À force de grandir, la ville se disloque. L’étalement urbain, unique modèle de développement depuis un demi-siècle, est inefficace. Structuré autour de la mobilité automobile, il montre ses limites : consommation de terres agricoles, pollutions, coûts exorbitants... mais surtout forme d’une ville qui a oublié les atouts de la proximité et qui accentue les fragmentations sociales.
Les politiques publiques ont jusqu’à présent échoué à réduire cet étalement. Il est donc temps de mettre en œuvre un modèle alternatif : l’urbanisme circulaire. Inspiré des principes de l’économie circulaire appliqués aux sols urbains, il appelle à concentrer les efforts de la fabrique de la ville sur l’intensification des usages, la transformation des bâtiments existants, la densification et le recyclage des espaces déjà urbanisés.
L’enjeu est aujourd’hui de passer de projets pionniers à un véritable changement de modèle pour bâtir une ville frugale, proche, résiliente et accueillante.
(Larges extraits en accès libre)
Sylvain Grisot est urbaniste, il a fondé en 2015 dixit.net, une agence de conseil et de recherche pour les transitions urbaines. Il est aussi conférencier, enseignant et chercheur.
Un ouvrage paru en janvier 2021 aux Editions Apogée, disponible en librairies et en ligne.
4. Sylvain Grisot
Manifeste
pour un urbanisme circulaire
Pour des alternatives concrètes
à l’étalement de la ville
Éditions Apogée
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7. Il y avait des graines terribles sur la planète du petit prince…
c’était les graines de baobabs. Or un baobab, si l’on s’y prend
trop tard, on ne peut plus jamais s’en débarrasser. Il encombre
toute la planète. Il la perfore de ses racines. Et si la planète
est trop petite, et si les baobabs sont trop nombreux, ils la
font éclater.
— Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince
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9. PRÉFACE
CONSTRUIRE DANS LE « MONDE D’APRÈS » ?
C’est une des prises de conscience, parmi bien d’autres,
de la dernière décennie. Nous artificialisons notre territoire à
un rythme insoutenable. Notre vision reste parcellaire et les
chiffres oscillent, entre données satellitaires, échantillonnages,
analyses statistiques des fichiers fonciers, entre 30 000 et
60 000 ha par an. Même avec la tendance la plus optimiste,
une projection linéaire nous amènerait à intégralement arti-
ficialiser la France métropolitaine – hommage à Trantor, la
planète-capitale de l’empire galactique1
– en moins de temps
que celui qui nous sépare de Clovis… voire en quelques siècles
là où la pression foncière est la plus importante, autour des
métropoles et dans les départements côtiers2
.
Quelques siècles, c’est certes une éternité à l’échelle des
décisions publiques. Et il est évidemment absurde d’imagi-
ner qu’on pourrait aller jusqu’à convertir 100 % des terres
agricoles, des forêts, des zones naturelles, en territoire urba-
nisé : l’artificialisation prendra fin avant. Mais l’enjeu est que
celle-ci prenne fin le plus tôt possible, car chaque année qui
passe entame nos capacités de résilience (alimentaire notam-
ment), distend nos liens à la nature, met souvent à mal notre
sens esthétique.
C’est dans cette optique que Sylvain Grisot a élégam-
ment proposé le terme d’urbanisme circulaire. Si le parallèle
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10. est fructueux, puisqu’on peut « recycler » les bâtiments en les
réhabilitant, et les friches urbaines en les requalifiant, Sylvain
Grisot se garde de tomber dans un travers qui touche, bien
trop souvent, les discours et les réflexions sur l’économie
circulaire. Dans son acception la plus courante, en effet, il
s’agit surtout de maintenir, à peu de chose près, la gabegie de
production et de consommation actuelle, tout en augmentant,
autant que faire se peut, les taux de recyclage des matières
premières. Or le recyclage reste un levier limité : c’est d’abord
sur la réduction à la source, sur la sobriété ou la frugalité,
que les choses se jouent.
Cette sobriété doit infuser à tous les niveaux, dès l’ex-
pression des besoins. Il ne s’agit pas seulement de construire
mieux, de concevoir et réaliser de « bons » projets, les plus
neutres en carbone possible ; avec les volumes actuels, s’il
fallait tout construire ou presque avec des matériaux biosour-
cés, les ressources disponibles n’y suffiraient pas, loin de là.
Il s’agit donc d’abord de construire moins, de questionner
fondamentalement les besoins et les programmes, d’intensi-
fier intelligemment l’usage du bâti existant, de lutter contre
l’obsolescence des lieux, en multipliant les fonctions, en
privilégiant la réhabilitation, en faisant évoluer nos référen-
tiels culturels. Il faut passer des maires bâtisseurs aux maires
embellisseurs (enchanteurs ?) des lieux de vie.
À l’échelle territoriale, nous devons bien sûr viser la ZAN
(zéro artificialisation nette), et même, si j’osais, tendre au plus
vite vers la zéro artificialisation brute, car nous maîtrisons mal
les processus de « réparation écologique ». Plutôt qu’éviter/
réduire/compenser, mettons-nous en tête qu’il est bien plus
efficace d’éviter/éviter/éviter. Dans le domaine environne-
mental, prévenir est toujours bien plus sage que réparer. Cela
devra se faire « quoi qu’il en coûte ».
