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1
Juliette Broder,
une vie de militante
Maria McGavigan,
novembre 2010
Introduction
« Papa, où est papa ? » appelait Juliette.
Je lui réponds doucement: « Tu sais bien, Juju, que ton papa est mort ».
« Non, non, il doit venir. Pourquoi ne vient-il pas ? »
J'étais consternée. Son père était décédé depuis bien des années. Elle
délirait complètement. Une semaine plus tôt, j'avais pu enfin parler normalement
avec elle pour la première fois depuis son accident. Maintenant, tout semblait
compromis : pouvait-elle encore en sortir ? Nous nous trouvions aux soins
intensifs du Centre des grands brûlés à Neder Over Humbeek, près de Bruxelles.
En rentrant de vacances en Andalousie à la fin du mois de juin 2007, j'avais
appris que Juliette s'était gravement brûlée au bras en enlevant une casserole de
la cuisinière. Un accident ménager stupide, comme c'est souvent le cas.
Heureusement, son fils Jean était présent et elle a pu être rapidement prise en
charge. Après un jour ou deux, les médecins ont décidé de procéder à une greffe
de la peau. Nous avons su après quelques jours que la greffe avait bien réussi,
mais les poumons de Juliette, qui était une grande fumeuse, ont lâché. La voilà
entre la vie et la mort, victime d'une embolie pulmonaire. Pendant un mois, elle
était plongée dans un coma artificiel pour permettre d'irriguer et de drainer ses
poumons malades. Finalement, elle avait récupéré suffisamment pour que les
médecins la sortent du coma. Mais manifestement, son corps ne voulait pas. Les
jours passaient et Juliette restait toujours aussi absente, aussi apathique, aussi
taiseuse. Je téléphonais tous les jours à Jean, mais la réponse était toujours la
même : son état est stationnaire. Je commençais à penser que je ne la verrais
plus vivante. Puis, du jour au lendemain, au moment où on désespérait, elle a
commencé à parler. Avec un vieux camarade à Juliette, j'ai couru à l'hôpital, où
elle nous a posé des questions sur les événements dans le monde ;
2
manifestement elle avait encore toute sa tête ! Hélas, quelques jours après, les
nouvelles étaient moins bonnes : elle avait attrapé une pneumonie et avait
beaucoup de fièvre. De nouveau je suis allée la voir, seule cette fois-ci. C'est
alors qu'elle m'a dit qu'elle attendait son père. Elle s'énervait parce qu'il n'était
pas encore là. Sa mère devait venir aussi. Je paniquais. Depuis que je la
connaissais, elle n'avait jamais eu une très bonne santé, mais mentalement elle
ne le cédait en rien à des beaucoup plus jeunes qu'elle.
C'est à ce moment-là que je me suis dit : si elle en sort, j'écris sa vie :
toutes les histoires, drôles ou tragiques, qu'elle nous avait racontées, sur la
Résistance, sur le parti communiste, sur mai 68, sur son arrivée dans Amada,
pour ne pas parler de tous les gens qu'elle a connus, toute son expérience de
militante communiste en somme, cela ne pouvait pas se perdre. Car la vie de
Juliette va au-delà de l’anecdote, embrassant toute l’histoire du communisme en
Belgique, avec ses soubresauts, ses moments de gloire et ses trahisons. Elle a
elle-même abondamment écrit sur cette histoire et je me suis basée, en plus des
interviews que j’ai faites d’elle, sur ses textes pour écrire cette vie de militante.
