1. Patrick Elcé
Fleur noire ; et Blanc
- Collection Romans / Nouvelles -
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3. Table des matières
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4. Fleur noire ; et Blanc
Auteur : Patrick Elcé
Catégorie : Romans / Nouvelles
La quête de Paul touche à sa fin. Mais le temps lui manque...
Licence : Licence Creative Commons (by-nc-nd)
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La terrasse du café est pratiquement déserte, ce qui convient tout à fait à
Paul, qui s'installe et commande un demi. Sous ses yeux, les voiliers du
petit port de plaisance oscillent doucement au rythme de la houle. Les
drisses battent contre les mâts, quelques fanions claquent au vent. L'instant
est serein, la chaleur de la journée laisse la place à une douceur apaisante,
et le soleil proche du couchant baigne les maisons du front de mer d'une
lumière orangée. Face au large, Paul se détend un peu. La journée a été
éprouvante, il a parcouru des kilomètres de côte en pure perte : ce qu'il
recherchait ne se trouvait pas sur le bord de mer.
Pourtant, les paysages étaient superbes. Séductrice effrontée, la nature
revêtait ici son habit de lumière, déployant tout ses charmes pour mieux
s'offrir au passant. Il avait adoré cette mer couleur de jade, d'émeraude ou
de saphir qui balançait paisiblement ses éclats sous le soleil de fin d'été.
Coiffées de pins tordus, les roches rouges qui venaient se noyer dans l'azur
offraient un spectacle magnifique. Une fois, malgré sa fatigue, il avait
arrêté son vieux Land Rover pour faire quelques pas, grisé par les
fragrances balsamiques des aiguilles de pin, assourdi par le grésillement
spasmodique des dernières cigales. Il avait aimé marcher à l'ombre
mouvante des pins parasols, dans les senteurs lourdes de thym et de
lavande, avec autour de lui une escorte entêtée d'insectes bourdonnant.
Chaque pas soulevait un crépitement de sauterelles qui se posaient deux
pas plus loin, et attendaient qu'il les rejoigne pour s'enfuir à nouveau : une
espèce de jeu, dans lequel il rentra jusqu'à ce qu'une quinte l'incite à
davantage de retenue.
Mais la région ne lui convenait pas vraiment. Partout, les hommes
s'interposaient entre la nature et lui. Chaque cap portait son lot de villas ;
chaque panorama était coupé de pylônes électriques ; chaque vallée était
cisaillée par la tranchée d'une route. Pris d'assaut depuis tant d'années par
tant de gens, le littoral aujourd'hui était entièrement occupé. Il allait devoir
remonter dans l'arrière-pays.
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Dans la douceur du soir, il boit avec délectation, savourant l'amertume de
la bière glacée. Le pétillement des bulles sur son palais lui donne l'envie de
fumer, il allume une cigarette et inhale la fumée avec délice, jusqu'au fin
fond des poumons.
Une femme s'approche, qu'il suit des yeux. Elle est très belle, d'une beauté
modeste et douce qui l'émeut profondément. Pas du tout le genre de pin-up
aguicheuse que l'on croise sur la côte en été : celle-ci lui apparaît en cet
instant comme une sorte d'ange, une femme-enfant qui suscite tendresse
plus que désir. Il la détaille sans vergogne, en esthète, tout à fait comme on
admire une statue ou un tableau. Mais cette fille évolue dans un autre
monde que le sien : une distance incommensurable les sépare. Pourtant,
son dégoût, sa rancoeur n'ont pas chassé de son âme toute attirance pour la
vie. Il n'est plus aussi déterminé, ne vaut-il pas mieux profiter jusqu'à la fin
des bonheurs passagers, des instants fugaces qui, mis bout à bout, finissent
par rendre la vie agréable ? La femme est partie sans même lui accorder un
regard. C'est vrai qu'il n'est plus que l'ombre de lui-même. Hâve, mal rasé,
flottant dans des vêtements désormais trop larges pour lui, il a conscience
de ressembler à une épave. Lui qui croyait avoir rejeté le genre humain, il
ressent l'humiliation de l'indifférence, et c'est peut-être ce qui lui fait le
plus mal. Sa bière lui paraît soudain bien amère. Décidément, c'est fini. Il
paye, se lève sans même terminer son verre et quitte le bar en oubliant sa
cigarette dans le cendrier.
Paul regagne son Land Rover. Une contravention orne son essuie-glace : il
n'a pas acquitté le prix du stationnement. Il prend le papier, le froisse avec
application et le jette dans le caniveau : celle-là, il n'est pas près de la
payer ! Cette évidence fait son chemin dans son esprit pendant qu'il
cherche ses clés, et tout d'un coup, il craque. Secoué de sanglots profonds,
les lèvres tordues, les yeux brouillés par les larmes, il monte en voiture
comme un naufragé agrippe une bouée, et, effondré sur le grand volant,
pleure tout son saoul, écrasé par une détresse sans limite d'enfant
abandonné. Ça passe assez vite, il se ressaisit, engage la clé de contact et
démarre. Manoeuvrer le lourd véhicule exige une force qu'il ne possède
plus, et à la sortie de la ville, il est couvert de sueur.