Les injonctions contradictoires seront nombreuses : il
faudra faire entrer, au chausse-pied, les besoins d’habitat,
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11. de commerces, de loisirs, de transports, mais aussi les fonc-
tions productives et logistiques, avec, peut-être, une dose
de relocalisation économique postcrise sanitaire, tandis
qu’à l’heure de l’adaptation au changement climatique, de
nouveaux usages, de nouveaux modes de consommation et
production, nécessiteront de repenser fortement la spatia-
lité de nos organisations. Personne n’a dit que ce serait
simple…
Toute la profession doit s’embarquer dans cette aventure
bien éloignée des habitudes prises dans le « monde d’avant » :
les maîtres d’ouvrage et leurs conseils, pour prendre les déci-
sions courageuses, accepter de mener les expérimentations,
transformer leur commande ; les urbanistes pour raisonner
différemment et mettre la préservation au cœur de leurs
réflexions ; les programmistes pour « chasser » les mètres
carrés surnuméraires ; bien sûr, ensuite, les concepteurs,
architectes et bureaux d’études, pour déployer toute l’agilité
nécessaire aux adaptations à l’existant.
Mais ne soyons pas naïfs : la prise de conscience, certes
de plus en plus large, les quelques exemples emblématiques et
inspirants, l’application de recettes locales par certains acteurs
déjà plus engagés, ne suffiront pas. Il faudra un accompa-
gnement sans faille de la part de la puissance publique, à
tous les niveaux, dans les approches réglementaires et fis-
cales, et dans le choix des bonnes échelles de décision. De
ce point de vue, nous n’en sommes qu’aux prémices. Mais
nous pouvons déjà tirer quelques leçons de la crise sanitaire
de 2020. L’histoire accélère parfois de manière impromp-
tue : les habitudes coriaces peuvent alors être modifiées, les
réticences promptement balayées, les tabous mis à bas…
ainsi du rapport au télétravail, de la pratique du vélo, de
l’attractivité des villes denses, de « l’argent gratuit » ou des
ratios d’endettement à respecter à tout prix. Alors pourquoi
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12. pas, demain, une profonde évolution de notre rapport à la
ville et aux territoires ?
Philippe Bihouix, octobre 2020.
ingénieur, auteur de L’âge des low tech (Seuil, 2014),
directeur général du groupe AREP3
1. De la célèbre trilogie de science-fiction Fondation d’Isaac Asimov
(1951).
2. Dont le taux d’artificialisation est déjà cinq fois supérieur à la
moyenne française.
3. Agence d’architecture interdisciplinaire, AREP déploie des
solutions autour de la mobilité bas-carbone et de l’urbanisme résilient
(www.arep.fr).
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13. AVERTISSEMENT
Les passages en italique sans indication d’une source sont le
fruit de l’imagination de l’auteur.
Toute ressemblance avec des faits réels – passés ou futurs –
n’a rien de fortuite.
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15. PROLOGUE
23 JANVIER 2032
Bonjour.
Excusez-moi, c’est un peu impressionnant d’être là devant cette
assemblée. Je remercie la convention de m’avoir invité en ce froid
mois de janvier 2032. Mon nom est Antoine Gébeau, je suis le maire
de Saint-Gonchain, une petite commune de l’Ouest de la France. Je
suis élu depuis mars 2020, ça fera douze ans dans quelques semaines.
Vous m’avez demandé de raconter cette décennie de changements,
de témoigner. Merci encore, c’est important, pour moi, pour nous tous.
Je vais commencer par le début, le début des années 20. J’étais
deuxième sur la liste pour les élections municipales. J’avais dit oui
au maire sortant qui se représentait, un ami. Je m’ennuyais sans
doute un peu dans mon métier d’urbaniste à ce moment-là, j’avais
l’impression de faire toujours le même projet. Et puis, j’avais la sen-
sation que quelque chose ne tournait pas rond, et l’envie d’agir. Je
n’avais pas réalisé ce dans quoi je m’engageais, pas du tout. J’ai été
élu, il n’y avait qu’une liste, et je me suis retrouvé en mars 2020
premier adjoint, à « l’urbanisme durable et à l’économie circulaire ».
Il y avait bien eu quelques signes précurseurs que l’on n’avait
pas voulu voir. Un maire breton avait décidé d’interdire l’épandage
de produits chimiques dans les champs à cent cinquante mètres des
habitations. Au début cela avait bien fait rire les autorités, et puis
un peu moins quand il a commencé à être suivi par des collègues
un peu partout en France. Mais quand les tribunaux au début de
l’été 2020 leur ont donné raison, elles n’ont plus rigolé du tout, les
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16. autorités. En quelques semaines, toutes les lisières agricoles des villes
ont été interdites à l’agriculture conventionnelle, et devaient être
laissées en friche ou passées en bio. Cela représentait plus de 5 % des
terres cultivées, mais chez nous c’était beaucoup plus. La commune
s’était développée pendant vingt ans en aménageant un champ après
l’autre pour y construire des lotissements pour ceux qui travaillaient
dans la métropole. Partout, le monde agricole était au contact avec
l’habitat. Un contact qui était déjà rugueux, mais là c’est devenu
une guerre ouverte.
Vous imaginez bien qu’en tant qu’élus, on était coincés au milieu
d’un enjeu qui nous dépassait, mais dont on comprenait bien qu’il
était important. Alors on allait d’incendie en incendie, calmant les
uns, expliquant aux autres qu’il allait falloir changer leurs pratiques
agricoles, mobilisant tout le monde pour accompagner ces transforma-
tions. Mais tout cela n’était rien par rapport à ce qui nous attendait.
Je vais essayer d’être précis, car l’enchaînement des événements est
important. À l’automne 2020 il y a eu les élections américaines, avec
l’arrivée-surprise de cette jeune présidente démocrate, et la fuite au
Mexique de Donald Trump avant même d’avoir fini son mandat.