La première fois que j'ai vu Juliette, c'était à l'enterrement de Robert Fuss
en 1973. Robert, que je ne connaissais pas personnellement, était militant de la
Parole au peuple, une des nombreuses organisations maoïstes qui ont vu le jour
à la suite de mai 68. Toute la jeunesse de gauche de Bruxelles s'y était donné
rendez-vous. Beaucoup pleuraient. Parmi eux, un petit bout de femme plus âgée,
les cheveux noirs en chignon, distribuait des roses rouges. C'est Juliette, m'a-t-
on dit. J'avais déjà entendu parler d'elle comme d'une sorte de marraine de tous
ces soixante-huitards. Ancienne résistante, elle avait été exclue du PCB lors du
conflit sino-soviétique et avait milité un temps dans le parti pro-chinois mis sur
pied par Jacques Grippa. Peu de temps après cet enterrement, je l'ai rencontrée,
lors d'une réunion des « Maries mineurs », éphémère organisation féministe de
gauche. Elle souffrait d'une commotion cérébrale, résultat d'un coup de matraque
reçu lors de la manifestation contre Brasil Export, un événement que la gauche
unanime condamnait à cause de la dictature militaire qui régnait au Brésil à
l'époque. Je ne sais pas si c'est avant ou après cette rencontre que j'ai appris
qu'elle avait rejoint Amada (Alle macht aan de arbeiders ou Tout le pouvoir aux
ouvriers), organisation maoïste mythique fondée à Louvain, connue dans les
milieux que je fréquentais pour ses positions radicales et le fait que ses militants
travaillaient en usine. Trois ans plus tard, alors que la plupart des autres
organisations maoïstes se désintégraient, j'ai moi-même rejoint Amada, où j'ai eu
l'occasion de mieux connaître Juliette.
Lorsque je lui ai fait part de mon projet d’écrire sa vie, elle s’y est
opposée : « ce que j’ai vécu personnellement n’intéresse personne. Et puis, je ne
veux pas raconter ma vie privée… » J’ai dû employer des trésors de persuasion
pour la convaincre qu’au contraire, l’histoire de sa vie pouvait servir d’inspiration
à une jeune génération d’activistes. Et je me suis engagée à une discrétion
absolue concernant sa vie privée. Nous avons commencé et petit à petit elle y a
pris goût. À l’automne 2009, voyant la fin s’approcher, elle s’inquiétait même de
ne pas pouvoir terminer.
3
Interviewer Juliette à la fin de sa vie ne fut cependant pas chose facile.
Elle sautait de coq à l’âne et de période en période, se trompant souvent dans
les dates et les noms. Parfois elle se contredisait. Souvent, elle se fâchait parce
que je comprenais mal ce qu’elle voulait dire ou que je n’étais pas d’accord avec
elle sur un point d’histoire. Toujours, elle revenait à l’occupation allemande et à
la résistance communiste. Je désespérais d’arriver à un récit cohérent.
Finalement, j’ai décidé, sur base des informations que j’avais déjà recueillies et
des recherches faites dans des livres et autres documents, de commencer à
rédiger et de la faire relire chaque morceau. Et c’est ainsi que nous avons
travaillé. Avant sa mort, elle avait relu et corrigé pratiquement tout. Seuls les
deux derniers chapitres ont été complétés par la suite, notamment avec ses
propres écrits ou avec les souvenirs de certains de ses camarades.
1. Les premières années
Mindla (car c'est son vrai nom) Broder est née le 14 septembre 1925 à
Gora Kalwaria en Pologne. C'était un lieu de pèlerinage pour les juifs, plus de dix
pour cent de la population polonaise à l'époque. Le grand rabbin y habitait et y
avait sa cour. Les parents de Juliette, Pierre (Pinkus) Broder et Tauba Wajnberg,
ont été élevés dans la pratique de la religion juive, mais l’ont délaissée par la
suite. Son grand-père maternel était respectueux des traditions mais très ouvert.
Il avait fait scandale en envoyant sa fille étudier à l'université à Varsovie et plus
tard en lui permettant de ne pas mettre de perruque lors de son mariage. Juliette
pense se rappeler que son grand-père la faisait balancer sur son pied et qu'il
l'amenait à la synagogue, où elle tirait sur son taleth, mais son fils dit que c'est
impossible, car elle a quitté la Pologne avant l'âge de deux ans. Lui a-t-on
raconté l'histoire? De ses autres grands-parents, Juliette ne se souvient pas.
Tous, sauf son grand-père maternel, mort d’un cancer avant la guerre, ont péri
dans les camps nazis, comme tous les membres de sa famille restés en
Pologne. Un frère et une sœur de Pierre sont partis en Palestine pour travailler
dans un kibboutz et une sœur de sa mère est venue en Belgique (voir plus loin).
