1. Compte rendu de la conférence Demain le travail mobile qui a eu lieu le mardi 7 février 2012 de 9h à 16h à
l’auditorium du journal Le Monde.
Ouverture
"D’après l’Insee, un salarié sur quatre travaille déjà sur un autre site que celui de son entreprise,
phénomène lié à la généralisation des smartphones… Le travail mobile est déjà une réalité". D’entrée de
jeu, Catherine Larrieu, déléguée du Commissariat général au développement durable, souligne que
d’autres rapports au temps (instantanéité) et à l’espace (émergence de "tiers-lieux", espaces intermédiaires
entre le lieu de travail et lieu de vie) changent les pratiques de travail. Deux axes de réflexion se dessinent
dans son propos,
● Ces tiers-lieux peuvent-ils réduire les pics de congestion et d’émissions liées aux transports tout en
répondant au désir de sociabilité lié au travail ?
● L’Etat peut-il structurer et accompagner ces mutations sur l’avenir souhaitable du travail ?
On est moins dans l’ordre du souhaitable que dans une dynamique déjà enclenchée, rebondit Bruno
Marzloff, sociologue et directeur de Chronos, qui observe des tensions sur le travail, plus forte en France
que partout ailleurs : 70% des Français le considèrent comme la valeur la plus importante, mais 46% le
caractérisent comme stressant[1]. La question qui se pose est simple : comment partager les bénéfices
d’un travail mobile ? Par ailleurs, l’érosion des frontières spatiales induit "une porosité entre la vie
personnelle et la vie professionnelle, exacerbée par le travail mobile".
● Les entreprises sont au défi de choisir "entre un modèle de contrôle fordien du travail et les
injonctions de flexibilité, nouveau support de la productivité"
● Les salariés sont interpellées pour faire du travail mobile une forme "d’empowerment" et de maîtrise
des déplacements subis.
● Les collectivités ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur les incidences de l’organisation
spatiale du travail (thromboses de trafic et déséquilibres territoriaux). 1
● L’émergence de tiers-lieux ou "stations de mobilités" – dont la représentation la plus évidente
aujourd’hui est la gare –, amènent opérateurs publics et privés à réfléchir à des services appropriés,
incluant le numérique urbain.
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2. Table ronde 1 – Entreprises et salariés – Délocalisation et désynchronisation du travail
Entre le démembrement du temps de travail et la délocalisation de facto d'activités liées au travail,
quelles transformations déjà à l'œuvre retentissent sur l'écosystème de l'entreprise ?
Le travail mobile impacte les processus de communication et l’organisation des entreprises. Source de
flexibilité, de réactivité, d’opportunités, cette mutation entraîne aussi des risques d’éclatement et de
déstructuration. Les entreprises intègrent ces mutations de façon plus ou moins consciente et voient leur
morphologie changer.
"Afin de mieux évaluer l’impact du travail nomade, des enquêtes de satisfaction ont été menées. 88% des
employés déclarent le télétravail comme un élément positif qui a accru leur productivité", souligne Marc
Thiollier, directeur général d’Accenture. Une satisfaction peut-être liée au fait que 60% des salariés de
l’entreprise appartiennent à la "génération Y", mobile et connectée et donc prédisposée à ces mutations.
Le travail mobile semble être un rejeton du numérique. Mais, analyse Jacques-François Marchandise,
directeur de la prospective de la Fing (Fondation pour un Internet nouvelle génération), "Le numérique n’est
pas la cause mais seulement un levier. Les transformations profondes sont le lieu de travail ou la relation
au collectif. Je ne crois pas à l’harmonisation spontanée par le numérique. Des micro scénarios de ruptures
soulignent que la normalisation du nomadisme pourrait tendre vers la précarité."
Le travail mobile impose donc de repenser la nature du travail. Le cadre classique devient inapproprié dès
lors que l’information ne s’attache plus au lieu, constate Laurent Gasser, CEO de Revevol Group. Chez
Revevol, "un système de management par objectif, et non pas fixé par des horaires ou des organisations,
tend à supprimer le “stress” de la forme classique du travail. Nous voulons donner la possibilité aux
collaborateurs d’être libres dans la mesure où le travail est effectué".
Opportunités, nouvelles précarités, le travail mobile n’est pas qu’une affaire privée selon Gérard Eude,
président de Seine et Marne Développement. Si l’Etat n’a pas à s’impliquer directement dans ce qui relève
d’une logique d’entreprise, la gestion des infrastructures de mobilité incombe aux collectivités, avec,
comme enjeu central, la répartition territoriale travail/habitat.