Dès son arrivée au bureau ovale, elle a fait sauter une tête : celle
d’Andrew Wheeler, un ancien lobbyiste de l’industrie du charbon
placé par Trump à la tête de l’Agence de protection de l’environne-
ment. Il est remplacé par Paula Stewart, vous en avez sans doute
entendu parler, une scientifique de l’université de Columbia, qui
dès son arrivée lance une série de mesures d’urgence. Le retrait du
glyphosate des champs américains en faisait partie.
Ça couvait depuis des mois, avec plus de 40 000 plaintes déposées
contre le fabricant, notamment par des agriculteurs contaminés. Mais
ce n’est plus Monsanto qui était visé : l’entreprise américaine avait
été rachetée par l’allemand Bayer pour un montant complètement
délirant, juste avant cette flambée judiciaire. Monsanto étant passé
sous pavillon européen, l’administration américaine avait les mains
libres pour taper fort.
Ce n’était pas le premier scandale sanitaire que l’on vivait,
à l’époque même les vaches devenaient folles, mais c’est certaine-
ment celui qui a eu le plus d’impact sur nos modes de vie. Dès la
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17. conférence de presse de Paula Stewart annonçant l’interdiction d’usage
du glyphosate le 1er
janvier 2021, l’action Bayer s’est effondrée à
la Bourse de Francfort. Mais ça, ce n’est pas le plus grave. C’est
l’Organisation mondiale de la santé qui a ensuite pris le relais, avec
l’annonce d’une enquête internationale sur l’ensemble des produits
phytosanitaires utilisés pour l’agriculture. Les premiers résultats
tombent rapidement, et ils sont accablants. Avant la fin de l’année,
toutes les autorités sanitaires ont mis sur la touche au moins tempo-
rairement les principaux produits utilisés dans les champs.
Le choc a été massif : il a fallu soudainement arrêter d’utiliser
des produits qui étaient devenus indispensables aux agriculteurs. Un
arrêt brutal de la machine agricole dans les pays développés. On a dû
tout réorganiser, pour cultiver mieux et produire suffisamment pour
nourrir la population. Ça a été l’explosion, on était sans arrêt sur le
front. C’est à ce moment-là que le maire de ma commune a décidé de
jeter l’éponge, comme des milliers d’autres partout en France. Je me
suis retrouvé maire par défaut, puis président de la communauté de
communes, par le hasard de l’histoire. Et quelle histoire.
La crise a fait réaliser à chacun l’importance de ces sols agricoles en
lisière des villes, qu’on pensait juste bonnes à occuper les ruraux dans
l’année et dépayser les urbains pendant les vacances. Mais ces terres
étaient surtout vouées à servir de zones d’extension à la ville. Tout
à coup, elles sont redevenues vitales, d’autant plus que les rendements
sont devenus plus aléatoires avec les techniques biologiques et le chan-
gement climatique, et que la population n’a pas cessé d’augmenter.
L’État a traîné à agir, mais élus et citoyens se sont mobilisés
localement : de la plus grande métropole à la plus petite commune
rurale, tous ont instauré un moratoire sur la consommation des terres
agricoles, puis marqué symboliquement la fin définitive de la ville
par des plantations d’arbres fruitiers.
C’était en 2022. C’était beau et effrayant. On ne savait plus
comment faire la ville. L’impact a été énorme, il a fallu tout réin-
venter pour répondre aux besoins d’habitat, de commerce, de déve-
loppement économique… Bref, continuer à construire la ville, mais
sans l’étendre. On a repéré et mobilisé tous les espaces potentiels pour
répondre à la demande de la croissance urbaine sans s’étaler dans les
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18. champs : les bâtiments sous-utilisés, les délaissés routiers, les pelouses
des parcs d’activité, les jardins de lotissement, les golfs, les friches et
même les sous-sols…
J’ai passé beaucoup de temps posté à la lisière de la ville. Des
années à retisser les liens entre les habitants et les agriculteurs, conver-
sation après conversation. Les premiers avaient besoin de manger,
mais surtout de comprendre. Les seconds avaient besoin de bras, mais
aussi d’un nouveau savoir-faire pour déployer partout une agriculture
en intelligence avec les sols, les paysages et la nature. Les déchets
des urbains devenaient l’engrais des ruraux, et les week-ends on se
retrouvait au bord des champs pour reconstituer une à une les haies
arrachées par nos aînés.
Mais j’ai surtout travaillé sans relâche pour mettre au point les
alternatives au grignotage de nos terres agricoles. Faire la ville sur
la ville, mais vraiment. Ce n’était pas simple au début. Il a fallu
tout réapprendre, mais plutôt que de simplement couler du béton, on
a décidé d’affronter la complexité des choses. On voulait faire la ville
autrement, et on le faisait vraiment. En une poignée d’années on a
réduit drastiquement notre consommation de sol et engagé un vaste
chantier pour refaire la ville au lieu de l’étendre. Isoler partout, poser
de nouveaux étages sur des bâtiments, glisser un nouveau logement
entre deux maisons…
On s’est adapté aux changements du climat, mais on a surtout
compris comment devenir adaptables. Maintenant qu’on a passé la
grande crise agricole, on sait que les solutions n’existent que dans la
coopération. Les habitants ont compris pendant ces années qu’il fallait
se mobiliser et faire, plutôt que de venir se plaindre dans le bureau
du maire. D’ailleurs je n’ai plus de bureau, la mairie est transfor-
mée en espace de service mutualisé, et tout se décide désormais à un
niveau territorial plus large, à l’échelle des problèmes réels et plus
des alliances politiques. Mais le maire est toujours là, pour écouter,
expliquer et parfois montrer la voie. Ce n’est peut-être plus le même
métier, mais qu’est-ce qu’il est beau.