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Le soleil bascule maintenant derrière les collines, et les vallées sont
envahies par une ombre bleutée. A cause du bruit du vieux diesel, Paul
n'entend plus les sons extérieurs, mais il sait que les cigales se sont tues et
que les grillons les ont remplacées. Paul aime cette heure ambiguë où la
nature, comme repue de soleil, semble récupérer de l'agitation de la
journée. La nuit n'appartient pas aux hommes, les animaux sortent de leur
abri pour vivre leur vie dans le secret des caches obscures et des sentes
inaccessibles. Comme dans un long soupir, la forêt libère des effluves
épais d'eucalyptus et de résine. Dans le lointain, les villages s'illuminent
doucement, quelques phares griffent l'ombre, la lune pointe à l'horizon.
Paul allume une nouvelle cigarette et passe en troisième pour relancer le
Land qui peine dans la montée.
Au bout de plusieurs heures, il est complètement perdu. De surcroît, il est
épuisé, le volant est de plus en plus lourd et il a du mal à enchaîner les
virages des petites routes de l'arrière-pays. Sa vue se trouble, la migraine
est revenue, plus forte que d'habitude. Il ne va tout de même pas se tuer
dans un banal accident ! Il s'arrête dans un sentier, descend de voiture et
fait quelques pas dans le sous-bois clairsemé. La lune inonde le paysage de
cette lueur blême et impitoyable qui convient si mal aux yeux des hommes.
Paul se trouve plongé dans un monde sans contraste, sans couleur, sans
relief, un monde mort dans lequel il a le sentiment d'être le seul à vivre
encore un peu. Il a parcouru quelques mètres quand le malaise s'abat sur
lui, il se tord de douleur, les mains sur le ventre, et s'effondre dans les
buissons, inconscient.
La fraîcheur du petit matin le ranime. Il tousse douloureusement et une
mousse rouge maquille ses lèvres. La fin est proche, il le sait, personne
n'est plus que lui préparé à la mort en cet instant. Mais il doit d'abord
trouver le lieu. Il en est tout près, il le sent. Comme lassé de cette quête
désespérée, le vieux Land renâcle quand il le relance sur la route défoncée.
Tout à coup, à la sortie d'un virage, un paysage grandiose s'offre à Paul : la
vallée noyée de brume s'étend sur des dizaines de kilomètres, en contrebas.
Les premières lumières de la vie vacillent dans l'aube encore hésitante. Sur
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la gauche, on devine un lac, immense, lisse, presque minéral, un miroir
d'obsidienne qui renvoie vers le ciel l'image des quelques nuages déjà
éclairés par un soleil encore à venir. Comme un doigt pointé vers Dieu,
une chapelle encore illuminée pour la nuit brille au sommet d'une sombre
colline. Il approche du but, sa respiration est courte, ses mains moites, la
douleur ne veut plus se laisser oublier. Il faut monter encore, derrière la
crête est le lieu qu'il recherche de toute sa détresse. Il s'engage sur une
piste défoncée qui grimpe à droite vers le sommet. Il n'a pas la force de
descendre pour verrouiller les moyeux, et entame l'escalade en deux roues
motrices. Le moteur peine, les roues patinent, la direction pèse des tonnes
pour ses bras décharnés. Dix fois, il surmonte comme par miracle les
obstacles de la piste défoncée. Mais maintenant les roues hurlent en
soulevant un nuage de graviers, le lourd véhicule part en crabe et heurte
violemment un rocher en bordure de la piste. Paul jure, tente de se dégager,
marche avant, marche arrière, peine perdue, il ne repartira plus. Il descend,
hagard, et se traîne vers le sommet, parcourt cent mètres, tombe, se relève,
repart...
C'est là. A ses pieds, blottie dans le berceau des montagnes, une vallée
suspendue immense, vierge, infiniment lisse s'éveille au jour dans une
lumière d'or roux. Un vent léger agite doucement la mer de nuages qui
recouvre le fond, et c'est le seul mouvement perceptible. Paul s'assoit, hors
d'haleine, le ventre scié par la douleur, mais l'esprit apaisé. Il ouvre son
âme à ce spectacle fabuleux de premier matin du monde, et connaît enfin la
paix.