A Varsovie, Tauba avait connu le Bund, le parti social-démocrate
nationaliste juif et y a milité. Si sa mère appartenait à une certaine classe
moyenne, le père de Juliette venait d'une famille beaucoup plus pauvre,
misérable même et dont l'existence avait pour unique horizon l'ultra-orthodoxie.
Comme beaucoup de jeunes juifs de l'endroit, il passait sa journée à la
synagogue à réciter le Talmud à la manière rituelle des juifs. « C'est grâce à ma
mère qu'il s'est instruit. C'est même elle qui lui a appris le polonais. Auparavant, il
ne parlait que yiddish et hébreu. » Pierre Broder lui-même a dit en plaisantant
que sans Tauba, il aurait passé sa vie à calculer combien selon le Talmud la
vache rousse avait de poils blancs. C'est Tauba qui l'a fait entrer au Bund.
« Participants actifs à la rude bataille que se livraient bundistes et bolcheviks,
Pierre et Tauba choisirent le parti de Lénine et, à ce choix, ils vouèrent leur vie »
raconte Juliette dans la préface du livre de son père1.
1
Pierre Broder, Juifs debout contre le nazisme, EPO, 1994
4
On sortait de la Première Guerre mondiale. Les Bolcheviks avaient pris le
pouvoir en Russie et puis dans l'ensemble de l'ancien empire tsariste. Mais ils
avaient dû abandonner la Pologne, redevenue par le traité de Versailles en 1918
un État indépendant après plus d'un siècle de morcellement entre les puissances
voisines. C'était un régime de droite, très répressif, et bientôt, les activités
politiques de Pierre Broder l'ont amené en prison. Il a été arrêté alors qu'il
participait à une manifestation ouvrière et lourdement condamné. Tauba et sa
petite fille n'étant pas non plus en sécurité, des camarades du parti les ont
aidées à fuir le pays et à s'installer en Belgique. En 1928, Pierre s'est évadé de
prison et les a rejointes. C'était une entreprise périlleuse, mais de son voyage la
seule anecdote qui soit restée dans la légende familiale est plutôt drôle. En
arrivant à la frontière belge il avait faim et est entré dans un restaurant où on lui a
apporté le menu. Mais Pierre ne savait pas lire le français et a pointé quelque
chose au hasard. Hélas, c'était du homard, un mets très cher alors comme
maintenant et qui de plus est, inconsommable pour des juifs, qui ne mangent pas
de crustacés. Le homard est resté sur l’assiette, mais tout l'argent qu'il avait
apporté de Pologne y est passé.
Pierre a retrouvé sa femme et sa fille à Dampremy, dans la région de
Charleroi, où ils avaient trouvé refuge, grâce à des communistes belges, chez un
facteur. À l’époque, il ne fallait ni permis de travail ni carte de séjour pour
s’installer en Belgique. Il suffisait à un étranger de s’inscrire à la commune, où il
recevait une carte d’identité en tout pareille à celle de ses voisins belges. C’est
seulement à partir de 1933, devant l’afflux de réfugiés (juifs polonais, mais aussi
antifascistes italiens, allemands et plus tard espagnols), que la Belgique a
commencé à prendre des mesures rendant l’arrivée et le séjour des étrangers
plus difficiles2. C’est de cette époque que datent les différentes cartes spéciales
pour étrangers, ainsi que la police des étrangers.
Juliette se souvient que le facteur aimait bien jouer avec elle et qu'il la conduisait
parfois à l'école gardienne. Au début, elle ne connaissait pas bien le français,
comme d'ailleurs d'autres dans sa classe, dont le petit Italien assis à côté d'elle
sur la photo. À la maison, ses parents parlaient yiddish entre eux – et parfois
polonais quand ils ne voulaient pas que leur fille comprenne - mais ont toujours
encouragé leur fille à parler français. Plus tard, elle a suivi des cours de yiddish
au Disk (v. plus loin), mais avoue n’avoir jamais été fort douée pour les langues,
contrairement à sa mère, qui en plus du yiddish et du polonais parlait
parfaitement le russe. Elle se souvient encore un peu du yiddish et de quelques
mots en polonais. Il ne semble pas y avoir eu de cours de néerlandais au lycée.
