens
dans les classes de difficultés scolaires
selon que les parents vivent ensemble
ou non… dans la population d’ensemble
(N=629; fig. 2) et dans la sous-population des
parents diplômés du supérieur (N=251; fig. 3)
9 Et le V de Cramer entre
la variable de situation scolaire
et le diplôme parental est
de 0,258 dans la sous-
population des garçons et
de 0,282 dans celles des filles.
10 Lorsqu’on croise pratiques
maternelles et enfantines,
on observe que le coefficient
de contingence est plus élevé
dans la sous-population
des filles que dans les autres
populations : il s’élève à 0,410
en croisant fréquentations
de la bibliothèque maternelle
et enfantine dans la sous-
population des filles contre
0,380 dans celle des garçons.
0 % 25 % 50 % 75 % 100 %
0 % 25 % 50 % 75 % 100 %
élèves en réussite élèves moyens
élèves en difficultés
élèves en réussite élèves moyens
élèves en difficultés
oui
non
oui
non
Données issues d’une enquête par questionnaire dans quatre
collèges de l’agglomération lyonnaise, mars 1999.
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- 7. La socialisation I DOSSIER
27
mars 2018
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idées économiques et sociales
Un dernier volet permettant d’analyser les diffé-
rences de conditions de socialisation entre familles
scolairement dotées concerne l’origine sociale des
parentset,plusprécisément,lecaractèreplusoumoins
doté en diplômes de la lignée maternelle (dont l’ana-
lysedescorrespondancesmultiplesprésentéeplushaut
montre le poids). Les croisements opérés montrent
ainsi que la protection contre les difficultés scolaires
apportée aux collégiens par les diplômes maternels est
plus nette lorsque ce capital s’inscrit dans une lignée
déjà scolairement dotée (9,5 % d’élèves en difficultés
lorsque la mère est diplômée du supérieur et est issue
d’au moins un parent diplômé du secondaire) que
lorsqu’il représente une acquisition récente en terme
de génération (18,7 % d’élèves en difficultés lorsque
la mère est diplômée du supérieur et a des parents sans
diplôme supérieur au certificat d’études).De la même
manière, lorsque la mère lit beaucoup de livres, les
« risques » que les collégiens fassent partie de la caté-
gorie des enfants « faibles lecteurs » (ne lisant géné-
ralement aucun livre en dehors de ceux demandés en
classe)sontplusélevéslorsqu’elleestissued’unelignée
scolairement peu dotée (24,8 % de faibles lecteurs
dans ce cas) plutôt que bien dotée (17,9 % de « faibles
lecteurs » dans ce cas). Pour le dire autrement, l’an-
cienneté générationnelle du capital culturel maternel
semblefavorisersatransmissionauxcollégiens.
Exposées de manière successive, les pistes d’ana-
lyse concernant ces différentes caractéristiques fami-
liales peuvent être poursuivies de manière différente
par l’investigation qualitative d’un cas particulier.
Des modalités de socialisations
inégales au sein de la fratrie :
le cas de Paul
Paul Benoit 11
n’a pas d’emblée le profil d’un
« héritier » tel que Pierre Bourdieu et Jean-Claude
Passeron pouvaient le décrire (à l’époque où la profes-
sion du père était le seul indicateur d’origine sociale
utilisé). En effet, son père, détenteur d’un BEP, est
inactif au moment de l’enquête après avoir été long-
temps employé de banque,et sa mère,diplômée d’un
IUT, est commerçante. Pour autant, le diplôme de sa
mère « devrait » le protéger des difficultés scolaires
qu’il éprouve de manière marquée (il a redoublé sa
dernière année d’élémentaire et n’obtient la moyenne
ni en mathématiques ni en français au moment de
l’enquête). Dans le tableau 1 présenté plus haut, il
fait partie des 13,8 % d’élèves en difficultés dont la
mère est diplômée du supérieur et dont le père n’est
pas bachelier, proportion qui est presque trois fois
inférieure à celle des élèves en difficultés dont aucun
des parents n’est bachelier (38,8 %). Cependant,
d’autres propriétés familiales, dont les effets ont été
présentés plus haut, caractérisent la configuration
familiale de ce collégien :il appartient à une catégorie
de sexe différente de celle du parent qui porte le titre
scolaire le plus élevé,ses parents sont séparés,et Mme
Benoit, qui a la garde de ses enfants, est issue d’une
lignée peu diplômée (son père détenait le certificat
d’étude, sa mère n’a aucun diplôme). Les analyses de
ce cas particulier montrent comment s’incarnent et
se combinent 12
les caractéristiques familiales dont les
liens statistiques ont été présentés plus haut.
