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Musée de Bretagne
Rennes
Familles de commerçants,
commerçants des familles
Appel d'offre n° d7.BR.81
« Les consommations familiales :
modèles, pratiques et représentations. »
Julie hlarrold
Françoise Lafaye
Laurence Prod'homn^
Juin 1991
MINISTERE DE LA CULTURE-DAPA
ÇAi,utrU
SOMMAIRE
Avant-Propos
1. Etre commerçant, avant ia guerre : une affaire de famille
Hypothèse : le fait d'hériter ou de "prendre" une boutique conditionne une pratique pro¬
fessionnelle qui s'exerce dans un monde clos.
1.1. Prendre une boutique ou en hériter
1.2. Le logement
1.3. Le magasin comme lieu de vie et de mort
1 .4. L'apprentissage du métier, la formation
1.5. La boutique, une histoire de famiite
1 .5.1 . La division sexuelle des tâches
1 .5.2. Le "travail" des enfants
1.6. Les horaires
1 .7. Les relations avec les autres commerçants
2. Commerçants, clients : un même espace social. Des discours croisés.
Hypothèse : à cette époque, it existe une proximité sociale et des correspondances entre
les valeurs des commerçants et celles des clients. Ces deux catégories de population
s'inscrivent dans une même logique.
2.1. Un même espace géographique : le quartier.
2.2. Des espaces sociaux cohérents et signifiants
2.3. La boutique comme lieu central du quartier
2.4. La famille comme unité de consommation
2.5. Le "bon" commerçant
2.5.1. L'accueil
2.5.2. Le service rendu : livraison, cadeaux, ...
2.5.3. Des produits et un service adaptés à la demande.
2.5.4. La tenue
2.6. Le "bon" client : un client fidèle
2.6.1. Le choix d'une boutique
2.6.2. La fidélité perdue : une notion apprise
2.6.3. Le crédit
3. Blessure de guerre, rupture sociale
Hypothèse : la guerre a accéléré un processus de changement, a permis de
consommer la rupture (intuitions, opacité du discours concernant cette période).
3.1. Destruction de l'espace urbain
3.1.1. Destruction importante de la ville de Rennes
3.1.2. On sort du quartier
3.2. Les solidarités sociales sont bouleversées
3.3. Des changements nationaux dans le commerce
3.3.1. Disparition de certains produits
3.3.2. Les modes de consommation se modifient
3.3.3. Le conditionnement des produits change
3.4. Dater la rupture
4. Histoire d'une trahison : des discours parallèles.
Hypothèse : les commerçants ont une logique affective alors que les clients participent
de deux logiques : affective et économique.
4.1. Accompagner le changement, consommer sa propre mort
4.1.1. Un sentiment d'abandon, chronique d'une mort annoncée ou la mort
inéluctable du petit commerce.
4.1.2. La carte de la spécificité ou comment dépasser la crise.
4.1.3. Les petits commerçants et l'innovation
4.1.4. La qualité et la connaissance du produit comme raison d'exister.
4.1 .5. l^ qualité de ia relation comme argument de vente
4.1.6. La succession
4.2. Muséographier l'enfance ou le temps passé
4.2.1. La nostalgie
4.2.2. Un décalage avec le discours patrimonial des clients
4.2.3. Participer de deux logiques
4.2.4. Un statut différent : "client, ce n'est pas un métier".
Conclusion
Bibliographie
Annexes
AVANT-PROPOS
Le sous-titre de cette recherche pourrait ôtre : peut-on parler du petit commerce sans
parler famille ?
En effet, le thème de la famille semble être le passage obligé pour aborder un tel objet. II
correspond d'ailleurs à l'axe de recherche choisi par le musée de Bretagne.
II est rapidement apparu que ces deux notions étaient étroitement liées puisque la
famille constitue, dans ce cas-là, à la fois une unité de base de consommation, mais
aussi de distribution.
Nos infonnateurs, spontanément, en ont souligné l'importance en déclinant tout au long
des entretiens le mot famille en familial, familier, etc..
La familie, c'est d'abord la famille de commerçants qui, même si elle revêt des formes de
pratiques du commerce différentes, est l'unité pertinente pour analyser la manière dont
se met en place une relation commerciale. Elle peut être considérée comme l'unité de
base de production de services.
Même si, selon les cas, un seul des conjoints est censé pratiquer une activité commer¬
ciale, c'est l'ensemble de l'unité domestique qui sera influencé dans sa vie quotidienne
par le rythme des parents et les conditions objectives de leur pratique. Dans un com¬
merce, tous ont une tache spécifique à remplir et les enfants verront leur avenir directe¬
ment influencé par cette caractéristique familiale (que ce soit dans une volonté affirmée
des parents de les voir "succéder* ou dans celle plus récente, de les pousser à entre¬
prendre une formation autre).
La famille est aussi l'unité de base de consommation en ce qui concerne la clientèle.
C'est l'ensemble de ses membres qui, chacun à leur manière et en fonction de statuts
sexuel et générationnel, sera investi d'un rôle spécifique et codifié dans
l'approvisionnement du ménage mais aussi dans la relation à entretenir avec le quartier.
Seront mises à profit les capacités physiques de chacun, mais aussi leur degré de pra¬
tiques de l'espace social et les possibilités offertes par leurs emplois du temps respectifs.
Nous avons choisi de traiter du commerce de proximité dans sa dimension historique
mais surtout de l'appréhender dans son contexte urbain dont l'unité est le quartier.
Par quartier, nous entendons "cette portion connue de l'espace urbain en général dans
lequel s'insinue peu à peu un espace privé, particularisé du fait de l'usage pratique quo¬
tidien (...). II apparaît ainsi comme un lieu où manifester un engagement social, autre¬
ment dit : un art de coexister avec des partenaires (voisins, commerçants) qui sont liés
par le fait concret de la proximité et de la répétition."^
D'un point de vue sociologique, la proximité spatiale se double d'une proximité sociale,
c'est ce que nous essayerons de montrer dans la deuxième partie de notre travail.
C'est ancrée dans un quartier, espace d'interconnaissances clos et socialisé, que la
boutique prend sens. Dans cet univers maîtrisable, les conversations vont bon train mais
pas n'importe comment, car "le rapport qui lie un client et son commerçant (et récipro-
L. Giard et P. Mayol, 1980, p. 15-16.
quement) est fait de l'insertion progressive d'un discours implicite sous les mots expli¬
cites de la conversation, qui tisse entre l'un et l'autre partenaires de l'achat un réseau de
signes, ténus mais efficaces, favorisant le processus de la reconnaissance."^
On "parie boutique" dans une atmosphère aux odeurs caractéristiques, aux limites
étroites et dont l'environnement est connu.
Le partage des mêmes conditions de vie auxquelles il faut ajouter un certain nombre de
données objectives (structure commerciale, stabilité résidentielle, modes de consomma¬
tion) induit un type de sociabilité caractéristique de ce que nous appelons commerce
familial. Proche de la sociabilité de voisinage, les services rendus réciproquement entre
clients et commerçants autorisent même à parler de solidarité.
Cette harmonie à l'échelle du quartier va être perturbée par l'implantation des grands
magasins et les incidences de cette nouvelle forme d'approvisionnement La guerre ne
fera qu'accélérer la rupture dont la date ne fait pas l'unanimité, cependant, elle tourne
autour de cet événement douloureux et de ses conséquences sur les modes de con¬
sommation et sur la redistribution des solidarités sociales.
Sentant peu à peu la fin proche, les commerçants n'ont pu ou su prendre les mesures
adéquates à une réorientation, malgré quelques tentatives.
Ils ont conservé et développé une logique affective (on reste tel qu'on est au nom de la
qualité du produit et du service rendu) et ils se heurtent à la logique économique impla¬
cable des grandes surtaces qui ont progressivement drainé un grand nombre de leurs
clients potentiels.
Ils ont élaboré un discours de la trahison qui exclue toute remise en cause de leur pra¬
tique et leur "inertie" face au changement pourrait être considérée comme une volonté
d'accélérer la chute.
Traiter de leur attitude passive face au changement, de la manière dont ils se réfugient
dans une logique affective totalement issue des conditions antérieures de la pratique du
commerce nécessite la mise en relation de leur discours avec celui des clients qui, eux,
semblent participer de deux logiques : patrimoniale et économique.
Nous avons délibérément choisi de rester à un niveau ethnologique tout en laissant la
parole, le plus largement possible, aux personnes qui, pour nous, se sont souvenues.
2 Opus cit. p.31.
1. Etre commerçant, avant la guerre : une affaire de famille
Au regard des discours de commerçants, un premier constat s'impose : tous les com¬
merçants n'ont pas la même attitude vis-à-vis de leur commerce, du développement de
celui-ci et de sa pérennité. Ceci même si l'évocation concerne I' époque révolue de la
splendeur du petit commerce.
La manière dont on "pénètre" l'univers de la boutique, dont on en prend possession et
r(in)existence d'une descendance qui la "reprendra", c'est-à-dire qui assurera la suc¬
cession, semblent conditionner à la fois la pratique de l'activité commerciale et la façon
dont on se retirera ou non de ce monde clos. Mais elles forgent aussi ce que l'on peut
appeler un ancrage dans la boutique, mélange d'investissement individuel, familial et
professionnel.
A l'aune de cette hypothèse nous nous proposons de décrire les différentes caractéris¬
tiques de la vie des commerçants dans la boutique à cette époque.
Nous avons interrogé non seulement des personnes qui exerçaient une activité com¬
merciale avant la guerre, mais aussi les enfants de certains d'entre eux, ce qui nous a
permis d'examiner comment se perpétue l'identité commerçante de la famille.
1.1. "Prendre" une boutique ou en hériter
Avant la deuxième guerre mondiale, on peut considérer qu'il existe deux catégories de
commerçants :
- ceux qui ont hérité de la boutique familiale ou du moins, ceux qui appartiennent à
une famille de commerçants.
" Et puis ma voie a été tout de suite trouvée, je ne me suis jamais posé de questions,
qu'est-ce que je vais faire ou des trucs comme ça, je vais continuer, effectivement j'ai
continué. " (Paul Joly)
- ceux qui pour des raisons économiques ont quitté la terre, viennent s'installer en
ville et louent ou achètent un magasin.
Dans le premier cas, les personnes qui ont hérité d'une boutique ou d'une "tradition"
commerçante, le magasin constitue un capital affectif transmis de génération en généra¬
tion qui, même si il n'est qu'une bien maigre source de revenus ou un appoint à un
salaire masculin, détermine le mode de vie de la famille. Pour les situations plus pros¬
pères, il s'agit de le faire fructifier pour, en dernière instance, le transmettre à son tour à
ses propres enfants.
La question de la succession équivaut à évaluer qui des enfants pourra "reprendre" la
boutique, en l'occurrence celui qui a le plus d'aptitude et de "goût au commerce".
La transmission se fera, cependant, en tenant compte de manière plus ou moins souple,
d'un mode égalitaire d'héritage et les autres enfants seront dédommagés de ce
"manque à gagner".
'Ma mère elle a été contrainte et forcée à 78 ans, elle a quitté. Et mon père me dit : Tu
vas prendre en gérance si tu veux". J'avais pas d'argent pour actieter, alors ils m'ont mis
6
en gérance, mon Dieu Ils ne m'ont pas esquinté. Mais enfin, j'avais quand même des
frères et s-urs , 11 fallait que ce soit fait normalement pour tout le monde... " (Paul Joly)
Le commerce est vécu par les enfants comme appartenant au domaine de la normalité
et de l'évidence. II représente un avenir potentiel intériorisé dès l'enfance.
'Ils (mes parents) ont toujours ôté commerçants à Rennes. Mes grands-parents étaient
déjà des marchands de vin dans la rue de Nemours, mes autres grands-parents étaient
bouchers dans la rue de Nemours aussi. Mes parents à mol ont succédé et après Ils ont
pris ici (l'épicerie) quand Ils en ont eu assez du commerce de tx)ucherle. Je crois qu'il ne
marchait pas très bien. (...) En 50, j'al travaillé avec eux et mol j'ai pris leur suite en
Í 978." (Aux 100 000 bonbons)
II peut aussi être vécu comme la réponse à un sentiment d'indécision, le fmit d'une
liberté de choix qui en fait, n'est qu'un consentement.
'J'avais pas d'Intérêt pour autre chose, non à l'époque... maintenant c'est autre chose,
j'aime bien ça (le commerce). Mais à l'époque, ça ou autre chose, j'avais pas d'Idée bien
définie." (Michel Fisselier)
Cependant, il peut arriver que la succession ne se fasse pas parce que trop longtemps
différée, les enfants ont pris d'autres voies professionnelles.
"Au mois de janvier suivant II a glissé sur la glace, Il est tombé sur des marches et II n'a
pas pu revenir à son magasin; son fils aîné est venu, qui lui n'avait pas de formation de
commerçant, il était mécanicien, et il n'avait pas la bosse du commerce, il bricolait des
moteurs, il bricolait des trucs comme ça, c'est drôle parce que son autre frère était bien, il
était aux Miroiteries de l'Ouest, lui il aurait été bon là dedans!" (Emile Fisselier)
A travers les discours, on ne spécifie pas sa volonté de transmettre, mais on formule
l'impossibilité à le faire.
Deuxième cas de figure, un couple de ruraux abandonne la terre et vient s'installer en
ville. Le mari trouve aiors un emploi dans une usine et la femme loue une petite boutique
qui lui permet à la fois un supplément de revenus mais aussi d'obtenir un logement pour
sa famille car généralement le bail signé concerne à la fois le magasin et un apparte¬
ment attenant
Un des couples évoque les raisons qui l'ont poussé à prendre une épicerie : <
"Et ben, c'était pour se loger. Parce qu'on ne trouvait pas de logement, mon mari avait
retrouvé du travail à revenir ici, et on aurait bien pris une gérance de ferme, mais en
trouver c'était la même chose ! On avait pris ça l'épicerie pour se loger. (...) on était mal
logés, ça faut pas dire qu'on était bien logés, on était mal logés." (Francine Dolo)
La démarche est dans la majorité des cas liée à des contraintes économiques et maté¬
rielles mais n'est pas le fruit d'une vocation tardive ou d'une stratégie financière à finalité
professionnelle.
1. Epicerie Texier, rue du Lycée, vers 1919
PRODUITS ALIMENTAIRES DE 1" CHOIX
Spécialité de Cafés Verts et Tonéflés
T VINS . SPIRITUEUX Ancienne Maison Te.ieb
f s LIQUEURS
w Desserts Confiserie
TEXIER -FROHARD, fils
Snccensenr
K Articles pour Baptêmes K 34^ t?Ue dU Ltysée >«" I^EfJJ^ES
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"Rennes, le jç InifK HJinHitè. lit-mipn
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2. Facture à entête de l'épicerie Texier, vers 1920
Ces deux catégories de commerçants vont faire preuve d'un attachement au commerce
et d'une mobilité, plus ou moins grande, à l'intérieur des différentes possibilités qu'il offre
(épicerie, café, boucherie etc.).
Un élément cependant les place dans une position identique : les difficiles conditions de
logement communes aux habitants rennais à cette époque.
1 .2. Le logement
Le thème du logement est présent dans tous les récits de vie que nous avons recueillis .
tant du point de vue du manque d'habitations à Rennes que de celui de leur vétusté et
de leur exiguïté. La guerre et la destruction de la moitié de la ville n'ont fait que démul¬
tiplier un phénomène déjà existant : au manque de confort des logements en centre ville,
s'est ajouté un manque de logements.
La spécificité du bail de fonds de commerce, rendant indissociable le magasin du loge¬
ment du commerçant, et motivant dans certains cas l'installation, transforme cet état de
fait en caractéristique.
'Ça faisait partie, c'était le même bail, c'était un bail qui tenait compte de l'appartement
(et du magasin), Il n'y avait pas deux baux distincts, c'était un seul tiail. " (Paul Joly)
On se procure le logement avec la boutique mais avoir une tx>utique avec logement peut
demander la mise en d'un réseau de parenté ou de connaissances.
'Nous on s'est mariés en 34, là c'était un marchand d'articles de pêche, et nous on a
habité oij est Brossaud à côté, on a commencé là. Charles Bougot, là qui porte donc (la
rue porte son nom), // connaissait bien maman puisqu'il était directeur à l'Hôtel Dieu, et
président de l'Office des HLM, et bien maman lui avait demandé de nous trouver un
logement, et II nous avait trouvé juste, le petit magasin là, on avait deux pièces (au
dessus en fait)." (A.Louvel)
Pour évoquer le logement, on se réfère obligatoirement à la boutique qui est située au
dessous ou à côté. C'est un lieu du travail mais aussi de vie, dans la mesure où on y
reste de longues heures.
'On a habité au dessus avant, on a habité longtemps là, jusqu'à la guerre, jusqu'à ce
qu'on revienne. " (Yvonne Suhard)
Certaines fois, la confusion entre l'espace privé du logement et celui public du magasin
est totale.
"Elle habitait ici dans la boutique, dans le petit appartement derrière, elle a toujours
habité là, c'était son milieu, son magasin, son univers." (Adolphe Laffont)
Mais une fois le logement obtenu, même si cela se fait au prix d'une reconversion pro¬
fessionnelle, les problèmes persistent car les logements sont dans la plupart du temps
exigus et ne possèdent aucun élément de confort.
"Les logements dans les commerces comme ça en centre ville, c'était pas merveilleux.
Quand on passe dans la rue, on se dit : "ça doit être bien", mais je vous dirais que au-
dessus du magasin, le magasin chez nous II fait combien... 35 m2 à peu près, et la
8
profondeur du magasin, II y avait 3 pièces déjà! alors vous voyez ça faisait des petites
pièces. Alors II y avait la chambre des parents, la salle à manger, et une autre chambre
qu'était la mienne et celle de mon frère aîné quand on était tous les deux, il y avait une
cuisine avec un évier, pas de chauffe-eau. (...) Alors c'était quand même tout petit, et on
était quand même cinq enfants. Y'avait ma grand-mère, elle habitait un étage au dessus,
alors ce qui fait que j'avais de jeunes frères et seurs qui allaient coucher chez elle, ça
donnait un peu plus de place. Mais alors des appartements sans confort... " (Paul Joly)
Ces conditions médiocres de logement touchent toutes les catégories sociales de com¬
merçants (de l'épicerie fine à la boutique de quartier) car d'une part, ils se doivent d'être
proches de leur magasin compte tenu de leurs horaires de travail et des avantages pra¬
tiques que procurent cette proximité, mais d'autre part ils ont aussi des difficultés à s'en
éloigner pour des raisons purement affectives et symboliques.
C'est ainsi que certains vieux commerçants ayant cédé le magasin à leurs enfants conti¬
nuent d'habiter le logement sans confort (malgré quelques travaux entrepris à leurs frais)
qui jouxte le magasin.
Elément indissociable de la boutique, le logement occupe une place prépondérante
dans la vie des commerçants.
On habite en famille et plusieurs générations, qui travaillent au magasin ou lui sont liées,
vivent dans le même immeuble. Cette cohabitation va modeler tous les rapports intra-
générationnels et montre comment peut se prolonger dans le privé, un rapport de subor¬
dination né du statut de la dernière génération dans le magasin.
1 .3. Le magasin comme Heu de vie et de mort
Cette proximité spatiale du logement et de la boutique s'exprime aussi dans les fonc¬
tions que l'on attribue à l'un et l'autre espaces.
Le lieu de vie n'est pas toujours celui qu'on croit. L'attachement à la boutique est bien
plus fort que celui que l'on octroie à cet espace fonctionnel qu'est le logement : on y dort,
on y prend rapidement ses repas. Au dernier stade des contractions, on y accouche.
"Je suis né au-dessus du magasin comme ça II n'y avait pas de temps à perdre, vous
voyez. Mon frère est né un 28 décembre, et c'était pas comme maintenant, ma mère le
28 décembre elle était encore au magasin. Elle a fait toutes les fêtes de Noël en traînant
sa misère, et puis elle montait, dans le courant de la nuit la sage-femme venait, c'était
fait, etpuis huitjours après c'était le magasin. " (Paul Joly)
Au sens figuré, on est né dans le magasin, ce qui signifie que l'activité commerciale est
familière à l'enfant dès son plus jeune âge (ceci, bien-sûr dans les familles qui ont une
"tradition" commerçante). Ce sentiment traduit la perception qu'a le futur adulte du carac¬
tère inexorable de son engagement dans la boutique et le conditionne.
"Et puis nous, on est nées la-dedans (le magasin), sl bien que dès qu'on a eu l'âge de
travailler, on est venues pour l'aider." (Yvonne Suhard)
La mort est aussi présente dans la boutique par l'intermédiaire des anciens commer¬
çants qui ont des difficultés à quitter définitivement leur boutique.
9
"// (mon père) était au magasin encore l'avant-vellle de sa mort." (Paul Joly)
Bien souvent, ils ont cédé la boutique à leurs enfants mais continuent à jouer un rôle
dans la boutique. Ils assistent leurs enfants dans la passation des commandes ou prodi¬
guent des conseils dont la valeur est le fruit de leur longue expérience professionnelle.
Leur présence, sans être constante, est fréquente.
"Jusqu'à sa mort. oui. jusqu'à sa mort II a travaillé. II aimait t>eaucoup ¡e commerce."
(Yvonne Suhard)
Leur disparition change alors le paysage commercial du quartier. Le deuil appartient
ainsi à la vie du quartier.
Ce cas de figure n'est pas la règle, bien qu'il persiste jusqu'à nos jours. Certains d'entre
eux prendront leur retraite (dès que cela sera possible) ou se retireront; cette demière
situation est plus fréquente chez ceux qui n'ont pénétré le milieu du commerce que par
manque de choix, c'est-à-dire notre deuxième catégorie.
1 .4. L'apprentissage du métier, la formation.
Cette formation au métier de commerçant peut revêtir des formes totalement différentes.
Ceux dont la famille est déjà dans le commerce vont suivre une filière souvent choisie
par leurs parents. II la considère comme un geste d'allégeance à l'autorité parentale ou
comme un choix personnel mais aucun ne remettra en cause cette "destinée".
"C'est elle (ma mère) qui avait fait son choix. " (Yvonne Joly)
Le cursus de l'apprentissage est alors codifié. Après avoir poursuivi des études sco¬
laires, et fort d'une pratique informelle acquise en regardant faire les parents et en les
aidant au magasin, il faut aller voir comment ça se passe ailleurs, ne serait-ce qu'une
fois.
"J'avais dix-sept ans quand j'ai commencé, j'ai été jusqu'au brevet élémentaire, une fois
que je l'ai eu, on m'a dit : Qu'est-ce que tu veux faire ?", bon ben j'dis : "la boutique".
(...)Et alors, je suis parti au régiment comme tout le monde, et en revenant euh. mon père
me dit : "Tu sais, il faut absolument faire une ou deux saisons, parce que j'en ai fait
quand j'étais jeune", c'était le truc traditionnel. Comme j'ai fait mon apprentissage chez
mes parents. Il dit : "ça va te faire du bien d'aller ailleurs", j'ai fait une saison au
Pouliguen, chez un épicier également, ah oui j'ai toujours été dans l'épicerie. Et puis
après je suis revenu à la maison, voilà ça s'est fait comme ça. " (Paul Joly)
Les modalités financières d'une telle stratégie traduisent une volonté forte d'effectuer
cette initiation qui permettra de glaner de nouveaux savoir-faire pour le magasin mais
aussi qui permettra à l'adolescent d'acquérir de l'autonomie.