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3. Gérard Eude évoque la création "d’un réseau de télécentres autour des lieux de vie de manière à ce que
les gens n’aient pas à se déplacer". Parmi les leviers que pourrait développer l’Etat : la taxe transport et
une relocalisation des impôts payés par les entreprises sur les véritables lieux de production de valeur
ajoutée de ces futurs télécentres.
Regus propose une illustration concrète de l’émergence des "tiers-lieux" en détaillant le projet d’espaces de
travail flexibles avec la SNCF dans six villes : Le Mans, Amiens, Nancy, Lille, Bordeaux, Paris. "L’idée est
de capter des flux, notamment ceux des “navetteurs” en leur proposant des espaces de bureau de courte
durée. In fine, l’idée serait de créer un réseau européen destiné aux commerciaux et aux travailleurs",
explique Frédéric Bleuse, directeur général de Regus.
Table ronde 2 - Territoires - Quand le territoire se repense face au travail
Le modèle "bureau-lieu de travail" perd chaque jour un peu plus de sa pertinence, de son efficience
et de sa productivité au profit d'un travail "en archipel". Quelles logiques territoriales s'activent ?
3
L’irruption du numérique nous fait entrer dans la quatrième révolution industrielle. Mais dans le domaine de
la mobilité, les réseaux ont eu un impact nettement moins important sur la forme du territoire que la voiture
à son époque. Le travail mobile est confronté à des enjeux classiques de création de nouvelles
infrastructures de transport.
La mobilité liée au travail reste, pour une grande part, une mobilité contrainte, souligne ainsi Vincent
Feltesse, président de la communauté urbaine de Bordeaux et président de la Fédération nationale des
agences d’urbanisme (FNAU). Il cite l’exemple de la Communauté urbaine de Bordeaux (750.000
habitants, 60% des employés de la Gironde), où, malgré les investissements dans les transports publics, la
moyenne quotidienne des déplacements reste d’une heure par jour. “Il faut d’avantage articuler
l’organisation de la ville au mode de vie des gens et revoir les schémas de pensées qui datent”, souligne-t-
il, exemple à l’appui. Le projet de contournement de Bordeaux, en discussion depuis 30 ans, est supposé
créer un allégement de 16% du trafic sur la rocade. Mais le même objectif peut être atteint en développant
le covoiturage, ce que permet l’outil numérique.
Travail mobile, travail nomade, télétravail, la distinction n’est pas toujours claire entre ces différentes
mutations. “Nous avons un retard dans notre organisation du travail en France : sur l’aspect du travail, pas
encore fait la distinction entre nomadisme et télétravail”, note
Dominique DENIS, élu à la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris. “Le télétravail désigne des
tâches répétitives qui peuvent être effectuée à distance. Notre position, c’est que tout existe pour que le
télétravail puisse prendre une part plus importante en France, en amenant un nouveau moyen aux
entreprises pour avoir une compétitivité accrue, en terme de flexibilité du travail.”
Une dématérialisation totale du travail n’est cependant pas envisageable et il faut penser de nouveaux
ancrages. “Le bureau reste un lieu de socialisation”, souligne Cédric Verpeaux, responsable du pôle Ville
numérique et durable à la Caisse des Dépôts, qui co-investit avec des partenaires industriels pour rendre
opérationnel un premier réseau de télécentres en investissant “de nouveaux lieux, à proximité des zones
d’habitation, qui peuvent accueillir tout types de travailleurs“.
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4. Quel modèle économique pour donner l’impulsion et essaimer sur le territoire ? Le défi est de trouver des
lieux disponibles, une question dont les collectivités peuvent se saisir et parvenir à créer des habitudes
d’usage, y compris pour faire travailler à distance ceux qui ne font pas partie des travailleurs nomades,
souligne Denis Guibard, directeur du Développement Durable Produits & Services chez Orange.
À ces incertitudes sur le modèle économique, Jean-Baptiste Roger, directeur de l'Agence numérique d'Ile-
de-France, oppose des mutations culturelles déjà à l’œuvre dans le monde du travail. “Le travail fluide, le
chaos créatif, le réseautage, est consubstantiel de la génération Y, que je rencontre déjà”, souligne-t-il.