Je me souviens très nettement de ce printemps 2026, je venais à
nouveau d’être élu président de la communauté de communes, pour
la première fois directement par les citoyens de tout le territoire. Je
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19. sillonnais les routes pour rencontrer tous les élus, un par un, pour
les convaincre qu’il fallait encore accélérer la transition. J’y passais
mes journées et mes nuits. C’était le coucher du soleil, la fin d’une
belle journée de printemps et j’ai mécaniquement mis en marche mes
essuie-glaces pour nettoyer mon pare-brise. Je me suis arrêté sur le
bord d’un champ et je suis sorti regarder ma voiture : elle était criblée
de petits insectes. Comme dans mon enfance. Et là j’ai entendu le
chant des chardonnerets, cachés dans une nouvelle haie encore jeune.
Les insectes, les oiseaux, ils sont revenus.
On a réussi ça, et plein d’autres choses. Mais… je l’annonce
aujourd’hui, dans quelques semaines je terminerai mon mandat, et
ce sera le dernier. À 55 ans, bientôt 56, j’ai décidé de ne pas me
représenter. Je ne jette pas l’éponge, non, je passe la main c’est très
différent. Je n’aurai jamais imaginé me retrouver au cœur des grandes
transformations de cette décennie, mais c’est à vous d’écrire la suite.
Moi, je vais reprendre mon métier d’urbaniste. Il a tellement
changé.
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23. La ville disloquée
Si l’on construisait actuellement des villes, on les construirait à
la campagne, l’air y serait plus sain.
— Commerson, Petite Encyclopédie bouffonne, 1860.
Le monde-ville
La ville s’étend. Évidemment, nous sommes de plus en
plus nombreux. Nous n’étions qu’un peu plus de 5 mil-
liards à peupler la planète il y a trente ans, et déjà nous
pensions être nombreux. Mais nous sommes aujourd’hui
7,5 milliards.
Dans trente ans, non seulement nous serons sans doute
10 milliards, mais plus de 65 % des humains seront aussi
des urbains, contre 55 % aujourd’hui. Toute la croissance
de la population va se concentrer dans les villes, en faisant
exploser leur population de 50 %. Massif. Cette croissance
sera concentrée sur l’Asie et l’Afrique subsaharienne, mais
cette tendance concerne aussi la France.
Alors les villes s’étendent. Vite, trop vite sans doute.
La surface des espaces urbains a doublé ces trente dernières
années, et devrait s’étendre d’encore 1,2 million de kilomètres
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24. carrés d’ici 2050. Cette conquête des campagnes par les villes
correspond à l’équivalent d’une ville comme Londres toutes
les sept semaines, ou plus de 30 m2
toutes les secondes, rien
qu’en Europe.
Apprendre à compter
Si la croissance de la ville est vraiment un problème,
encore faut-il mesurer correctement le phénomène pour s’y
confronter. Tout et n’importe quoi a été dit en France sur
la croissance de la ville, mais surtout n’importe quoi. Une
nouvelle unité de surface a même été inventée pour l’occa-
sion : le « département », sans préciser s’il s’agit de la Sarthe
(6 206 km2
) ou de la Guyane (13 fois plus grand). Étrange,
mais pourquoi pas, alors allons-y comme cela, en prenant
comme référence la surface moyenne d’un département
métropolitain (5 750 km2
).
Pour beaucoup donc, la ville consomme en France la sur-
face d’un département tous les dix ans (3 260 occurrences sur
Google). Mais certains ont manifestement des données plus
précises, et aussi plus inquiétantes : le rythme serait en fait
d’un département tous les sept ans (2 050 occurrences). Un
ancien président de la République aurait même évoqué une
consommation d’un département par an, mais il en faisait
peut-être un peu trop.
Revenons aux origines du problème pour clarifier tout
ça : les sources de données. D’un côté, nous avons Terruti-
Lucas, de l’autre côté Corine Land Cover. Ce ne sont pas des
équipes italiennes et anglaises qui s’affrontent sur des terrains
de football, mais les noms de code d’études très sérieuses qui
produisent régulièrement des chiffres sur la croissance de la
tache urbaine en France.
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25. L’enquête Terruti-Lucas procède par sondages : plus de
300 000 points répartis en France dont la localisation est
jalousement tenue secrète. Tous les ans ou presque, on vérifie
l’usage du sol sur ces points sur le terrain, et on extrapole à
l’échelle de la France. Une analyse très fine donc, mais qui
peine à donner des résultats précis à l’échelle nationale. Les
sept ans viennent de là.
Il n’y a en revanche pas de vérification de terrain pour
élaborer les données de Corine Land Cover, tout provient de
photos satellites. Pas d’extrapolation hasardeuse ici puisque
tout le territoire est analysé, mais de façon beaucoup moins
précise : l’analyse repère mal les changements d’usage des sols
de moins de quelques hectares. Alors forcément les résultats
sont différents, très différents même.
Mais pourtant, comment comprendre un phénomène si
l’on n’est pas capable de le mesurer correctement ? Nous en
avons désormais les moyens puisque de nouvelles données
toutes fraîches viennent d’être publiées par le Cerema, l’IGN
et l’Irstea, trois organismes techniques et de recherche de
l’État. Des informations très précises issues des fichiers fon-
ciers qui servent à l’établissement des impôts – c’est dire si
elles sont fiables. Ces données permettent d’analyser les dyna-
miques d’artificialisation, c’est-à-dire le changement d’état de
sols agricoles, naturels ou forestiers vers des usages urbains
de toute nature. En manipulant les 30 000 lignes de cette
base de données, on tombe sur des chiffres bien différents de
ceux énoncés précédemment. Entre 2010 et 2017, nous avons
artificialisé en France métropolitaine environ 30 000 ha par
an. Si l’on rapporte cette surface à la taille d’un département
moyen, cela équivaut à un département… tous les vingt ans.