"(A propos de l'apprentissage de son mari durant 3 ans) Mes beaux-parents payaient (le
patron). Ils étalent t>ouchers à Louvigné-de-Bais, Ils payaient tous les mois une somme
de tant (En plus. Il le logeait et le nourrissait)" (Yvonne Joly)
Si la formation ne se fait pas selon le schéma habituel, il faut au moins être initié au
commerce chez des parents. Cet apprentissage minimal est souvent le lot des femmes.
10
"(Elle a été) employée dans une droguerie, et puis après chez sa tante, c'est elle qui Va
initiée au commerce. Elle vendait des Laffont à Saint -Malo. " (Adolphe Laffont)
Les femmes ont souvent des parcours détournés pour en arriver à la boutique alors
qu'elles en sont souvent les initiatrices et les responsables.
Jeunes filles, elles tentent de satisfaire des préoccupations professionnelles éloignées
du commerce mais à plus ou moins long terme, elles y retournent pour des raisons
d'opportunités matérielles mais aussi parce qu'elles sont persuadées que le commerce
est un caractère dominant de leur personnalité, qu'il existe un gène du commerce.
'J'avais une grand-mère qui est née commerçante. " (Yvonne Joly)
C'est ce qu'exprime cette ancienne enseignante en espagnol qui reprendra tardivement
le commerce de sa mère :
'Je n'aijamais appris, on a ça dans le sang que voulez-vous. C'est comme ça. à force de
voir on apprend. " (Alice Seban)
Dans cette optique, le mariage joue un rôle primordial. Une forte endogamie de classe
permet de "ramener au bercail les brebis égarées".
"Mon frère aîné, alors lui il est commerçant, mais un petit peu contre son gré; oui, lui
c'était l'agriculture qui le tentait, il a fait l'école d'agriculture et, puis vous savez trouver
des terres ou des fermes en 1940 et quelques, c'était impossible. Alors, il a travaillé, il a
été quand même 3 ans en Normandie chez un éleveur. Il a travaillé chez un "volailleux"
après. II a connu sa femme à Rennes au bal. et finalement II est resté chez ses beaux-
parents et II a fait épicier lui aussi. " (Paul Joly)
"J'ai fait mon apprentissage dans un magasin de vaisselle, j'ai arrêté mes études au cer¬
tificat d'études, j'avais donc 16 ans. 15 ans. j'ai essayé de faire un an de sténo-dactylo
dans un lycée, mais ça ne marchait pas. alors j'ai dit : "C'est pas la peine de continuer".
Et mol le commerce ça me disait aussi tout le temps. Alors j'ai fait mon apprentissage
dans un magasin de vaisselle qui n'existe plus maintenant, rue Lafayette, ça s'appelait
"Rennes-décor". Bon ben. on ne gardait pas les apprentis, j'ai cherché ailleurs, et puis
moi ça m'était égal, n'importe quel commerce... j'ai cherché une boutique, je faisais tous
les commerces, etpuis quand j'ai vu l'annonce, t'avais fait une annonce sur le joumal. je
crois ?" (Mme Joly)
Le mariage permet aussi de trouver une t)outique pour l'un et pour l'autre, de trouver la
personne qui pourra remplir les tâches exclusives de son sexe. En effet, les hommes
n'ont pas la même fonction dans la boutique que les femmes, ce que nous ven'ons ulté¬
rieurement.
Dans ce cas, la formation peut compenser le manque de propriété.
"On est donc venu à La Créole, elle (ma mère) avait pris ça. mais ne s'y connaissant pas
du tout dans l'épicerie, vous pensez bien que ça ne prenait pas non plus. Ça ne mar¬
chait pas du tout, quand elle a vu ça. elle a dit.. Je me suis mariée moi deux ans après
avec un épicier de métier! II était ouvrier épicier, il n'était pas à son compte, il était sala¬
rié, et alors nous, nous avons pris la part de ma mère, on lui a racheté ça, et depuis alors
nous avons travaillé, toujours pour alimenter la clientèle. C'est mon mari qui l'a fait.
beaucoup.(...) Mon mari m'a très bien formée." (Yvonne Joly)
Comme nous l'avons vu, lorsque la boutique est déjà tenue par les parents,
l'apprentissage du métier de commerçant passe par trois stades :
11
3. Epicerie "Pierrot Gourmand", rue Maréchal-Joffre. 1988.
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4. Carte professionnelle, épicerie Suhard, "Pierrot Gourmand", avant 1945
- la fréquentation de la boutique par les enfants les amène à l'acquisition de gestes et
de pratiques qui sont un acquis pour leur future profession.
- l'école fournit une culture générale de base qui permettra de tenir la comptabilité.
Certains iront jusqu'à faire une école de commerce mais cela concerne des enfants de
familles dont le magasin est spécialisé ou en pleine expansion.
- l'apprentissage dans d'autres commerces, différents de celui des parents par le type
de commerce, et éloignés de la boutique familiale, souvent situés à l'extérieur de
Rennes ou dans une autre ville, permet la formalisation de la pratique, l'acquisition de
nouveaux savoir-faire mais aussi un accès à l'autonomie pour l'individu par rapport à sa
famille.
Pour ceux qui sont issus d'un autre milieu social (les agriculteurs), la formation semble
se réduire à une phase essentielle : l'apprentissage dans les commerces.
La sortie de l'école se fait plus tôt et les lieux d'apprentissage sont plus nombreux.
"Je suis pañi à 14 ans en apprentissage dans la Sarthe. J'al fait une saison après en
Loire-Atlantique. Après, je suis monté à Paris, hein! J'ai fait 4 ou 5 places à Paris. J'ai
refait une saison au Touquet Euh et j'ai fait mon service militaire..." (Mr Coudreuse)
Le manque de formation générale est alors vécu comme une limite à la bonne marche
du commerce dans sa phase de changement mais suffisante à l'époque.
"Maintenant il faut davantage d'instruction, pour tenir la comptabilité par exemple, parce
qu'on n'a même pas notre certificat d'études nous, ah non, on ne l'avait pas." (Francine
Dolo)
Cas extrême, lorsque la location d'une boutique correspond à une reconversion profes¬
sionnelle, c'est le groupe des pairs qui va donner des conseils aux nouveaux arrivants.
"Quand on est arrivés, (...) On avait demandé conseil, y avait René Auge qui était rue
Hippolyte Lucas là. Ils tenaient un commerce eux autres d'épicerie aussi, bon ben on
avait demandé les formalités, comment s'y prendre et comment voir et avec qui."
(F.Dolo)
Le magasin concerné est souvent une petite épicerie où les stocks sont peu importants
et où le nombre de types de produits est minime, ce qui réduit les difficultés rencontrées.
Le savoir-faire à mettre en est souvent lié à une culture domestique antérieure
comme les pâtés ("on avait appris à les faire dans les fermes") que l'on servira au café
ou la galette du vendredi ^.
1.5. La boutique, une histoire de famille
Evoquer la boutique c'est avant tout parier famille, dans sa dimension intergènération¬
nelle en ce qui concerne la transmission et l'héritage c'est-à-dire dans la diachronie,
^ Véritable institution rennnaise, la galette était consommée le vendredi, jour maigre,
accompagnée de sardines ou de harengs saurs. Vendue dans les épiceries, elle faisait du
vendredi un jour particulier dans le rythme de la semaine.
12
mais aussi par le fait que toute la famille du commerçant participe d'une manière ou
d'une autre au bon fonctionnement de l'entreprise.
En d'autre termes, diachronie et synchronie sont façonnées par un ciment commun : la
famille.
Certaines des personnes que nous avons Interrogées sont issues de lignées impor¬
tantes de commerçants rennais. La profondeur généalogique obtenue pour les activités
commerciales au sein de la famille peut aller jusqu'aux arrière-arrière-grands-parents.
Deux exemples : celui de Paul Joly, ancien propriétaire de la Créole, dont les parents et
grands parents tenaient ce magasin, dont les arrière-grands-parents étaient boulangers
et dont les amère-arrière-grands-parents possédaient une auberge, ou encore celui de
Marcel Texier, épicier durant 45 ans, dont les parents exerçaient la même profession,
dont la grand-mère était aussi epicière, et l'arrière grand-père cordonnier à Rennes dès
1846.
Si l'énumération cesse à ce niveau, ce n'est pas obligatoirement dû à l'absence de rela¬
tions de la famiite avec le milieu du commerce mais simplement liée à la connaissance
qu'a notre informateur de l'histoire familiale.
Plusieurs générations peuvent travailler ensemble dans le magasin.
"Ma grand-mère travaillait au magasin aussi. C'est-à-dire, Il y avait donc ma mère, mon
père et puis ma grand-mère qui étaient au magasin. Et alors quand j'ai terminé mes
études, et bien à ce moment là je suis rentré comme garçon de courses, ma s deux
ans après moi est rentrée également Ma smur s'est mariée en 52. et alors à ce moment
là mes parents ont pris une employée." (Paul Joly)
Mais cela peut aussi être le lieu de travail officiel d'un seul Individu.
Dans les deux cas, toute la famille est impliquée dans l'activité commerciale en fonction
de son sexe, de son âge et de l'emploi du temps de ses activités à l'extérieur ( école
pour les enfants, emploi salarié pour le mari, par exemple).
1.5.1. La division sexuelle des tâches
Les tâches assignées à chacun des sexes sont détemninées selon un partage relative¬
ment traditionnel mais varient en fonction du nombre de membres de la famille travaillant
en permanence dans la boutique.
Lorsque le mari et la femme travaillent dans le magasin, les tâches plus "fines", perçues
comme plus féminines, sont laissées à l'appréciation des femmes. Elles sont caissières
ou sont plus particulièrement attachées à la vente. Si elles doivent gérer une partie des
marchandises, ce sera plutôt les confiseries que le stock de vin.
Les hommes, quant à eux, sont chargés à la fois des produits de première nécessité,
appelés 'grosse cavalerie', comme le sucre, la farine, etc.. mais aussi de produits plus
prestigieux comme le vin dans les épiceries fines.
13
Cette division des tâches nous a été expliquée tant par les capacités physiques néces¬
saires à la manutention de certains produits, que par un meilleur niveau de connais¬
sance des produits pour d'autres.
Les hommes ne sont pas toujours à l'aise pour vendre ou discuter avec les clients, mais
quelques années d'expérience viennent à bout de cette retenue.
"Mon mari s'occupait surtout de la "grosse cavalerle"(...) C'est l'épicerie que tout le
monde emploie quoi! Alors tandis que l'autre épicerie, c'était moi qui en avait le rayon.
Mon mari m'a dit quand on s'est marié : "II y a une chose bien simple, moije m'occuperai
de l'épicerie, toi tu t'occuperas de la confiserie. Tout ce que tu achèteras, tu le vendras,
si ça reste en compte pour toi, ce sera pour toi. C'est à toi de savoir ce que tu dois faire. "
(Yvonne Joly)
Dans ce premier cas, c'est le mari qui distribue les tâches et exercera l'autorité sur l'unité
économique de base qu'est la boutique. Cependant, les grandes orientations de toute
modification seront prises conjointement notamment en matière de travaux
d'embellissement.
li en va différemment lorsque un seul membre de la famille travaille dans le magasin. II
s'agit généralement de la femme, qui va pour des raisons précédemment évoquées,
"prendre" une petite épicerie de quartier qu'elle tiendra seule ou avec une employée, ce
qui est rare compte tenu du faible rapport de ce type de commerce.
"Alors ma mère en fait, c'était sa mère à elle, ma grand-mère qui était propriétaire et par
conséquent, elle a hérité, elle a tenu ça avec sa mère et quand sa mère est morte, elle
est devenue propriétaire. Mais c'est elle qui la tenait parce que mon père travaillait, il
était dans la métallurgie. " (Mr Trépart)
Le mari, lui, est généralement salarié dans une entreprise et assure la partie la plus
Importante des revenus de la famille. II est titulaire d'un salaire fixe ce qui permet de
compenser l'irrégularité des revenus commerciaux.
"Ah ben ça se faisait beaucoup dans les épiceries de quartier, la femme tenait le com¬
merce et le mari avait un ...(emploi salarié), parce que ce n'était pas suffisant pour vivre.
Et ça leur permettait d'être logés, derrière le magasin." (Paul Joly)
Mais son emploi à l'extérieur ne le dispense pas d'aider sa femme à la boutique.
II est généralement préposé aux travaux qui demandent une certaine force physique et
qui peuvent trouver grâce dans son emploi du temps comme : aller acheter les légumes
(qu'il faudra ramener en vélo ou à pied), aux Halles, le matin avant l'embauche ou livrer
les clients le soir, si aucun des enfants n'est en âge de le faire.
Certaines épicières refusent même de livrer à domicile car elles considèrent que c'est
une surcharge de travail. Tout dépend de la main-d'suvre disponible : le mari, les
enfants.
1.5.2. Le "travail" des enfants
Les tâches confiées aux enfants relèvent de deux logiques dont l'une n'est pas exclusive
de l'autre :
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- une logique économique.
C'est une main-d'juvre d'appoint, non salariée, qui est chargée de services complé¬
mentaires à l'activité commerciale (livraisons, propreté de la boutique, etc.).
- une logique d'apprentissage.
Grâce à de fréquents séjours au csur de l'activité commerciale, les enfants sont peu à
peu initiés aux affaires de la boutique. Ils peuvent alors évaluer leur attirance par rapport
à ce type d'activités et les parents peuvent commencer à jauger lequel d'entre eux est le
plus apte à la succession. Evidemment d'autres événements viendront influencer ce
choix initial.
La logique économique est cependant moins prégnante pour les grosses unités qui
emploient déjà un nombre considérable d'employés (par exemple, jusqu'à 18 pour les
Frères Provençaux)
Dans ce cas, les enfants peuvent être dispensés des activités hebdomadaires au maga¬
sin.
"Euh, non. J'étais pas très courageux, je préférais pfuit!... Si, quand on était adolescent,
on a travaillé quand même, mais oij ça a vraiment été, c'est après le service militaire."
(Michel Fisselier)
Mais dans la majorité des cas, ce "travail" des enfants est précoce et constitue un
recours vital pour l'unité de distribution.
"Ah partir de cinq, six ans j'aimais beaucoup être au magasin (...) Mais je reconnais que
j'aimais bien ça. Et les jeudis, les jeudis, dès que j'ai eu neuf, dix ans à peu près, il y
avait une voiture à bras, pour aller chercher la marchandise avec mon frère aîné et les
copains, on allait chercher le sucre à la Mabilais." (Paul Joly)
"Quand j'étais môme, j'aidais mes parents, le jeudi on lavait les bouteilles (...) ma seur
aussi a lavé des bouteilles, et embouteillé, et bouché (...) Quand i I y avait un jour de
congé, mon père disait : Dis donc Marcel (...) Il y a du vin à mettre en bouteille, tu me
donneras un coup de main (...)" (Marcel Texier)
Cependant, il n'est pas reconnu comme un véritable labeur par les intéressés. II est pré¬
senté comme l'objet d'un choix, d'un désir. Les enfants n'ont pas le sentiment de travail¬
ler mais considèrent ces tâches comme des jeux.
Ce mode ludique explique peut-être, en partie, les difficultés que nous avons eu à obte¬
nir des informations sur le travail dans la boutique des personnes interrogées,
lorsqu'elles étaient enfants et les nombreuses relances qui ont été nécessaires pour
parvenir à nos fins.
Si tous les enfants, même ceux qui ne seront pas amenés à reprendre le magasin, sont
concernés par ces activités, une certaine division sexuelle des tâches n'en est pas
exclue.
Si les garçons livrent les clients, les filles cumulent la "petite" livraison avec des activités
de nettoyage.
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5. Epicerie fine "A la Créole", rue de Nemours. 1988.
"(A propos du travail à la boulangerie étant enfant) Ah. ben je faisais les cuivres (...) Il
fallait que ce soit briqué tous les vendredis. (...) Etpuis alors on avait un porte-pains, on
portait du pain beaucoup. On avait une petite voiture à bras pour porter le pain, avec un
chien dessous pour tirer. Et on allait jusqu'à Saint Laurent, ça vous dit., on allait partout
par là, on allait partout porter du pain. " (Yvonne Joly)
Ce sont elles aussi qui seront chargées du ménage de l'appartement, annexe de la tx>u-
tique, lorsque les revenus familiaux ne permettent pas d'engager une bonne, ce qui est
fréquemment le cas.
Enfin, les tâches effectuées par les enfants sont à la mesure de leurs fonctions initiales
(appoint économique et initiation). Elles peuvent paraître variées mais on peut observer
qu'elles ne touchent jamais à la vente qui, elle, est réservée aux adultes (même chose
pour les commandes). Ce constat souligne à la fois le caractère essentiel de la vente
dans l'activité commerciale mais aussi le savoir-faire qu'elle nécessite.
1.6. Les horaires
Comme nous l'avons vu, les commerçants passent la majeure partie de leur vie dans
leur boutique, du fait, en partie des horaires très contraignants en vigueur à cette
époque.
"Ah oui, et puis alors il faut vous dire une chose, dans les commerces d'alimentation, les
horaires sont ... très longs. On ouvrait à 8h00 le matin, on fermait à midi et demi, on
rouvrait à une heure et demie et le soir on fermait à 7h30, 8h00. Alors voyez ça fait.. "
(Paul Joly)
Ces horaires répondent à des contraintes économiques. Ils s'adaptent à l'emploi du
temps des salariés cependant peu de femmes sont salariées à cette époque et ce sont
souvent elles qui s'occupent de l'approvisionnement du ménage.
En fait, ils sont révélateurs de la manière dont les commerçants conçoivent leur rôle et le
service qu'ils ont à rendre.
"// fallait se lever très tôt, puisque on ouvrait à 7h00 le matin, jusqu'à 20h00 le soir (...)
sans fermer, alors on se relayait (...). on mangeait assez rapidement" {Marcel Texier)
La disponibilité est le maître mot de l'activité commerciale et les relations commer¬
çants/clients s'organisent autour de cette règle d'or.
De plus, certaines denrées spécifiques comme la galette vont rallonger la durée de la
journée de travail. Activité généralement bi-hebdomadaire, elle se rajoutait aux tâches
quotidiennes.
"Parce que mol. je faisais de la galette à ce moment-là. alors je me levais à3 hdu matin
pour qu'elle était faite pour 8h, 8h 1/2. " (Francine Dolo)
Seule dérogation à ces contraintes horaires et à cette disponibilité due, la messe du
dimanche matin dans les familles où la pression économique peut être contournée c'est-
à-dire celles qui ont suffisamment d'assises commerciales et financières pour se
permettre de fermer la boutique et de prendre un repos dominical motivé.
16
"... // y avait la messe le dimanche matin. Il n'y avait pas la messe du samedi soir, là il
n'était pas question d'ouvrir, ily avait la messe." (Paul Joly)
Ce type d'entorse à la règle est unique et ne concerne pas les boutiques familiales,
piliers du quartier mais davantage les épiceries fines, déjà spécialisées, dans lesquelles
on peut trouver des produits qui sont consommées occasionnellement comme des
épices ou des confiseries.
Ces horaires engendrent un mode de vie selon lequel la famille de commerçants est
relativement refermée sur elle-même, lorsqu'il ne s'agit pas de relations
professionnelles.
"Les commerçants à ce moment là vivaient un peu en vase clos, du fait des horaires de
travail puisqu'ils étaient toujours à la boutique." (Paul Joly)
"Mon père a ouvert le dimanche matin jusqu'à midi, (...) il déjeunait, etpuis il faisait un
petit tour à pied avec ma mère et moi, età 1 7h00 il ouvrait (...) Mes parents, ils restaient à
la tâche du matin au soir, même le dimanche." {Marcel Texier)
Les seules personnes que l'on côtoie "en dehors" de sa propre boutique sont les autres
commerçants, chez qui l'on ne s'attarde pas parce qu'on s'approvisionne "entre deux
clients" ou après la fermeture, ce qui signifie que le collègue est lui aussi sur le point de
baisser le rideau.
"Etant commerçant, je faisais mes courses dans le quartier. Je n'allais pas courir ailleurs.
D'abord, je n'avais pas le temps." (Mme Gapaillard)
Ces relations entre commerçants sont cependant spécifiques. Elles sont à la fois le fruit
de relations limitées avec l'extérieur (en dehors de la boutique) et d'un contexte écono¬
mique où chacun a sa place.
1 .7. Les relations avec ies autres commerçants
"(On choisissait les commerces) comme ça. On se disait aujourd'hui Ici. un autre jour
ailleurs. On avait aucune préférence. Les épiceries, la même chose, on essayait de faire
travailler un petit peu tout le monde. " (Mme Gapaillard)
Ces quelques phrases énoncées par une commerçante ne sont pas caractéristiques du
discours des clients avant la guerre. Elles sont une reconstruction a posteriori, comme
nous le verrons ultérieurement, mais sont aussi révélatrices d'un destin commun des
commerçants.
En fait, à cette époque, il existe un fort sentiment d'appartenance à une même corpora¬
tion.
"Ah, aussi bien collègues qu'amis, aussi bien. On se rendait des services avec les
collègues, très facilement et très gentiment, et avec les gens de l'entourage, pareil."
(Yvonne Joly)
Les relations entretenues ne sont pas clairement désignées (rapports professionnels ou
amitié) mais tous, dans un même quartier, se connaissent et ont tissé un réseau
d'entraide qui ne perturbe en rien les individualités.
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"On a un caractère Individualiste, assez marqué. D'ailleurs même entre nous, entre
collègues, parce qu'on avait une très bonne entente entre nous, même entre collègues
on se démarquait l'un de l'autre, on se complétait, on ne se gênait pas. (...) d'ailleurs
c'estpas difficile, on s'envoyait des clients mutuellement" (Paul Joly)
Outre les conseils aux nouveaux arrivants, que nous avons évoqués ci-dessus, Emile
Fisselier nous donne un autre exemple du type de service que l'on se rend entre
collègues : le prêt de réserves pour entreposer sa marchandise.
C'est le temps béni où "tout le monde peut travailler et où le mot concurrence ne
recouvre pas un sens précis dans les discours. Sa réalité ne sera douloureuse que plus
tard.
"Sur Rennes nous n'avons que des collègues, on a aucun concurrent." (Mme Fisselier)
En conclusion, nous dirons qu'il existe des disparités dans les conditions d'exercice de
la profession de commerçant et dans les types de commerce.
La pratique y est fortement influencée par l'ancrage affectif et familial que les commer¬
çants ont dans la boutique.
Hériter ou "prendre une boutique" va forger une manière spécifique de concevoir le
commerce, le métier tant au niveau du savoir-faire à mettre en cuvre (de ses origines) et
de la formation jugée nécessaire, que de la façon dont ils se projettent dans l'avenir
(retraite prise ou non, mobilité d'un type de commerce à un autre).
Cependant, certaines caractéristiques sont communes à tous :
- ils sont généralement mal logés, mais à proximité de la boutique.
- ils ont fait de la disponibilité à l'égard du client le pivot de leur pratique.
- ils ont un fort sentiment d'appartenance à un groupe professionnel.
- ils gravitent dans un univers souvent limité au local commercial.
18
2. Avant la guerre, commerçants-clients : un même espace social. Des discours
croisés.
L'activité commerciale met en scène deux catégories d'acteurs qui ont chacune un dis¬
cours spécifique sur la relation qui les unit mais dont les logiques ne sont pas obligatoi¬
rement divergentes.
Dans ce chapitre, nous essayerons de montrer qu' avant la deuxième guerre mondiale, il
existe une proximité sociale et des correspondances entre les valeurs des commerçants
et celles des clients.
Nous nous intéresserons au dispositif commercial dans les différents quartiers de
Rennes et à la relation clients/commerçants spécifique qu'il aurait façonnée, avant 1 945.
Première unité de base pertinente pour capter la spécificité de cette relation commer¬
ciale, ce territoire que constitue le quartier ne peut être oublié pour mener à bien cette
ethnographie des commerces rennais.