Par ailleurs, à l’image de la majorité des collégiens
rencontrés dans cette recherche, il est le seul de sa
fratrie à éprouver des difficultés scolaires. En effet, sa
sœur scolarisée en CM1 y obtient de bons résultats
(Mme Benoit : « [Léa], elle a vraiment beaucoup de
facilités à l’école »).Le fait d’avoir pu mener plusieurs
entretiens dans cette famille permet de mettre en
évidence des modalités et des conditions de sociali-
sation qui éclairent les difficultés scolaires de Paul, et
d’éclairer la question des inégalités au sein de la fratrie.
“L’anciennetégénérationnelleducapital
culturelmaternelsemblefavoriser
satransmissionauxcollégiens
”
11 Les noms et prénoms
des enquêtés ont été changés
pour garantir leur anonymat.
12 La présentation de
ce cas s’inspire de la logique
d’écriture en « portrait »
de Bernard Lahire [5] même si
elle n’en a pas la même densité
(tous les traits d’analyse
qualitative mis en œuvre ne
sont pas articulés ici).
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- 8. 28
DOSSIER I La socialisation
idées économiques et sociales I
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Comme la plupart des mères interviewées qui
sont séparées du père de leurs enfants (dans neuf
familles sur vingt les parents sont séparés), Mme
Benoit regrette certaines formes de désengagement
éducatif de son ex-conjoint :« J’aurais aimé qu’il soit
plus présent », affirme-t-elle par exemple à propos
de la décision d’inscription dans un nouvel établis-
sement qu’elle a finalement prise seule. C’est égale-
ment seule (et depuis de nombreuses années) qu’elle
met en œuvre certaines pratiques d’accompagne-
ment scolaire et culturel,et sa lassitude en la matière
doit sans doute beaucoup à cette « solitude éduca-
tive » (dont plusieurs parents de collégiens séparés
font état). Dans le domaine des devoirs, la mère de
Paul déclare avoir « laissé tomber », suite à la récur-
rence des conflits que l’aide ou la simple vérification
des devoirs occasionnait 13
. Elle raconte également
n’avoir jamais été à l’aise dans cette relation d’aide.
« – Mais au début je faisais des devoirs avec lui,mais on
se disputait tout l’temps.
– Ah oui ?
– Parce que d’une fois à l’autre,il avait pas enregistré les
mots d’avant.
– Oui.
– Et moi ça m’énervait.Je suis pas du tout pédagogue.
[Sourires] Ça m’énervait donc j’disais : Bon, c’est pas
la peine qu’on fasse ce truc-là, avec toi, parce que tu
comprends même pas ce que j’t’ai fait faire la semaine
dernière donc on peut pas le faire.Pis après,j’ai dit :Bon
j’laisse tomber… »
Mme Benoit n’a jamais été aidée enfant dans son
travail scolaire par ses propres parents, comme les
autres parents issus de lignées peu diplômées rencon-
trés, qui ont aussi eu à « inventer » leurs propres
pratiques dans ce domaine. Il n’est donc pas anodin
que ce soit à l’univers de l’école et non à celui de la
famille qu’elle fasse référence pour expliquer son peu
de goût pour cette aide en se décrivant comme « pas
du tout pédagogue » 14
.
Dans le domaine de la lecture, les pratiques
d’accompagnement ou de familiarisation précoces
(lectures d’histoires, accompagnement en biblio-
thèque) ou d’incitation dès le plus jeune âge (abon-
nements, livres offerts) sont assez fréquentes dans
l’ensemble des familles rencontrées. Les quelques
enfants qui n’ont pas été habitués petits à la lecture
d’histoires sont surtout issus de lignées peu diplô-
mées. C’est le cas de Paul, « envoyé » en biblio-
thèque par sa mère lorsqu’il était petit et auquel elle
ne lisait pas d’histoires parce qu’il « n’aimait pas ».