Le prochain qui dit ou écrit autre chose, vous me l’envoyez.
Alors, ce ne serait finalement pas si grave ? Évidemment
si, ne refermez pas encore ce livre. D’abord parce que la ten-
dance n’est pas satisfaisante : après un relatif ralentissement
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26. du rythme de consommation de sols lié à la crise de 2008, on
constate une reprise de vitesse sur les dernières données. Mais
aussi parce que 30 000 ha par an, c’est vraiment beaucoup de
terres artificialisées. Presque 3 fois la surface de la ville de
Paris, 18 aéroports à Notre-Dame-des-Landes ou 375 pro-
jets EuropaCity dans le Triangle de Gonesse. Tous les ans.
Ce sont 5 terrains de football aux normes de l’IFAB pour
les rencontres internationales. Cinq terrains, mais toutes les
heures, de nuit comme de jour, et même le week-end. Sans
tribune dans Libé, sans manifestation, sans abribus cassé. En
silence et dans l’indifférence générale.
Une croissance inefficace
La ville grandit vite, très vite, en France comme ailleurs.
Cette croissance pourrait paraître logique dans un contexte
d’augmentation de la population, mais elle en a perdu le sens.
La consommation de sols pour bâtir la ville a accéléré à par-
tir des années 1960 à un rythme dépassant très largement
l’accroissement de la population, jusqu’à lui être trois fois
supérieur. La croissance de la ville est devenue moins efficace,
en offrant de moins en moins de services aux urbains sur
toujours plus de sol. Car c’est cela l’étalement urbain : une
croissance inefficace de la ville.
Pourtant, si l’on regarde une cartographie des différents
rythmes de consommation d’espaces naturels, agricoles ou fores-
tiers (ou Enaf, mais rien à voir avec le pâté) des territoires en
France métropolitaine, on retrouve en tête les espaces dont le
dynamisme démographique et économique est bien connu :
l’Île-de-France, les grandes métropoles et les espaces littoraux
atlantiques et méditerranéens. Alors l’artificialisation des sols
serait directement liée au dynamisme des territoires ? Si on ana-
lyse les choses plus finement, l’image est beaucoup moins claire.
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27. Croissance de la population et des surfaces artificialisées en France.
Indice 100 en 1954. Polèse, Shearmur et Terral (2015)
Observons deux régions de surface comparable pendant
la période 2010-2015 : les Pays de la Loire et la Bourgogne.
Hors de propos ici de comparer la qualité de leurs crus res-
pectifs sur ces années clés, mais constatons qu’en matière
de dynamique démographique et économique, les tendances
sont plus que contrastées. Pendant que les Pays de la Loire
accueillent près de 150 000 habitants et 20 000 emplois sup-
plémentaires, la Bourgogne voit sa population se réduire de
près de 1 000 habitants et perd 20 000 emplois. Pourtant
l’artificialisation des sols se poursuit aussi en Bourgogne,
et à un rythme soutenu : plus de 800 ha par an, soit 30 %
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28. de la consommation des Pays de la Loire pendant la même
période.
Effectuons une autre analyse. Sur la même période
2010-2015, plus de 14 000 communes en France ont perdu
près de 650 000 habitants. Et pourtant, dans ces mêmes com-
munes, pas moins de 27 500 ha ont été artificialisés pour des
usages d’habitat. Plus du quart de la consommation nationale
de sol pour le logement a donc eu lieu dans des communes
qui perdent des habitants…
La croissance de la ville n’est donc pas seulement plus
rapide que celle de sa population, elle en est désormais décor-
rélée. Elle croît en surface même quand elle perd habitants
et emplois. Nous ne savons plus faire (la) ville. Elle s’étale
jusqu’à prendre le risque de se disloquer. Mais la faute à qui ?
À la voiture bien entendu.
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29. Le moteur de l’explosion
San Francisco abandonne sa catastrophique expérimentation du
free-floating.
Après cent ans, San Francisco met fin à sa désastreuse expéri-
mentation autorisant l’usage des « véhicules personnels sans sta-
tions », plus communément appelés voitures. Détaillant un bilan
déplorable sur pratiquement tous les aspects, du bruit à la pollution
de l’air en passant par les embouteillages ou la sécurité des piétons, le
responsable de l’Agence municipale des transports de San Francisco
(SFMTA) a annoncé qu’il mettait fin à cette expérimentation :
« Nous avons démarré ce projet avec beaucoup d’optimisme. Il sem-
blait vraiment que ces voitures allaient devenir une excellente chose,
mais cela n’a pas été le cas. Nous avons tout essayé pour que les gens
les utilisent en toute sécurité, mais rien n’a fonctionné. Les gens
les conduisent n’importe où, trop vite, et ne font pas attention. »
Alors que cette expérimentation de la voiture tire à sa fin, les
statistiques finales donnent à réfléchir, même en tenant compte de sa
durée très longue. Au cours de cet essai de cent ans, la ville a recensé
un total de 2 434 personnes tuées par des voitures et 56 722 per-
sonnes grièvement blessées. Une source anonyme à la SFMTA a
déclaré : « Nous avons tué la population d’un gros village et laissé
handicapée celle d’une petite ville. Même nous, nous ne pouvons pas
ignorer ces chiffres. »
Au cours des décennies qu’a duré le projet, il est devenu évident que la
taille importante de ces véhicules nécessitait un espace de stockage massif.