2.1 . Un même espace géographique : le quartier.
Le quartier avant la guerre, tel qu'il nous est décrit par nos informateurs, apparaît comme
un microcosme au sein de la ville.
Sa puissance d'intégration est étroitement liée aux fonctions qu'il recouvre et qui répon¬
dent à ressentiel des besoins de ses habitants; approvisionnement, réseau relationnel -
familial ou amical - et professionnel pour la plupart.
"Bon bah on a été quatorze ans rue de la Coureuse, on faisait nos courses là. On trouvait
tout ce qu'on voulait A peu près. II y avait graineterie, il y avait une épicerie, il y avait une
boucherie, II y avait un café... Oh oui I à peu près tout dans la rue de Nantes. On n'allait
pas t>eaucoup dans le centre, juste pour aller aux Nouvelles Galeries ou des choses
comme ça mais non. " (Mme Chotard)
"J'habitais dans cette rue là et en plus, on travaillait aux Télécommunications à la
Grande poste. Donc c'était notre quartier, on faisait tout là. Puis quand on est parti, on a
continué parce qu'il y avait des commerçants qu'on connaissait aussi, qu'on finissait par
connaître parce queje suis un petit peu bavarde." (Mme Gallet)
Le regroupement des différents types d'activité sur un même territoire, le quartier, con¬
fère aux modes de vie une certaine cohérence.
"Je faisais mes courses quand je finissais etpuis je revenais faire mon manger." (Mme
Chotard)
C'est le lieu du quotidien, de l'habituel.
"Oui mais en général pour la vie courante, on restait dans le quartier. " (Mme Leclercq)
Les témoignages dépeignent Rennes comme une multitude de quartiers fermés sur eux-
mêmes par des frontières symboliques qui les isolent de la "ville", réduite pour nos
informateurs au centre.
19
'Vous savez Rennes autrefois, c'était des quartiers bien précis. Nous, notre petit coin ici,
II était très isolé parce qu'ici ily avait une caserne et ici le Champs de Mars. On allait très
peu en ville. On habitait en ville mais pour nous aller en ville, c'était Place de la Mairie. "
(Mme Bleuzen)
Comme le soulignent Giard et Mayol, le quartier est un territoire défini par l'usager en
fonction du "reste" de la ville. C'est aussi la différence de pratique entre ces deux
espaces qui renforce l'identification du riverain à son quartier.
"C'est-à-dire qu'au début que je me suis trouvée dans la rue de Nemours, j'étais un petit
peu déboussolée, parce qu'on sortait de la rue le Bastard, c'était pas le même environ¬
nement, ni rien du tout, on avait laissé nos habitudes, on avait laissé nos amis, on était
tombé rue de Nemours, où nous ne venions jamais. " (Yvonne Joly)
D'ailleurs les Incursions dans la ville, toujours dans un but précis (souvent pour des
achats exceptionnels ou spécifiques) sont évoquées ici comme "une expédition", "un
voyage", une "fête". Ces déplacements sont ressentis comme une transgression provi¬
soire.
'On se dépêchait de rentrer pour le quatre heures et maman nous disait : "Sl on se
dépêche de rentrer, je vous ferai des frites." (Mme Bleuzen)
Cependant, l'inscription dans l'environnement social du quartier est aussi importante
dans le processus d'intégration à la ville. II atteste d'une origine urbaine qui fait dire à
nos informateurs, encore aujourd'hui, après qu'ils aient déménagé, qu'ils sont de la rue
Gurvand ou de la rue Legraverend.
Les habitants d'un quartier ont le sentiment d'appartenir à une communauté homogène,
vivant ce territoire comme une partie d'eux-mêmes et non pas comme un espace ou un
objet.
"On était beaucoup plus près les uns des autres que nous le sommes maintenant.
Regardez par exemple ici, on connaît quatre ou cinq personnes c'est tout Quand on était
Galerie du Théâtre, on se connaissait tous, ahlon se connaissait! tout le monde! on était
tous bien et on se voyait et on se parlait et si quelqu'un avait besoin de quelque chose,
tout de suite on était prêt à rendre service età..." (Mr Hervé)
Le repli des habitants sur le quartier et la stabilité résidentielle privilégient les liens de
voisinage et l'interconnaissance.
"On connaissait très bien les familles" (Mme Gapaillard)
" Oh oui, on se faisait des services entre gens du quartier." (Mme Fayollet)
Mais le quartier, tissu dense de relations de voisinage, engendre un contrôle social fort.
Chacun sait tout ce qui se passe chez le voisin.
"Tout le monde savait tout., qu'il y avait une petite fille qui était née dans telle maison et
que le petit garçon de Mme Untel avait la diarrhée verte, que ci que ça... je ne crois pas
qu'on allait informer les commerçants, tout le monde le savait, ça passait de bouche à
oreille. Ah oui, c'était un quartier... c'était presque la campagne. II y avait de vielles
familles. Mon père savait que c'était le fils d'Untel... enfin toute sorte de chose quoi."
(Mme Louise)
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6. Magasin de vêtements, "Aux Travailleurs", rue Maréchal-Joffre, vers 1914
Dans cette structure urbaine quasi villageoise où les rapports de sociabilité et le contrôle
collectif sont exacerbés, les commerçants sont considérés à la fois comme des voisins,
des habitants ordinaires du quartier mais on leur reconnaît aussi un rôle clef dans la
gestion du réseau d'interconnaissances et des flux d'informations au sein du quartier.
"Ah dame! c'est là qu'on se connaissait parce que c'est là qu'on se retrouvait chez le
petit commerçant Bah... la commerçante, elle pariait t>eaucoup... elle pariait beaucoup...
elle parlait à l'une alors l'autre enchaînait et pis ça... et on arrivait à se faire des amis et à
se connaître." (Mme Hervé)
Conscients de la spécificité de cet espace social qu'est la boutique et du statut singulier
qu'on leur attribue, les commerçants reprennent à leur compte ce double rôle.
'Mais enfin c'est certain que nous, ayant des enfants qui allaient à l'école avec les
autres, bien-sûr on suivait les enfants des clients, on disait : "Tiens, qu'est-ce qu'il est
devenu untel ?" (Mme Coudreuse)
Cependant ces quartiers ne sont pas exempts de différenciation sociale, même si, au
premier abord, tout laisse croire à une homogénéité de ces espaces sociaux.
2.2. Des espaces sociaux cohérents et signifiants
Sur le quartier, les rôles sociaux sont malgré tout multiples. On peut être commerçant
et/ou client mais on est aussi intégré à un système de production, dans des rapports de
production, on appartient donc à des classes sociales différentes, même si l'écart de
statuts sociaux parmi nos informateurs est réduit.
La propriété ou la maîtrise de son instrument de travail constitue une caractéristique de
la pratique professionnelle des commerçants.
Ceux-ci n'ont cependant pas un statut uniforme. Certains sont propriétaires de leur bou¬
tique alors que d'autres sont locataires de leur outil de travail.
D'autre part, certains exercent leur activité dans une épicerie de quartier et d'autres dans
une épicerie fine, ce qui constitue une différence qui est revendiquée par les seconds.
"Nous, l'épicerie fine, c'est différent comme créneau. On n'est pas à la limite
"alimentaire", on est épicerie fine, c'est vraiment très spécifique." (M. Fisselier)
Ces différences de statut impliquent des disparités dans leurs revenus, dans leur
manière d'exercer mais aussi dans leur mode de vie.
"C'était des commerces plutôt bourgeois alors nous on allait rarement dans les pâtisse¬
ries. (Et les commerçants de quartier ?) Oh tout à fait populaires, enfin pas la rue
Gurvand parce que la partie qui donnait sur la butte, c'était rien que des maisons parti¬
culières avec jardins. Ce n'était pas des ouvriers. Mais de l'autre côté, c'était des gens
très modestes." {Mme Louise)
Les clients, qui ont été nos informateurs, sont eux issus d'un milieu social relativement
homogène : celui des ouvriers mais cependant certains s'en détachent, et les enfants de
ceux-ci sont en ascension sociale. Or ce sont ces derniers qui nous ont fourni les
21
discours que nous allons traiter au cours de ce chapitre concernant la période avant
guenre (le temps et leur mode de vie actuel ne fait qu'accroître la distance sociale).
De plus, les commerçants avaient parmi leurs clients, des classes sociales supérieures
(professions libérales et rentiers du Boulevard Sévigné, par exemple) qui constituaient
une clientèle spécifique dans son mode de paiement et qui, eux, n'étaient que très
rarement présents dans la boutique. C'est l'employée de maison qui était représentante
de cette clientèle aux revenus assurés ou bien : "C'était des gens qui venaient quelques
fois, une fois par mois. Ils passaient leurs commandes, j'allais les livrer puisque je faisais
le garçon de courses et alors, c'était des grosses commandes." (Paul Joly)
Cette manière de s'approvisionner ne ressemble en rien à celles des classes plus popu¬
laires majoritaires dans le quartier, qui font leurs courses quotidiennement et qui ont à
gérer des contraintes matérielles (faibles revenus, manque de moyens de consen/ation.
etc.)
La diversité des rapports entre les différentes catégories de clients et les différents types
de commerçants sont perçus par tous mais un élément primordial fédère le tout : le
quartier.
Le partage d'un même territoire c'est-à-dire la proximité spatiale induit une illusion de
proximité sociale, et atténue ainsi la distance sociale entre les différentes catégories de
population.
Ce territoire est le support de pratiques communes de toutes natures, non seulement
l'approvisionnement, mais aussi le logement, l'activité professionnelle ou scolaire des
enfants etc. qui rendent possible l'interconnaissance.
"... A la rue Gurvand. où il y avait aussi une épicerie, un charcutier et un coiffeur, qui était
aussi le coiffeur des familles, il habitait là où nous habitions, aussi où il y avait trois
étages et bon son fils allait à l'école avec mon frère aîné. " { Mme Bleuzen)
( A propos de Mr Brugallet, le cordonnier) " Et puis je connaissais ses filles qu'on allait à
l'école ensemble et au catéchisme alors bien bahf (Mme Louise)
Ce mélange social dans les pratiques que l'on a d'un même espace ne masque pas
totalement les disparités réelles et vécues comme telles.
"Ils vendaient ça (les épices) à des gens originaires des pays...alors des fois quand on
allait dans cette épicerie, on se retrouvait aussi bien avec un marocain qu'avec un
autre... on sentait d'après ce qu'ils achetaient de quel pays ils étaient" {Mme Fayollet a
passé de nombreuses années aux colonies)
Les clients ne sont pas dupes de la situation socio-économique de leurs commerçants.
'// y avait beaucoup de petites épicières qui étaient seules, il y en avait t>eaucoup qui
étaient veuves même, qui prenaient des petites épiceries comme ça pour vivre; parce
qu'il n'y avait pas d'assurances sociales. Alors quand elles perdaient leur mari, elles
étaient vraiment désemparées. Alors, elles avaient souvent des petites boutiques
comme ça qui les aidaient à vivre." (Mme Trépart)
Ils établissent une hiérarchie entre commerçants du quartier, qu'ils trouvent plus proches
de leur propre statut social d'ouvrier (ce qui se vérifie par l'emploi souvent occupé par le
22
mari de l'épicière) et commerçants du centre, qui eux ont une clientèle plus diversifiée et
moins "connue".
"... Et pis pour rendre un service, c'était vice-versa, vous savez! Les clients pouvaient très
bien nous rendre un service aussi." {Mme Coudreuse)
(A propos de ses rapports avec les commerçants du centre) "... des rapports très distants
mais il y avait le fait que Warnet (important magasin de tissus) connaissait très bien mes
grands-parents. Alors bon. Il y avait des relations particulières mais c'était particulier
hein. Ailleurs, c'était pas comme ça, on était considéré comme des clients simplement "
(Mme Louise)
II suffit cependant qu'un des membres de la famille ait participé à une activité avec un
Individu d'une catégorie de population plus éloignée socialement mais appartenant au
quartier, pour que se réduise cette distance ou du moins que les acteurs en aient le sen¬
timent.
Le phénomène d'interconnaissance réduit aussi cette distance sociale en diminuant les
zones d'ombre où s'exerce l'incompréhension, générée par un manque de codes
sociaux.
De plus, le repli sur le quartier et la stabilité résidentielle facilitent les processus de
reconnaissance sociale notamment à travers les rôles codifiés dont le quartier est le
théâtre : la mère de famille qui va au lavoir tous les vendredis, qui fait ses courses à
onze heures, l'enfant qui achète le pain et qui va à l'école avec le fils du coiffeur,
l'homme qui travaille à tel endroit et qui rentre déjeuner chez lui le midi, l'épicière veuve
etc.
" Elle travaillait seule et elle était veuve aussi. Oui, avec deux filles. Elle avait perdu son
mari à la guerre. Quelque chose comme ça. " (Mme Chotard)
"Ah oui! On allait chez ces commerçants qu'on connaissait très bien. D'ailleurs mon mari
était instituteur à l'école de la Liberté qui était tout près, alors les enfants de nos com¬
merçants étaient aussi nos élèves. On se connaissait très bien." (Mme Louise)
La boutique va être le lieu de circulation des informations, "le café des femmes" selon
Giard et Mayol. C'est dans cet espace que les commerçants de quartier auront leur
double rôle à tenir : famille à part entière et médiateur de la vie sociale sur le quartier.
2.3. La boutique comme lieu central du quartier :
Car pour pratiquer collectivement un même territoire, il faut maîtriser l'information et
savoir qui est qui.
"Oh je les connaissais bien (les commerçants) et pis ils nous connaissaient très bien.
J'allais faire mes courses quand même alors on retrouvait les mêmes personnes sou¬
vent On connaissait même des gens qu'on rencontrait que dans ces magasins , comme
ça parce qu'on se rencontrait aux mêmes heures à peu près. On se parlait, on se donnait
des nouvelles de la famille. C'était très familial. " (Mme Leclercq)
23
Ce constat est valable pour tous les lieux où une activité collective est pratiquée (sport,
entreprise, etc.) et n'est pas spécifique à Rennes. Nous allons maintenant nous focali¬
ser sur la situation commerciale rennaise, en prenant soin de souligner ses spécificités.
Première observation, les quartiers bénéficiaient d'une Infrastructure commerciale suffi¬
samment développée pour les rendre autonomes, notamment sur le plan de la consom¬
mation. Tous les témoignages s'accordent sur le fait "qu'on avait tout sous la main".
D'autre part, le foisonnement des épiceries, 'qui se touchaient presque, tellement il y en
avair, est une des images communes à tous nos infomiateurs.
Cette sureprésentation des épiceries était souvent au centre des entretiens, d'abord
parce qu'elle permettait une comparaison immédiate avec la situation actuelle, par
opposition : 'Maintenant, quand vous cherchez une épicerie, autant chercher une
aiguille dans une meule de foirT. Ensuite parce que l'épicerie tient dans les discours une
place privilégiée qui reflète l'importance de son rôle et de la charge affective dont elle
est l'objet.
Giard et Mayol nous donnent des éléments d'analyse quant au rôle symbolique de
l'épicerie : "Chez le boulanger ou le boucher, le choix des aliments est relativement
simple. On ne choisit qu'une viande pour un repas. Chez l'épicier, l'éventail des biens
est plus complexe. (...) On y passe par conséquent plus de temps que partout ailleurs, en
dévoilant en même temps la capacité qu'on a à dominer la complexité de cet univers
surabondant" ^.
En fait, la répétition des visites quotidiennes suppose que l'on y passe non seulement
plus de temps mais encore que ce temps n'est pas dépensé de façon tout à' fait identique
dans l'épicerie et dans les autres types de commerces.
Les épiceries de quartier sont décrites comme des endroits 'improvisés' qui contrastent
avec la vision actuelle que nous avons de la boutique, où l'organisation de l'espace est
liée à un rationalisme commercial.
La description de ces boutiques débute toujours par l'évocation de leur exiguïté : "Oh les
boutiques étaient toutes petites, une petite pièce. Des petites boutiques, souvent c'était
une grande pièce partagée en deux avec une grande cheminée. Ils avaient leur cuisine
juste derrière. Ils ouvraient toute la journée alors Ils se déplaçaient même si ils étaient à
table. Ils allaient sen/ir leur clients. " (Mme Gapaillard)
Si les lieux permettaient une disponibilité sans faille des commerçants à l'égard de leur
clients, ils étaient, cependant, jugés comme peu fonctionnels (cette appréciation n'est-
elle pas le fruit d'une comparaison avec la présentation actuelle des commerces ?)
'Parce que vous savez c'était un tout petit magasin, un petit fourre-tout et tout ça été
enfllé les uns dans les autres et des fois ils savaient plus ce qu'ils avaient " (Mr Hervé)
La spécificité de ces commerces tient en partie à leur mise en scène qui conditionne
directement les comportements.
Opus cit. p. 103
24
La structure de la boutique est avant tout conviviale, la marchande s'y tient comme si elle
évoluait dans la sphère de sa cuisine. Elle donne à voir ce qui dans les autres com¬
merces relève des coulisses : faire cuire le pâté, préparer la galette, travailler le t>eurre.
L'ambiguïté de l'épicerie réside principalement dans une frontière mal définie entre le
commercial et le domestique.
D'une part, la séparation entre l'habitat du commerçant et son lieu de travail reste floue
quand elle n'est pas amovible : à cette époque les épiciers vivent dans une pièce qui se
trouve dans l'arrière-boutique et les témoignages des clients révèlent qu'ils y pénétraient
relativement fréquemment à l'occasion d'un sen/ice ou d'un conseil.
Cette confusion se retrouve même clairement exprimée dans le discours de nos informa¬
teurs :
" Je me souviens aussi de Mme Bunvel qui était epicière et on entrait chez elle dans un
magasin qui avait trois ou quatre marches, c'était très étroit.. " (Mme Louise)
D'autre part, le dispositif des produits "entassés", "posés à même le sol" pennet au client
d'évoluer dans l'espace sans craindre de briser un ordre préexistant. S'il est certain que
réside dans ce désordre apparent, une logique propre à l'épicière, cette organisation
laisse à l'usager une marge de manluvre plus importante que dans les tx>utiques où le
décorum de fait impose une distance entre les produits et les personnes.
"Quand on y allait, on se sentait un peu comme chez nous, on se sentait libre, on faisait
ce qu'on voulait " (Mr Hervé)
Ce type de présentation est probablement liée à la nature des produits commercialisés à
cette époque dans ces épiceries et dont la gamme se réduit aux marchandises les plus
courantes, qui étaient la base de l'alimentation quotidienne.
Ce discours construit à posteriori montre combien la boutique ne donnait pas à voir et se
souciait bien peu d'attirer le client par un agencement guidé par une volonté esthétique :
"Maintenant, c'est un plaisir pour les gens d'aller se promener, de voir les magasins et
tout ça, tandis qu'autrefois, dans mon enfance, c'était pas comme ça. C'était pas
attrayant, vous savez c'était pas arrangé. Ils mettaient ça en pagaille pour faire voir ce
qu'ils vendaient mais c'était pas du tout arrangé, tandis que maintenant c'est mieux. "
(Mme Leclercq)
Cependant, certains rites sont connus des clients et constituent une attraction, comme
cette poissonnière au langage fleuri, qui dédiait un pan du mur de sa boutique à la
Vierge et sa première vente à Dieu.
"Etje me souviens que dans cette poissonnerie, II y avait des marchandes de poisson
bien-sûr, qui étaient assez mal embouchées comme les marchandes de poisson, et que
bon, dans le fond de la Halle il y avait tout un pan de mur qui était consacré à la Vierge. II
y avait une statue de la Vierge et pis alors des décorations, des fleurs, des rubans, c'était
très t)eau dailleurs. Et puis alors quand on arrivait et qu'on était la première cliente, la
marchande disait : "Dieu bénisse celle qui m'étrenne!", c'était drôle. Seulement, il fallait y
aller de très bonne heure. " (Mme Louise)
L'absence de préconditionnement des produits, outre le fait qu'il prolonge le temps de
service consacré à chaque client et favorise ainsi l'engagement des conversations,
25
tissait également des con'espondances à la fois directes et symboliques entre l'habitat et
la boutique.
En fait, comme la plupart des produits n'étaient pas conditionnés, les clients apportaient
leur propre vaisselle (assiette pour la galette, récipient pour la casse, t>outeille pour le
cidre, pot à lait etc.) pour pouvoir transporter les produits jusqu'à leur domicile.
"Elle repliait les galettes et hop dans l'assiette. Et puis après, je me souviens, je me
dépêchais de courir à la maison avec mes assiettes chaudes parce qu'il ne fallait pas
que ça refroidisse." {Mme Louise)
De plus, d'autres personnes nous ont dit avoir partois porté leur rôti chez le boulanger
pour le cuire ou alors avoir envoyé un enfant au café avec un verre pour avoir une petite
quantité d'alcool nécessaire à une recette. Les familles révélaient ainsi une partie,
même si elle est infime, du domestique et donnait des informations sur la composition
des repas, sur leur volume.
L'univers de ces boutiques apparaît comme un espace intennédiaire entre lieux privé et
public, un trait d'union entre l'intimité de l'habitat qu'elle prolonge et un des espaces
publics, avec le café, qui incament le quartier et la vie collective.^
Oue la boutique soit le lieu de la sociabilité féminine est admis par tous. Giard et Mayol
l'ont montré en la décrivant comme un espace langagier codifié qui autorise la confi¬
dence dans lequel " le quartier peut fragmentairement se reconnaître en prenant cons¬
cience de lui-même."
"Si vous vouliez savoir ce qui se passait dans le quartier, c'était à l'épicerie ou à la bou¬
cherie (qu'on l'apprenait). " (Mme Chotard)
Lieu d'échange et de parole, l'épicerie est le lieu où on apprend le quartier.
" Ah oui! elle (l'épicière) connaissait tout le monde etje ne dirai pas que c'était un lieu de
rendez-vous parce que c'était assez petit, on pouvait pas se tenir à beaucoup là-dedans
mais on était au courant de tout ce qui se passait dans la famille. (...) On connaissait les
gens et II arrivait fréquemment que si on les connaissait pas. euh... dès que la personne
sortait, on disait : "Mais qui est-ce ?", tout de suite ils enregistraient et on sentaient par
exemple si la femme était à la caisse qu'elle notait dans sa tête où ils habitaient, oui.
oui... II y avait les conversations sur qui va ou qui vient, les changements dans le
quartier." {MeWe Desainjean)
Les conversations peuvent aborder une multitude de thèmes.
"... de la santé, de ce qui se passait dans la vie aussi quelques fois, oh ouij'al vu discuter
aussi des trucs politiques chez ma marchande de légumes." {Mme Trépard)
Mais, hormis les nouvelles du quartier, le sujet privilégié est la famille.
Si le café est un lieu masculin, l'épicerie est essentiellement féminine. La spécificité de ces lieux
résiderait dans les thèmes qui y sont abordés et dans le type d'informations qui y circulent. Cette
hypothèse pourrait faire l'objet d'une étude mais nous ne disposons pas d'informations sur les
sujets de conversations dans les cafés.
26
"Ils (les commerçants) avaient leur famille, on avait la notre. Oui, on aimait tíen se racon¬
ter certainement." (Mme Gallet)
C'est simplement à l'occasion d'un extra ou ponctuellement, que l'on quitte le quartier et
le commerce de proximité pour s'approvisionner.
"Quelquefois, on allait dans les épiceries fines qu'il y avait en bas de la Place de la
Mairie par exemple ou dans la rue de Nemours aussi pour faire, quand on recevait
quelqu'un, quelque chose de mieux, où il y avait plus de choix. Alors on allait dans ces
magasins là." (Mme Leclercq)
Les évocations des lieux sont alors teintées de nostalgie, les odeurs sont magnifiées car
non seulement, il s'agissait d'accomplir un acte inhabituel mais aussi parce que les
produits vendus n'appartenaient pas tous à l'ordinaire et à la gamme de produits utilisés
dans l'alimentation quotidienne.
