Integrer la question_politique_en_therapie_richard_brouillette
1. Intégrer la question politique en thérapie : un cas de force majeure ?
Richard Brouillette, 15 mars 2016, NY Times
« J’ai un entretien avec mon chef ensuite », m’explique ma patiente. « J’ai peur qu’elle ne me dise
que je ne m’implique pas assez et qu’elle ne me demande de me porter volontaire pour faire des
heures supplémentaires, afin de prouver ma motivation. »
Cette tension croît depuis des mois à son travail et elle redoute la menace tacite qui plane au-dessus
de cet entretien : travailler plus longtemps, sans compensation, ou être poussée dehors. Elle trouve
déjà difficile de passer autant d’heures loin de chez elle, mais elle ne peut pas se permettre de
perdre son emploi. « Que vais-je dire à mes enfants ? » se demande-t-elle en s’effondrant.
J’ai un nœud à l’estomac. Ce genre d’inquiétude revient régulièrement chez mes clients, au point que
je me retrouve à m’intéresser de moins en moins aux problèmes et aux névroses individuelles, pour
regarder de plus en plus ce qui se passe dans leur vie quotidienne.
Dans mon cabinet privé de psychothérapie à Manhattan, je rencontre beaucoup d’hommes et de
femmes, en début ou milieu de carrière, qui essayent de faire face à des avalanches d’emails et à des
tas d’obligations diverses liées aux réseaux sociaux, à l’érosion de la frontière entre vie privée et vie
professionnelle, à des salaires de départ qui n’ont pas bougé depuis la fin des années 90. Je vois des
salariés plus âgés (au-dessus de 30 ans) essayer de s’ajuster à un marché du travail qui exige de
régulièrement changer de poste et de cultiver sa « marque personnelle ». Personne ne prend la
totalité de ses jours de vacances. Tout le monde travaille plus que ne le faisait la génération
précédente.
Typiquement, les thérapeutes évitent de discuter en séance des questions sociales et politiques.
Quand le client soulève ces sujets, le thérapeute préfère orienter la conversation vers une discussion
sur les symptômes, les ressources du client, la pertinence de causes probables dans son enfance et
dans sa famille. Mais je suis de plus en plus convaincu que cette pratique n’est pas appropriée. La
psychothérapie, en tant que domaine, n’est pas préparée à répondre aux questions sociales
majeures affectant la vie de nos clients.
En général, quand ils ne peuvent plus répondre aux exigences croissantes de l’économie, les gens se
sentent coupables et luttent pour vivre ensuite avec la culpabilité. On observe la même tendance
bien sûr dans d’autres contextes : des enfants du divorce qui se sentent responsables de la
séparation de leurs parents à la « culpabilité du survivant » éprouvée par ceux qui ont vécu des
catastrophes. Lorsque la situation apparaît impossible ou inacceptable, la culpabilité sert de bouclier
contre la colère qu’on éprouverait sinon : l’enfant peut être en colère après ses parents qui
divorcent, le survivant peut l’être après ceux qui ont disparu.
C’est pareil sur le plan social. Quand un système économique ou un gouvernement est responsable
de faire souffrir les siens, ceux qui sont affectés se sentent profondément impuissants et
compensent cette impuissance par de l’autocritique. Aujourd’hui, si tu ne peux pas devenir ce que le
marché veut que tu deviennes, tu passes pour incompétent et tu n’as pas d’autre recours que la
dépression.
2. Ces 30 dernières années, je suis sûr que ces évolutions sur le lieu de travail ont peu à peu eu un
impact psychologique aussi négatif que celui d’un événement traumatique, quoique de façon plus
diffuse et moins décelable. Je ne crois pas que les gens soient conscients du degré de perte d’espoir
et d’augmentation du stress chez eux ; le regard qu’ils portent sur eux est abîmé ; ils croient qu’ils
sont condamnés à prendre ce qu’ils peuvent ; ils vivent dans un état proche de l’impuissance. Il arrive
un moment où les gens ne peuvent plus en prendre davantage, où on leur en demande trop. Quelle
dose de culpabilité peuvent-ils encaisser ? Quand vont-ils se retourner vers l’extérieur ? J’ai le
sentiment que les psychothérapeutes jouent un rôle important dans le fait de placer la responsabilité
à l’intérieur des personnes. Malheureusement, la plupart des thérapeutes ont été formés, dans le
cadre de leurs consultations, à ne pas discuter des questions politiques. En renforçant implicitement
de fausses assomptions sur la responsabilité personnelle, en renforçant l’isolement et le statu quo
social, ils alimentent le problème.
