林 #PREVENTION #ADDICTION
❓ Chers membres, faites-vous partie des hygiénistes pionniers addictifs au gel hydroalcoolique ?
Devenu un rituel, le retour d'une forme de sacré, l'utilisation de ce liquide virucide révèle l’existence d’une anxiété inconsciente, amplifiée par la peur collective de la contamination 裂
⏩ Comme le masque, le gel génère de l’ambivalence et de l’incertitude dans nos interactions sociales.
Comment imaginer une société du sans-contact ?
1. DIMANCHE 13 - LUNDI 14 SEPTEMBRE 2020
0123
E
nfin, on ne le prend plus pour
un cinglé. Terminé les petits
regards en coin et les rires un
peu moqueurs lorsqu’il dé
gaine le gel hydroalcoolique
de son sac à dos. «Il y a quel
ques mois encore, les copains me voyaient
commeunmaniaqueobsessionnelchaque
fois que j’en utilisais», raconte Antoine,
38 ans, infirmier parisien au look de
motard. Chaque fois? «Avant et après les
repas, le métro, les courses, l’apéro, après
avoir touché portes, poignées, monnaie,
sans compter toute la journée au boulot,
à l’hôpital.» Maintenant que tout le
monde (ou presque) fait pareil, il souffle:
«On me fiche enfin la paix.» Il évite mal
gré tout d’ébruiter qu’il conserve tou
jours une vingtaine de bouteilles chez lui
en réserve. Au cas où.
Professeure dans un collège de
SeineetMarne, Eliane est, elle aussi, une
adepte de longue date du petit flacon. «Je
m’en frictionne les mains depuis l’épidé
mie de grippe H1N1 de 2009 pour éviter les
grippes et gastros qui traînent en hiver»,
confie la quadragénaire. Au début du
confinement, elle s’est précipitée en phar
macie pour regonfler son stock. « Depuis,
je m’en sers encore plus qu’avant.» Plus?
«Oh, vous n’imaginez pas, ditelle à demi
mot, préférant rester évasive. Si je sors
sans, je panique.»
Comme Antoine et Eliane, ils
sont un certain nombre, pionniers du gel
hydroalcoolique, à se sentir moins seuls
depuis que son usage s’est généralisé.
Car, avec la pandémie, une armée de
nouveaux aficionados les ont rejoints.
Comme Mathis, 17 ans, lycéen dans la
Vienne: «Je n’entre nulle part sans en
mettre, j’ai peur si je n’en ai pas: c’est de
venu une addiction, au point de m’en abî
mer les mains.» Ou comme Natacha,
36 ans, ingénieure près d’Annecy: «Au
bureau, je ne peux pas effleurer la moin
dre surface touchée par mes collègues
sans me désinfecter juste après: c’est
comme si je voyais des gouttelettes de
Covid partout, chaque objet est suspect.»
Entendonsnous bien: le gel hy
droalcoolique fait partie des gestes bar
rières indispensables pour freiner la pro
pagation du SARSCoV2 et protéger les
plus fragiles, au même titre que le lavage
des mains, le port du masque et la dis
tanciation physique. De fait, la plupart
d’entre nous l’utilisons désormais tous
les jours, avec plus ou moins d’entrain.
Mais pour certains, anciens ou nou
veaux convertis, le précieux liquide
virucide a pris une place de premier plan,
parfois excessive, dans les rituels quoti
diens. «J’ai peur d’être à la limite du
trouble obsessionnel compulsif [TOC]»,
redoute Eliane.
C’est grave, docteur? «Pas néces
sairement », rassure Luc Mallet, profes
seurdepsychiatrieàl’universitéParisEst
Créteil, spécialiste des addictions. Dans le
contexte angoissant de la pandémie, face
au désir de se protéger soi et les autres, il
est normal de se sentir plus vulnérable
– quitte à se raccrocher au premier flacon
venu comme à un grigri protecteur. Le
TOC, lui, répond à une définition précise:
«Il interfère de façon significative avec le
fonctionnement de la personne, l’occupe
plus d’une heure par jour et est associé à
un scénario catastrophe qu’il est censé
conjurer», égrène le psychiatre. Les vrais
«toqués» du gel sont rares, estimetil.
Il n’empêche: l’utilisation inten
sive chez les doux accros, comme Nata
cha ou Mathis, révèle l’existence d’un
terrain anxieux déjà présent, amplifié
par la peur collective de la contamina
tion. Ancrée quelque part dans notre
inconscient, celleci ressurgit à chaque
épidémie depuis les grandes pestes du
Moyen Age. Mais c’est après la
deuxième moitié du XIXe siècle, avec la
découverte des virus, bactéries et autres
germes, que le lavage des menottes s’est
peu à peu imposé comme un geste sani
taire indispensable. Louis Pasteur lui
même était obsédé par le savonnage des
mains et détestait serrer celles des
autres – au point de passer parfois pour
un bêcheur.
S’il était parmi nous, le père du
vaccin contre la rage ne sortirait proba
blement jamais sans sa solution hy
droalcoolique. Sans doute regarderaitil
nos coutumes hygiénistes postCovid
avec un mélange de satisfaction – nous
nous lavons beaucoup plus qu’il y a
150 ans – et de perplexité. Car, comme le
masque et la distanciation physique, le
gel bouscule le fragile équilibre de nos
rapports sociaux.