Des années plus tard, lorsqu’elle a adhéré à Amada, dont la grosse majorité des
membres de l’époque étaient néerlandophones, elle a eu l’occasion de le
regretter.
Chez le facteur, la famille habitait dans une pièce à l'étage. Ils étaient fort à
l'étroit et dès que l'occasion s'est présentée ils ont déménagé à la rue de la
Garenne à Charleroi, où ses parents ont inscrit Juliette à l'école préparatoire au
2
Luk Walleyn, « La Belgique, un État raciste ? », dans Diviser pour régner. Le racisme comme
stratégie, EPO, 1983, p.62
5
lycée.
La rue de la Garenne était une rue plutôt huppée. Un peu plus loin se
trouvait la maison du directeur des ACEC. Les Broder cependant habitaient une
petite maison ouvrière, dont l’arrière donnait sur une cour où vivaient d’autres
familles de condition modeste. Juste à côté il y avait les Kohn, une famille juive
dont la fille Maria allait devenir la grande amie de Juliette. Plus loin c’était
Joseph, un ancien mineur, veuf, très digne, dont la maison était étincelante de
propreté. Rosalie, une autre voisine, était la seule à posséder une radio. Sa
maison se situait à côté des wcs, un par famille. Maria aimait beaucoup lire et
comme les wcs étaient éclairés, elle y passait beaucoup de temps. Dans le
passage qui donnait accès de la rue à la cour se trouvait l'unique point d'eau.
Les différents ménages s’entendaient bien et se retrouvaient régulièrement chez
Rosalie pour écouter les nouvelles à la radio. Plus loin dans la rue se trouvait le
parc de la Garenne (devenue depuis Parc de la Villette) où les jeunes se
rencontraient. Au coin de la rue de la Garenne et de la rue du Fort se trouvait le
Disk, une organisation de jeunes juifs qui allait jouer un rôle important dans la vie
de Juliette.
Dès qu’elle a appris à lire, Juliette est devenue une dévoreuse de livres. Il
existait une collection de petits livres qui coûtaient 25 centimes et chaque
semaine elle consacrait les 25 centimes que lui donnait son père à un de ces
livres. C’est d’ailleurs quand sa mère l’a trouvée en train de pleurer à la lecture
d’un livre qu’elle s’est rendue compte que sa fille savait lire. C’est à partir de ce
moment-là qu’elle recevait de quoi nourrir sa passion. « Je n’étais sans doute
pas une très bonne élève, se rappelle Juliette, car je lisais trop, tout ce qui me
tombait sous la main. » Ses parents lisaient beaucoup aussi, mais plutôt des
journaux et surtout en yiddish. Son père était correspondant de Neue Presse, un
journal progressiste yiddish édité en France.
Bientôt les médecins ont découvert que Juliette avait la poitrine faible (ce
qui ne l’a pas empêchée de devenir une grande fumeuse par la suite !). Ils ont
recommandé un séjour dans un environnement plus sain que Charleroi. C’est
ainsi que Juliette a fait ses deuxième et troisième primaires ( ?) à l’école
communale de St Hubert dans la province de Luxembourg. Elle logeait chez le
sacristain et sa femme, qui la traitaient avec beaucoup de gentillesse, lui faisant
oublier un peu le chagrin d’être loin de ses parents, qui venaient régulièrement la
voir. Malgré l’absence de ses parents, Juliette a gardé un très bon souvenir de
son séjour à St Hubert. Le sacristain tenait le cinéma de la Maison des Œuvres
(catholique) et avait droit à des entrées gratuites. On y allait le samedi après-
midi. Le soir du samedi, en été, il y avait bal sur la place et Juliette se souvient
d’avoir été amoureuse d’un petit garçon. À la saison, les enfants louaient des
vélos pour la journée et partaient dans les bois ramasser des myrtilles, qu’ils
vendaient ensuite à l’épicier. L’argent gagné suffisait à payer la location du vélo
et il en restait encore quelque chose.