"Remarquez quand on entrait dans un magasin comme ça (épicerie fine vendant des
aromates), il y a des odeurs, il y a un mélange d'aromates, on n'arrive pas à définir
lequel domine, mais il y a un mélange d'odeurs qui est très agréable." (Paul Joly)
Cet aspect festif et inhabituel des échappées hors du quartier a pennis une mémorisa¬
tion forte et précise de ces événements. Nos informateurs, qui sont les enfants de
l'époque, se souviennent encore de ces sorties familiales.
Pour conclure, nous dirons que : par le contenu du cabas, la vaisselle utilisée et les con¬
versations au sein de la boutique, les commerçants détiennent des informations sur les
habitudes alimentaires des familles, ce qui constitue une forme de pénétration dans leur
intimité.
"Elle savait très bien qu'il me fallait tant de lait par jour alors quand elle ne me voyait pas
passer pour une raison ou une autre, elle me le mettait de côté et elle me l'apportait ou
elle me le faisait porter." (Mme Hen/é)
A l'opposé, les clients connaissent bien l'arrière boutique de leurs commerçants et le
rythme de leurs ravitaillements.
"// y avait cet appareil (de torréfaction) souvent installé dans la cour mais on savait par
l'odeur quand il fonctionnait, les gens venaient le chercher précisément ce jour-là. Et on
savait quel jour il arrivait parce qu'on l'avait dit " (Melle Desainjean)
Cette connaissance mutuelle ne fait qu'augmenter la proximité sociale perçue par les
acteurs entre les commerçants des familles et les familles des quartiers populaires.
En fait, ce commerce ne pouvait fonctionner que grâce à cette solidarité entre clients et
commerçants fondée, pour une part, sur une dépendance économique et matérielle.
2.4. La famille comme unité de consommation
Les entretiens montrent que le ravitaillement se faisait quotidiennement et en petite
quantité.
27
'On achetait au fur et à mesure des t)esoins. aussi bien des pommes de terre que les
autres légumes etpuis l'épicerie courante." (Mme Bleuzen)
Certaines contraintes matérielles, comme la difficulté de stockage pour les familles, vont
dans le sens de cette quotidienneté des achats.
'Nous habitions au troisième étage d'un Immeuble, pour mettre les choses au frais, il
fallait descendre à la cave... ce n'était pas des plus pratiques. Alors ma mère faisait les
courses tous lesjours ou nous les faisait faire, à nous les enfants." (Mme Bleuzen)
Mais ces modalités d'achat constituaient en soi un mode de gestion du budget familial,
fortement limité par des contraintes financières.
"Ah t>ah dame oui! t)ah dites donc, on n'avait pas des payes pour pouvoir se payer des
quantités! Ah mais si on voulait arriver à la fin du mois, ma fille, il fallait compter." {Mme
Louise)
Pour maintenir leur budget en équilibre, les femmes avaient mis en place des stratégies
de limitation de la consommation de certains produits. Ceux qui exigeaient une moindre
dépense étaient achetés au jour le jour par opposition aux marchandises chères comme
le t>eurre ou le cacao que la famille B. achetait au kilo, épisodiquement.
"Ah non! elle en avait aussi les autres jours mais c'est nous qui achetions le samedi. Ça
se faisait beaucoup, les autres gosses venaient avec moi, je me souviens du groupe de
gosses achetant le beurre pour toute la semaine. Je pense que c'était pour ne pas
dépasser la quantité qu'on s'était fixée parce que le beurre coûtait cher quand même,
c'était un produit cher." (Mme Louise)
Car ce sont les femmes qui ont la charge du budget familial,.même si s'approvisionner,
faire les courses concerne toute la famille, à des degrés divers.
Leur rôle consiste à organiser les repas de façon à ce que les quantités établies ne
soient pas dépassées, sans pour autant entraîner des privations.
"Ma mère râlait quand on mangeait du pâté le soir... plus de pain pour le lendemain. "
Les enfants, eux aussi, remplissaient des tâches spécifiques liées à l'approvision¬
nement. Celles-ci sont généralement à la taille de ce qu'ils peuvent faire. On prend
garde à ce qu'ils n'aient pas de rue à traverser ou de choix à faire à propos de la
marchandise à acheter.
"Alors ma mère faisait les courses tous lesjours et nous les faisait faire, nous les enfants.
Alors moi j'étais spécialisée dans la boulangerie et il m'arrivait d'arriver chez la boulan¬
gère et de lui dire que je ne savais plus ce que je voulais. Je l'entends encore : "C'est
pas un pain de 3 livres que tu veux ma Denise ?". Parce que c'était aussi la ration quoti¬
dienne alors tous les jours on allait chercher un pain de 3 livres. " (Mme Bleuzen)
La bonne connaissance qu'ont les commerçants des pratiques de consommation des
familles permet de palier les carences des enfants et ils participent à cet apprentissage
de l'approvisionnement.
D'autre part, lorsque l'achat est plus délicat comme lorsqu'il s'agit de la viande, le
demier mot appartient à la mère de famille qui renverra l'enfant changer le produit si sa
satisfaction n'est pas totale. Dans ce cas, le commerçant se pliera à la demande.
28
Les hommes étaient chargés des alcools (cidre, bière, vin) qu'ils allaient chercher au
café et qu'ils mettaient eux-mêmes en kx)uteilles.
Evoquer les commerces nous a aussi foumi de multiples informations sur les pratiques
de consommation et les temps forts dans le rythme hebdomadaire des familles.
C'est ainsi que pour la plupart, le lundi était jour de lessive puisque ce jour suivait celui
du change hebdomadaire.
Le vendredi, jour maigre, était celui de la galette accompagnée de poisson.
Le samedi donnait lieu à une escapade hors du quartier. L'achat des légumes, des fruits
et du rôti se faisait au marché des Lices et cette sortie donnait lieu à des "fantaisies"
dans la consommation ordinaire. Les enfants se souviennent avec ravissement des cra-
quelins^ rituels que leur mère achetait à cette occasion. Durant la sortie, un pot-au-feu
cuisait et permettait d'avoir un repas pour le jour même.
Le dimanche était le jour de fermeture de la plupart des commerçants, enfin ceux qui ne
travaillaient pas 7 jours sur 7. Les familles réunies consommaient un rôti et quelquefois
achetaient des gâteaux à la boulangerie en sortant de la messe.
Comme nous venons de le voir, c'est bien la famille qui est l'unité de base de la con¬
sommation.
Au niveau de l'approvisionnement, elle est l'entité à travers laquelle vont se distribuer
les différentes tâches en fonction du sexe et de l'âge des individus.
Au niveau de la consommation, elle donne le ton au commerçant qui prend en compte
ses contraintes budgétaires et ses comportements alimentaires.
A cette unité de consommation correspond une unité de distribution qu'est la famille du
commerçant.
Comme nous l'avons déjà vu. tous les membres de la famille participent d'une manière
ou d'une autre aux activités du commerce ou du moins voient leur rythme et leur mode
de vie fortement influencés par l'activité des parents.
Nous allons maintenant considérer la pratique du commerçant dans son interaction avec
celle du client c'est-à-dire examiner comment des discours sur le commerce, émanant
de deux catégories d'acteurs relèvent de la même logique et comment cette unicité du
discours donne une cohérence aux pratiques.
Dans un premier temps, nous considérerons ce qui est du ressort du commerçant, dans
sa manière de concevoir son rôle et dans la façon dont le voient les clients.
Dans un second temps, nous ferons l'inverse c'est-à-dire que nous examinerons le rôle
de client.
2.5. L^ "bon" commerçant
L'image du commerçant qui nous a été donné par les informateurs-clients est une image
quasi-idyllique du commerçant, toujours disponible et prêt à rendre service : le
"commerçant des familles".
Sorte de biscuits qui croquent sous la dent, de forme convexe, sans sel, mangé avec des
pommes cuites, du beurre... etc., au petit déjeuner, au goûter ou en guise de dessert.
29
Cette évocation empreinte de nostalgie et d'odeurs d'enfance peut sembler partois
outrancière mais nous n'avons aucune possibilité de vérifier la réalité des pratiques de
l'époque.
Cependant des récurrences sont présentes dans le discours de nos Informateurs sur ce
que sont les caractéristiques d'un "bon" commerçant et les qualités dont II doit faire
preuve.
En fait. II semble Impensable, aussi bien pour les commerçants que pour les clients, que
la teneur de l'activité commerciale se réduise à la stricte vente.
2.5.1. L'accueil
Par accueil, nous entendrons la nature des relations qui sont instaurées dans le maga¬
sin avec le ou les clients. L'objectif est clair : éviter toute tension et c'est là, la tâche du
commerçant.
Les commerçants sont les premiers à faire valoir la qualité de leur accueil et le soin
qu'ils y apportaient pour parvenir à un résultat satisfaisant.
'Ah il faut l'aimer (son métier) (...) II faut aimer pour être commerçant, faut savoir prendre
les clients, faut le laisser des fois discuter, faut pas lui répondre, s'il nous a vexé faut
attendre, faut prendre ça avec un sourire, et puis un t>eau jour ça arrive, c'est nous qu'on
le met en place, mais sans qu'il s'y attende et qu'il n'en est pas vexé. Parce
qu'autrement de ça, on perd le client, et on en perd pas un, on en perd quatre".
(Francine Dolo)
Cette capacité de conciliation, voire d'abnégation est une composante essentielle du
métier, même si cela nécessite des efforts sur soi-même de la part du commerçant.
'Pour être un bon commerçant, être d'abord très accueillant avec son client, avoir le
sourire. Et puis alors vendre de la bonne marchandise, ne pas le tromper, jamais. (...)
Toujours être aimable, quand même que vous avez des difficultés, soit dans votre
ménage, soit dans votre comptabilité.soit dans quelque chose, ne jamais faire voir que
vous avez un ennui. Ça c'est la grande qualité du commerçant Oui, c'est la grande qua¬
lité du commerçant, c'est la première de toutes, je trouve. " (Yvonne Joly)
"Avec les clients, II faut rester en très bons termes, il faut être souple. Celui qui n'estpas
souple... il faut toujours avoir le sourire commercial même si on a des ennuis, il faut les
cacher. (...) II faut faire tandem avec son client" {Marcel Texier).
Cette manière d'être, profondément ancré dans le savoir-faire du petit commerçant,
constituera d'ailleurs une ambiguïté quand les formes de commerce se seront diversi¬
fiées et qu'elle restera uniquement la caractéristique de la tKtutique, interprétée en fonc¬
tion de critères qui lui sont étrangers.
"En principe à cette époque-là, on allait vers les gens pour les accueillir! Et maintenant il
y a des gens qui n'aiment pas ça. II y a des clients qui n'aiment pas ça, ils disent : "oui.
on nous saute dessus." (Paul Joly)
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L'épicerie est le lieu d'un accueil chaleureux ou du moins personnalisé. Après quelques
visites, le client est nommé et l'on arrive très rapidement à reconstituer ses apparte¬
nances familiales et territonales.
La quotidienneté des achats crée alors une certaine proximité qui fait du commerçant
une sorte de confident.
"Alors, nous on était très près des clients, parce que les clients venaient nous raconter
leurs histoires, leurs misères et tout... Il y avait une très bonne communication entre
nous" (Mr Coudreuse)
"...Leurs misères et leurs joies aussi" (Mme Coudreuse)
"Dans l'Intimité, quand II y avait un client seulement (...) je lui redonnais un petit peu le
moral". (Marcel Texier)
Car dans ce lieu, les relations tissées ne reposent pas uniquement sur le discours et les
informations personnelles ou relevant de la collectivité. Un réseau d'entraide ou de
services se met en place, au centre duquel se trouve le commerçant.
2.5.2. Lñ service rendu : cadeaux, "dépannage".
Le commerçant est le médiateur dans le réseau d'interconnaissances et c'est grâce à
son aide que vont se résoudre un certain nombre de problèmes de nature très diverse.
"Et combien de fois, tu as trouvé des places de femme de ménage, ou de placer les
gosses, ou de placer en contact." (Mr Coudreuse)
Ses fonctions vont au-delà du simple échange marchand tel qu'on le connaît actuelle¬
ment dans les grandes surfaces.
II se doit de "payer de sa personne" ou du moins montrer qu'il en a le désir (lorsque cela
ne lui est pas possible). Son rôle n'est pas simplement un rôle de représentation, il doit
assurer un service dont l'étendue est considérable.
"J'avais deux garçons, quelques fois j'étais prise, je les laissais à la boulangère, pas à la
boulangère à la bouchère, elle les aurait gardés. Je pense que j'aurais demandé à Mme
Chanel, ça aurait été pareil mais enfin, ils dépannaient comme ça mais c'est tout " (Mme
Chotard)
Les pratiques de cet ordre (garde d'enfants) ne sont pas courantes mais c'est un dépan¬
nage qui permet de tester la solidité du lien qui unie au commerçant.
C'est dans cet esprit que se situe le débat sur les cadeaux de fin d'années. Deux ten¬
dances existaient parmi les commerçants, mais aucune ne remet en cause la nécessité
d'octroyer à certains une sorte de privilège.
"A cette époque là, un bon client, le commerçant devait lui offrir une gentillesse, sl II avait
des enfants, ou leur donnait des bonbons au chocolat." (Mme Fayollet)
"Et puis en faisant plaisir toute l'année, ça leur plaisait autant Bon ben il y avait des
clients même qui se servaient : "Tiens, je vous prend un petit gâteau", les habitués ils se
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sentaient carrément (...) Même jusqu'au petit chien, le caniche.il ne nous lâchait pas
Jusqu'à temps qu'on lui donne son gâteau. " (Mme Joly)
D'une manière ou d'une autre, il s'agissait de reconnaître un statut au client régulier, un
statut particulier qui ne faisait que renforcer la relation pré-existante.
La valeur marchande du cadeau importe peu mais il doit être choisi avec soin de
manière à "faire plaisir". Ce choix est le fruit d'une bonne connaissance des goûts et des
pratiques ordinaires de la clientèle en matière de consommation.
Car ces cadeaux sont de nature extra-ordinaire, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas habituel¬
lement achetés par le client. Ils appartiennent cependant à leur environnement de con¬
sommation, ce qui ne fait qu'augmenter le plaisir que les clients ont à le recevoir.
"Oui. On faisait faire par exemple des petits porte-clefs, soit des thermomètres, des petits
porte-feuilles, des cendriers en porcelaine de Limoges..." (Mme Gapaillard)
"A la fin de l'année, je crois que mon mari avait une bonne t)outeille mais c'est pas pour
ça. Je crois pas que c'étaitpour ça... on était très content, ça faisait très plaisir quand ça
tombait mais ce n'est pas pour ça qu'on y allait Mon mari avait une bouteille et les
gosses des bonbons, selon l'époque. " (Mme Gallet)
Mais cette qualité de l'accueil et ce service élargi rendu à la clientèle ne suffisent pas, il
faut qu'ils soient adaptés à la demande, ainsi que les produits qu'ils proposent.
2.5.3. Des produits et un service adaptés à la demande.
On sait que les commerçants établissaient de façon très étroite leurs approvisionne¬
ments en fonction du budget et des demandes de leurs clients. Ils ne s'engageaient
dans l'achat de marchandise périssable ou coûteuse qu'après avoir obtenu de leur
clientèle, l'assurance qu'elle serait écoulée.
Ce fonctionnement, à très court terme, nous renseigne d'une part sur le deèiré de fidélité
des clients et sur le faible potentiel économique des commerçants de proximité.
Comme semble le confirmer la citation suivante, le commerce de proximité ressemble
davantage à un partenariat fondé sur une confiance réciproque et à une organisation
solidaire contre la pauvreté qu'à une relation asymétrique où l'un des partenaires serait
l'obligé de l'autre.
"Par ailleurs on commandait aussi d'une semaine à l'autre si on avait besoin de quelque
chose. On lui disait : "Est-ce qu'il y aura du... ?" parce que ce n'était pas un approvision¬
nement comme aujourd'hui... Alors, elle cherchait à donner satisfaction...Je me souviens
par exemple, elle devait certainement vendre des galettes donc on lui disait : "j'en pren¬
drai" alors elle écrivait sur son cahier et faisait son total de manière à ne pas avoir de
reste. Elle centralisait quelquefois les productions de quartier. Alors c'était elle-même qui
disait : "Ily aura des haricots!". Elle acceptait sachant que là aussi... dans la conversation
elle disait : "Est-ce que vous prendrez des haricots dimanche ?" Bon alors si on lui disait
oui... pour moi c'était approximatif évidemment Elle, elle avait une excellente mémoire et
elle totalisait tout ça et elle acceptait la production d'Untel ou d'Untel." (Melle
Desainjean)
32
L'épicerie de proximité n'offre qu'un petit éventail de produits, de part sa taille et de part
les contraintes économiques que les deux catégories d'acteurs ont à subir. Cette
manière de procéder se retrouve dans les autres types de commerce du quartier.
Cependant le boucher, par exemple, a une clientèle plus diversifiée socialement.
'Les salaires étaient trop petits pour manger du bifteck. " (Mme Fayollet)
Malgré tout, la majorité des produits consommés quotidiennement ou hebdomadaire¬
ment y sont présents. La gamme offerte est à l'image de la consommation des familles.
"... Cétait une toute petite épicerie, pas grande, qui faisait le lait le beurre. Enfin, toute
/'ép/cer/e." (Mme Chotard)
Le non-conditionnement des produits permet aussi de détailler davantage la marchan¬
dise et donc de s'adapter aux quantités consommées par chacun.
"... On l'achetait (le café) en très petites quantités... Et il y avait beaucoup de chicorée
dedans, c'était une denrée de luxe." (Mme Bleuzen)
Hormis des raisons financières qui interdisent une consommation en quantité, la spéci¬
ficité d'un type de commerce implique une unité de diffusion particulière des produits.
( A propos du cidre) "// était vendu en bouteille en litre, ouais, ouais. Dans le bistrot,
c'était à la bolée." (Mme Chotard)
II existe une certaine complémentarité des commerces notamment dans leur mode de
distribution.
À ce propos, le café, en dehors de son rôle de lieu de la sociabilité masculine, remplit
une fonction de distribution spécifique pour des produits consommés occasionnellement.
'Par exemple, les gens faisaient souvent de la langue de bouf madère pour les com¬
munions mais comme ils n'avaient pas les moyens d'acheter une bouteille d'alcool
comme ça, ils allaient au café avec un petit verre pour prendre le madère ou le rhum
quand ils ne trouvaient pas de madère." (Mme Fayollet)
Cependant si les différents commerces sont complémentaires et se distribuent harmo¬
nieusement sur le quartier, il existe au moins un élément visuel de distinction (à
l'exception de l'aspect de la boutique) entre l'épicerie de proximité et l'épicerie fine : la
tenue de l'épicier.
2.5.4. La tenue
La tenue peut être considérée comme une obligation liée à la fonction, au même titre
que la qualité de l'accueil et que l'ampleur du service à fournir mais elle constitue éga¬
lement un codage quant au type de commerce proposé et aux catégories sociales qui le
fréquentent.
Sl tous portent une blouse pour des raisons évidentes de protection contre la saleté, la
couleur de celle-ci (blanche ou bleue) est un élément de distinction dont les acteurs
maîtrisent totalement la symbolique.
33
A l'épicerie fine correspond la blouse blanche que l'on maintient immaculée et que l'on
change bi-hetxiomadairement. Ces efforts vestimentaires et ces lavages réguliers sont
un signe distinctif, un révélateur des stratégies mises en nuvre par certaines catégories
de commerçants plus "aisés" dont la clientèle est sensible à la présentation de soi.
"Les Frères Provençaux, c'était tout à fait une épicerie fine mais pour une clientèle
sélectionnée, un petit peu haut fonctionnaire (...) c'était plutôt une clientèle assez "sélect"
qui venait là." (Mme Fayollet)
II s'agit d'affinner une différence. Par le biais de la blouse blanche, ils donnent à voir une
position sociale supérieure qu'ils complètent avec d'autres attributs vestimentaires
comme la cravate et les chaussures. v
"En blouse blanche toujours, toujours. Jamais sans blouse, et mon mari toujours avec
une cravate. Jamais autrement, jamais en chaussons dans le magasin, toujours en sou¬
liers. (Yvonne Joly)
Jaloux de cette différence, jamais formulée clairement par les acteurs concernés. Ils
reconnaissent ou contestent, aux autres, le port de la blouse blanche, emblème d'un
commerce plus "noble". Seul l'épicier de quartier porte la blouse bleue.
Elément pivot du quartier, la boutique est le lieu où convergent différents espaces
sociaux. Le "bon" commerçant se définit selon des critères précis, notamment par la
manière dont il gère les relations au sein de sa boutique.
Les fonctions qui lui sont attribuées correspondent à la façon dont ils conçoivent leur
rôle.
La seconde catégorie d'acteurs de cette relation : les clients, se doivent aussi de présen¬
ter certaines caractéristiques définies collectivement.
2.6. Le "bon" client : un client fidèle
Si un discours construit a posteriori définit le "bon" client comme un client fidèle, II con¬
vient de s'interroger sur la temporalité de ce concept essentiel. II faut effectivement tenir
compte du décalage existant entre la période où se sont réellement déroulés ces
événements (entre-deux guerres, guerre de 1939-1945, après seconde guerre
mondiale) et le moment de nos entretiens (1986-1989). Le petit commerce a vécu
pendant ces 40 années des ruptures importantes et des crises successives, de plus en
plus aiguës au fur et à mesure de l'apogée des grandes surtaces.
De plus, les personnes intenogées ont souvent vécu durant une période où coexistaient
les deux types de commerce et où le problème de l'infidélité de la clientèle se faisait de
plus en plus sentir pour les petits commerçants.
Afin d'éviter les erreurs liées à ce placage d'un concept élaboré à posteriori, nous allons
nous Interroger sur les raisons qui motivent le choix d'une boutique par les familles
avant la guerre.
34
2.6.1 . Le choix d'une boutique
Nous n'avons que très peu d'informations concernant ce choix, qui va induire la pratique
d'approvisionnement de toute la famille. Nous savons simplement que les possibilités de
choix étaient nombreuses dans un même quartier et le critère de proximité cache sou¬
vent d'autres stratégies.
'D'abord parce que c'était proche. Je vous dis une boucherie, une marchande de
légumes et de galettes, il y avait un bureau de tat>acs, la boulangerie. On avait tout ça,
tout près." (Mme Leclercq)
Ce choix est considéré comme important dans ce qu'il va impliquer comme ancrage
dans le quartier pour la famille, mais on en a oublié les raisons. Ces dernières,
lorsqu'elles sont évoquées, restent floues.
"Moi, franchement parlant de l'épicerie Texier, c'était pour le café, vraiment en priorité,
c'était pour ça. le reste suivait évidemment mais c'était pour ça, on était motivé pour ça.
Est-ce qu'on revient parce qu'on connaît les gens ?" (Mme Gallet)
Certains vont même jusqu'à nier l'existence d'un choix préalable volontaire.
"On ne choisissait pas spécialement" (Mme Trépart)
Une chose est sûre, ce n'est pas le niveau des prix qui constitue une variable discrimi¬
nante dans ce choix. Les boutiques pratiquent des prix sensiblement identiques.
"Au point de vue des prix, c'était équivalent" {Mr Trépart)
En fait, les raisons semblent plutôt affectives, ce qui explique nos difficultés à cerner les
véritables modalités de ce choix.