Professeure de psychologie so
ciale à l’université de Bourgogne,
Edith SalèsWuillemin a étudié pendant
une dizaine d’années la représentation
sociale de l’hygiène chez les profession
nels de santé. Depuis le début de la pan
démie, elle se penche sur la façon dont
les Français utilisent les produits hy
droalcooliques. Un détail en particulier a
retenu son attention: beaucoup s’en tar
tinent les mains avant de pénétrer dans
les magasins et lieux publics, où des fla
cons trônent souvent à l’entrée. «On en
vient à considérer que le gel protège pré
ventivement des autres, analysetelle. Il
forme comme un gant invisible entre les
corps.» Avec la pandémie, chaque objet,
chaque inconnu est devenu un contami
nateur potentiel. Une menace.
«Symboliquement, s’asperger les
doigts avant d’entrer dans une boutique
ou une administration n’est pas sans rap
peler les rites de purification pratiqués
avant de poser le pied dans les lieux de
culte», juge de son côté Pascal Lardellier,
sociologue à l’université de Bourgogne.
Telle une eau bénite postCovid, le li
quide hydroalcoolique marque le retour
d’une forme de sacré, estimetil. Rien de
moins… N’estce pas, tout de même, lui
charger un peu trop la bouteille? «Non,
regardez: il désigne ce qui est pur et im
pur, permet de distinguer là où il y a ris
que de contamination – et donc de mort –
ou non, indique quel est le bon comporte
ment et le mauvais: autant de questions
autrefois tranchées par la religion, reve
nues au cœur du jeu social.»
En attendant, le gel sème parfois
la zizanie entre les utilisateurs zélés et
les pratiquants plus relax. Comme lors
de cette soirée aoûtienne où Adeline,
consultante média, a invité son père à
prendre l’apéro à la maison: «Il a nettoyé
ma table avec sa solution avant d’y poser
les coudes, comme si je ne lavais pas chez
moi!» Ou ce matin de septembre lors
que, de retour au bureau, Colin a tendu la
main à une collègue sans y penser.
«J’avais oublié que ça ne se fait plus, ra
contetil. Elle n’a pas osé refuser le geste,
mais elle s’est nettoyée au gel juste après,
l’air dégoûté. Ça m’a vexé!» Depuis, les
deux collègues s’évitent.
Comme le masque empêchant de
lire les mimiques d’autrui, le gel génère
de l’ambivalence et de l’incertitude dans
les interactions. «Or, les rites de sociabi
lité, comme la poignée de main ou les sou
rires, servent justement à introduire de la
prévisibilité dans les rapports sociaux»,
rappelle M. Lardellier. Et à pacifier les
échanges, comme l’a démontré Norbert
Elias, dans son classique de sociologie
La Civilisation des mœurs. Sans cette pré
visibilité, les animaux sociaux que nous
sommes cèdent plus facilement à
l’agressivité. Notamment au bureau ou
dans les transports en commun…
Mais pour combien de temps en
core ? Le gel vatil durablement intégrer
nos habitudes? Vaton tout droit vers
une société du sanscontact, comme la
CoréeduSud,oùleshabitantssontcoutu
miers du port du masque depuis le SRAS
de 2003? «Si la pandémie reflue, comme
on peut l’espérer, nous retrouverons peu à
peunosusagesd’avant,avecpeutêtreplus
de précautions», avance le sociologue du
corpsDavidLeBreton.Toutensoulignant
que les accros de la première heure au gel
le resteront probablement. «En somme, je
suis condamné à redevenir le maniaque de
service», constate Antoine, l’infirmier au
look de motard. Avant de conclure, sou
riant (on suppose) derrière son masque:
«Eh bien, je m’en lave les mains.»
Au nom du gel
L’épidémie due au coronavirus leur a donné
raison. Eux, ce sont les givrés du gel
hydroalcoolique, qui ne jurent depuis
des années que par le lavage de mains
au virucide. On les regardait comme
des hygiénistes un peu extrêmes, on les voit
aujourd’hui comme des pionniers
Marie Charrel
« AVANT ET APRÈS
LES REPAS,
LE MÉTRO, LES
COURSES, L’APÉRO,
APRÈS AVOIR
TOUCHÉ PORTES,
POIGNÉES… »
Antoine, infirmier
S
i se frictionner les mains avec un gel ou
une solution hydroalcoolique est aussi
efficace que le lavage au savon, encore
faut-il le faire correctement – au moins vingt
secondes, y compris entre les doigts – et avec le
bon produit, capable d’éliminer virus et bacté-
ries. «On voit parfois passer n’importe quoi»,
met en garde Hervé Soule, hygiéniste à l’hôpi-
tal de Pontivy-Loudéac (Bretagne), bien placé
pour le savoir: il travaille aussi à Genève avec
Didier Pittet, le médecin qui, dès 1995, a diffusé
à l’hôpital la formule du produit validée par
l’Organisation mondiale de la santé (OMS),
pour lutter contre les maladies nosocomiales.
«Le gel doit contenir de 60 % à 70 % d’alcool pour
être efficace et présenter la norme EN 1500»,
détaille M. Soule. L’Agence nationale du médi-
cament recommande également la norme
NF EN14476.Ilnedoitpasêtrerincé,etlesver-
sions contenant parfum ou huiles essentielles
sont à éviter, car potentiellement allergisantes.
Même si un émollient est souvent ajouté pour
protéger la barrière lipidique de l’épiderme,
son usage fréquent peut, comme celui du
savon, dessécher la peau. «Pour l’éviter, nous
recommandons de s’hydrater les mains avec une
crème sans parfum plusieurs fois par jour, surtout
le soir», conseille Annick Barbaud, chef du ser-
vice dermatologie de l’hôpital Tenon, à Paris.
Enfin, les lingettes sont peu efficaces. Et le gel
n’est pas fait pour désinfecter les objets, où il
dépose le film poisseux de l’émollient.
La bonne solution