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30. « Nous avons fini par construire toute la ville pour elles, mais même
cela, ça n’a pas fonctionné », indique une autre source à la SFMTA.
« Les gens les laissaient n’importe où, bloquant les trottoirs, les pistes
cyclables, les parcs, partout. Nous avons même dû en repêcher dans des
lacs. Il n’y a strictement aucun endroit où je n’ai pas vu quelqu’un
laisser une de ces choses. »
L’un des plus grands cafouillis introduits par cette expérimenta-
tion a été l’attribution gratuite d’une grande quantité d’espace public
aux propriétaires de voitures privées. Au début du projet, quand il y
avait peu de véhicules, ils étaient autorisés à se garer gratuitement
dans les rues. Cela n’a jamais changé par la suite, même si le nombre
de véhicules a augmenté considérablement. Résultat : les contribuables
ont dû payer pendant des décennies le stockage dans la rue de ces
véhicules. Le coût réel de cet espace a été estimé à cinq milliards de
dollars par an. Un militant associatif remarque : « Nous aurions
pu faire payer le stationnement et utiliser l’argent pour résoudre
le problème des sans-abris et envoyer chaque enfant à la garderie
gratuitement depuis des décennies. Mais tout ce que nous avons eu,
ce sont des rues encombrées de boîtes de métal. »
Maintenant que les véhicules commencent à être sortis des rues,
les habitants de San Francisco découvrent une toute nouvelle ville
dont ils ignoraient l’existence. Chaque nuit depuis la fin de l’expé-
rimentation, de plus en plus d’habitants sortent dans la rue pour
fêter cela. « Je me sens tellement plus relaxée ici depuis la fin de
l’expérimentation de la voiture. Nous n’avions pas réalisé à quel
point c’était stressant, jusqu’à ce que ça s’arrête. C’est incroyable de
pouvoir laisser mes enfants se rendre à l’épicerie sans m’inquiéter »,
note une mère de trois enfants. « Il y a tellement d’espace ! » s’exclame
un autre habitant. « Nous avons enfin tout l’espace dont nous avons
besoin pour aménager des pistes cyclables protégées, mais maintenant
que les voitures ont disparu, elles s’appellent simplement des rues. »
— Olivia Gamboa, fiction, 2019
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31. Révolution !
Dans son essai Anticipations paru en 1901, dans un monde
encore animé par le cheval et le chemin de fer, H.G. Wells
avait déjà compris toute l’importance que prendrait l’automo-
bile. Il en avait aussi anticipé les effets sur la ville : « Tout est
question de mobilité. Limiter la mobilité contracte la ville, la
faciliter au contraire l’étend et la disperse. » Wells avait bien sûr
raison, la voiture est bien le moteur de l’explosion de la ville.
Le récit des grandes innovations fait la part belle aux soli-
taires. Le héros de l’histoire est généralement un homme seul,
si rarement une femme. Le décor change en fonction des
époques : un arbre fruitier, un grand bureau vide, la paillasse
carrelée d’un laboratoire, un garage transformé en atelier, une
chambre d’étudiant ou le canapé violet d’une salle de créativité
peuplée de post-it chatoyants.
Dans le cas de la voiture, cet homme solitaire est bien
entendu Henry Ford et sa fameuse Ford T. Le premier modèle
de série sort de l’usine de l’avenue Piquette, à Détroit, le 27 sep-
tembre 1908. Un modèle de série justement : Henry Ford (et
sans doute un peu ses équipes) n’a pas inventé la voiture, mais
bien la massification de sa production, permettant la baisse des
prix de vente et l’explosion du marché. La production en série
a son corollaire : la standardisation des produits. La première
Ford T produite était noire, comme toutes les suivantes. Henry
Ford avait lui-même prévenu : « Les gens peuvent choisir n’im-
porte quelle couleur, du moment que c’est noir. »
Tout n’a pourtant pas basculé à l’automne 1908. La voiture
est le cœur, mais ne constitue pas à elle seule un système
de mobilité. Point de hasard, elle se développe justement
au moment où l’industrie pétrolière se cherche de nouveaux
débouchés. Jusqu’ici le pétrole était raffiné pour produire
essentiellement du kérosène utilisé pour l’éclairage, mais
l’électricité pénètre dans les foyers américains et s’y substitue
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32. rapidement. L’essence, qui n’était qu’un sous-produit souvent
jeté à la rivière, devient rapidement la principale source de
revenus de l’industrie, à la faveur de l’invention de nouveaux
procédés de raffinage en 1909.
La transition est rapide. En 1907, seuls les 8 % des foyers
qui sont raccordés à l’électricité peuvent se passer de kérosène,
et les 43 000 premières voitures à essence vendues se faufilent
encore discrètement entre les calèches dans les rues des villes
étasuniennes. En 1912, 16 % des foyers sont raccordés, et plus
de 350 000 voitures ont déjà été produites. Elles sont près
de 2 millions en 1920 et 35 % des logements sont électrifiés.
Les images bien connues de la parade de Pâques sur la
Cinquième Avenue à New York illustrent parfaitement les effets
sur la ville de ce changement très rapide de paradigme. Les
plaques photographiques de 1900 permettent à peine d’identifier
une voiture perdue au milieu des calèches. En 1913, c’est le
cheval solitaire qui a du mal à se faire une place dans le flot des
voitures. On oublie souvent combien ces révolutions sont rapides.