"Et bien, nous allions dans l'épicerie où mes grands parents étaient allés"
Une fois le choix de la boutique établi, il paraît peu concevable de changer ou de prati¬
quer le "tourisme commercial".
2.6.2. La fidélité perdue : une notion apprise.
A cette époque, il existe une fidélité de fait, ce qui peut se comprendre par différents
facteurs.
La vie collective sur un même territoire nécessite la constitution d'un réseau de relations
sociales ou du moins d'interconnaissances. Or. c'est la boutique qui est le lieu de circu¬
lation des informations et de rencontres.
Changer de boutique Impliquerait soit l'exclusion de cette vie collective, soit le renouvel¬
lement du réseau d'interconnaissances, ce qui est long, pour chaque magasin
fréquenté.
De plus, le sentiment d'appartenance à un territoire, le quartier, aurait des difficultés à se
constituer.
35
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Connaissez-vous l'enseigne "Aux Travailleurs" de la rue Maréchal-Joffre à la rue d'Estrées (Rennes) ?

  • 1. â^ Musée de Bretagne Rennes Familles de commerçants, commerçants des familles Appel d'offre n° d7.BR.81 « Les consommations familiales : modèles, pratiques et représentations. » Julie hlarrold Françoise Lafaye Laurence Prod'homn^ Juin 1991 MINISTERE DE LA CULTURE-DAPA ÇAi,utrU
  • 2. SOMMAIRE Avant-Propos 1. Etre commerçant, avant ia guerre : une affaire de famille Hypothèse : le fait d'hériter ou de "prendre" une boutique conditionne une pratique pro¬ fessionnelle qui s'exerce dans un monde clos. 1.1. Prendre une boutique ou en hériter 1.2. Le logement 1.3. Le magasin comme lieu de vie et de mort 1 .4. L'apprentissage du métier, la formation 1.5. La boutique, une histoire de famiite 1 .5.1 . La division sexuelle des tâches 1 .5.2. Le "travail" des enfants 1.6. Les horaires 1 .7. Les relations avec les autres commerçants 2. Commerçants, clients : un même espace social. Des discours croisés. Hypothèse : à cette époque, it existe une proximité sociale et des correspondances entre les valeurs des commerçants et celles des clients. Ces deux catégories de population s'inscrivent dans une même logique. 2.1. Un même espace géographique : le quartier. 2.2. Des espaces sociaux cohérents et signifiants 2.3. La boutique comme lieu central du quartier 2.4. La famille comme unité de consommation 2.5. Le "bon" commerçant 2.5.1. L'accueil 2.5.2. Le service rendu : livraison, cadeaux, ... 2.5.3. Des produits et un service adaptés à la demande. 2.5.4. La tenue 2.6. Le "bon" client : un client fidèle 2.6.1. Le choix d'une boutique 2.6.2. La fidélité perdue : une notion apprise 2.6.3. Le crédit 3. Blessure de guerre, rupture sociale Hypothèse : la guerre a accéléré un processus de changement, a permis de consommer la rupture (intuitions, opacité du discours concernant cette période). 3.1. Destruction de l'espace urbain 3.1.1. Destruction importante de la ville de Rennes
  • 3. 3.1.2. On sort du quartier 3.2. Les solidarités sociales sont bouleversées 3.3. Des changements nationaux dans le commerce 3.3.1. Disparition de certains produits 3.3.2. Les modes de consommation se modifient 3.3.3. Le conditionnement des produits change 3.4. Dater la rupture 4. Histoire d'une trahison : des discours parallèles. Hypothèse : les commerçants ont une logique affective alors que les clients participent de deux logiques : affective et économique. 4.1. Accompagner le changement, consommer sa propre mort 4.1.1. Un sentiment d'abandon, chronique d'une mort annoncée ou la mort inéluctable du petit commerce. 4.1.2. La carte de la spécificité ou comment dépasser la crise. 4.1.3. Les petits commerçants et l'innovation 4.1.4. La qualité et la connaissance du produit comme raison d'exister. 4.1 .5. l^ qualité de ia relation comme argument de vente 4.1.6. La succession 4.2. Muséographier l'enfance ou le temps passé 4.2.1. La nostalgie 4.2.2. Un décalage avec le discours patrimonial des clients 4.2.3. Participer de deux logiques 4.2.4. Un statut différent : "client, ce n'est pas un métier". Conclusion Bibliographie Annexes
  • 4. AVANT-PROPOS Le sous-titre de cette recherche pourrait ôtre : peut-on parler du petit commerce sans parler famille ? En effet, le thème de la famille semble être le passage obligé pour aborder un tel objet. II correspond d'ailleurs à l'axe de recherche choisi par le musée de Bretagne. II est rapidement apparu que ces deux notions étaient étroitement liées puisque la famille constitue, dans ce cas-là, à la fois une unité de base de consommation, mais aussi de distribution. Nos infonnateurs, spontanément, en ont souligné l'importance en déclinant tout au long des entretiens le mot famille en familial, familier, etc.. La familie, c'est d'abord la famille de commerçants qui, même si elle revêt des formes de pratiques du commerce différentes, est l'unité pertinente pour analyser la manière dont se met en place une relation commerciale. Elle peut être considérée comme l'unité de base de production de services. Même si, selon les cas, un seul des conjoints est censé pratiquer une activité commer¬ ciale, c'est l'ensemble de l'unité domestique qui sera influencé dans sa vie quotidienne par le rythme des parents et les conditions objectives de leur pratique. Dans un com¬ merce, tous ont une tache spécifique à remplir et les enfants verront leur avenir directe¬ ment influencé par cette caractéristique familiale (que ce soit dans une volonté affirmée des parents de les voir "succéder* ou dans celle plus récente, de les pousser à entre¬ prendre une formation autre). La famille est aussi l'unité de base de consommation en ce qui concerne la clientèle. C'est l'ensemble de ses membres qui, chacun à leur manière et en fonction de statuts sexuel et générationnel, sera investi d'un rôle spécifique et codifié dans l'approvisionnement du ménage mais aussi dans la relation à entretenir avec le quartier. Seront mises à profit les capacités physiques de chacun, mais aussi leur degré de pra¬ tiques de l'espace social et les possibilités offertes par leurs emplois du temps respectifs. Nous avons choisi de traiter du commerce de proximité dans sa dimension historique mais surtout de l'appréhender dans son contexte urbain dont l'unité est le quartier. Par quartier, nous entendons "cette portion connue de l'espace urbain en général dans lequel s'insinue peu à peu un espace privé, particularisé du fait de l'usage pratique quo¬ tidien (...). II apparaît ainsi comme un lieu où manifester un engagement social, autre¬ ment dit : un art de coexister avec des partenaires (voisins, commerçants) qui sont liés par le fait concret de la proximité et de la répétition."^ D'un point de vue sociologique, la proximité spatiale se double d'une proximité sociale, c'est ce que nous essayerons de montrer dans la deuxième partie de notre travail. C'est ancrée dans un quartier, espace d'interconnaissances clos et socialisé, que la boutique prend sens. Dans cet univers maîtrisable, les conversations vont bon train mais pas n'importe comment, car "le rapport qui lie un client et son commerçant (et récipro- L. Giard et P. Mayol, 1980, p. 15-16.
  • 5. quement) est fait de l'insertion progressive d'un discours implicite sous les mots expli¬ cites de la conversation, qui tisse entre l'un et l'autre partenaires de l'achat un réseau de signes, ténus mais efficaces, favorisant le processus de la reconnaissance."^ On "parie boutique" dans une atmosphère aux odeurs caractéristiques, aux limites étroites et dont l'environnement est connu. Le partage des mêmes conditions de vie auxquelles il faut ajouter un certain nombre de données objectives (structure commerciale, stabilité résidentielle, modes de consomma¬ tion) induit un type de sociabilité caractéristique de ce que nous appelons commerce familial. Proche de la sociabilité de voisinage, les services rendus réciproquement entre clients et commerçants autorisent même à parler de solidarité. Cette harmonie à l'échelle du quartier va être perturbée par l'implantation des grands magasins et les incidences de cette nouvelle forme d'approvisionnement La guerre ne fera qu'accélérer la rupture dont la date ne fait pas l'unanimité, cependant, elle tourne autour de cet événement douloureux et de ses conséquences sur les modes de con¬ sommation et sur la redistribution des solidarités sociales. Sentant peu à peu la fin proche, les commerçants n'ont pu ou su prendre les mesures adéquates à une réorientation, malgré quelques tentatives. Ils ont conservé et développé une logique affective (on reste tel qu'on est au nom de la qualité du produit et du service rendu) et ils se heurtent à la logique économique impla¬ cable des grandes surtaces qui ont progressivement drainé un grand nombre de leurs clients potentiels. Ils ont élaboré un discours de la trahison qui exclue toute remise en cause de leur pra¬ tique et leur "inertie" face au changement pourrait être considérée comme une volonté d'accélérer la chute. Traiter de leur attitude passive face au changement, de la manière dont ils se réfugient dans une logique affective totalement issue des conditions antérieures de la pratique du commerce nécessite la mise en relation de leur discours avec celui des clients qui, eux, semblent participer de deux logiques : patrimoniale et économique. Nous avons délibérément choisi de rester à un niveau ethnologique tout en laissant la parole, le plus largement possible, aux personnes qui, pour nous, se sont souvenues. 2 Opus cit. p.31.
  • 6. 1. Etre commerçant, avant la guerre : une affaire de famille Au regard des discours de commerçants, un premier constat s'impose : tous les com¬ merçants n'ont pas la même attitude vis-à-vis de leur commerce, du développement de celui-ci et de sa pérennité. Ceci même si l'évocation concerne I' époque révolue de la splendeur du petit commerce. La manière dont on "pénètre" l'univers de la boutique, dont on en prend possession et r(in)existence d'une descendance qui la "reprendra", c'est-à-dire qui assurera la suc¬ cession, semblent conditionner à la fois la pratique de l'activité commerciale et la façon dont on se retirera ou non de ce monde clos. Mais elles forgent aussi ce que l'on peut appeler un ancrage dans la boutique, mélange d'investissement individuel, familial et professionnel. A l'aune de cette hypothèse nous nous proposons de décrire les différentes caractéris¬ tiques de la vie des commerçants dans la boutique à cette époque. Nous avons interrogé non seulement des personnes qui exerçaient une activité com¬ merciale avant la guerre, mais aussi les enfants de certains d'entre eux, ce qui nous a permis d'examiner comment se perpétue l'identité commerçante de la famille. 1.1. "Prendre" une boutique ou en hériter Avant la deuxième guerre mondiale, on peut considérer qu'il existe deux catégories de commerçants : - ceux qui ont hérité de la boutique familiale ou du moins, ceux qui appartiennent à une famille de commerçants. " Et puis ma voie a été tout de suite trouvée, je ne me suis jamais posé de questions, qu'est-ce que je vais faire ou des trucs comme ça, je vais continuer, effectivement j'ai continué. " (Paul Joly) - ceux qui pour des raisons économiques ont quitté la terre, viennent s'installer en ville et louent ou achètent un magasin. Dans le premier cas, les personnes qui ont hérité d'une boutique ou d'une "tradition" commerçante, le magasin constitue un capital affectif transmis de génération en généra¬ tion qui, même si il n'est qu'une bien maigre source de revenus ou un appoint à un salaire masculin, détermine le mode de vie de la famille. Pour les situations plus pros¬ pères, il s'agit de le faire fructifier pour, en dernière instance, le transmettre à son tour à ses propres enfants. La question de la succession équivaut à évaluer qui des enfants pourra "reprendre" la boutique, en l'occurrence celui qui a le plus d'aptitude et de "goût au commerce". La transmission se fera, cependant, en tenant compte de manière plus ou moins souple, d'un mode égalitaire d'héritage et les autres enfants seront dédommagés de ce "manque à gagner". 'Ma mère elle a été contrainte et forcée à 78 ans, elle a quitté. Et mon père me dit : Tu vas prendre en gérance si tu veux". J'avais pas d'argent pour actieter, alors ils m'ont mis 6
  • 7. en gérance, mon Dieu Ils ne m'ont pas esquinté. Mais enfin, j'avais quand même des frères et s-urs , 11 fallait que ce soit fait normalement pour tout le monde... " (Paul Joly) Le commerce est vécu par les enfants comme appartenant au domaine de la normalité et de l'évidence. II représente un avenir potentiel intériorisé dès l'enfance. 'Ils (mes parents) ont toujours ôté commerçants à Rennes. Mes grands-parents étaient déjà des marchands de vin dans la rue de Nemours, mes autres grands-parents étaient bouchers dans la rue de Nemours aussi. Mes parents à mol ont succédé et après Ils ont pris ici (l'épicerie) quand Ils en ont eu assez du commerce de tx)ucherle. Je crois qu'il ne marchait pas très bien. (...) En 50, j'al travaillé avec eux et mol j'ai pris leur suite en Í 978." (Aux 100 000 bonbons) II peut aussi être vécu comme la réponse à un sentiment d'indécision, le fmit d'une liberté de choix qui en fait, n'est qu'un consentement. 'J'avais pas d'Intérêt pour autre chose, non à l'époque... maintenant c'est autre chose, j'aime bien ça (le commerce). Mais à l'époque, ça ou autre chose, j'avais pas d'Idée bien définie." (Michel Fisselier) Cependant, il peut arriver que la succession ne se fasse pas parce que trop longtemps différée, les enfants ont pris d'autres voies professionnelles. "Au mois de janvier suivant II a glissé sur la glace, Il est tombé sur des marches et II n'a pas pu revenir à son magasin; son fils aîné est venu, qui lui n'avait pas de formation de commerçant, il était mécanicien, et il n'avait pas la bosse du commerce, il bricolait des moteurs, il bricolait des trucs comme ça, c'est drôle parce que son autre frère était bien, il était aux Miroiteries de l'Ouest, lui il aurait été bon là dedans!" (Emile Fisselier) A travers les discours, on ne spécifie pas sa volonté de transmettre, mais on formule l'impossibilité à le faire. Deuxième cas de figure, un couple de ruraux abandonne la terre et vient s'installer en ville. Le mari trouve aiors un emploi dans une usine et la femme loue une petite boutique qui lui permet à la fois un supplément de revenus mais aussi d'obtenir un logement pour sa famille car généralement le bail signé concerne à la fois le magasin et un apparte¬ ment attenant Un des couples évoque les raisons qui l'ont poussé à prendre une épicerie : < "Et ben, c'était pour se loger. Parce qu'on ne trouvait pas de logement, mon mari avait retrouvé du travail à revenir ici, et on aurait bien pris une gérance de ferme, mais en trouver c'était la même chose ! On avait pris ça l'épicerie pour se loger. (...) on était mal logés, ça faut pas dire qu'on était bien logés, on était mal logés." (Francine Dolo) La démarche est dans la majorité des cas liée à des contraintes économiques et maté¬ rielles mais n'est pas le fruit d'une vocation tardive ou d'une stratégie financière à finalité professionnelle.
  • 8. 1. Epicerie Texier, rue du Lycée, vers 1919 PRODUITS ALIMENTAIRES DE 1" CHOIX Spécialité de Cafés Verts et Tonéflés T VINS . SPIRITUEUX Ancienne Maison Te.ieb f s LIQUEURS w Desserts Confiserie TEXIER -FROHARD, fils Snccensenr K Articles pour Baptêmes K 34^ t?Ue dU Ltysée >«" I^EfJJ^ES C© y/ "Rennes, le jç InifK HJinHitè. lit-mipn ii!. i.i H 2. Facture à entête de l'épicerie Texier, vers 1920
  • 9. Ces deux catégories de commerçants vont faire preuve d'un attachement au commerce et d'une mobilité, plus ou moins grande, à l'intérieur des différentes possibilités qu'il offre (épicerie, café, boucherie etc.). Un élément cependant les place dans une position identique : les difficiles conditions de logement communes aux habitants rennais à cette époque. 1 .2. Le logement Le thème du logement est présent dans tous les récits de vie que nous avons recueillis . tant du point de vue du manque d'habitations à Rennes que de celui de leur vétusté et de leur exiguïté. La guerre et la destruction de la moitié de la ville n'ont fait que démul¬ tiplier un phénomène déjà existant : au manque de confort des logements en centre ville, s'est ajouté un manque de logements. La spécificité du bail de fonds de commerce, rendant indissociable le magasin du loge¬ ment du commerçant, et motivant dans certains cas l'installation, transforme cet état de fait en caractéristique. 'Ça faisait partie, c'était le même bail, c'était un bail qui tenait compte de l'appartement (et du magasin), Il n'y avait pas deux baux distincts, c'était un seul tiail. " (Paul Joly) On se procure le logement avec la boutique mais avoir une tx>utique avec logement peut demander la mise en d'un réseau de parenté ou de connaissances. 'Nous on s'est mariés en 34, là c'était un marchand d'articles de pêche, et nous on a habité oij est Brossaud à côté, on a commencé là. Charles Bougot, là qui porte donc (la rue porte son nom), // connaissait bien maman puisqu'il était directeur à l'Hôtel Dieu, et président de l'Office des HLM, et bien maman lui avait demandé de nous trouver un logement, et II nous avait trouvé juste, le petit magasin là, on avait deux pièces (au dessus en fait)." (A.Louvel) Pour évoquer le logement, on se réfère obligatoirement à la boutique qui est située au dessous ou à côté. C'est un lieu du travail mais aussi de vie, dans la mesure où on y reste de longues heures. 'On a habité au dessus avant, on a habité longtemps là, jusqu'à la guerre, jusqu'à ce qu'on revienne. " (Yvonne Suhard) Certaines fois, la confusion entre l'espace privé du logement et celui public du magasin est totale. "Elle habitait ici dans la boutique, dans le petit appartement derrière, elle a toujours habité là, c'était son milieu, son magasin, son univers." (Adolphe Laffont) Mais une fois le logement obtenu, même si cela se fait au prix d'une reconversion pro¬ fessionnelle, les problèmes persistent car les logements sont dans la plupart du temps exigus et ne possèdent aucun élément de confort. "Les logements dans les commerces comme ça en centre ville, c'était pas merveilleux. Quand on passe dans la rue, on se dit : "ça doit être bien", mais je vous dirais que au- dessus du magasin, le magasin chez nous II fait combien... 35 m2 à peu près, et la 8
  • 10. profondeur du magasin, II y avait 3 pièces déjà! alors vous voyez ça faisait des petites pièces. Alors II y avait la chambre des parents, la salle à manger, et une autre chambre qu'était la mienne et celle de mon frère aîné quand on était tous les deux, il y avait une cuisine avec un évier, pas de chauffe-eau. (...) Alors c'était quand même tout petit, et on était quand même cinq enfants. Y'avait ma grand-mère, elle habitait un étage au dessus, alors ce qui fait que j'avais de jeunes frères et seurs qui allaient coucher chez elle, ça donnait un peu plus de place. Mais alors des appartements sans confort... " (Paul Joly) Ces conditions médiocres de logement touchent toutes les catégories sociales de com¬ merçants (de l'épicerie fine à la boutique de quartier) car d'une part, ils se doivent d'être proches de leur magasin compte tenu de leurs horaires de travail et des avantages pra¬ tiques que procurent cette proximité, mais d'autre part ils ont aussi des difficultés à s'en éloigner pour des raisons purement affectives et symboliques. C'est ainsi que certains vieux commerçants ayant cédé le magasin à leurs enfants conti¬ nuent d'habiter le logement sans confort (malgré quelques travaux entrepris à leurs frais) qui jouxte le magasin. Elément indissociable de la boutique, le logement occupe une place prépondérante dans la vie des commerçants. On habite en famille et plusieurs générations, qui travaillent au magasin ou lui sont liées, vivent dans le même immeuble. Cette cohabitation va modeler tous les rapports intra- générationnels et montre comment peut se prolonger dans le privé, un rapport de subor¬ dination né du statut de la dernière génération dans le magasin. 1 .3. Le magasin comme Heu de vie et de mort Cette proximité spatiale du logement et de la boutique s'exprime aussi dans les fonc¬ tions que l'on attribue à l'un et l'autre espaces. Le lieu de vie n'est pas toujours celui qu'on croit. L'attachement à la boutique est bien plus fort que celui que l'on octroie à cet espace fonctionnel qu'est le logement : on y dort, on y prend rapidement ses repas. Au dernier stade des contractions, on y accouche. "Je suis né au-dessus du magasin comme ça II n'y avait pas de temps à perdre, vous voyez. Mon frère est né un 28 décembre, et c'était pas comme maintenant, ma mère le 28 décembre elle était encore au magasin. Elle a fait toutes les fêtes de Noël en traînant sa misère, et puis elle montait, dans le courant de la nuit la sage-femme venait, c'était fait, etpuis huitjours après c'était le magasin. " (Paul Joly) Au sens figuré, on est né dans le magasin, ce qui signifie que l'activité commerciale est familière à l'enfant dès son plus jeune âge (ceci, bien-sûr dans les familles qui ont une "tradition" commerçante). Ce sentiment traduit la perception qu'a le futur adulte du carac¬ tère inexorable de son engagement dans la boutique et le conditionne. "Et puis nous, on est nées la-dedans (le magasin), sl bien que dès qu'on a eu l'âge de travailler, on est venues pour l'aider." (Yvonne Suhard) La mort est aussi présente dans la boutique par l'intermédiaire des anciens commer¬ çants qui ont des difficultés à quitter définitivement leur boutique. 9
  • 11. "// (mon père) était au magasin encore l'avant-vellle de sa mort." (Paul Joly) Bien souvent, ils ont cédé la boutique à leurs enfants mais continuent à jouer un rôle dans la boutique. Ils assistent leurs enfants dans la passation des commandes ou prodi¬ guent des conseils dont la valeur est le fruit de leur longue expérience professionnelle. Leur présence, sans être constante, est fréquente. "Jusqu'à sa mort. oui. jusqu'à sa mort II a travaillé. II aimait t>eaucoup ¡e commerce." (Yvonne Suhard) Leur disparition change alors le paysage commercial du quartier. Le deuil appartient ainsi à la vie du quartier. Ce cas de figure n'est pas la règle, bien qu'il persiste jusqu'à nos jours. Certains d'entre eux prendront leur retraite (dès que cela sera possible) ou se retireront; cette demière situation est plus fréquente chez ceux qui n'ont pénétré le milieu du commerce que par manque de choix, c'est-à-dire notre deuxième catégorie. 1 .4. L'apprentissage du métier, la formation. Cette formation au métier de commerçant peut revêtir des formes totalement différentes. Ceux dont la famille est déjà dans le commerce vont suivre une filière souvent choisie par leurs parents. II la considère comme un geste d'allégeance à l'autorité parentale ou comme un choix personnel mais aucun ne remettra en cause cette "destinée". "C'est elle (ma mère) qui avait fait son choix. " (Yvonne Joly) Le cursus de l'apprentissage est alors codifié. Après avoir poursuivi des études sco¬ laires, et fort d'une pratique informelle acquise en regardant faire les parents et en les aidant au magasin, il faut aller voir comment ça se passe ailleurs, ne serait-ce qu'une fois. "J'avais dix-sept ans quand j'ai commencé, j'ai été jusqu'au brevet élémentaire, une fois que je l'ai eu, on m'a dit : Qu'est-ce que tu veux faire ?", bon ben j'dis : "la boutique". (...)Et alors, je suis parti au régiment comme tout le monde, et en revenant euh. mon père me dit : "Tu sais, il faut absolument faire une ou deux saisons, parce que j'en ai fait quand j'étais jeune", c'était le truc traditionnel. Comme j'ai fait mon apprentissage chez mes parents. Il dit : "ça va te faire du bien d'aller ailleurs", j'ai fait une saison au Pouliguen, chez un épicier également, ah oui j'ai toujours été dans l'épicerie. Et puis après je suis revenu à la maison, voilà ça s'est fait comme ça. " (Paul Joly) Les modalités financières d'une telle stratégie traduisent une volonté forte d'effectuer cette initiation qui permettra de glaner de nouveaux savoir-faire pour le magasin mais aussi qui permettra à l'adolescent d'acquérir de l'autonomie. "(A propos de l'apprentissage de son mari durant 3 ans) Mes beaux-parents payaient (le patron). Ils étalent t>ouchers à Louvigné-de-Bais, Ils payaient tous les mois une somme de tant (En plus. Il le logeait et le nourrissait)" (Yvonne Joly) Si la formation ne se fait pas selon le schéma habituel, il faut au moins être initié au commerce chez des parents. Cet apprentissage minimal est souvent le lot des femmes. 10
