Gisele Vienne " Le Bûcher " Le monde 28 mai 2013 Rosita Boisseau
1. Gisèle Vienne, ou quand la danse se
fait magie noire
LE MONDE | 28.05.2013 à 17h36 • Mis à jour le 29.05.2013 à 17h13
Par Rosita Boisseau
Gisèle Vienne. | Patrick Chiha
Un tunnel de flashes, mitraillage imprévisible et lancinant de lumières
multicolores. Boîte de nuit, zone urbaine, électrochoc sous un crâne, le décor de
The Pyre ("Le Bûcher"), de Gisèle Vienne, est une nasse de sensations
fulgurantes. Impressions rétiniennes et excitation nerveuse se combinent pour
une plongée en apnée dans des zones spectaculaires et psychiques inconnues.
Cette oeuvre, à l'affiche du Centre Pompidou du 29 mai au 1er juin, brûle
lentement. Très lentement mais inexorablement. Pour cet incendie électronique
et intime, celle qui s'autodéfinit "tantôt chorégraphe, tantôt metteuse en scène,
tantôt marionnettiste, et les trois à la fois", a retrouvé les rangs serrés de ses
amis et collaborateurs de prédilection. En tête, l'écrivain américain Dennis
Cooper, tout en style meurtri et inconfortable. "Avec cette nouvelle pièce, nous
tentons de pousser à leur limite les rapports intenses et complexes au texte qui
sous-tendent toutes nos collaborations", pointe Gisèle Vienne.
"INSTRUMENT FANTÔME"
Sur le plateau, les musiciens champions d'atmosphères de KTL, Stephen
2. O'Malley et Peter Rehberg , et la danseuse Anja Röttgerkamp, interprète de
Gisèle Vienne depuis presque dix ans. Dans l'ombre, les informaticiens de
l'Ircam, Manuel Poletti et Thomas Goepfer . "Je joue avec trois instruments dans
ce spectacle, précise la chorégraphe. Une femme, la musique et la lumière.
Pour construire ce jeu de tensions, j'ai demandé à l'Ircam de m'aider à
approfondir un système de diffusion du son, déjà utilisé dans l'un de mes
précédents spectacles, le Spat. Il permet de sculpter la musique dans l'espace
en faisant surgir le son à des endroits précis." Elle ajoute avec gourmandise :
"Comme si un instrument fantôme apparaissait tout d'un coup dans tel ou tel
endroit du plateau."
Le mot est lâché, "fantôme"... Et avec lui sa cohorte de projections, de
fantasmes, de troubles. Nombre de fantômes, ceux de morts ou de disparus,
hantent les spectacles de cette femme de 37 ans obsédée par l'enfance, le
désir sexuel, l'érotisme et la pulsion de mort. Chacun d'entre eux, comme, par
exemple, I Apologize (2005), qui met en scène un homme au milieu de cercueils
et de mannequins, ou Jerk (2008), confession schizophrène d'un jeune
meurtrier, ressemblent à une enquête à rebours sur les voies mystérieuses du
passage à l'acte. L'inconscient, celui des personnages mais aussi celui des
spectateurs, est toujours convoqué chez cette artiste.
PERSPICACITÉ ARTISTIQUE TRANCHANTE
Pour The Pyre, une femme - personnifiée par la Danseuse - et un enfant de 12
ans (interprété par quatre adolescents en alternance) dialoguent dans le couloir
de leurs souvenirs ou hallucinations. "Je me suis inspirée de personnages de
mère comme celui du film La Luna, de Bernardo Bertolucci , ou des rapports
entre la chanteuse Nico et son fils Ari pour explorer un rapport mère-enfant
perturbé et compliqué, confie Gisèle Vienne. Mais le fait que la Danseuse soit la
mère de l'enfant n'est qu'une hypothèse. Au spectateur d'enclencher la manette
d'un scénario dont le premier chapitre proposé sur scène est en réalité le
troisième, mais sans doute pas le dernier, de l'histoire."
Toujours à la lisière de différentes pratiques, Gisèle Vienne, passée par des
études de philosophie et par l'Ecole supérieure de la marionnette de CharlevilleMézières (Ardennes), occupe une place unique dans le spectacle vivant. En
complicité d'abord avec Etienne Bideau-Rey , elle a mis en scène ses premiers
spectacles comme Showroomdummies (2001) ou Stéréotypie (2003), dans
lesquels des brochettes de mannequins féminins plus vrais que nature semaient
un méchant doute sur le vivant et l'artifice.
Seule à la barre depuis 2004, celle qui a redonné à la marionnette un
"maquillage" contemporain très troublant invente des dispositifs plastiques
magnétiques. Selon les thèmes, elle choisit ses outils (danse, texte,
marionnettes), les mixe sans a priori mais avec une perspicacité artistique
tranchante.
3. COMPLICES DE HAUT VOL
Passionnée des mots et de l'indicible, elle s'est trouvé des complices de haut
vol avec Catherine Robbe-Grillet et Dennis Cooper . "Avec Dennis, nous
voulons mener à son paroxysme un rapport impossible et complexe aux mots,
explique-t-elle. La plupart de mes personnages ont de la peine à exprimer des
choses, lorsqu'ils ne sont pas carrément mutiques. La narration refoulée permet
un rapport de tension, de conflit. Dans The Pyre, le texte semble devoir être
caché. Il s'agit alors de développer la manière dont il peut transparaître dans ce
mouvement d'étouffement."
Pour contrebalancer ce mutisme, la danse est le plus fort des exutoires. A
l'origine de ce spectacle, et c'est ce qui explique son titre , Gisèle Vienne
fantasmait sur une idée de "dépense extrême et improductive". Elle cite La Part
maudite, de Georges Bataille , dans laquelle il évoque "comme exemple ultime
de dépense improductive, le soleil". Sous cette emprise, Gisèle Vienne rêvait
d'un "déploiement délirant d'énergie, de lumières". D'où ce tunnel de lumières
composé de 25 000 leds dans laquelle la Danseuse se piège. "Elle se consume,
insiste-t-elle. Elle est dans une extrême intensité, presque en transe, comme
possédée, en train d'exécuter son ultime danse. Avec Anja Röttgerkamp, nous
avons travaillé sur une fragmentation du mouvement qui suscite une sorte
d'excitation et d'inquiétude pour celui qui regarde."
NUIT ARTIFICIELLE ET HALLUCINOGÈNE
Avec The Pyre, Gisèle Vienne opère une fois de plus dans une sorte de marge
spectaculaire et mentale. Dans une nuit artificielle et hallucinogène, elle
concrétise des poches de sensations troubles et fait planer un suspense de
thriller psy. "Je ne connais pas la vérité de cette pièce", glisse-t-elle. Celle qui
reconnaît "travailler sur des expériences limites" et ressent la nécessité "de
mettre en scène la mort, l'horreur, la violence, ces choses qui provoquent une
excitation trouble" sait, alors même que The Pyre ne s'annonce pas
frontalement dévastateur, "que c'est sûrement l'un de ses spectacles les plus
profondément violents" qu'elle ait jamais faits. Elle sourit, visage nu, lisse et
sobre, comme à son habitude, sage comme une image.
Le programme du festival : ManiFeste 2013, le programme
(/culture/article/2013/05/28/manifeste-2013-le-programme_3419801_3246.html)
Rosita Boisseau