Mme Benoit a également renoncé aux formes les
plus explicites d’incitation à la lecture (« Je me suis
dit : Bon ben lui, c’est pas son souhait, on va pas non
plus le faire lire quand il a pas envie hein »). Quant
aux formes implicites d’incitation,le livre « cadeau »
devient dans l’exemple suivant le livre « punition » :
« – Ça fait bien longtemps que j’ai baissé les bras avec
Paul [pour le faire lire].[…] Remarquez pour Noël je lui
ai acheté que des bouquins ! [ton mutin]
– Oui.[rire de l’enquêtrice,bientôt accompagné de Mme
Benoit]
– [riant] Parce que j’avais pas envie de lui acheter quoi
que ce soit.[…] J’avais pas envie de trop lui faire plaisir,
quoi. »
Mme Benoit, qui se présente comme une forte
lectrice de supports plus ou moins légitimes (Mme
Benoit : « Je lis tout ce qui [me] passe dans les
mains ! ») raconte pour sa part ne pas avoir été encou-
ragée dans ce domaine lorsqu’elle était enfant,et fait
même part d’une certaine injonction à ne pas lire 15
.
« – Mais c’est vrai que je leur disais,mes enfants,moi j’suis
issue d’un milieu rural.Je leur disais que nous,quand on
lisait,on perdait notre temps.
– Oui,c’est comme ça que c’était vu.
– Et moi j’ai passé un temps aux toilettes,mémorable !
[rires de l’enquêtrice et de l’enquêtée] Pour lire.[…]Alors
j’dis : Vous qu’avez la chance de pouvoir lire tranquille et
tout,vous lisez pas,quoi. »
Certains aspects de l’éducation qu’elle a reçue
peuvent lui servir de contre-modèle (laisser ses
enfants lire alors que soi-même on n’en a pas eu la
« chance »). Il reste que ses difficultés pour mettre
en œuvre une incitation efficace doivent sans doute
beaucoup à l’absence d’exemples vécus en la matière.
Si Mme Benoit a bien développé une inclination à
croire que faire lire les enfants est souhaitable, les
dispositions à agir correspondantes semblent lui faire
défaut ou en tous cas être « fragiles », ne pas résister
au peu d’enthousiasme de son fils vis-à-vis de cette
pratique. Pour autant, ces difficultés à partager le
goût pour les pratiques de lecture doit aussi beau-
coup à la dimension genrée de ces pratiques – dans
cette enquête comme dans d’autres, l’intensité des
pratiques de lecture se trouve du côté des mères et
des filles plus que des pères et des fils – et du type de
relations qui se nouent autour d’elles.
Mme Benoit constate que sa fille cadette lit
plus volontiers que son fils (« Léa, elle lit, quand-
13 C’est également
le cas de deux autres mères
rencontrées qui ont en
commun d’avoir des origines
populaires et d’être séparées
du père de leur fils.
14 Comme Mme Benoit,
l’une des deux autres mères
séparées et d’origine populaire
rencontrées déclare avoir
« manqué de patience »
sur ces questions avec
son fils et se distingue d’un
modèle professionnel d’aide
scolaire en affirmant qu’elle
n’aurait « jamais pu être
enseignante ».
15 Jean-Pierre Terrail [4]
identifie une injonction
du même ordre dans les
récits d’enfance de certains
« transfuges » qu’il a
rencontrés, auxquels leurs
parents demandaient
de travailler mais pas de lire.
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- 9. La socialisation I DOSSIER
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- 10. 30
DOSSIER I La socialisation
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Benoit : « [le père de Paul] il aime pas [lire], c’qu’il
lit,c’est uniquement les revues financières ») et dans
ce contexte où les exemples et les sollicitations lecto-
rales sont presque uniquement le fait de sa mère (ou
des membres féminins de sa famille) leurs effets de
socialisation semblent freinés par le processus d’iden-
tification sexuée [17,p. 132 à 134].Dans ses relations
avec son fils autour de la lecture, c’est davantage un
sentiment d’incompréhension que de connivence
qu’explicite Mme Benoit :
« Si j’en parle [de ses lectures] avec [Paul],j’crois qu’il
était là quand on a parlé sur le parfum [avec sa nièce].
Euh…“Ben ma mère,elle est un peu folle !”ou il va me
dire j’sais pas des trucs comme ça que j’éprouve,que j’ai
ressentis dans un bouquin,il trouve ça vraiment bizarre. »
Ce cas de figure se présente dans plusieurs
familles rencontrées où mères et filles partagent
des habitudes de lecture de livres tandis que père et
fils sont identifiés comme de faibles lecteurs (géné-
ralement de supports moins reconnus comme des
revues ou des bandes dessinées). C’est dans le cadre
d’une relation plus « évidente » entre mère et fille
qu’entre mère et fils, relation fondée sur l’apparte-
nance à une même catégorie sexuelle,que l’héritage
du goût pour la lecture semble souvent « capté » par
les filles plutôt que par les garçons dans les familles
rencontrées.