  • 12. "(Elle a été) employée dans une droguerie, et puis après chez sa tante, c'est elle qui Va initiée au commerce. Elle vendait des Laffont à Saint -Malo. " (Adolphe Laffont) Les femmes ont souvent des parcours détournés pour en arriver à la boutique alors qu'elles en sont souvent les initiatrices et les responsables. Jeunes filles, elles tentent de satisfaire des préoccupations professionnelles éloignées du commerce mais à plus ou moins long terme, elles y retournent pour des raisons d'opportunités matérielles mais aussi parce qu'elles sont persuadées que le commerce est un caractère dominant de leur personnalité, qu'il existe un gène du commerce. 'J'avais une grand-mère qui est née commerçante. " (Yvonne Joly) C'est ce qu'exprime cette ancienne enseignante en espagnol qui reprendra tardivement le commerce de sa mère : 'Je n'aijamais appris, on a ça dans le sang que voulez-vous. C'est comme ça. à force de voir on apprend. " (Alice Seban) Dans cette optique, le mariage joue un rôle primordial. Une forte endogamie de classe permet de "ramener au bercail les brebis égarées". "Mon frère aîné, alors lui il est commerçant, mais un petit peu contre son gré; oui, lui c'était l'agriculture qui le tentait, il a fait l'école d'agriculture et, puis vous savez trouver des terres ou des fermes en 1940 et quelques, c'était impossible. Alors, il a travaillé, il a été quand même 3 ans en Normandie chez un éleveur. Il a travaillé chez un "volailleux" après. II a connu sa femme à Rennes au bal. et finalement II est resté chez ses beaux- parents et II a fait épicier lui aussi. " (Paul Joly) "J'ai fait mon apprentissage dans un magasin de vaisselle, j'ai arrêté mes études au cer¬ tificat d'études, j'avais donc 16 ans. 15 ans. j'ai essayé de faire un an de sténo-dactylo dans un lycée, mais ça ne marchait pas. alors j'ai dit : "C'est pas la peine de continuer". Et mol le commerce ça me disait aussi tout le temps. Alors j'ai fait mon apprentissage dans un magasin de vaisselle qui n'existe plus maintenant, rue Lafayette, ça s'appelait "Rennes-décor". Bon ben. on ne gardait pas les apprentis, j'ai cherché ailleurs, et puis moi ça m'était égal, n'importe quel commerce... j'ai cherché une boutique, je faisais tous les commerces, etpuis quand j'ai vu l'annonce, t'avais fait une annonce sur le joumal. je crois ?" (Mme Joly) Le mariage permet aussi de trouver une t)outique pour l'un et pour l'autre, de trouver la personne qui pourra remplir les tâches exclusives de son sexe. En effet, les hommes n'ont pas la même fonction dans la boutique que les femmes, ce que nous ven'ons ulté¬ rieurement. Dans ce cas, la formation peut compenser le manque de propriété. "On est donc venu à La Créole, elle (ma mère) avait pris ça. mais ne s'y connaissant pas du tout dans l'épicerie, vous pensez bien que ça ne prenait pas non plus. Ça ne mar¬ chait pas du tout, quand elle a vu ça. elle a dit.. Je me suis mariée moi deux ans après avec un épicier de métier! II était ouvrier épicier, il n'était pas à son compte, il était sala¬ rié, et alors nous, nous avons pris la part de ma mère, on lui a racheté ça, et depuis alors nous avons travaillé, toujours pour alimenter la clientèle. C'est mon mari qui l'a fait. beaucoup.(...) Mon mari m'a très bien formée." (Yvonne Joly) Comme nous l'avons vu, lorsque la boutique est déjà tenue par les parents, l'apprentissage du métier de commerçant passe par trois stades : 11
  • 13. 3. Epicerie "Pierrot Gourmand", rue Maréchal-Joffre. 1988. W^- . é ^) Ë m¡Mjk>E¿ám^ii FÍCEME *' W: Spécialité de Froarages UM Successeur Conserves Alimentaires . viNs-EAux-o^viE 13,pue Chaláis, 13 Liqueurs-Cafés ^ ^^=^^) Desserts Fins - '«'MENíNíMS = 4. Carte professionnelle, épicerie Suhard, "Pierrot Gourmand", avant 1945
  • 14. - la fréquentation de la boutique par les enfants les amène à l'acquisition de gestes et de pratiques qui sont un acquis pour leur future profession. - l'école fournit une culture générale de base qui permettra de tenir la comptabilité. Certains iront jusqu'à faire une école de commerce mais cela concerne des enfants de familles dont le magasin est spécialisé ou en pleine expansion. - l'apprentissage dans d'autres commerces, différents de celui des parents par le type de commerce, et éloignés de la boutique familiale, souvent situés à l'extérieur de Rennes ou dans une autre ville, permet la formalisation de la pratique, l'acquisition de nouveaux savoir-faire mais aussi un accès à l'autonomie pour l'individu par rapport à sa famille. Pour ceux qui sont issus d'un autre milieu social (les agriculteurs), la formation semble se réduire à une phase essentielle : l'apprentissage dans les commerces. La sortie de l'école se fait plus tôt et les lieux d'apprentissage sont plus nombreux. "Je suis pañi à 14 ans en apprentissage dans la Sarthe. J'al fait une saison après en Loire-Atlantique. Après, je suis monté à Paris, hein! J'ai fait 4 ou 5 places à Paris. J'ai refait une saison au Touquet Euh et j'ai fait mon service militaire..." (Mr Coudreuse) Le manque de formation générale est alors vécu comme une limite à la bonne marche du commerce dans sa phase de changement mais suffisante à l'époque. "Maintenant il faut davantage d'instruction, pour tenir la comptabilité par exemple, parce qu'on n'a même pas notre certificat d'études nous, ah non, on ne l'avait pas." (Francine Dolo) Cas extrême, lorsque la location d'une boutique correspond à une reconversion profes¬ sionnelle, c'est le groupe des pairs qui va donner des conseils aux nouveaux arrivants. "Quand on est arrivés, (...) On avait demandé conseil, y avait René Auge qui était rue Hippolyte Lucas là. Ils tenaient un commerce eux autres d'épicerie aussi, bon ben on avait demandé les formalités, comment s'y prendre et comment voir et avec qui." (F.Dolo) Le magasin concerné est souvent une petite épicerie où les stocks sont peu importants et où le nombre de types de produits est minime, ce qui réduit les difficultés rencontrées. Le savoir-faire à mettre en est souvent lié à une culture domestique antérieure comme les pâtés ("on avait appris à les faire dans les fermes") que l'on servira au café ou la galette du vendredi ^. 1.5. La boutique, une histoire de famille Evoquer la boutique c'est avant tout parier famille, dans sa dimension intergènération¬ nelle en ce qui concerne la transmission et l'héritage c'est-à-dire dans la diachronie, ^ Véritable institution rennnaise, la galette était consommée le vendredi, jour maigre, accompagnée de sardines ou de harengs saurs. Vendue dans les épiceries, elle faisait du vendredi un jour particulier dans le rythme de la semaine. 12
  • 15. mais aussi par le fait que toute la famille du commerçant participe d'une manière ou d'une autre au bon fonctionnement de l'entreprise. En d'autre termes, diachronie et synchronie sont façonnées par un ciment commun : la famille. Certaines des personnes que nous avons Interrogées sont issues de lignées impor¬ tantes de commerçants rennais. La profondeur généalogique obtenue pour les activités commerciales au sein de la famille peut aller jusqu'aux arrière-arrière-grands-parents. Deux exemples : celui de Paul Joly, ancien propriétaire de la Créole, dont les parents et grands parents tenaient ce magasin, dont les arrière-grands-parents étaient boulangers et dont les amère-arrière-grands-parents possédaient une auberge, ou encore celui de Marcel Texier, épicier durant 45 ans, dont les parents exerçaient la même profession, dont la grand-mère était aussi epicière, et l'arrière grand-père cordonnier à Rennes dès 1846. Si l'énumération cesse à ce niveau, ce n'est pas obligatoirement dû à l'absence de rela¬ tions de la famiite avec le milieu du commerce mais simplement liée à la connaissance qu'a notre informateur de l'histoire familiale. Plusieurs générations peuvent travailler ensemble dans le magasin. "Ma grand-mère travaillait au magasin aussi. C'est-à-dire, Il y avait donc ma mère, mon père et puis ma grand-mère qui étaient au magasin. Et alors quand j'ai terminé mes études, et bien à ce moment là je suis rentré comme garçon de courses, ma s deux ans après moi est rentrée également Ma smur s'est mariée en 52. et alors à ce moment là mes parents ont pris une employée." (Paul Joly) Mais cela peut aussi être le lieu de travail officiel d'un seul Individu. Dans les deux cas, toute la famille est impliquée dans l'activité commerciale en fonction de son sexe, de son âge et de l'emploi du temps de ses activités à l'extérieur ( école pour les enfants, emploi salarié pour le mari, par exemple). 1.5.1. La division sexuelle des tâches Les tâches assignées à chacun des sexes sont détemninées selon un partage relative¬ ment traditionnel mais varient en fonction du nombre de membres de la famille travaillant en permanence dans la boutique. Lorsque le mari et la femme travaillent dans le magasin, les tâches plus "fines", perçues comme plus féminines, sont laissées à l'appréciation des femmes. Elles sont caissières ou sont plus particulièrement attachées à la vente. Si elles doivent gérer une partie des marchandises, ce sera plutôt les confiseries que le stock de vin. Les hommes, quant à eux, sont chargés à la fois des produits de première nécessité, appelés 'grosse cavalerie', comme le sucre, la farine, etc.. mais aussi de produits plus prestigieux comme le vin dans les épiceries fines. 13
  • 16. Cette division des tâches nous a été expliquée tant par les capacités physiques néces¬ saires à la manutention de certains produits, que par un meilleur niveau de connais¬ sance des produits pour d'autres. Les hommes ne sont pas toujours à l'aise pour vendre ou discuter avec les clients, mais quelques années d'expérience viennent à bout de cette retenue. "Mon mari s'occupait surtout de la "grosse cavalerle"(...) C'est l'épicerie que tout le monde emploie quoi! Alors tandis que l'autre épicerie, c'était moi qui en avait le rayon. Mon mari m'a dit quand on s'est marié : "II y a une chose bien simple, moije m'occuperai de l'épicerie, toi tu t'occuperas de la confiserie. Tout ce que tu achèteras, tu le vendras, si ça reste en compte pour toi, ce sera pour toi. C'est à toi de savoir ce que tu dois faire. " (Yvonne Joly) Dans ce premier cas, c'est le mari qui distribue les tâches et exercera l'autorité sur l'unité économique de base qu'est la boutique. Cependant, les grandes orientations de toute modification seront prises conjointement notamment en matière de travaux d'embellissement. li en va différemment lorsque un seul membre de la famille travaille dans le magasin. II s'agit généralement de la femme, qui va pour des raisons précédemment évoquées, "prendre" une petite épicerie de quartier qu'elle tiendra seule ou avec une employée, ce qui est rare compte tenu du faible rapport de ce type de commerce. "Alors ma mère en fait, c'était sa mère à elle, ma grand-mère qui était propriétaire et par conséquent, elle a hérité, elle a tenu ça avec sa mère et quand sa mère est morte, elle est devenue propriétaire. Mais c'est elle qui la tenait parce que mon père travaillait, il était dans la métallurgie. " (Mr Trépart) Le mari, lui, est généralement salarié dans une entreprise et assure la partie la plus Importante des revenus de la famille. II est titulaire d'un salaire fixe ce qui permet de compenser l'irrégularité des revenus commerciaux. "Ah ben ça se faisait beaucoup dans les épiceries de quartier, la femme tenait le com¬ merce et le mari avait un ...(emploi salarié), parce que ce n'était pas suffisant pour vivre. Et ça leur permettait d'être logés, derrière le magasin." (Paul Joly) Mais son emploi à l'extérieur ne le dispense pas d'aider sa femme à la boutique. II est généralement préposé aux travaux qui demandent une certaine force physique et qui peuvent trouver grâce dans son emploi du temps comme : aller acheter les légumes (qu'il faudra ramener en vélo ou à pied), aux Halles, le matin avant l'embauche ou livrer les clients le soir, si aucun des enfants n'est en âge de le faire. Certaines épicières refusent même de livrer à domicile car elles considèrent que c'est une surcharge de travail. Tout dépend de la main-d'suvre disponible : le mari, les enfants. 1.5.2. Le "travail" des enfants Les tâches confiées aux enfants relèvent de deux logiques dont l'une n'est pas exclusive de l'autre : 14
  • 17. - une logique économique. C'est une main-d'juvre d'appoint, non salariée, qui est chargée de services complé¬ mentaires à l'activité commerciale (livraisons, propreté de la boutique, etc.). - une logique d'apprentissage. Grâce à de fréquents séjours au csur de l'activité commerciale, les enfants sont peu à peu initiés aux affaires de la boutique. Ils peuvent alors évaluer leur attirance par rapport à ce type d'activités et les parents peuvent commencer à jauger lequel d'entre eux est le plus apte à la succession. Evidemment d'autres événements viendront influencer ce choix initial. La logique économique est cependant moins prégnante pour les grosses unités qui emploient déjà un nombre considérable d'employés (par exemple, jusqu'à 18 pour les Frères Provençaux) Dans ce cas, les enfants peuvent être dispensés des activités hebdomadaires au maga¬ sin. "Euh, non. J'étais pas très courageux, je préférais pfuit!... Si, quand on était adolescent, on a travaillé quand même, mais oij ça a vraiment été, c'est après le service militaire." (Michel Fisselier) Mais dans la majorité des cas, ce "travail" des enfants est précoce et constitue un recours vital pour l'unité de distribution. "Ah partir de cinq, six ans j'aimais beaucoup être au magasin (...) Mais je reconnais que j'aimais bien ça. Et les jeudis, les jeudis, dès que j'ai eu neuf, dix ans à peu près, il y avait une voiture à bras, pour aller chercher la marchandise avec mon frère aîné et les copains, on allait chercher le sucre à la Mabilais." (Paul Joly) "Quand j'étais môme, j'aidais mes parents, le jeudi on lavait les bouteilles (...) ma seur aussi a lavé des bouteilles, et embouteillé, et bouché (...) Quand i I y avait un jour de congé, mon père disait : Dis donc Marcel (...) Il y a du vin à mettre en bouteille, tu me donneras un coup de main (...)" (Marcel Texier) Cependant, il n'est pas reconnu comme un véritable labeur par les intéressés. II est pré¬ senté comme l'objet d'un choix, d'un désir. Les enfants n'ont pas le sentiment de travail¬ ler mais considèrent ces tâches comme des jeux. Ce mode ludique explique peut-être, en partie, les difficultés que nous avons eu à obte¬ nir des informations sur le travail dans la boutique des personnes interrogées, lorsqu'elles étaient enfants et les nombreuses relances qui ont été nécessaires pour parvenir à nos fins. Si tous les enfants, même ceux qui ne seront pas amenés à reprendre le magasin, sont concernés par ces activités, une certaine division sexuelle des tâches n'en est pas exclue. Si les garçons livrent les clients, les filles cumulent la "petite" livraison avec des activités de nettoyage. 15
  • 18. 5. Epicerie fine "A la Créole", rue de Nemours. 1988.
  • 19. "(A propos du travail à la boulangerie étant enfant) Ah. ben je faisais les cuivres (...) Il fallait que ce soit briqué tous les vendredis. (...) Etpuis alors on avait un porte-pains, on portait du pain beaucoup. On avait une petite voiture à bras pour porter le pain, avec un chien dessous pour tirer. Et on allait jusqu'à Saint Laurent, ça vous dit., on allait partout par là, on allait partout porter du pain. " (Yvonne Joly) Ce sont elles aussi qui seront chargées du ménage de l'appartement, annexe de la tx>u- tique, lorsque les revenus familiaux ne permettent pas d'engager une bonne, ce qui est fréquemment le cas. Enfin, les tâches effectuées par les enfants sont à la mesure de leurs fonctions initiales (appoint économique et initiation). Elles peuvent paraître variées mais on peut observer qu'elles ne touchent jamais à la vente qui, elle, est réservée aux adultes (même chose pour les commandes). Ce constat souligne à la fois le caractère essentiel de la vente dans l'activité commerciale mais aussi le savoir-faire qu'elle nécessite. 1.6. Les horaires Comme nous l'avons vu, les commerçants passent la majeure partie de leur vie dans leur boutique, du fait, en partie des horaires très contraignants en vigueur à cette époque. "Ah oui, et puis alors il faut vous dire une chose, dans les commerces d'alimentation, les horaires sont ... très longs. On ouvrait à 8h00 le matin, on fermait à midi et demi, on rouvrait à une heure et demie et le soir on fermait à 7h30, 8h00. Alors voyez ça fait.. " (Paul Joly) Ces horaires répondent à des contraintes économiques. Ils s'adaptent à l'emploi du temps des salariés cependant peu de femmes sont salariées à cette époque et ce sont souvent elles qui s'occupent de l'approvisionnement du ménage. En fait, ils sont révélateurs de la manière dont les commerçants conçoivent leur rôle et le service qu'ils ont à rendre. "// fallait se lever très tôt, puisque on ouvrait à 7h00 le matin, jusqu'à 20h00 le soir (...) sans fermer, alors on se relayait (...). on mangeait assez rapidement" {Marcel Texier) La disponibilité est le maître mot de l'activité commerciale et les relations commer¬ çants/clients s'organisent autour de cette règle d'or. De plus, certaines denrées spécifiques comme la galette vont rallonger la durée de la journée de travail. Activité généralement bi-hebdomadaire, elle se rajoutait aux tâches quotidiennes. "Parce que mol. je faisais de la galette à ce moment-là. alors je me levais à3 hdu matin pour qu'elle était faite pour 8h, 8h 1/2. " (Francine Dolo) Seule dérogation à ces contraintes horaires et à cette disponibilité due, la messe du dimanche matin dans les familles où la pression économique peut être contournée c'est- à-dire celles qui ont suffisamment d'assises commerciales et financières pour se permettre de fermer la boutique et de prendre un repos dominical motivé. 16
  • 20. "... // y avait la messe le dimanche matin. Il n'y avait pas la messe du samedi soir, là il n'était pas question d'ouvrir, ily avait la messe." (Paul Joly) Ce type d'entorse à la règle est unique et ne concerne pas les boutiques familiales, piliers du quartier mais davantage les épiceries fines, déjà spécialisées, dans lesquelles on peut trouver des produits qui sont consommées occasionnellement comme des épices ou des confiseries. Ces horaires engendrent un mode de vie selon lequel la famille de commerçants est relativement refermée sur elle-même, lorsqu'il ne s'agit pas de relations professionnelles. "Les commerçants à ce moment là vivaient un peu en vase clos, du fait des horaires de travail puisqu'ils étaient toujours à la boutique." (Paul Joly) "Mon père a ouvert le dimanche matin jusqu'à midi, (...) il déjeunait, etpuis il faisait un petit tour à pied avec ma mère et moi, età 1 7h00 il ouvrait (...) Mes parents, ils restaient à la tâche du matin au soir, même le dimanche." {Marcel Texier) Les seules personnes que l'on côtoie "en dehors" de sa propre boutique sont les autres commerçants, chez qui l'on ne s'attarde pas parce qu'on s'approvisionne "entre deux clients" ou après la fermeture, ce qui signifie que le collègue est lui aussi sur le point de baisser le rideau. "Etant commerçant, je faisais mes courses dans le quartier. Je n'allais pas courir ailleurs. D'abord, je n'avais pas le temps." (Mme Gapaillard) Ces relations entre commerçants sont cependant spécifiques. Elles sont à la fois le fruit de relations limitées avec l'extérieur (en dehors de la boutique) et d'un contexte écono¬ mique où chacun a sa place. 1 .7. Les relations avec ies autres commerçants "(On choisissait les commerces) comme ça. On se disait aujourd'hui Ici. un autre jour ailleurs. On avait aucune préférence. Les épiceries, la même chose, on essayait de faire travailler un petit peu tout le monde. " (Mme Gapaillard) Ces quelques phrases énoncées par une commerçante ne sont pas caractéristiques du discours des clients avant la guerre. Elles sont une reconstruction a posteriori, comme nous le verrons ultérieurement, mais sont aussi révélatrices d'un destin commun des commerçants. En fait, à cette époque, il existe un fort sentiment d'appartenance à une même corpora¬ tion. "Ah, aussi bien collègues qu'amis, aussi bien. On se rendait des services avec les collègues, très facilement et très gentiment, et avec les gens de l'entourage, pareil." (Yvonne Joly) Les relations entretenues ne sont pas clairement désignées (rapports professionnels ou amitié) mais tous, dans un même quartier, se connaissent et ont tissé un réseau d'entraide qui ne perturbe en rien les individualités. 17
  • 21. "On a un caractère Individualiste, assez marqué. D'ailleurs même entre nous, entre collègues, parce qu'on avait une très bonne entente entre nous, même entre collègues on se démarquait l'un de l'autre, on se complétait, on ne se gênait pas. (...) d'ailleurs c'estpas difficile, on s'envoyait des clients mutuellement" (Paul Joly) Outre les conseils aux nouveaux arrivants, que nous avons évoqués ci-dessus, Emile Fisselier nous donne un autre exemple du type de service que l'on se rend entre collègues : le prêt de réserves pour entreposer sa marchandise. C'est le temps béni où "tout le monde peut travailler et où le mot concurrence ne recouvre pas un sens précis dans les discours. Sa réalité ne sera douloureuse que plus tard. "Sur Rennes nous n'avons que des collègues, on a aucun concurrent." (Mme Fisselier) En conclusion, nous dirons qu'il existe des disparités dans les conditions d'exercice de la profession de commerçant et dans les types de commerce. La pratique y est fortement influencée par l'ancrage affectif et familial que les commer¬ çants ont dans la boutique. Hériter ou "prendre une boutique" va forger une manière spécifique de concevoir le commerce, le métier tant au niveau du savoir-faire à mettre en cuvre (de ses origines) et de la formation jugée nécessaire, que de la façon dont ils se projettent dans l'avenir (retraite prise ou non, mobilité d'un type de commerce à un autre). Cependant, certaines caractéristiques sont communes à tous : - ils sont généralement mal logés, mais à proximité de la boutique. - ils ont fait de la disponibilité à l'égard du client le pivot de leur pratique. - ils ont un fort sentiment d'appartenance à un groupe professionnel. - ils gravitent dans un univers souvent limité au local commercial. 18