Le spectacle est tellement grandiose qu'il en devient abstrait, faute de
proposer à l'homme des références à son échelle. La brume est lumière,
brassée par des courants secrets et versatiles, les rares bosquets deviennent
îlots sombres et tourmentés d'une mer improbable, le dos d'un animal de
légende émerge à la place d'une colline isolée : l'esprit de Paul est brouillé,
perdu dans un délire incertain qui occulte l'horreur de ces derniers mois.
S'il existe un Dieu, c'est ici qu'il le rencontrera, quel qu'Il soit. Il lui faut la
preuve, tout de suite, de l'existence d'une entité supérieure qui sauvera son
esprit de l'abîme au bord duquel il chancelle. La religion n'a jamais été son
fort, les églises lui ont toujours paru sinistres : la divinité qu'il s'est choisie
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pour l'arracher au néant insoutenable d'une mort annoncée ne peut se
rencontrer qu'au coeur radieux d'une nature originelle. Si elle existe...
Pourtant, Paul a cru en la science des hommes, omnipotente et adulée,
mais elle n'avait rien pu faire pour lui. Rien. A l'apparition des premiers
symptômes, les docteurs s'étaient voulus rassurants. Ça se soigne très bien
de nos jours, la médecine progresse à pas de géant, on aura trouvé quelque
chose avant que ça ne soit trop grave et toute cette litanie de mensonges
tellement fréquents dans leur bouche qu'ils en étaient devenus ordinaires.
Mais le mal était là, qui progressait de façon foudroyante. Ses amis
s'étaient détachés petit à petit, c'était d'ailleurs un soulagement, rien n'est
plus déprimant que de parler surf des neiges, parapente ou planche à voile
quand toutes ces activités exaltantes vous sont désormais interdites.
N'empêche que ça fait mal quand même de se retrouver seul. Sa petite
amie du moment, il s'en était séparé de lui-même, par grandeur d'âme, pour
ne pas lui infliger sa propre descente aux enfers, pour ne pas qu'elle ait à
culpabiliser de l'abandonner la première. Et pendant tous ces mois, la
science progressait, sans doute, mais jamais à son profit. Il était l'incurable,
le banni du progrès, le paria de l'espoir.
Il en avait conçu un dépit immense, qui l'avait entraîné vers une haine
maladive du genre humain. Il ne lui restait plus comme compagnie que son
goût pour la nature, le même qui l'avait poussé à exercer tous les sports à la
mode, ces sports de glisse qui étaient un mélange d'effort physique intense,
de dépassement de soi et d'écologie bien comprise. D'hyperactif, il était
devenu contemplatif, et il avait reporté tout son amour, tous ses espoirs
vers une nature idéalisée qui avait pris une place prépondérante au
panthéon de ses dieux personnels.
Il est maintenant au-delà de la souffrance, abruti par son délire autant que
par la fatigue. Il sent comme une palpitation intérieure, une tache sombre
dans son esprit, qui grandit en frémissant chaque fois qu'il aspire l'air, pour
refluer quand il relâche sa respiration. Il se couche doucement, posant sa
tête sur une pierre plate, froide et dure. Il voit maintenant le paysage sous
un angle bizarre, et son esprit n'est plus capable de redresser l'image. C'est
sans importance. La tache, noire désormais, a la forme d'une fleur qui
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grandit de plus en plus, dévorant sa vie. Il devine que quand elle occupera
tout l'espace de sa conscience, ce sera fini. Il respire avec une infinie
douceur, beaucoup de précaution : il n'est plus vraiment sûr d'être prêt, et
cette fleur noire qui engloutit sa conscience éveille en lui des terreurs
primitives. Pourtant, peut-être, il y aurait juste au centre comme un point
brillant ; sans doute une hallucination. Et si après tout, il n'y avait rien
au-delà ? Tous ces efforts, cette lutte douloureuse, ce combat de chaque
instant, à quoi bon ? A chaque respiration, la fleur noire grandit, elle
occupe presque tout son esprit, il ne reste plus qu'une petite frange claire à
la périphérie de sa conscience. Au coeur de la fleur, l'espoir a disparu, non,
revoilà la lueur, comme un trou d'épingle dans un ténébreux velours, qui
vacille et s'éteint à nouveau. N'aurait-il pas mieux valu, finalement, rentrer
dans le rang, rester dans un hôpital, en unité de soins intensifs, avec les
autres condamnés à mort, ses semblables, ses frères ? Paul a peur
maintenant, il ne peut quand même pas cesser de respirer alors que c'est la
seule façon de contenir ces hideuses ténèbres. Dans un sursaut de
désespoir, il prend une profonde inspiration, et la fleur noire se rue dans sa
tête, l'envahit, le submerge, l'entraîne dans un abysse obscur et définitif.
Juste avant de sombrer, sa conscience explose dans la clarté insoutenable
d'une lumière absolue : son esprit enfin rassuré s'éparpille dans le Blanc.
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