Conférence donnée dans le cadre des cours à l'Ecole d'Anthropologie de Paris sur les représentations et les débats qui tournaient autour de la question de la syphilis, ses causes et ses origines dès sa première apparition en Europe vers la fin du 15e siècle. Nous explorons les contours des débats qui se sont succédés ainsi que les développements de la science et de la médicine touchant aux traitements et aux remèdes avérés de la syphilis. Sont examinées aussi sont les représentations sociales et les phobies généralisées dans les populations déclenchées par les épidémies de la syphilis. Nous pouvons identifier certains phénomènes à l'échelle de la société qui se reproduisent à travers les siècles face à la menace des épidémies de la syphilis.
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Les origines de la syphilis et l'épidémie de 1492
1. Les origines de la syphilis et l’épidémie de 1492
Dr. Nathalie BROWN, Historienne de la médicine
mai 2010
Ecole d’Anthropologie
section ANTHROPOLOGIE BIOLOGIQUE
Anthropologie du vivant
2. Tentative des contemporains à comprendre « un mal nouveau venu d’ailleurs »
• Une maladie nouvelle
• Aucun nom n’existe pour la qualifier
• La maladie se place en dehors de toute connaissance médicale du temps
Un mal inconnu:
• Morbus novus
• Morbus ignotus
• Malum novum
• Nostro orbe incognitus morbus
• Maladie des « bubas » (1498) : l’une des manifestations les plus caractéristiques et les
plus douloureuses de la maladie étaient les bubons
4. La querelle des responsabilités en Europe : l’hypothèse précolombienne
• 1493 Espagne
• 1494 Italie (Charles VIII)
• Été 1495 : soldats démobilisés
• Automne 1496: Paris
• 1497: Angleterre et Ecosse
• 1499-1502: Europe du Nord et Europe centrale
Moins de 10 ans après l’apparition de la maladie, l’Europe entière est touchée
5. « une maladie étrange, une maladie étrangère »
• Mal de Naples ( Français)
• Mal français ( Allemands et Italiens)
• French pox (Anglais)
• Mal de Bordeaux (Anglais)
• Grandgor (Ecossais)
• Mal polonais (Moscovites)
• Mal des allemands ( Polonais)
• Spaansche pocken (aux Pays Bas)
• Mal espagnol (Flamands et
Hollandais)
• Mal castillan (Portugais)
• Mal portugais (Japonais -1569- et
populations Indes Orientales -1498)
• En France certaines villes sont plus
particulièrement touchées:
• Peste de Bordeaux
• Mal de Niort
• Mal du carrefour de Poitiers
• Gorre de Rouen
6. « La déroute des Espagnols dans la ville de Naples à l’arrivée de M. le duc de Guise »
7. L’origine américaine de la syphilis
Dès 1500, la controverse éclate sur l’origine géographique de la syphilis, appelée :
• La enfermedad de la Indias (mal des Indes), 1526
• Mal de l’île d’Hispaniola
• Sarampión de las Indias (Gratelle des Indes)
• Les marins de Christophe Colomb ont contracté la syphilis en 1492 auprès des femmes
indigènes de Haïti (contemporains)
• Plusieurs marins victimes d’un mal mystérieux meurent à leur retour en Espagne
Pour les contemporains :
• L’ire divine s’abat sur les marins après les contacts charnels
• La maladie existe depuis longtemps aux Indes, très contagieuse, mais sans gravité pour
les Indiens
• Légende: le point initial de la contamination aurait été animal (1553), les femmes
« dorment » avec les lamas… : la transmission vénérienne est établie très rapidement
« Le remède à cette maladie vient de là, d’où elle a pris son origine »
(arbre de gaïac)
8. L’étiologie
• Transmission vénérienne établie dès les
premières apparitions de la maladie
• Sauf pour les religieux, les vieillards et les
enfants (contamination accidentelle par
contact indirect ou contamination aérienne)
• Causes « naturelles » :
• - météorologie (abondance des pluies)
• - astrologie: conjonction néfaste de Mars et
Saturne (hypothèse proposée en 1496) ou
conjonction néfaste de Vénus avec Mercure
(octobre 1493)
9. • « Se méfier des femmes infectées »
(1497)
• Les lésions initiales apparaissent sur les
« parties secrètes », les médecins
mentionnent une transmission vénérienne
• Nocivité du flux menstruel (la femme
produit mensuellement une dose de
poison auquel elle est habituée)
• La morphologie féminine dissimule le
chancre durant la première phase de la
maladie La volupté qui rend l’homme fou
Bois allemand, fin 15e
siècle
Femmes et premières thèses sur l’origine de la syphilis
10. La « maladie honteuse »
• Juste châtiment divin à l’encontre de la
lubricité des hommes (contacts intimes avec
les Indiennes dans le Jardin du Nouveau
Monde)
• Apparition d’un discours moral : la « maladie
du péché »
• Expression de la dégradation morale et de la
dépravation de l’homme
• A la différence du Moyen Age : causalité
patente entre sexualité et maladie
12. « Mal que le ciel en sa fureur inventa pour punir les crimes de la terre »
Les stigmates sur le corps du
syphilitique sont la marque même de
l’infamie
Le corps du syphilitique traduit la
faute originelle, il est marqué par
cette faute dont il est à la fois le
responsable et la victime
La thèse du châtiment divin
13. Les hommes tentés par la luxure sont prévenus: la vérole n’épargne aucune condition
sociale, ni classe. Conseils de prudence « il faut rester prudent car toute démesure se
paie », il convient d’être circonspect avant de « monter sur le tas » … !