  • 22. 2. Avant la guerre, commerçants-clients : un même espace social. Des discours croisés. L'activité commerciale met en scène deux catégories d'acteurs qui ont chacune un dis¬ cours spécifique sur la relation qui les unit mais dont les logiques ne sont pas obligatoi¬ rement divergentes. Dans ce chapitre, nous essayerons de montrer qu' avant la deuxième guerre mondiale, il existe une proximité sociale et des correspondances entre les valeurs des commerçants et celles des clients. Nous nous intéresserons au dispositif commercial dans les différents quartiers de Rennes et à la relation clients/commerçants spécifique qu'il aurait façonnée, avant 1 945. Première unité de base pertinente pour capter la spécificité de cette relation commer¬ ciale, ce territoire que constitue le quartier ne peut être oublié pour mener à bien cette ethnographie des commerces rennais. 2.1 . Un même espace géographique : le quartier. Le quartier avant la guerre, tel qu'il nous est décrit par nos informateurs, apparaît comme un microcosme au sein de la ville. Sa puissance d'intégration est étroitement liée aux fonctions qu'il recouvre et qui répon¬ dent à ressentiel des besoins de ses habitants; approvisionnement, réseau relationnel - familial ou amical - et professionnel pour la plupart. "Bon bah on a été quatorze ans rue de la Coureuse, on faisait nos courses là. On trouvait tout ce qu'on voulait A peu près. II y avait graineterie, il y avait une épicerie, il y avait une boucherie, II y avait un café... Oh oui I à peu près tout dans la rue de Nantes. On n'allait pas t>eaucoup dans le centre, juste pour aller aux Nouvelles Galeries ou des choses comme ça mais non. " (Mme Chotard) "J'habitais dans cette rue là et en plus, on travaillait aux Télécommunications à la Grande poste. Donc c'était notre quartier, on faisait tout là. Puis quand on est parti, on a continué parce qu'il y avait des commerçants qu'on connaissait aussi, qu'on finissait par connaître parce queje suis un petit peu bavarde." (Mme Gallet) Le regroupement des différents types d'activité sur un même territoire, le quartier, con¬ fère aux modes de vie une certaine cohérence. "Je faisais mes courses quand je finissais etpuis je revenais faire mon manger." (Mme Chotard) C'est le lieu du quotidien, de l'habituel. "Oui mais en général pour la vie courante, on restait dans le quartier. " (Mme Leclercq) Les témoignages dépeignent Rennes comme une multitude de quartiers fermés sur eux- mêmes par des frontières symboliques qui les isolent de la "ville", réduite pour nos informateurs au centre. 19
  • 23. 'Vous savez Rennes autrefois, c'était des quartiers bien précis. Nous, notre petit coin ici, II était très isolé parce qu'ici ily avait une caserne et ici le Champs de Mars. On allait très peu en ville. On habitait en ville mais pour nous aller en ville, c'était Place de la Mairie. " (Mme Bleuzen) Comme le soulignent Giard et Mayol, le quartier est un territoire défini par l'usager en fonction du "reste" de la ville. C'est aussi la différence de pratique entre ces deux espaces qui renforce l'identification du riverain à son quartier. "C'est-à-dire qu'au début que je me suis trouvée dans la rue de Nemours, j'étais un petit peu déboussolée, parce qu'on sortait de la rue le Bastard, c'était pas le même environ¬ nement, ni rien du tout, on avait laissé nos habitudes, on avait laissé nos amis, on était tombé rue de Nemours, où nous ne venions jamais. " (Yvonne Joly) D'ailleurs les Incursions dans la ville, toujours dans un but précis (souvent pour des achats exceptionnels ou spécifiques) sont évoquées ici comme "une expédition", "un voyage", une "fête". Ces déplacements sont ressentis comme une transgression provi¬ soire. 'On se dépêchait de rentrer pour le quatre heures et maman nous disait : "Sl on se dépêche de rentrer, je vous ferai des frites." (Mme Bleuzen) Cependant, l'inscription dans l'environnement social du quartier est aussi importante dans le processus d'intégration à la ville. II atteste d'une origine urbaine qui fait dire à nos informateurs, encore aujourd'hui, après qu'ils aient déménagé, qu'ils sont de la rue Gurvand ou de la rue Legraverend. Les habitants d'un quartier ont le sentiment d'appartenir à une communauté homogène, vivant ce territoire comme une partie d'eux-mêmes et non pas comme un espace ou un objet. "On était beaucoup plus près les uns des autres que nous le sommes maintenant. Regardez par exemple ici, on connaît quatre ou cinq personnes c'est tout Quand on était Galerie du Théâtre, on se connaissait tous, ahlon se connaissait! tout le monde! on était tous bien et on se voyait et on se parlait et si quelqu'un avait besoin de quelque chose, tout de suite on était prêt à rendre service età..." (Mr Hervé) Le repli des habitants sur le quartier et la stabilité résidentielle privilégient les liens de voisinage et l'interconnaissance. "On connaissait très bien les familles" (Mme Gapaillard) " Oh oui, on se faisait des services entre gens du quartier." (Mme Fayollet) Mais le quartier, tissu dense de relations de voisinage, engendre un contrôle social fort. Chacun sait tout ce qui se passe chez le voisin. "Tout le monde savait tout., qu'il y avait une petite fille qui était née dans telle maison et que le petit garçon de Mme Untel avait la diarrhée verte, que ci que ça... je ne crois pas qu'on allait informer les commerçants, tout le monde le savait, ça passait de bouche à oreille. Ah oui, c'était un quartier... c'était presque la campagne. II y avait de vielles familles. Mon père savait que c'était le fils d'Untel... enfin toute sorte de chose quoi." (Mme Louise) 20
  • 24. 6. Magasin de vêtements, "Aux Travailleurs", rue Maréchal-Joffre, vers 1914
  • 25. Dans cette structure urbaine quasi villageoise où les rapports de sociabilité et le contrôle collectif sont exacerbés, les commerçants sont considérés à la fois comme des voisins, des habitants ordinaires du quartier mais on leur reconnaît aussi un rôle clef dans la gestion du réseau d'interconnaissances et des flux d'informations au sein du quartier. "Ah dame! c'est là qu'on se connaissait parce que c'est là qu'on se retrouvait chez le petit commerçant Bah... la commerçante, elle pariait t>eaucoup... elle pariait beaucoup... elle parlait à l'une alors l'autre enchaînait et pis ça... et on arrivait à se faire des amis et à se connaître." (Mme Hervé) Conscients de la spécificité de cet espace social qu'est la boutique et du statut singulier qu'on leur attribue, les commerçants reprennent à leur compte ce double rôle. 'Mais enfin c'est certain que nous, ayant des enfants qui allaient à l'école avec les autres, bien-sûr on suivait les enfants des clients, on disait : "Tiens, qu'est-ce qu'il est devenu untel ?" (Mme Coudreuse) Cependant ces quartiers ne sont pas exempts de différenciation sociale, même si, au premier abord, tout laisse croire à une homogénéité de ces espaces sociaux. 2.2. Des espaces sociaux cohérents et signifiants Sur le quartier, les rôles sociaux sont malgré tout multiples. On peut être commerçant et/ou client mais on est aussi intégré à un système de production, dans des rapports de production, on appartient donc à des classes sociales différentes, même si l'écart de statuts sociaux parmi nos informateurs est réduit. La propriété ou la maîtrise de son instrument de travail constitue une caractéristique de la pratique professionnelle des commerçants. Ceux-ci n'ont cependant pas un statut uniforme. Certains sont propriétaires de leur bou¬ tique alors que d'autres sont locataires de leur outil de travail. D'autre part, certains exercent leur activité dans une épicerie de quartier et d'autres dans une épicerie fine, ce qui constitue une différence qui est revendiquée par les seconds. "Nous, l'épicerie fine, c'est différent comme créneau. On n'est pas à la limite "alimentaire", on est épicerie fine, c'est vraiment très spécifique." (M. Fisselier) Ces différences de statut impliquent des disparités dans leurs revenus, dans leur manière d'exercer mais aussi dans leur mode de vie. "C'était des commerces plutôt bourgeois alors nous on allait rarement dans les pâtisse¬ ries. (Et les commerçants de quartier ?) Oh tout à fait populaires, enfin pas la rue Gurvand parce que la partie qui donnait sur la butte, c'était rien que des maisons parti¬ culières avec jardins. Ce n'était pas des ouvriers. Mais de l'autre côté, c'était des gens très modestes." {Mme Louise) Les clients, qui ont été nos informateurs, sont eux issus d'un milieu social relativement homogène : celui des ouvriers mais cependant certains s'en détachent, et les enfants de ceux-ci sont en ascension sociale. Or ce sont ces derniers qui nous ont fourni les 21
  • 26. discours que nous allons traiter au cours de ce chapitre concernant la période avant guenre (le temps et leur mode de vie actuel ne fait qu'accroître la distance sociale). De plus, les commerçants avaient parmi leurs clients, des classes sociales supérieures (professions libérales et rentiers du Boulevard Sévigné, par exemple) qui constituaient une clientèle spécifique dans son mode de paiement et qui, eux, n'étaient que très rarement présents dans la boutique. C'est l'employée de maison qui était représentante de cette clientèle aux revenus assurés ou bien : "C'était des gens qui venaient quelques fois, une fois par mois. Ils passaient leurs commandes, j'allais les livrer puisque je faisais le garçon de courses et alors, c'était des grosses commandes." (Paul Joly) Cette manière de s'approvisionner ne ressemble en rien à celles des classes plus popu¬ laires majoritaires dans le quartier, qui font leurs courses quotidiennement et qui ont à gérer des contraintes matérielles (faibles revenus, manque de moyens de consen/ation. etc.) La diversité des rapports entre les différentes catégories de clients et les différents types de commerçants sont perçus par tous mais un élément primordial fédère le tout : le quartier. Le partage d'un même territoire c'est-à-dire la proximité spatiale induit une illusion de proximité sociale, et atténue ainsi la distance sociale entre les différentes catégories de population. Ce territoire est le support de pratiques communes de toutes natures, non seulement l'approvisionnement, mais aussi le logement, l'activité professionnelle ou scolaire des enfants etc. qui rendent possible l'interconnaissance. "... A la rue Gurvand. où il y avait aussi une épicerie, un charcutier et un coiffeur, qui était aussi le coiffeur des familles, il habitait là où nous habitions, aussi où il y avait trois étages et bon son fils allait à l'école avec mon frère aîné. " { Mme Bleuzen) ( A propos de Mr Brugallet, le cordonnier) " Et puis je connaissais ses filles qu'on allait à l'école ensemble et au catéchisme alors bien bahf (Mme Louise) Ce mélange social dans les pratiques que l'on a d'un même espace ne masque pas totalement les disparités réelles et vécues comme telles. "Ils vendaient ça (les épices) à des gens originaires des pays...alors des fois quand on allait dans cette épicerie, on se retrouvait aussi bien avec un marocain qu'avec un autre... on sentait d'après ce qu'ils achetaient de quel pays ils étaient" {Mme Fayollet a passé de nombreuses années aux colonies) Les clients ne sont pas dupes de la situation socio-économique de leurs commerçants. '// y avait beaucoup de petites épicières qui étaient seules, il y en avait t>eaucoup qui étaient veuves même, qui prenaient des petites épiceries comme ça pour vivre; parce qu'il n'y avait pas d'assurances sociales. Alors quand elles perdaient leur mari, elles étaient vraiment désemparées. Alors, elles avaient souvent des petites boutiques comme ça qui les aidaient à vivre." (Mme Trépart) Ils établissent une hiérarchie entre commerçants du quartier, qu'ils trouvent plus proches de leur propre statut social d'ouvrier (ce qui se vérifie par l'emploi souvent occupé par le 22
  • 27. mari de l'épicière) et commerçants du centre, qui eux ont une clientèle plus diversifiée et moins "connue". "... Et pis pour rendre un service, c'était vice-versa, vous savez! Les clients pouvaient très bien nous rendre un service aussi." {Mme Coudreuse) (A propos de ses rapports avec les commerçants du centre) "... des rapports très distants mais il y avait le fait que Warnet (important magasin de tissus) connaissait très bien mes grands-parents. Alors bon. Il y avait des relations particulières mais c'était particulier hein. Ailleurs, c'était pas comme ça, on était considéré comme des clients simplement " (Mme Louise) II suffit cependant qu'un des membres de la famille ait participé à une activité avec un Individu d'une catégorie de population plus éloignée socialement mais appartenant au quartier, pour que se réduise cette distance ou du moins que les acteurs en aient le sen¬ timent. Le phénomène d'interconnaissance réduit aussi cette distance sociale en diminuant les zones d'ombre où s'exerce l'incompréhension, générée par un manque de codes sociaux. De plus, le repli sur le quartier et la stabilité résidentielle facilitent les processus de reconnaissance sociale notamment à travers les rôles codifiés dont le quartier est le théâtre : la mère de famille qui va au lavoir tous les vendredis, qui fait ses courses à onze heures, l'enfant qui achète le pain et qui va à l'école avec le fils du coiffeur, l'homme qui travaille à tel endroit et qui rentre déjeuner chez lui le midi, l'épicière veuve etc. " Elle travaillait seule et elle était veuve aussi. Oui, avec deux filles. Elle avait perdu son mari à la guerre. Quelque chose comme ça. " (Mme Chotard) "Ah oui! On allait chez ces commerçants qu'on connaissait très bien. D'ailleurs mon mari était instituteur à l'école de la Liberté qui était tout près, alors les enfants de nos com¬ merçants étaient aussi nos élèves. On se connaissait très bien." (Mme Louise) La boutique va être le lieu de circulation des informations, "le café des femmes" selon Giard et Mayol. C'est dans cet espace que les commerçants de quartier auront leur double rôle à tenir : famille à part entière et médiateur de la vie sociale sur le quartier. 2.3. La boutique comme lieu central du quartier : Car pour pratiquer collectivement un même territoire, il faut maîtriser l'information et savoir qui est qui. "Oh je les connaissais bien (les commerçants) et pis ils nous connaissaient très bien. J'allais faire mes courses quand même alors on retrouvait les mêmes personnes sou¬ vent On connaissait même des gens qu'on rencontrait que dans ces magasins , comme ça parce qu'on se rencontrait aux mêmes heures à peu près. On se parlait, on se donnait des nouvelles de la famille. C'était très familial. " (Mme Leclercq) 23
  • 28. Ce constat est valable pour tous les lieux où une activité collective est pratiquée (sport, entreprise, etc.) et n'est pas spécifique à Rennes. Nous allons maintenant nous focali¬ ser sur la situation commerciale rennaise, en prenant soin de souligner ses spécificités. Première observation, les quartiers bénéficiaient d'une Infrastructure commerciale suffi¬ samment développée pour les rendre autonomes, notamment sur le plan de la consom¬ mation. Tous les témoignages s'accordent sur le fait "qu'on avait tout sous la main". D'autre part, le foisonnement des épiceries, 'qui se touchaient presque, tellement il y en avair, est une des images communes à tous nos infomiateurs. Cette sureprésentation des épiceries était souvent au centre des entretiens, d'abord parce qu'elle permettait une comparaison immédiate avec la situation actuelle, par opposition : 'Maintenant, quand vous cherchez une épicerie, autant chercher une aiguille dans une meule de foirT. Ensuite parce que l'épicerie tient dans les discours une place privilégiée qui reflète l'importance de son rôle et de la charge affective dont elle est l'objet. Giard et Mayol nous donnent des éléments d'analyse quant au rôle symbolique de l'épicerie : "Chez le boulanger ou le boucher, le choix des aliments est relativement simple. On ne choisit qu'une viande pour un repas. Chez l'épicier, l'éventail des biens est plus complexe. (...) On y passe par conséquent plus de temps que partout ailleurs, en dévoilant en même temps la capacité qu'on a à dominer la complexité de cet univers surabondant" ^. En fait, la répétition des visites quotidiennes suppose que l'on y passe non seulement plus de temps mais encore que ce temps n'est pas dépensé de façon tout à' fait identique dans l'épicerie et dans les autres types de commerces. Les épiceries de quartier sont décrites comme des endroits 'improvisés' qui contrastent avec la vision actuelle que nous avons de la boutique, où l'organisation de l'espace est liée à un rationalisme commercial. La description de ces boutiques débute toujours par l'évocation de leur exiguïté : "Oh les boutiques étaient toutes petites, une petite pièce. Des petites boutiques, souvent c'était une grande pièce partagée en deux avec une grande cheminée. Ils avaient leur cuisine juste derrière. Ils ouvraient toute la journée alors Ils se déplaçaient même si ils étaient à table. Ils allaient sen/ir leur clients. " (Mme Gapaillard) Si les lieux permettaient une disponibilité sans faille des commerçants à l'égard de leur clients, ils étaient, cependant, jugés comme peu fonctionnels (cette appréciation n'est- elle pas le fruit d'une comparaison avec la présentation actuelle des commerces ?) 'Parce que vous savez c'était un tout petit magasin, un petit fourre-tout et tout ça été enfllé les uns dans les autres et des fois ils savaient plus ce qu'ils avaient " (Mr Hervé) La spécificité de ces commerces tient en partie à leur mise en scène qui conditionne directement les comportements. Opus cit. p. 103 24
  • 29. La structure de la boutique est avant tout conviviale, la marchande s'y tient comme si elle évoluait dans la sphère de sa cuisine. Elle donne à voir ce qui dans les autres com¬ merces relève des coulisses : faire cuire le pâté, préparer la galette, travailler le t>eurre. L'ambiguïté de l'épicerie réside principalement dans une frontière mal définie entre le commercial et le domestique. D'une part, la séparation entre l'habitat du commerçant et son lieu de travail reste floue quand elle n'est pas amovible : à cette époque les épiciers vivent dans une pièce qui se trouve dans l'arrière-boutique et les témoignages des clients révèlent qu'ils y pénétraient relativement fréquemment à l'occasion d'un sen/ice ou d'un conseil. Cette confusion se retrouve même clairement exprimée dans le discours de nos informa¬ teurs : " Je me souviens aussi de Mme Bunvel qui était epicière et on entrait chez elle dans un magasin qui avait trois ou quatre marches, c'était très étroit.. " (Mme Louise) D'autre part, le dispositif des produits "entassés", "posés à même le sol" pennet au client d'évoluer dans l'espace sans craindre de briser un ordre préexistant. S'il est certain que réside dans ce désordre apparent, une logique propre à l'épicière, cette organisation laisse à l'usager une marge de manluvre plus importante que dans les tx>utiques où le décorum de fait impose une distance entre les produits et les personnes. "Quand on y allait, on se sentait un peu comme chez nous, on se sentait libre, on faisait ce qu'on voulait " (Mr Hervé) Ce type de présentation est probablement liée à la nature des produits commercialisés à cette époque dans ces épiceries et dont la gamme se réduit aux marchandises les plus courantes, qui étaient la base de l'alimentation quotidienne. Ce discours construit à posteriori montre combien la boutique ne donnait pas à voir et se souciait bien peu d'attirer le client par un agencement guidé par une volonté esthétique : "Maintenant, c'est un plaisir pour les gens d'aller se promener, de voir les magasins et tout ça, tandis qu'autrefois, dans mon enfance, c'était pas comme ça. C'était pas attrayant, vous savez c'était pas arrangé. Ils mettaient ça en pagaille pour faire voir ce qu'ils vendaient mais c'était pas du tout arrangé, tandis que maintenant c'est mieux. " (Mme Leclercq) Cependant, certains rites sont connus des clients et constituent une attraction, comme cette poissonnière au langage fleuri, qui dédiait un pan du mur de sa boutique à la Vierge et sa première vente à Dieu. "Etje me souviens que dans cette poissonnerie, II y avait des marchandes de poisson bien-sûr, qui étaient assez mal embouchées comme les marchandes de poisson, et que bon, dans le fond de la Halle il y avait tout un pan de mur qui était consacré à la Vierge. II y avait une statue de la Vierge et pis alors des décorations, des fleurs, des rubans, c'était très t)eau dailleurs. Et puis alors quand on arrivait et qu'on était la première cliente, la marchande disait : "Dieu bénisse celle qui m'étrenne!", c'était drôle. Seulement, il fallait y aller de très bonne heure. " (Mme Louise) L'absence de préconditionnement des produits, outre le fait qu'il prolonge le temps de service consacré à chaque client et favorise ainsi l'engagement des conversations, 25
  • 30. tissait également des con'espondances à la fois directes et symboliques entre l'habitat et la boutique. En fait, comme la plupart des produits n'étaient pas conditionnés, les clients apportaient leur propre vaisselle (assiette pour la galette, récipient pour la casse, t>outeille pour le cidre, pot à lait etc.) pour pouvoir transporter les produits jusqu'à leur domicile. "Elle repliait les galettes et hop dans l'assiette. Et puis après, je me souviens, je me dépêchais de courir à la maison avec mes assiettes chaudes parce qu'il ne fallait pas que ça refroidisse." {Mme Louise) De plus, d'autres personnes nous ont dit avoir partois porté leur rôti chez le boulanger pour le cuire ou alors avoir envoyé un enfant au café avec un verre pour avoir une petite quantité d'alcool nécessaire à une recette. Les familles révélaient ainsi une partie, même si elle est infime, du domestique et donnait des informations sur la composition des repas, sur leur volume. L'univers de ces boutiques apparaît comme un espace intennédiaire entre lieux privé et public, un trait d'union entre l'intimité de l'habitat qu'elle prolonge et un des espaces publics, avec le café, qui incament le quartier et la vie collective.^ Oue la boutique soit le lieu de la sociabilité féminine est admis par tous. Giard et Mayol l'ont montré en la décrivant comme un espace langagier codifié qui autorise la confi¬ dence dans lequel " le quartier peut fragmentairement se reconnaître en prenant cons¬ cience de lui-même." "Si vous vouliez savoir ce qui se passait dans le quartier, c'était à l'épicerie ou à la bou¬ cherie (qu'on l'apprenait). " (Mme Chotard) Lieu d'échange et de parole, l'épicerie est le lieu où on apprend le quartier. " Ah oui! elle (l'épicière) connaissait tout le monde etje ne dirai pas que c'était un lieu de rendez-vous parce que c'était assez petit, on pouvait pas se tenir à beaucoup là-dedans mais on était au courant de tout ce qui se passait dans la famille. (...) On connaissait les gens et II arrivait fréquemment que si on les connaissait pas. euh... dès que la personne sortait, on disait : "Mais qui est-ce ?", tout de suite ils enregistraient et on sentaient par exemple si la femme était à la caisse qu'elle notait dans sa tête où ils habitaient, oui. oui... II y avait les conversations sur qui va ou qui vient, les changements dans le quartier." {MeWe Desainjean) Les conversations peuvent aborder une multitude de thèmes. "... de la santé, de ce qui se passait dans la vie aussi quelques fois, oh ouij'al vu discuter aussi des trucs politiques chez ma marchande de légumes." {Mme Trépard) Mais, hormis les nouvelles du quartier, le sujet privilégié est la famille. Si le café est un lieu masculin, l'épicerie est essentiellement féminine. La spécificité de ces lieux résiderait dans les thèmes qui y sont abordés et dans le type d'informations qui y circulent. Cette hypothèse pourrait faire l'objet d'une étude mais nous ne disposons pas d'informations sur les sujets de conversations dans les cafés. 26