Parade de Pâques sur la Cinquième Avenue de New York, en 1900
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33. Parade de Pâques sur la Cinquième Avenue de New York, en 1913
La vitesse de cette transition est en effet stupéfiante, et
vient résoudre des problèmes jusqu’alors insolubles : la voiture
vient débarrasser la ville du crottin et libérer les pâturages des
périphéries des villes pour l’agriculture. Ce n’est que bien plus
tard que l’on commencera à se préoccuper de la pollution de
l’air ou de la concurrence des agrocarburants avec l’alimen-
tation humaine…
Transformer la ville
Pourtant, rien n’est vraiment joué à ce moment-là. Si la
révolution technologique et industrielle est rapide, elle ne fait
pas système : il faut encore adapter la ville à la voiture. Le
rythme d’adoption de l’automobile a été bien plus rapide que
celui du renouvellement concret des espaces publics, mais aussi
des esprits. Une phase de transition s’engage donc, pendant
laquelle la voiture envahit les rues mais n’a pas pour autant
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34. assis sa domination sur la ville et définitivement repoussé le
piéton sur son petit bout de trottoir.
Car la voiture est trop rapide pour permettre une coexis-
tence pacifique avec le fragile piéton. Le début du siècle pré-
cédent est donc une période de lutte intense autour d’un sujet
qui nous agite encore : à qui appartient la rue ? Contrairement
à ce que l’on pourrait penser, la victoire de la reine automobile
n’était pas acquise. Elle est régulièrement dépeinte comme
un monstre tueur d’enfants, et les oppositions se multiplient
à sa prise de possession de la ville :
Les horreurs de la guerre sont moins effrayantes que les horreurs
de la paix. L’automobile est une mécanique beaucoup plus destructrice
que la mitrailleuse. Les audacieux chauffeurs font plus de morts que
les artilleurs. L’homme de la rue est moins abrité que l’homme des
tranchées.
— New York Times, 23 novembre 1924
Avant de reconstruire physiquement la ville pour la voiture,
il a donc fallu construire une image sociale de l’espace public
compatible avec les exigences fonctionnelles de cette technolo-
gie, et pousser le piéton hors de sa route. Dans les années 1910
et 1920 le lobby automobile a donc créé de toutes pièces un
personnage fictif, placé au cœur d’une vaste campagne de propa-
gande relayée par les autorités : Mr Jay Walker. Jay doit pouvoir
se traduire par « péquenot », « celui qui ne sait pas se comporter
dans la ville ». Mr Jay Walker ne sait pas marcher (walk) en
ville : c’est donc lui qui provoque les accidents. Ce n’est plus
la voiture qui tue, mais le piéton qui cherche la mort selon ce
nouveau récit qui fonctionne parfaitement. Une belle opéra-
tion de retournement des esprits dont on pourrait aujourd’hui
s’inspirer pour développer les alternatives à la voiture.
Cette campagne a été un tel succès que le nom propre
se transforme en nom commun, et « jaywalker » entre au
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35. dictionnaire en 1924. Au-delà de cette consécration linguis-
tique, cette opération d’ingénierie sociale est une magnifique
réussite puisqu’en focalisant la responsabilité de l’accident sur
le piéton insouciant (Mr Jay Walker), elle a réussi à consacrer
la domination de la voiture dans l’espace public. Après les
esprits et le dictionnaire, ce sont la législation et l’organisation
de la ville et de ses espaces publics qui suivront.
Les infrastructures sont progressivement adaptées, avec
le développement des passages piétons et des feux tricolores.
Puis en 1925 une première réglementation naît (évidemment)
à Los Angeles, actant définitivement la fin de l’égalité des
droits sur la rue et l’obligation faite aux piétons de respecter
des règles de circulation.
Nombre de chevaux et de voitures en circulation aux États-Unis.
Données Micromobility Industries
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36. La voiture a donc finalement conquis la ville et pris la
place du cheval, le nombre de véhicules en circulation dépas-
sant le nombre de chevaux à cette même période. C’est aussi
dans ces années-là que les boîtes d’aliments pour chiens sont
inventées aux États-Unis, dernier débouché pour les animaux
délaissés…
Autre victime de cette révolution automobile, le tramway
électrique subira un long processus d’éviction des villes, qui
démarre aux États-Unis dès les années 1930 par les efforts
discrètement concertés de constructeurs d’autobus (General
Motors en tête), de pétroliers et de fabricants de pneus. Le
reste du monde suivra. À la fin des années 1950, Sydney
brûle 1 000 rames de tramway et dépose 250 km de voies.
Le 29 janvier 1958, la ville de Nantes abandonne aussi son
réseau, et attendra 1985 pour finalement relancer le tramway
en France.
En quelques décennies, la voiture a donc façonné la ville
en faisant muter l’espace public pour répondre à ses besoins.
Elle s’attaque ensuite au reste du territoire.
Façonner le territoire
Les années 1950 voient naître – une fois encore aux États-
Unis – un modèle de ville qui connaît depuis un succès pla-
nétaire : le suburb américain.
Créée en 1929 par Abraham Levitt, la société Levitt &
Sons Inc. a vécu difficilement le second conflit mondial : les
matériaux étaient réservés à l’effort de guerre, mettant en
sommeil son activité de construction. Un des fils d’Abraham,
William Bill Levitt, a servi dans la Navy au sein des Seebees, le
service de construction du génie. Frappé par l’efficacité de la
préfabrication et de la standardisation des bâtiments militaires
mises en œuvre pendant le conflit, il décide d’adapter ces
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37. techniques à la construction civile à son retour de la guerre.
Il fait l’acquisition de champs d’oignons et de pommes de
terre sur Long Island dans l’État de New York, pour réali-
ser une opération immobilière à destination des familles des
anciens combattants (mais uniquement blancs) : Levittown,
la première d’une longue série.