Pour s’adapter à ce nouveau rapport au travail, “il faut créer des lieux qui soient véritablement des lieux
d’épanouissement, des lieux de réécriture du territoire, dans une perspective post-pétrole : pas plus de 5
km pour avoir un lieu de télécentre “.
La question de la forme - mobilité, instantanéité, réorganisation des flux - ne doit faire oublier le fond, c’est-
à-dire l’avenir du travail, dans un contexte de précarisation et d’émergence de nouveaux modèles
d’entreprenariat. Plutôt que de conclure, Vincent Feltesse ouvre le débat : “Tout ça n’est pas neutre.
Quelle société du travail est-on en train de mettre en place ? Au delà d’une forme de fascination pour les
potentialités du numérique, l’enjeu, alors que la précarisation progresse, est de ne pas parcelliser le travail,
mais de ré-agréger le travail et la société.”
Rapport d’étonnement de Bruno Marzloff et projet d’étude
“Le numérique n’est pas la cause de cette transformation, mais seulement un levier.” Le numérique n’agit
que comme un révélateur d’une vague sans doute irrépressible. Certes, le décloisonnement entre la sphère
du travail et toutes les autres sphères révèle un éparpillement, source de tensions… et de solutions.
Le basculement est sociétal. L’intégration du travail dans les mobilités est clairement l’enjeu. La dispersion
du quotidien est déjà une réalité. Encore faut-il acter l’une et l’autre. C’est ce que fait le philosophe Michel
Serres dans le dernier numéro de SNCF Connections :
J'habite PaLyLoBru (Paris, Lyon, Londres, Bruxelles)… L'espace-temps a rétréci […] La France est
devenue une ville dont le TGV est le métro.
[…] Quand on me demande mon adresse, je dis parfois voiture 11, place 64… ou 14G, c'est mon
fauteuil d'avion. C'est peut-être là où je passe le plus de temps dans ma vie.
[…] Rue de Montreuil à Vincennes, tous mes messages, je les reçois sur mon téléphone mobile ou
sur mon adresse internet, ce sont désormais les deux matériels qui forment mon adresse.
[…] l'homme mobile qui habite un autre espace, cet homme là est un homme parfaitement neuf.
Cette révolution anthropologique touche l'essence même de l'homme. L'homo sapiens est devenu
l'homo mobilis."
Cela soulève certes des questions multiples. Mais pourquoi, par exemple, le pair à pair des dialogues au
sein de l’entreprise ne laisserait pas une petite place au pair à pair avec d’autres travailleurs dans d’autres
lieux. Un enrichissement, non ?
S’il est certain que le télétravail est un élément de réponse au travail mobile, d’autres réponses existent
qu’il faut explorer. On bégaie entre le travail mobile, le travail nomade, le travail à distance et le télétravail,
derrière les hésitations sémantiques, se loge un double enjeu de société : quel travail voulons-nous ?
Quelle ville voulons-nous ? Il faut s’en convaincre et en convaincre la société. Il faut des preuves.
C’est ce qu’a entrepris l’étude Workshift in UK, publiée le mois dernier en Grande-Bretagne. Cette enquête
mesure que deux jours de travail hors du siège pour 50% des travailleurs permettraient de réaliser
40 milliards d’euros d’économies, réparties entre le travailleur, l’entreprise et la collectivité.
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5. Chronos prend l’initiative d’une étude du même ordre en France. Cette enquête qualitative et
quantitative se penchera sur la perception par les entreprises et les territoires du travail mobile,
l’identification des freins, des leviers et des perspectives et sur l’évaluation des externalités
positives d’une démarche de travail mobile pour accélérer la généralisation de ce mode de travail.
Plus d’information : julie.rieg@groupechronos.org
Table ronde 3 - Mobilités - Les mobilités au service du travail
Si le travail façonne en grande partie l'architecture des transports, cette dernière lui doit de
multiples services en retour. Une mobilité servicielle et numérique et des tiers-lieux égrène déjà la
ville et émerge comme solutions.
Sophie Boissard, directrice générale de Gares & Connexions, commence par un rappel des chiffres : 41%
des kilomètres parcourus sont liés au travail. Nous passons chaque jour 56 minutes en déplacement, tout
motifs confondus. Par comparaison, le temps de trajet moyen du domicile au travail est de 34 minutes en
Ile-de-France et 19 minutes en régions (enquête nationale transports et déplacements). Si le temps de
trajet reste stable, le nombre de kilomètres parcourus augmente (+19% entre 1994 et 2008).
