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VENDREDI 23 OCTOBRE 2020
Halteauxsteakshachésetnuggets-
frites!Desgrandschefsimposenten
douceurdeladiversitéetdu«bon»
danslesassiettesdesbambins
GASTRONOMIE
P
apa, réveille-toi! On a
rendez-vous avec le
chef!» C’est la première
fois que ma fille, Luna,
5 ans, se lève aussi enthousiaste
unsamedimatin,etpasàl’idéede
regarder un dessin animé, mais
bien pour préparer une recette.
Oh, bien sûr, elle a souvent aidé
en cuisine… mais son assistance
se limitait généralement à net-
toyer la pâte à gâteau (au choco-
lat) à grands coups de langue.
Ce matin, elle sait qu’un tout
autre défi l’attend: concocter un
plat au château d’Audrieu (Calva-
dos). La veille, elle a découvert,
yeux écarquillés, cette imposante
demeure du XVIIIe siècle éclairée
aux bougies, «le château de Bar-
bie en mieux». On lui a même
donné accès aux cuisines de ce
cinq-étoiles Relais & Châteaux,
où, cachée derrière mon dos, elle
a timidement salué le chef, Oli-
vier Barbarin.
Ce quadra débonnaire, père de
deux enfants, n’a pas cherché à
impressionner la petite (de toute
façon, c’était fait) avec sa forma-
tion aux côtés de chefs trois étoi-
les, comme Jean-André Charial,
ousacartesublimantlesproduits
locaux. Il lui a simplement de-
mandé ce qu’elle aimait manger.
Et il n’a pas semblé désarçonné
quand elle lui a vanté les mérites
des coquillettes et des croissants,
tandis que, honteux, j’essayais à
mon tour de me cacher.
Le temps où les chefs snobaient
les plus petits est presque révolu.
«Beaucoup de restaurants gastro-
nomiques ne font toujours pas de
menus enfants ou de tarifs spécifi-
ques… C’est une manière comme
une autre de décourager les pa-
rents de venir avec leur progéni-
ture, estime Olivier Chaput, chef
qui a créé en 2016 #Bon, le pre-
mier salon gastronomique pour
enfants, et qui sensibilise près de
10000 écoliers par an grâce à son
association, Les enfants cuisi-
nent. Mais, depuis quatre ou cinq
ans, le milieu a changé. Oui, un
bambin, ça peut bouger, faire du
bruit, mais même les cerveaux
étroits ont compris qu’il faut les
chouchouter, parce que ce sont les
clients de demain!»
La cuisine comme un jeu
Si certaines grandes tables
s’ouvrentenfinauxenfants,com-
ment amener à la bonne cuisine
ces curieux esthètes aimantés
aux frites et aux pizzas? «L’une
des astuces consiste à leur faire
choisir les fruits ou les légumes,
puis à les cuisiner avec eux, glisse
Olivier Barbarin. Ils seront si fiers
d’avoir fait la sélection et la prépa-
ration qu’il y a 99,99 % de chance
qu’ils finissent leur assiette!»
Voilà donc Luna qui suit à petits
pas le chef dans le vaste potager
du château d’Audrieu. «On va
faire un plat avec les fleurs, tu vas
voir, ça va être joli!» Luna jubile:
«Même des fleurs roses?» «Oui!
Tiens, regarde, il y a celles-ci qu’on
appelle des cosmos, on peut utili-
serlespétalespourdécorer,ellesse
mangent!» Habilement, le chef
truffe la cueillette de petites le-
çons. On apprend à reconnaître
les herbes aromatiques, on dé-
couvre le goût étonnant de la
menthe ananas, on choisit des
fruits de saison pour le dessert
préparé en cuisine… Un fabuleux
croissant façon pain perdu, au jus
de pomme infusé avec des
feuilles de fenouil et de verveine.
Les cours de cuisine pour gas-
tronomes en culottes courtes
fleurissent aujourd’hui un peu
partout.CeuxdeL’Atelierdessens
(72 euros pour un duo parent-en-
fant) et de Bogato (36 euros pour
le duo), spécialisé en pâtisserie
– dontl’élégantcupcake«Caca»–,
sont plébiscités par les petits.
Mais pour les sensibiliser à la gas-
tronomie, et si l’on est prêt à faire
une petite folie (110 euros le duo),
le Ritz Kids remporte la palme.
Lesenfantsàpartirde6anssont
invités à quitter les dorures de
l’hôtel pour rejoindre le décor de
faïence et d’inox des cuisines, en
sous-sol. Alina, spécialisée en
pâtisserie, et Paul, sous-chef à La
Table de l’Espadon, les attendent
pour un cours que n’aurait pas
renié Auguste Escoffier, premier
chefduRitzquiacodifiélacuisine
française. Les parents glanent
aussi d’innombrables astuces.
Si on veut intéresser les enfants
aux fourneaux, la cuisine doit res-
ter un jeu, mais un jeu sérieux: on
met une toque, un tablier, on se
lave les mains avant de commen-
cer.Ilfautunpeuprémâcherletra-
vail, par exemple en pesant les in-
grédientsàl’avance.«Maisàpartir
delà,onleurlaissetoutfaire,même
la découpe, en restant évidemment
très attentif», conseille Alina.
Au moment de hacher le persil,
on apprend ainsi à le tenir avec le
bout des doigts rentrés vers la
main, «comme si on faisait une
griffe de chat». Les animateurs
respectent un équilibre subtil:
amuser en responsabilisant. On
comprend que c’est à ce prix que
les petits peuvent vraiment se
sentir concernés, et se régaler en
fin de session d’un suprême de
volaille farci aux champignons et
aux marrons.