  • 31. "Ils (les commerçants) avaient leur famille, on avait la notre. Oui, on aimait tíen se racon¬ ter certainement." (Mme Gallet) C'est simplement à l'occasion d'un extra ou ponctuellement, que l'on quitte le quartier et le commerce de proximité pour s'approvisionner. "Quelquefois, on allait dans les épiceries fines qu'il y avait en bas de la Place de la Mairie par exemple ou dans la rue de Nemours aussi pour faire, quand on recevait quelqu'un, quelque chose de mieux, où il y avait plus de choix. Alors on allait dans ces magasins là." (Mme Leclercq) Les évocations des lieux sont alors teintées de nostalgie, les odeurs sont magnifiées car non seulement, il s'agissait d'accomplir un acte inhabituel mais aussi parce que les produits vendus n'appartenaient pas tous à l'ordinaire et à la gamme de produits utilisés dans l'alimentation quotidienne. "Remarquez quand on entrait dans un magasin comme ça (épicerie fine vendant des aromates), il y a des odeurs, il y a un mélange d'aromates, on n'arrive pas à définir lequel domine, mais il y a un mélange d'odeurs qui est très agréable." (Paul Joly) Cet aspect festif et inhabituel des échappées hors du quartier a pennis une mémorisa¬ tion forte et précise de ces événements. Nos informateurs, qui sont les enfants de l'époque, se souviennent encore de ces sorties familiales. Pour conclure, nous dirons que : par le contenu du cabas, la vaisselle utilisée et les con¬ versations au sein de la boutique, les commerçants détiennent des informations sur les habitudes alimentaires des familles, ce qui constitue une forme de pénétration dans leur intimité. "Elle savait très bien qu'il me fallait tant de lait par jour alors quand elle ne me voyait pas passer pour une raison ou une autre, elle me le mettait de côté et elle me l'apportait ou elle me le faisait porter." (Mme Hen/é) A l'opposé, les clients connaissent bien l'arrière boutique de leurs commerçants et le rythme de leurs ravitaillements. "// y avait cet appareil (de torréfaction) souvent installé dans la cour mais on savait par l'odeur quand il fonctionnait, les gens venaient le chercher précisément ce jour-là. Et on savait quel jour il arrivait parce qu'on l'avait dit " (Melle Desainjean) Cette connaissance mutuelle ne fait qu'augmenter la proximité sociale perçue par les acteurs entre les commerçants des familles et les familles des quartiers populaires. En fait, ce commerce ne pouvait fonctionner que grâce à cette solidarité entre clients et commerçants fondée, pour une part, sur une dépendance économique et matérielle. 2.4. La famille comme unité de consommation Les entretiens montrent que le ravitaillement se faisait quotidiennement et en petite quantité. 27
  • 32. 'On achetait au fur et à mesure des t)esoins. aussi bien des pommes de terre que les autres légumes etpuis l'épicerie courante." (Mme Bleuzen) Certaines contraintes matérielles, comme la difficulté de stockage pour les familles, vont dans le sens de cette quotidienneté des achats. 'Nous habitions au troisième étage d'un Immeuble, pour mettre les choses au frais, il fallait descendre à la cave... ce n'était pas des plus pratiques. Alors ma mère faisait les courses tous lesjours ou nous les faisait faire, à nous les enfants." (Mme Bleuzen) Mais ces modalités d'achat constituaient en soi un mode de gestion du budget familial, fortement limité par des contraintes financières. "Ah t>ah dame oui! t)ah dites donc, on n'avait pas des payes pour pouvoir se payer des quantités! Ah mais si on voulait arriver à la fin du mois, ma fille, il fallait compter." {Mme Louise) Pour maintenir leur budget en équilibre, les femmes avaient mis en place des stratégies de limitation de la consommation de certains produits. Ceux qui exigeaient une moindre dépense étaient achetés au jour le jour par opposition aux marchandises chères comme le t>eurre ou le cacao que la famille B. achetait au kilo, épisodiquement. "Ah non! elle en avait aussi les autres jours mais c'est nous qui achetions le samedi. Ça se faisait beaucoup, les autres gosses venaient avec moi, je me souviens du groupe de gosses achetant le beurre pour toute la semaine. Je pense que c'était pour ne pas dépasser la quantité qu'on s'était fixée parce que le beurre coûtait cher quand même, c'était un produit cher." (Mme Louise) Car ce sont les femmes qui ont la charge du budget familial,.même si s'approvisionner, faire les courses concerne toute la famille, à des degrés divers. Leur rôle consiste à organiser les repas de façon à ce que les quantités établies ne soient pas dépassées, sans pour autant entraîner des privations. "Ma mère râlait quand on mangeait du pâté le soir... plus de pain pour le lendemain. " Les enfants, eux aussi, remplissaient des tâches spécifiques liées à l'approvision¬ nement. Celles-ci sont généralement à la taille de ce qu'ils peuvent faire. On prend garde à ce qu'ils n'aient pas de rue à traverser ou de choix à faire à propos de la marchandise à acheter. "Alors ma mère faisait les courses tous lesjours et nous les faisait faire, nous les enfants. Alors moi j'étais spécialisée dans la boulangerie et il m'arrivait d'arriver chez la boulan¬ gère et de lui dire que je ne savais plus ce que je voulais. Je l'entends encore : "C'est pas un pain de 3 livres que tu veux ma Denise ?". Parce que c'était aussi la ration quoti¬ dienne alors tous les jours on allait chercher un pain de 3 livres. " (Mme Bleuzen) La bonne connaissance qu'ont les commerçants des pratiques de consommation des familles permet de palier les carences des enfants et ils participent à cet apprentissage de l'approvisionnement. D'autre part, lorsque l'achat est plus délicat comme lorsqu'il s'agit de la viande, le demier mot appartient à la mère de famille qui renverra l'enfant changer le produit si sa satisfaction n'est pas totale. Dans ce cas, le commerçant se pliera à la demande. 28
  • 33. Les hommes étaient chargés des alcools (cidre, bière, vin) qu'ils allaient chercher au café et qu'ils mettaient eux-mêmes en kx)uteilles. Evoquer les commerces nous a aussi foumi de multiples informations sur les pratiques de consommation et les temps forts dans le rythme hebdomadaire des familles. C'est ainsi que pour la plupart, le lundi était jour de lessive puisque ce jour suivait celui du change hebdomadaire. Le vendredi, jour maigre, était celui de la galette accompagnée de poisson. Le samedi donnait lieu à une escapade hors du quartier. L'achat des légumes, des fruits et du rôti se faisait au marché des Lices et cette sortie donnait lieu à des "fantaisies" dans la consommation ordinaire. Les enfants se souviennent avec ravissement des cra- quelins^ rituels que leur mère achetait à cette occasion. Durant la sortie, un pot-au-feu cuisait et permettait d'avoir un repas pour le jour même. Le dimanche était le jour de fermeture de la plupart des commerçants, enfin ceux qui ne travaillaient pas 7 jours sur 7. Les familles réunies consommaient un rôti et quelquefois achetaient des gâteaux à la boulangerie en sortant de la messe. Comme nous venons de le voir, c'est bien la famille qui est l'unité de base de la con¬ sommation. Au niveau de l'approvisionnement, elle est l'entité à travers laquelle vont se distribuer les différentes tâches en fonction du sexe et de l'âge des individus. Au niveau de la consommation, elle donne le ton au commerçant qui prend en compte ses contraintes budgétaires et ses comportements alimentaires. A cette unité de consommation correspond une unité de distribution qu'est la famille du commerçant. Comme nous l'avons déjà vu. tous les membres de la famille participent d'une manière ou d'une autre aux activités du commerce ou du moins voient leur rythme et leur mode de vie fortement influencés par l'activité des parents. Nous allons maintenant considérer la pratique du commerçant dans son interaction avec celle du client c'est-à-dire examiner comment des discours sur le commerce, émanant de deux catégories d'acteurs relèvent de la même logique et comment cette unicité du discours donne une cohérence aux pratiques. Dans un premier temps, nous considérerons ce qui est du ressort du commerçant, dans sa manière de concevoir son rôle et dans la façon dont le voient les clients. Dans un second temps, nous ferons l'inverse c'est-à-dire que nous examinerons le rôle de client. 2.5. L^ "bon" commerçant L'image du commerçant qui nous a été donné par les informateurs-clients est une image quasi-idyllique du commerçant, toujours disponible et prêt à rendre service : le "commerçant des familles". Sorte de biscuits qui croquent sous la dent, de forme convexe, sans sel, mangé avec des pommes cuites, du beurre... etc., au petit déjeuner, au goûter ou en guise de dessert. 29
  • 34. Cette évocation empreinte de nostalgie et d'odeurs d'enfance peut sembler partois outrancière mais nous n'avons aucune possibilité de vérifier la réalité des pratiques de l'époque. Cependant des récurrences sont présentes dans le discours de nos Informateurs sur ce que sont les caractéristiques d'un "bon" commerçant et les qualités dont II doit faire preuve. En fait. II semble Impensable, aussi bien pour les commerçants que pour les clients, que la teneur de l'activité commerciale se réduise à la stricte vente. 2.5.1. L'accueil Par accueil, nous entendrons la nature des relations qui sont instaurées dans le maga¬ sin avec le ou les clients. L'objectif est clair : éviter toute tension et c'est là, la tâche du commerçant. Les commerçants sont les premiers à faire valoir la qualité de leur accueil et le soin qu'ils y apportaient pour parvenir à un résultat satisfaisant. 'Ah il faut l'aimer (son métier) (...) II faut aimer pour être commerçant, faut savoir prendre les clients, faut le laisser des fois discuter, faut pas lui répondre, s'il nous a vexé faut attendre, faut prendre ça avec un sourire, et puis un t>eau jour ça arrive, c'est nous qu'on le met en place, mais sans qu'il s'y attende et qu'il n'en est pas vexé. Parce qu'autrement de ça, on perd le client, et on en perd pas un, on en perd quatre". (Francine Dolo) Cette capacité de conciliation, voire d'abnégation est une composante essentielle du métier, même si cela nécessite des efforts sur soi-même de la part du commerçant. 'Pour être un bon commerçant, être d'abord très accueillant avec son client, avoir le sourire. Et puis alors vendre de la bonne marchandise, ne pas le tromper, jamais. (...) Toujours être aimable, quand même que vous avez des difficultés, soit dans votre ménage, soit dans votre comptabilité.soit dans quelque chose, ne jamais faire voir que vous avez un ennui. Ça c'est la grande qualité du commerçant Oui, c'est la grande qua¬ lité du commerçant, c'est la première de toutes, je trouve. " (Yvonne Joly) "Avec les clients, II faut rester en très bons termes, il faut être souple. Celui qui n'estpas souple... il faut toujours avoir le sourire commercial même si on a des ennuis, il faut les cacher. (...) II faut faire tandem avec son client" {Marcel Texier). Cette manière d'être, profondément ancré dans le savoir-faire du petit commerçant, constituera d'ailleurs une ambiguïté quand les formes de commerce se seront diversi¬ fiées et qu'elle restera uniquement la caractéristique de la tKtutique, interprétée en fonc¬ tion de critères qui lui sont étrangers. "En principe à cette époque-là, on allait vers les gens pour les accueillir! Et maintenant il y a des gens qui n'aiment pas ça. II y a des clients qui n'aiment pas ça, ils disent : "oui. on nous saute dessus." (Paul Joly) 30
  • 35. L'épicerie est le lieu d'un accueil chaleureux ou du moins personnalisé. Après quelques visites, le client est nommé et l'on arrive très rapidement à reconstituer ses apparte¬ nances familiales et territonales. La quotidienneté des achats crée alors une certaine proximité qui fait du commerçant une sorte de confident. "Alors, nous on était très près des clients, parce que les clients venaient nous raconter leurs histoires, leurs misères et tout... Il y avait une très bonne communication entre nous" (Mr Coudreuse) "...Leurs misères et leurs joies aussi" (Mme Coudreuse) "Dans l'Intimité, quand II y avait un client seulement (...) je lui redonnais un petit peu le moral". (Marcel Texier) Car dans ce lieu, les relations tissées ne reposent pas uniquement sur le discours et les informations personnelles ou relevant de la collectivité. Un réseau d'entraide ou de services se met en place, au centre duquel se trouve le commerçant. 2.5.2. Lñ service rendu : cadeaux, "dépannage". Le commerçant est le médiateur dans le réseau d'interconnaissances et c'est grâce à son aide que vont se résoudre un certain nombre de problèmes de nature très diverse. "Et combien de fois, tu as trouvé des places de femme de ménage, ou de placer les gosses, ou de placer en contact." (Mr Coudreuse) Ses fonctions vont au-delà du simple échange marchand tel qu'on le connaît actuelle¬ ment dans les grandes surfaces. II se doit de "payer de sa personne" ou du moins montrer qu'il en a le désir (lorsque cela ne lui est pas possible). Son rôle n'est pas simplement un rôle de représentation, il doit assurer un service dont l'étendue est considérable. "J'avais deux garçons, quelques fois j'étais prise, je les laissais à la boulangère, pas à la boulangère à la bouchère, elle les aurait gardés. Je pense que j'aurais demandé à Mme Chanel, ça aurait été pareil mais enfin, ils dépannaient comme ça mais c'est tout " (Mme Chotard) Les pratiques de cet ordre (garde d'enfants) ne sont pas courantes mais c'est un dépan¬ nage qui permet de tester la solidité du lien qui unie au commerçant. C'est dans cet esprit que se situe le débat sur les cadeaux de fin d'années. Deux ten¬ dances existaient parmi les commerçants, mais aucune ne remet en cause la nécessité d'octroyer à certains une sorte de privilège. "A cette époque là, un bon client, le commerçant devait lui offrir une gentillesse, sl II avait des enfants, ou leur donnait des bonbons au chocolat." (Mme Fayollet) "Et puis en faisant plaisir toute l'année, ça leur plaisait autant Bon ben il y avait des clients même qui se servaient : "Tiens, je vous prend un petit gâteau", les habitués ils se 31
  • 36. sentaient carrément (...) Même jusqu'au petit chien, le caniche.il ne nous lâchait pas Jusqu'à temps qu'on lui donne son gâteau. " (Mme Joly) D'une manière ou d'une autre, il s'agissait de reconnaître un statut au client régulier, un statut particulier qui ne faisait que renforcer la relation pré-existante. La valeur marchande du cadeau importe peu mais il doit être choisi avec soin de manière à "faire plaisir". Ce choix est le fruit d'une bonne connaissance des goûts et des pratiques ordinaires de la clientèle en matière de consommation. Car ces cadeaux sont de nature extra-ordinaire, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas habituel¬ lement achetés par le client. Ils appartiennent cependant à leur environnement de con¬ sommation, ce qui ne fait qu'augmenter le plaisir que les clients ont à le recevoir. "Oui. On faisait faire par exemple des petits porte-clefs, soit des thermomètres, des petits porte-feuilles, des cendriers en porcelaine de Limoges..." (Mme Gapaillard) "A la fin de l'année, je crois que mon mari avait une bonne t)outeille mais c'est pas pour ça. Je crois pas que c'étaitpour ça... on était très content, ça faisait très plaisir quand ça tombait mais ce n'est pas pour ça qu'on y allait Mon mari avait une bouteille et les gosses des bonbons, selon l'époque. " (Mme Gallet) Mais cette qualité de l'accueil et ce service élargi rendu à la clientèle ne suffisent pas, il faut qu'ils soient adaptés à la demande, ainsi que les produits qu'ils proposent. 2.5.3. Des produits et un service adaptés à la demande. On sait que les commerçants établissaient de façon très étroite leurs approvisionne¬ ments en fonction du budget et des demandes de leurs clients. Ils ne s'engageaient dans l'achat de marchandise périssable ou coûteuse qu'après avoir obtenu de leur clientèle, l'assurance qu'elle serait écoulée. Ce fonctionnement, à très court terme, nous renseigne d'une part sur le deèiré de fidélité des clients et sur le faible potentiel économique des commerçants de proximité. Comme semble le confirmer la citation suivante, le commerce de proximité ressemble davantage à un partenariat fondé sur une confiance réciproque et à une organisation solidaire contre la pauvreté qu'à une relation asymétrique où l'un des partenaires serait l'obligé de l'autre. "Par ailleurs on commandait aussi d'une semaine à l'autre si on avait besoin de quelque chose. On lui disait : "Est-ce qu'il y aura du... ?" parce que ce n'était pas un approvision¬ nement comme aujourd'hui... Alors, elle cherchait à donner satisfaction...Je me souviens par exemple, elle devait certainement vendre des galettes donc on lui disait : "j'en pren¬ drai" alors elle écrivait sur son cahier et faisait son total de manière à ne pas avoir de reste. Elle centralisait quelquefois les productions de quartier. Alors c'était elle-même qui disait : "Ily aura des haricots!". Elle acceptait sachant que là aussi... dans la conversation elle disait : "Est-ce que vous prendrez des haricots dimanche ?" Bon alors si on lui disait oui... pour moi c'était approximatif évidemment Elle, elle avait une excellente mémoire et elle totalisait tout ça et elle acceptait la production d'Untel ou d'Untel." (Melle Desainjean) 32
  • 37. L'épicerie de proximité n'offre qu'un petit éventail de produits, de part sa taille et de part les contraintes économiques que les deux catégories d'acteurs ont à subir. Cette manière de procéder se retrouve dans les autres types de commerce du quartier. Cependant le boucher, par exemple, a une clientèle plus diversifiée socialement. 'Les salaires étaient trop petits pour manger du bifteck. " (Mme Fayollet) Malgré tout, la majorité des produits consommés quotidiennement ou hebdomadaire¬ ment y sont présents. La gamme offerte est à l'image de la consommation des familles. "... Cétait une toute petite épicerie, pas grande, qui faisait le lait le beurre. Enfin, toute /'ép/cer/e." (Mme Chotard) Le non-conditionnement des produits permet aussi de détailler davantage la marchan¬ dise et donc de s'adapter aux quantités consommées par chacun. "... On l'achetait (le café) en très petites quantités... Et il y avait beaucoup de chicorée dedans, c'était une denrée de luxe." (Mme Bleuzen) Hormis des raisons financières qui interdisent une consommation en quantité, la spéci¬ ficité d'un type de commerce implique une unité de diffusion particulière des produits. ( A propos du cidre) "// était vendu en bouteille en litre, ouais, ouais. Dans le bistrot, c'était à la bolée." (Mme Chotard) II existe une certaine complémentarité des commerces notamment dans leur mode de distribution. À ce propos, le café, en dehors de son rôle de lieu de la sociabilité masculine, remplit une fonction de distribution spécifique pour des produits consommés occasionnellement. 'Par exemple, les gens faisaient souvent de la langue de bouf madère pour les com¬ munions mais comme ils n'avaient pas les moyens d'acheter une bouteille d'alcool comme ça, ils allaient au café avec un petit verre pour prendre le madère ou le rhum quand ils ne trouvaient pas de madère." (Mme Fayollet) Cependant si les différents commerces sont complémentaires et se distribuent harmo¬ nieusement sur le quartier, il existe au moins un élément visuel de distinction (à l'exception de l'aspect de la boutique) entre l'épicerie de proximité et l'épicerie fine : la tenue de l'épicier. 2.5.4. La tenue La tenue peut être considérée comme une obligation liée à la fonction, au même titre que la qualité de l'accueil et que l'ampleur du service à fournir mais elle constitue éga¬ lement un codage quant au type de commerce proposé et aux catégories sociales qui le fréquentent. Sl tous portent une blouse pour des raisons évidentes de protection contre la saleté, la couleur de celle-ci (blanche ou bleue) est un élément de distinction dont les acteurs maîtrisent totalement la symbolique. 33
  • 38. A l'épicerie fine correspond la blouse blanche que l'on maintient immaculée et que l'on change bi-hetxiomadairement. Ces efforts vestimentaires et ces lavages réguliers sont un signe distinctif, un révélateur des stratégies mises en nuvre par certaines catégories de commerçants plus "aisés" dont la clientèle est sensible à la présentation de soi. "Les Frères Provençaux, c'était tout à fait une épicerie fine mais pour une clientèle sélectionnée, un petit peu haut fonctionnaire (...) c'était plutôt une clientèle assez "sélect" qui venait là." (Mme Fayollet) II s'agit d'affinner une différence. Par le biais de la blouse blanche, ils donnent à voir une position sociale supérieure qu'ils complètent avec d'autres attributs vestimentaires comme la cravate et les chaussures. v "En blouse blanche toujours, toujours. Jamais sans blouse, et mon mari toujours avec une cravate. Jamais autrement, jamais en chaussons dans le magasin, toujours en sou¬ liers. (Yvonne Joly) Jaloux de cette différence, jamais formulée clairement par les acteurs concernés. Ils reconnaissent ou contestent, aux autres, le port de la blouse blanche, emblème d'un commerce plus "noble". Seul l'épicier de quartier porte la blouse bleue. Elément pivot du quartier, la boutique est le lieu où convergent différents espaces sociaux. Le "bon" commerçant se définit selon des critères précis, notamment par la manière dont il gère les relations au sein de sa boutique. Les fonctions qui lui sont attribuées correspondent à la façon dont ils conçoivent leur rôle. La seconde catégorie d'acteurs de cette relation : les clients, se doivent aussi de présen¬ ter certaines caractéristiques définies collectivement. 2.6. Le "bon" client : un client fidèle Si un discours construit a posteriori définit le "bon" client comme un client fidèle, II con¬ vient de s'interroger sur la temporalité de ce concept essentiel. II faut effectivement tenir compte du décalage existant entre la période où se sont réellement déroulés ces événements (entre-deux guerres, guerre de 1939-1945, après seconde guerre mondiale) et le moment de nos entretiens (1986-1989). Le petit commerce a vécu pendant ces 40 années des ruptures importantes et des crises successives, de plus en plus aiguës au fur et à mesure de l'apogée des grandes surtaces. De plus, les personnes intenogées ont souvent vécu durant une période où coexistaient les deux types de commerce et où le problème de l'infidélité de la clientèle se faisait de plus en plus sentir pour les petits commerçants. Afin d'éviter les erreurs liées à ce placage d'un concept élaboré à posteriori, nous allons nous Interroger sur les raisons qui motivent le choix d'une boutique par les familles avant la guerre. 34
  • 39. 2.6.1 . Le choix d'une boutique Nous n'avons que très peu d'informations concernant ce choix, qui va induire la pratique d'approvisionnement de toute la famille. Nous savons simplement que les possibilités de choix étaient nombreuses dans un même quartier et le critère de proximité cache sou¬ vent d'autres stratégies. 'D'abord parce que c'était proche. Je vous dis une boucherie, une marchande de légumes et de galettes, il y avait un bureau de tat>acs, la boulangerie. On avait tout ça, tout près." (Mme Leclercq) Ce choix est considéré comme important dans ce qu'il va impliquer comme ancrage dans le quartier pour la famille, mais on en a oublié les raisons. Ces dernières, lorsqu'elles sont évoquées, restent floues. "Moi, franchement parlant de l'épicerie Texier, c'était pour le café, vraiment en priorité, c'était pour ça. le reste suivait évidemment mais c'était pour ça, on était motivé pour ça. Est-ce qu'on revient parce qu'on connaît les gens ?" (Mme Gallet) Certains vont même jusqu'à nier l'existence d'un choix préalable volontaire. "On ne choisissait pas spécialement" (Mme Trépart) Une chose est sûre, ce n'est pas le niveau des prix qui constitue une variable discrimi¬ nante dans ce choix. Les boutiques pratiquent des prix sensiblement identiques. "Au point de vue des prix, c'était équivalent" {Mr Trépart) En fait, les raisons semblent plutôt affectives, ce qui explique nos difficultés à cerner les véritables modalités de ce choix. "Et bien, nous allions dans l'épicerie où mes grands parents étaient allés" Une fois le choix de la boutique établi, il paraît peu concevable de changer ou de prati¬ quer le "tourisme commercial". 2.6.2. La fidélité perdue : une notion apprise. A cette époque, il existe une fidélité de fait, ce qui peut se comprendre par différents facteurs. La vie collective sur un même territoire nécessite la constitution d'un réseau de relations sociales ou du moins d'interconnaissances. Or. c'est la boutique qui est le lieu de circu¬ lation des informations et de rencontres. Changer de boutique Impliquerait soit l'exclusion de cette vie collective, soit le renouvel¬ lement du réseau d'interconnaissances, ce qui est long, pour chaque magasin fréquenté. De plus, le sentiment d'appartenance à un territoire, le quartier, aurait des difficultés à se constituer. 35