C’est à St Hubert qu’elle est entrée pour la première fois en contact avec
des catholiques. Même à l’école communale, malgré une directrice, Madame
6
Berthelot, à la réputation libérale, on faisait le signe de la croix avant et après
chaque cours et chaque matin tous les élèves récitaient ensemble le Je vous
salue, Marie ! Elle allait à la messe tous les dimanches, comme tous les autres
enfants. Conduire les enfants à la messe faisait d’ailleurs partie des devoirs de la
directrice de l’école malgré ses convictions libérales. Juliette se souvient aussi
d’avoir enterré des oiseaux en y apposant une croix ! Dans tout St Hubert, il n’y
avait que trois enfants qui n’étaient pas baptisés, elle-même et un frère et une
sœur, les Titeux. Le garçon était méchant, se souvient Juliette : il lui jetait des
boules de neige avec des pierres dedans. Lorsqu’elle est retournée à St Hubert
après la guerre, elle a appris qu’ils étaient tous les deux membres du Parti
communiste et qu’ils avaient formé les partisans armés de toute la région. Si St
Hubert était très catholique, ce n’était pas pour autant le bastion de la réaction
qu’on aurait pu croire. Le sacristain, Monsieur Stoz (« Papa Eugène ») lisait La
Cité, le journal démocrate chrétien3. Sur la place se trouvait la Maison du Peuple.
Lorsque Léon Degrelle est venu à St Hubert et a voulu s’adresser à la population
à partir de la fenêtre d’un restaurant situé près de la Basilique toute proche, les
femmes, socialistes et catholiques ensemble, et avec elles « Maman Florence »
et la petite Juliette, sont sorties en battant des casseroles, de sorte qu’il n’ait pas
pu dire un mot. C’était sa première manifestation.
Son premier souvenir politique date cependant de 1932. On était en pleine
crise économique. De grandes grèves ont eu lieu contre la baisse des salaires.
Un jour, la petite fille se trouvait à la fenêtre chez sa tante Youra, la sœur de
Tauba, rue de la Régence à Charleroi, à regarder une énorme manifestation qui
se déroulait boulevard de Waterloo. Le bruit lui a fait tellement peur qu’elle a
couru se cacher sous le lit.
C’est son père qui lui a donné sa première leçon politique, en 1934. La
trouvant un jour sur l’escalier en pleurs, il lui a demandé la cause de ses larmes.
« Le roi est mort » a-t-elle sangloté, répétant ce qu’elle avait entendu à l’école. Et
son père de lui expliquer que le roi était riche et puissant, qu’il devait sa situation
non pas au choix du peuple, mais à l’hérédité, et sa fortune au travail des
ouvriers, alors que lui-même ne travaillait pas.
Enfant, elle n’a jamais participé à aucune manifestation à Charleroi, même pas à
celle du 1er mai. Les étrangers n’avaient pas le droit de faire de la politique en
Belgique et la moindre activité politique pouvait mener à l’expulsion du pays.
Entre 1929 et 1932, 2 000 militants et sympathisants communistes étrangers
furent expulsés de Belgique4.
En 1927, le PCB a créé la Section Centrale de la Main d’œuvre Étrangère
auprès du Comité central du parti5 (MOE, devenue plus tard MOI – Main d’œuvre
3
Juliette se trompe. La Cité est paru pour la première fois en 1950 et La Cité nouvelle,
quotidien démocrate-chrétien d’avant-guerre, n’a été fondé qu’en 1937, après son retour à Charleroi. (M-Th
Coenen, J-Fr Dumont, J Heinen, L Roussel, P Wynants, La Cité, 45 années de combat quotidien, Carhop,
Crisp, 2010)
4
Rudi Van Doorslaer, Enfants du ghetto. Juifs révolutionnaires en Belgique (1925-1940), Labor,
1997, p.61
5
ibid, p. 52
7
immigrée), réunissant ainsi tous les communistes étrangers vivant en Belgique
sous son égide. Au sein de cette structure clandestine qu’était la MOE,
cependant, les immigrés continuaient à s’organiser par groupe linguistique. La
direction du PCB a bien essayé, entre 1930 et 1932, d’intégrer davantage les
communistes étrangers dans le travail général du parti, mais, après la grève de
1932 et la répression qui l’a suivie, décimant notamment les rangs des
communistes italiens, le PCB semble avoir abandonné ses tentatives d’organiser
à la base ouvriers belges et immigrés ensemble6. La langue était un premier
problème, mais surtout le caractère forcément clandestin du travail politique des
immigrés.