Cette différence de connivence entre mère et fille
d’une part, mère et fils d’autre part, se retrouve de
plus au niveau de l’encadrement des devoirs dans la
famille de Paul. Cet encadrement prend une forme
plus contrainteentremèreet fils qu’entre mère et fille,
où la nécessité du travail scolaire paraît davantage avoir
été intériorisée (c’est également le cas dans plusieurs
familles rencontrées où les fratries sont mixtes 16
).
même. ») et qu’elle a toujours apprécié la fréquen-
tation de la bibliothèque municipale, contrairement
à son frère : « Depuis tout petits, ils vont à la biblio-
thèque municipale, ils ont tous les deux leur carte.
Elle, elle a toujours aimé, depuis toute petite. […]
Et lui, quand je l’envoyais à la bibliothèque, c’est
comme si je l’envoyais au bagne ! » C’est dans un
contexte relationnel d’identification que nous
pouvons comprendre la transmission privilégiée du
goût pour la lecture entre mère et fille. En effet,
interrogée sur ce point, Mme Benoit évoque une
ressemblance globale entre sa fille et elle-même
(« Ma fille, elle me ressemble »). Ces rapports
d’identification fonctionnent de manière dialec-
tique [10] (et non en lien de cause à effet), au sens
où le sentiment de ressemblance s’appuie sur le
partage de caractéristiques communes (subjective-
ment construites comme telles) et renforce celles-
ci. Mme Benoit explicite par ailleurs des différences
de relations entre elle et ses deux enfants, la conni-
vence caractérisant plus nettement ses relations
avec sa fille :
« Même sur une relation qu’on peut avoir tous les deux,
quoi,c’est-à-dire que,j’ai l’impression qu’il [Paul] n’a pas
une relation très très très directe avec moi,un peu,comment
dire ? Comme un bébé,quoi,c’est-à-dire il va pas me dire
les choses comme elles le sont réellement,il va essayer de
me… […] Alors que j’ai toujours fonctionné avec lui
comme avec Léa,et Léa elle a très bien compris le truc !Avec
moi,ce qu’il fallait faire. »
La connivence entre mère et fille se concrétise
autour des pratiques de lecture dans le fait que Léa
a récupéré les livres d’enfance de sa mère et utilise
le même système de rangement de ses ouvrages.
Par ailleurs, le père de Paul ne lit aucun livre, (Mme
“De même qu’il ne suffit pas de vouloir
réussir scolairement pour que cela advienne,
l’intention de faire réussir ses enfants ne
conduit pas à elle seule au résultat escompté
”
16 Statistiquement, les
modalités d’aide qui relèvent
du registre de la surveillance
sont plus fréquemment citées
lorsque le collégien concerné
est un garçon que lorsqu’il
s’agit d’une fille [11, p. 470].
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- 11. La socialisation I DOSSIER
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idées économiques et sociales
homogène vu de loin s’avère composé d’éléments
distincts vu de près,le resserrement de point de vue
sur une catégorie particulière de familles permet
de cerner d’autres inégalités. Dans la même pers-
pective, en se centrant sur chaque famille, d’autres
variations deviennent visibles. Chez Paul, la fratrie
est le lieu d’inégalités qui peuvent rendre raison de
ses difficultés à profiter des appétences et compé-
tences culturelles de sa mère ; mais, toujours en
interrogeant les effets de la socialisation familiale
sur les parcours scolaires, les analyses montrent
que cette fratrie peut aussi receler de véritables
ressources [18].