Des milliers de maisons identiques s’alignent dès 1947 sur
une trame viaire généreuse et ondulée, louées puis rapidement
vendues à crédit. Levittown fait rapidement des petits, mais
le modèle ne se limite pas à la construction industrialisée
de logements standardisés, ni même à cette forme urbaine
typique du lotissement qui sert de décor aux séries nord-
américaines. Non, le modèle est beaucoup plus global. C’est
d’abord un mode de production à la fois privé et planifié de la
ville : des acteurs de l’immobilier se substituent aux pouvoirs
publics pour produire en masse les logements dont le pays a
besoin. Ils délaissent les centres urbains et concentrent leurs
efforts sur les seuls sites capables d’accueillir une produc-
tion répétitive difficilement adaptable à des contextes urbains
complexes : les terres agricoles en bordure des villes, rendues
accessibles par une voiture devenue ubiquitaire. À cela s’ajoute
un montage économique qui a depuis fait ses preuves, là-bas
comme ici, en ciblant l’offre sur les jeunes ménages dont
la solvabilité est rendue possible par un cadre réglementaire
accommodant (notamment les aides aux anciens combattants)
et le développement massif du crédit immobilier.
Ce modèle de production fera l’essentiel de l’étalement
de la ville étatsunienne, mais aussi la richesse de Levitt &
Sons Inc. Jusqu’à sa faillite le 9 novembre 2007, victime de
l’effondrement d’une économie immobilière qu’elle avait lar-
gement contribué à faire émerger.
Mais n’allons pas trop vite. Il manque un élément au sys-
tème pour assurer la diffusion de ce modèle de production de
la ville : l’autoroute. Revenons donc en 1919, avec la grande
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38. traversée des États-Unis par un convoi militaire du Motor
Transport Corps : 4 800 km pour traverser le pays d’est en
ouest, de Washington DC à Oakland. L’état des routes et des
ouvrages d’art transforme l’épopée en une galère qui durera
cinquante-six jours pour les 300 hommes engagés, fera une
vingtaine de blessés et obligera à abandonner sur le bord de
la route 9 des 81 véhicules mobilisés. Parmi ces hommes, un
jeune lieutenant-colonel qui retiendra cette pénible leçon :
Dwight D. Eisenhower. Devenu président des États-Unis, il
lancera en 1956 la construction du National System of Interstate
and Defense Highways. Ce vaste système autoroutier de plus
de 60 000 km traversant tout le pays est largement inspiré
du Reichsautobahn allemand, qu’Eisenhower avait pu observer
pendant son séjour en Europe comme commandant suprême
des forces alliées. Ce nouveau maillage routier vise à faciliter
la défense du pays mais permet aussi de diffuser le nouveau
modèle de développement urbain à tout le pays. L’étalement
urbain s’accélère alors soudainement.
La France, fière de son dense réseau de nationales, prend
quelques années de retard. Le réseau autoroutier national
n’éclot qu’à la toute fin des années 1960 mais s’étend rapi-
dement, pour compter aujourd’hui près de 12 000 km. Son
développement est directement associé à l’éloignement pro-
gressif des lieux de résidence et de travail, entraînant entre
1975 et 2015 le doublement de la distance médiane parcourue
par les actifs qui ne travaillent pas dans leur commune de
résidence.
Perdre ses repères
La ville d’avant la voiture était dense par nécessité : les
logements étaient localisés à proximité immédiate des emplois,
des commerces et des services, ou se concentraient autour
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39. des moyens de transport collectifs permettant d’y accéder.
La technologie automobile associée à une ville qui s’y est
adaptée, le développement de la possession individuelle et
l’extension des réseaux routiers ont permis à la fois de séparer
nettement les fonctions (habitat, production, commerces…) et
de les écarter, générant un tissu urbain peu dense. Plus encore
qu’une forme urbaine étalée, c’est un modèle de production
de la ville qui se diffuse, associant public, privé, endettement,
circulation des entreprises et des ménages des centres vers
les périphéries.
La voiture a façonné la ville, puis le territoire. Elle
s’impose aujourd’hui comme une évidence, alors que sa
domination n’a finalement que quelques décennies. Nous
sommes collectivement touchés par ce que le biologiste
marin Daniel Pauly appelle le shifting baseline syndrome,
ou syndrome des changements de références. Les scien-
tifiques en charge de fixer les quotas de pêche jugent de
la dégradation de l’écosystème en fonction de l’état dans
lequel ils l’ont trouvé en débutant leur carrière. Or cet état
se dégrade progressivement, génération après génération
sans que cela soit perçu par la communauté scientifique,
car la référence à l’état « normal » se décale, elle aussi,
progressivement.
De même, nous considérons qu’écrire la ville au rythme
de la voiture est un processus normal, puisque nous l’avons
toujours fait ainsi. Pourtant non, les poissons étaient plus gros
et plus nombreux avant, et les villes moins étalées. Mais le
processus est plus qu’engagé : avec le passage des générations
il est devenu la nouvelle norme. Et peu de choses semblent
pouvoir l’infléchir :
Tant que les urbanistes élargissent les routes et en construisent de
nouvelles ; tant que les conducteurs ont peu d’options alternatives et
ne paient pas le coût complet de leurs trajets ; tant que les politiques
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40. publiques incitent les gens à vivre dans des banlieues éloignées, nous
aurons un futur toujours plus étalé.
— Janette Sadik-Khan, Street Fight
En à peine un siècle la voiture a donc réussi à tailler
villes et territoires à son image. Impossible désormais d’y
vivre sans elle.
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