Pas de produit tabou
Pour apprendre à bien manger,
on peut aussi simplement partir
du goût des petits. Pour Olivier
Chaput, il ne doit pas y avoir de
produit tabou. «Pourquoi inter-
direleCoca-Cola,parexemple?,in-
terroge celui qu’on surnomme le
«chefdesenfants».Pendantlong-
temps, le discours qui a dominé,
soutenu par des campagnes de
pub gouvernementales, était anti-
sucre et antigras. Or les enfants en
ont aussi besoin, il faut juste éviter
les excès. Empêcher de manger un
produit plus “fun” n’est jamais une
solution:çacréesurtoutdelafrus-
tration. En revanche, il faut encou-
rager les plus petits à goûter de
apprendre à réenchanter des in-
grédients moins évidents. A
L’Auberge basque, une belle de-
meure du XVIIe siècle Relais &
Châteaux à quelques encablures
de Saint-Jean-de-Luz, le chef
Cédric Béchade a créé un menu
enfant (25 euros) aux intitulés
pleins de fantaisie: «Croquez-
moi, sauce pop-corn!», «A toi de
jouer dans le parmentier…»,
«Yaourt magique chocolat-noi-
sette»…
La figue et sa guêpe kamikaze
« Il faut exciter la curiosité des en-
fants, et parfois un peu cacher les
choses,c’estmalheureuxmaisc’est
comme ça, estime le chef étoilé. Je
proposeparexempleenentréeune
croquette, mais j’en profite pour y
intégrer un légume, du potimar-
ron,etunmorceaudetruitefumée
au bois de hêtre. Mon parmentier
est fait à base de pommes de terre
vitelottes dont la chair violette
pourrait rebuter, mais grâce à la
chapelure, je leur permets de fran-
chir le cap psychologique du vi-
suel. J’associe la purée à de la
tomme de vache, et c’est gagné!»
GrégoryCohen,quiréalisaitplu-
sieurs «Leçons de goût» en ban-
lieue parisienne cette année dans
lecadredelaSemainedugoût,est
sur la même longueur d’onde. Le
chef très médiatique, qui affirme
avoir gardé «son âme de Peter
Pan»,ajouteunebonnelouchede
fun et une pincée de poésie dans
sa pédagogie. «Je montre par
exemple la châtaigne dans sa gan-
gue, ce qui est déjà une surprise
pour beaucoup. Puis j’excite leur
curiosité en la présentant sous dif-
férentes formes: grillée, cuite, fa-
çon marron glacé, purée… avant
de la cuisiner en Mont-Blanc avec
eux. Si je leur demande de goûter
unefigue,certainsserontpeut-être
réticents. Si je précise qu’il ne s’agit
pas d’un fruit mais d’une fleur fi-
gée dans un sommeil éternel qui a
besoin d’une guêpe kamikaze
pourexister,ilyadeforteschances
que je les intrigue suffisamment
pour qu’ils goûtent!»
Pour le cuisinier, qui a fait ses
classes au Galant vert, le restau-
rantdesafamille,cettesensibilisa-
tion est loin d’être futile. «On est
aussi là pour donner des repères,
estime-t-il. Des enfants qui man-
gent des poissons carrés ou qui en
voientdanslesdessinsanimésavec
des bras et des jambes sont totale-
ment désorientés. Il faut donner du
sensàcequ’ilsmangent,lesemme-
ner vers une gastronomie respec-
tueuse de la planète et curieuse de
tout!» Pensez-y, demain ce seront
peut-être vos enfants qui vous in-
viteront au restaurant. p
pierre hemme
A L’Auberge basque, à Saint-Pée-sur-Nivelle, le chef Cédric Béchade fait goûter des fleurs
de sauge aux enfants, avant de passer en cuisine pour concocter la recette «Croquez-moi,
sauce pop-corn!», des croquettes de maïs à la truite. MARKEL REDONDO POUR «LE MONDE»
Au Mama Shelter,
Guy Savoy
propose des
pâtes crémeuses
cuisinées minute
façon risotto
avec un jambon
de qualité
tout. On a parfois des surprises:
mon fils de 3 ans peut par exemple
croquer avec délice dans un
oignon rouge!» Ce père de trois
garçons rappelle des évidences
que les plus grands ont eux-mê-
mes du mal à intégrer: «moins de
viande,maisdelaviandedebonne
qualité», «du poisson, mais pas
boostéauxhormones»,desassiet-
tes diversifiées. «Certains gamins
me racontent qu’ils ne mangent
que des féculents, ou qu’ils dînent
d’un pot de yaourt avec des corn
flakes», se lamente-t-il.
Guy Savoy a compris depuis
longtemps l’intérêt d’adapter la
gastronomie aux plus petits, avec
des menus spéciaux. Lorsqu’il
s’est attaqué à la création des car-
tes pour la chaîne Mama Shelter,
il a sans complexe travaillé sur
des basiques. Pour 16 euros (en-
trée, plat, dessert), on se voit par
exemple proposer des coquillet-
tes au jambon, de la salade de
fruits ou un jus. Oui, mais les pâ-
tes,crémeusesàsouhait,sontcui-
sinées minute façon risotto, par-
fumées à la noix de muscade et
accompagnées d’un jambon de
qualité taillé très fin. La salade de
fruits ne contient que des pro-
duitsdesaison.Etlejusestpressé.
Mais si l’on veut dépasser les
best-sellers des minots, nuggets
et autres knackis, il faut aussi
Lemenuenfant
danslacour
desgrands