Quand le client décrit une situation de travail insupportable, la tendance en thérapie est de se
centrer sur la nature de la réponse du patient face à la situation, traitant implicitement la situation
elle-même comme une réalité immuable. Mais un environnement intenable ou injuste n’est pas
toujours forcément une réalité immuable et les thérapeutes doivent considérer la question de façon
explicite.
C’est de fait l’éternel dilemme en psychothérapie. Doit-on aspirer à aider un patient à s’ajuster ou
bien l’aider à se préparer à changer le monde autour de lui ? Est-ce que c’est le monde interne du
client qui est faussé ? Ou est-ce que c’est le monde qualifié de réel qui a perdu le nord ? En général,
c’est une combinaison des deux et un bon thérapeute, je crois, va aider le patient à naviguer entre
ces deux extrêmes.
Quand les thérapeutes font tourner la conversation uniquement autour du récit de vie du patient, en
évitant une discussion franche sur les difficultés sociales et économiques, ils prennent le risque de
réduire la psychothérapie à un outil de contrôle social. Cela peut sembler exagérément polémique,
mais considérons la proposition faite par le gouvernement britannique l’an dernier d’intégrer des
psychothérapeutes dans les agences pour l’emploi pour offrir un accompagnement aux chercheurs
d’emploi, qui, s’ils déclinent l’invitation, verront leurs indemnités réduites. Dans une situation de ce
type, la thérapie pourrait bien devenir un bras de l’état, en s’efforçant de « soigner » l’inactivité ou la
réticence à travailler et en encadrant potentiellement la conscience sociale et politique de ceux que
le dispositif est censé servir.
Trop souvent, quand le monde est dérangé pour des raisons politiques, les thérapeutes restent
silencieux. Au contraire, ils devraient reconnaître les choses, soutenir leur client et discuter la
question. Il est inhérent à la thérapie d’aider une personne à comprendre l’injustice des difficultés
qu’elle vit, de l’aider à réfléchir à la question de son initiative personnelle et à décider d’agir comme
cela lui convient, quels que soient ses choix.
Quand je suis dans cette situation avec un patient, j’introduis dans la conversation l’idée que ce qui
lui arrive n’est pas juste, dans l’espoir de lui donner l’opportunité d’explorer comment il réagit au fait
d’être maltraité, ce qui peut être révélateur de ses intentions et vital pour la thérapie.
J’ai eu une patiente un jour qui avait atteint un point de non-retour dans la situation qu’elle vivait au
sein de la startup qui l’employait. Elle s’était battue pendant deux ans en thérapie avec l’idée qu’il
3. était possible d’avoir une communication authentique dans les relations professionnelles. Notre
thérapie l’a aidée à exprimer sa colère à travers un email courageux, bien senti et ciblé, qui a eu pour
résultat que pratiquement la moitié de ses collègues l’ont soutenue et ont demandé à négocier
directement avec le directeur général.
Le rôle de soutien que joue la thérapie dans des cas comme celui-ci peut sembler à certains plus
proche du travail social ou du conseil en organisation que du traitement de santé mentale. Mais c’est
faux. Les thérapeutes doivent considérer ce genre d’interactions politiques dans leur cabinet comme
inhérents au processus thérapeutique. Les patients, pour résoudre ce qui est devenu une cause
interne de stress, peuvent décider de changer le monde autour d’eux, dans une expérience qui ne se
contente pas d’entraîner un changement externe mais qui est aussi un changement interne,
procurant un accroissement de la confiance en soi et permettant d’intégrer dans son caractère une
dimension d’engagement.
Vous seriez surpris de savoir à quel point il est rare que les gens réalisent que les problèmes ne sont
pas de leur faute. En travaillant sur les sentiments d’équité et de justice, on peut donner à un patient
la chance de retrouver des compétences si souvent perdues, comme le souci de soi et la capacité à se
défendre. On peut l’aider à remplacer la culpabilité par une colère purifiante, une colère libérant
l’envie – et la demande – de s’épanouir, l’envie de se tourner vers l’extérieur plutôt que de rester
enfermé sur soi, une colère qui pousse à changer les choses.