Quatre bois gravés représentant la Gorre de Rouen. G. Hoefnagel, vers 1575
14. Le discours moral
« Maladie surpassant celle de toutes les brutes, laquelle selon mon
opinion est envoyée aux humains en malédiction, pour récompense de
cet acte sale et déshonnête, qui rend les âmes des hommes, après la
mort des corps, semblables à des ânes qui sont des animaux
hiéroglyphiques de la lubricité »
(Traité de la maladie vénérienne par le Sieur de la Martinière, médecin
chimique et opérateur du Roy et de plusieurs princes, Paris, 1664)
15. « si l’on veut passer pour un fou, l’on a qu’à se déclarer capable
de soigner le mal français »
(Venise, 1528)
Remèdes anciens et nouveaux
16. Steber B., « A mala franzos morbo gallorum, praeservatio ac cura », Vienne, 1498.
17. Conseils de prudence et prophylaxie individuelle
• Rôle essentiel du médecin (contrairement
à la période médiévale)
Conseils d’hygiène sexuelle :
• « S’abstenir de relations avec des femmes
infectées »
• Se méfier des prostituées
• Procéder à une toilette minutieuse des
organes génitaux après l’acte sexuel avec
de l’eau chaude ou du vin blanc, en se
servant de sa chemise ou d’un linge
propre et en évitant d’utiliser les serviettes
des prostituées car elles sont
contaminées
Conseils d’hygiène simple :
• S’abstenir d’aller aux bains publics
• Brûler de la myrrhe, de l’encens ou des
baies de genévrier
Conseils d’hygiène diététique :
•Vie saine sans excès ni fatigue, régime,
bains, gymnastique
•Interdiction de consommer des poissons
« sauf ceux qui sur un lit pierreux se plaisent
à nager », pas de viande de porc, ni canard,
ni oie, ni sanglier
•Interdiction d’ingérer du vinaigre, du vin
coupé d’eau, des fruits et des salades
sauvages
•Tisanes émollientes à base de thym, de
fenouil ou de houblon
•Décoctions d’aloès ou de citron
19. Etapes du traitement mercuriel…
« …Obtenir une salivation quotidienne de 300 à 400 grammes… »
…tel qu’il fut préconisé par les médecins au 16e
siècle
20. Le « Saint Bois »
Guaïacum officinale (arbre de gaïac)
La première recette connue date de 1516. Le gaïac jouit d’une vogue
exceptionnelle comme antisyphilitique à partir des années 1520.
25. - tabac (anti-douleur ?)
- en cas d’ulcération de la verge : application de savon mou de haut en bas, ou une
moitié de grenouille vive, soit un coq ou un pigeon déplumé et écorché vivant
(aucun remède pour les femmes …)
- purgatifs, clystères, bains, saignées aux deux bras
Frontispice, Ulrich de Hutten, Lyon, 1520 Frontispice du poème de J. Fracator,
1753
Autres remèdes de médecins « spécialistes de la vérole » (vers 1500)
26. Tractado contra el mal serpentino, Ruy
Díaz de la Isla, Séville, 1539 ( 1ère
mention
de l’origine américaine de la maladie) Traitement par le mercure, 1779
28. Du mal à la maladie (17e
-20e
siècles)
• 17e
« maladie galante » (perruques, gants, fards, poudres)
• 18e
remèdes « secrets » et raffinés à base de mercure (biscuits, gâteaux,
chocolat, dragées, confitures, sirops). Caleçons anti-vénériens, or, platine,
opium, iode, homéopathie- Diffusion de la « redingote d’Angleterre ».
• 19e
châtiment d’une déviation sexuelle. Les malades sont soignés dans des
cellules au sous-sol des hôpitaux afin de les punir (hôpital Lourcine, Paris).
• 20e
traitement scientifique de la syphilis (sels de mercure, de bismuth et
arsenic). Découverte de la pénicilline
32. Affiche contre la syphilis diffusée par le
ministère du travail en 1930
« Il paraît que c’est parce que papa a
fait la noce », 1903 (L’assiette au
beurre)
37. Hypothèse concernant les migrations humaines et la diffusion de la
tréponématose sous ses différente formes (A. Froment)
38. • 2008 Etude sur l’évolution
génétique de la bactérie
responsable de la syphilis (Emory
University, Atlanta, Georgie)
• Etude de données afin
d’examiner 26 souches de
Treponema géographiquement
dispersées
• Le pian est une maladie ancienne,
contrairement à la syphilis (apparue
beaucoup plus récemment)
• De toutes les souches non vénériennes
étudiées, les souches les plus proches de
celles responsables de l’épidémie de
1495 sont celles du pian
• L’équipage de C. Colomb aurait rapporté
l’agent infectieux (ou une sous-espèce) →
adaptation aux conditions
environmentales (milieu humide →
tempéré)
• Infections à tréponèmes dans le Nouveau
Monde il y a 7 000 ans