« Pis,c’est usant.J’trouve c’est un côté épuisant [d’enca-
drer les devoirs de Paul].Parce que bon,je vois Léa,c’est
vraiment une référence.J’ai pas besoin de m’en occuper,
j’lui pose des questions sur ce qu’elle fait,et tout.Mais on
voit qu’elle travaille,on voit qu’elle aime ça. »
Comme les autres parents rencontrés, Mme
Benoit met d’autant plus en avant dans les entretiens
les facilités qu’elle éprouve dans ses relations avec sa
fille qu’elle regrette les difficultés qu’elle rencontre
avec son fils,et même si elle déclare avoir « baissé les
bras » avec lui, elle continue à chercher des « solu-
tions ». En termes d’accompagnement scolaire
comme lectoral, la place centrale que Mme Benoit
occupe (et l’usure que peut provoquer ce qui relève
ici d’un quasi-monopole éducatif) a partie liée avec
une division traditionnelle des tâches éducatives et
est renforcée par le fait qu’elle vive seule avec ses
enfants. Issue d’un milieu social peu diplômé, elle a
eu à inventer des pratiques éducatives qu’elle n’a pas
expérimentées comme enfant et qui peuvent avoir à
ce titre un caractère d’évidence moindre que pour
des mères d’origine sociale plus élevée. Quant aux
différences relationnelles qui s’observent dans cette
famille, elles s’inscrivent dans des rapports d’iden-
tification fortement déterminés par l’appartenance
de genre. Ces logiques dépassent les cas indivi-
duels et, pas plus que dans les milieux populaires,
les difficultés scolaires des enfants de catégories
plus favorisées ne sont le produit d’une « démis-
sion parentale » [5]. De même qu’il ne suffit pas de
vouloir réussir scolairement pour que cela advienne,
l’intention de faire réussir ses enfants ne conduit pas
à elle seule au résultat escompté.Agents de socialisa-
tion,les parents sont aussi des individus socialisés qui
sont pris dans des réseaux de contraintes multiples.
Ainsi les inégalités de réussite scolaire liées à la
position sociale des familles,et en particulier à leurs
ressources culturelles, sont-elles encore constatées
ici. Leur analyse fait ressortir un type de socialisa-
tion particulier associé aux familles les plus dotées.
En s’intéressant ensuite à ce qui peut faire des diffé-
rences au sein de ces familles,on peut à la fois rendre
raison du fait que tous les enfants qui en sont issus ne
sont pas en réussite scolaire, et pointer les caracté-
ristiques familiales qui conditionnent la transmission
culturelle entre parents et enfants. Comme l’expé-
rience ordinaire qui veut qu’un ensemble paraissant
[1]
Bourdieu P
., Passeron J.-C., Les Héritiers. Les étudiants et la
culture, Paris, Minuit, 1964.
[2]
Bourdieu P
., Passeron J.-C., La Reproduction. Éléments
pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit,
1970.
[3]
Terrail J.-P
., « La sociologie des interactions famille/
école », Sociétés contemporaines, no
25, 1997, p. 67-83.
[4]
Terrail J.-P
., « De quelques histoires de transfuges »,
Cahiers du LASA, no
2, 1983.
[5]
Lahire B., Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires
en milieux populaires, Paris, Gallimard / Le Seuil, 1995.
[6]
Thin D., Quartiers populaires. L’école et les familles, Lyon,
PUL, 1998.
[7]
Henri-Panabière G., Des « héritiers » en échec scolaire,
Paris, La Dispute, 2010.
[8]
Darmon M., La Socialisation, Paris, Armand Colin, coll.
« 128 », 2006.
[9]
Court M., Sociologie des enfants, Paris, La Découverte,
coll. « Repères », 2017.
[10]
Berger P
. L., Luckmann T., La Construction sociale de la
réalité, Paris, Meridiens Klinscksieck, 1986 (1966).
[11]
Henri-Panabière G., « Élèves en difficultés issus de parents
fortement diplômés : une mise à l’épreuve empirique de la
notion de transmission culturelle », Sociologie, no
4, vol. 1,
2010, p. 457-478.
[12]
Bourdieu P
., « Les trois états du capital culturel », Actes de
la recherche en sciences sociales, no
30, 1979, p. 3-6.
[13]
Merllié D., Monso O., « La destinée sociale varie avec le
nombre de frères et sœurs», in France, portrait social, Paris,
Insee, 2007, p. 135-153
[14]
Wolff F.-C., « Inégalités d’éducation et de position sociale
au sein des fratries », Politiques sociales et familiales,
no
111, 2013, p. 31-41.
[15]
O’Prey S., « Les activités extrascolaires des écoliers :
usages et effets sur la réussite », Éducation et formation,
no
69, juillet 2004.
[16]
Archambault P
., « Séparation et divorce : quelles
conséquences sur la réussite scolaire des enfants ? »
Population et sociétés, no
379, 2002, p. 1-4.
[17]
Lahire B., La Raison scolaire. École et pratiques d’écriture,
entre savoir et pouvoir, Rennes, PUR, 2008.
[18]
Vanhée O., Bois G., Henri-Panabière G., Court M.,
Bertrand J., « La fratrie comme ressource. Le rôle des
aînés dans les parcours scolaires des enfants de familles
nombreuses », Politiques sociales et familiales, no
111,
dossier « Fratries », 2013, p. 5-15.
Bibliographie
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