“La voiture reste, de loin, le premier vecteur de déplacement, utilisée par 4 actifs sur 5 en régions pour se
rendre au travail”, constate-t-elle. Le premier problème est celui de la capacité des systèmes à prendre en
charge les flux. “Dès qu’il y a plus d’une rupture de charge, une correspondance, c’est la voiture qui prend
le relais. Il faut repenser la chaîne des déplacements, et y intégrer la stratégie des grands employeurs”. Le
temps de déplacement doit devenir un temps utile et les tiers-lieux peuvent répondre au désir de tous
d’éviter des déplacements inutiles et générateurs de stress.
Pour l’instant, nous sommes encore englués dans une définition de la mobilité vue comme moyen de se
rendre d’un lieu à un autre, soit du temps perdu, alors que la vraie vie se situe dans les lieux, souligne
Georges Amar, expert et prospectiviste sur les mobilités. Or, il annonce un changement de paradigme
vers une mobilité considérée comme un état permanent, source de richesse et de créativité (le mobile dans
la poche, le travail dans les bistrots, etc). On passe alors de la valeur “transit” à la valeur “reliance” qui crée
des liens, des contacts. “La mobilité devient un facteur commun de l’ensemble des activités de la ville. Le
rapport au temps change et il y a deux façons de gagner du temps qui coexistent : le raccourcir ou le
remplir par de la vitesse ou du service”.
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6. Opérer un changement de paradigme implique de venir à bout de résistances et de schémas dépassés. “La
ville n’arrête pas de s’étendre et le pourcentage de déplacements de 20 à 40 kilomètres à doublé en 20
ans”, rappelle Bruno Gazeau, délégué général de l'Union des Transports Publics et ferroviaires (UTP). Un
levier de changement des comportements serait de révéler les coûts cachés du transport : “Le voyageur ne
paie que 30% de la mobilité. Selon le ministère de la Santé, la pollution de l’air en France coûte entre 450
et 500 euros par personne. Des externalités qui ne sont payées par personne.”
Nathalie Leboucher, directrice du programme Orange Smart Cities, complète le constat sur les transports
en soulignant que tous les réseaux sont saturés en Ile-de-France et que le RER A est la troisième ligne la
plus chargée au monde. Dans un contexte où la création d’infrastructures supplémentaires est longue et
coûteuse, les solutions doivent venir d’ailleurs. Il faut fluidifier les déplacements, grâce à l’information
multimodale et l’accès facilité aux modes de paiements, développer le covoiturage, l’autopartage et faciliter
l’accès aux places de parking, enfin transférer les déplacements grâce aux télécentres périurbains. « Chez
Orange, la technologie est prête. La téléprésence permet de conserver du lien humain sans s’y substituer
et le Cloud Computing donne accès aux richesses de l’entreprise depuis n’importe quel lieu. »
Quant au mode opératoire et au modèle économique, il viendra, selon elle, de partenariats public-privé.
“C’est le rôle des collectivités de concevoir, celui des opérateurs de proposer”, renchérit Bruno Gazeau.
L’époque est au maillage des activités et des acteurs. “C’est le bistrot WiFi du coin, mais avec la station de
bus à côté”, illustre Georges Amar. “Il faut des réflexions économiques qui intègrent le fait que le transport
génèrent de la richesse. Une foule avec un iPhone n’est pas une foule aveugle, sourde et muette. Le
maillage des fonctions urbaines créera de la richesse.”
Conclusion
La question du travail mobile pose, en filigrane, celle des nouveaux modes d’organisation du travail. On
observe des phénomènes contradictoires à l’œuvre, évoqués au fil de la conférence : précarisation, plus
grande autonomie des salariés de la génération Y, émergence de micro-structures et de modèles
d’entreprenariat individuels. La mobilité et l’émergence des NTIC participent à la redéfinition des contours
du travail. Vincent Chriqui, directeur général du Centre d'Analyse Stratégique, concentre sa conclusion sur
ce changement de paradigme : “Nous passons d’un modèle fordiste à un modèle plus flexible, plus
autonome, soutenu par les NTIC. L’enjeu réside dans l’usage que nous ferons de ces technologies.”
[1] "Enquête quel travail voulons nous ?" Radio France - Paru dans Le Monde, 28 janvier 2012.
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