Pour protéger les immigrés (polonais, italiens, ukrainiens,
bessarabiens…), le PCB ne les organisait donc pas officiellement dans ses
rangs, même s’ils constituaient une partie importante de ses effectifs. C’est ainsi
qu’aux archives du PCB n’existe aucun dossier sur Pierre et Tauba Broder,
pourtant communistes toute leur vie. Cette habitude fut tellement ancrée chez
Pierre Broder que lorsqu’il a écrit dans les années soixante son livre sur la
résistance à Charleroi, il ne fait nulle part mention du Parti communiste, qui a
pourtant dirigé toute son activité.
Il existait des sections locales de la MOE à Bruxelles, Anvers, Liège et Charleroi,
qui organisaient les différents groupes linguistiques d’immigrés surtout dans des
associations culturelles et sportives. Malgré toutes les précautions prises, celles-
ci n’étaient pas toujours à l’abri de la répression. C’est ainsi que début 1933 la
police a fait une descente dans une fête organisée par la Kultur Fareyn
(association culturelle progressiste juive, dirigée dans les faits par les
communistes) de Bruxelles et a contrôlé l’identité de toutes les personnes
présentes. Par la suite, 98 personnes ont reçu un ordre de quitter le pays7.
C’est suite à cette débâcle que fut mise sur pied par la MOI, en 1935, le
Prokor, dont l’acte de fondation est parue au Moniteur et dont les fondateurs
statutaires étaient de nationalité belge8. Si le Prokor était une organisation
culturelle et sportive, il était aussi clairement laïque, antisioniste et pro-soviétique
et la police n’a pas tardé à découvrir qu’il s’agissait en réalité d’une organisation
communiste. Plus tard, il s’orienterait vers la lutte antifasciste et la solidarité avec
l’Espagne républicaine, avant d’être interdite en 1938, interdiction qui ne semble
pas avoir interrompu ses activités à Charleroi. Le Prokor avait des sections de
jeunesse. A Charleroi, cette organisation de jeunes s’appelait le Disk. Il proposait
toutes sortes d’activités, allant de cours de musique à la formation politique en
passant par le sport et le camping. Pour le sport, le Disk était affilié aux
Jeunesses sportives socialistes, ce qui lui donnait une certaine couverture et lui
permettait d’avoir un caractère surtout culturel et sportif, en évitant de mettre en
exergue ses activités politiques.
Le Disk était un lieu de rencontre pour les jeunes. Juliette se souvient
6
ibid, pp 64-65
7
ibid, p. 96
8
ibid, p.109
8
d’avoir gagné un prix lors d’une course qui a eu lieu dans le Parc de la Garenne.
Elle a suivi aussi des cours de mandoline, donnés par un certain Albert qui venait
de Bruxelles. Elle a retrouvé Albert pendant la guerre la première fois qu’elle est
allée à Bruxelles. Ils avaient rendez-vous dans un tram, où elle devait lui
apporter des tracts. Par la suite, elle l’a perdu de vue, mais des années plus tard
en 1995, lorsqu’elle s’occupait de l’affaire Irma Laplasse, cette collaboratrice
exécutée après la guerre et que certains ont voulu réhabiliter, elle a reçu un coup
de fil de quelqu’un qui lui a annoncé “ C’est ici Albert ”. Elle ne savait pas du tout
qui c’était jusqu’au moment où il lui a rappelé qu’il avait était son professeur de
mandoline et qu’ils s’étaient revus pendant la Résistance. Il l’avait vu à RTL dans
une émission sur l’affaire Irma Laplasse. Il l’a félicitée pour son action, « car les
fascistes n’ont pas disparu ».
Le Disk dispensait aussi des formations politiques, adaptées à l’âge des
participants. « C’est là que j’ai eu ma première leçon d’économie marxiste,
raconte-t-elle. On nous expliquait la plus-value à partir d’une table : une partie
représentait le salaire des ouvriers (ce qui était nécessaire à leur survie), le reste
étant ce que la patron gardait pour lui et ce qu’il investissait dans de nouvelles
machines. Le patron, nous disait-on, ne voyait pas plus loin que le bout de son
nez. Il produisait sans tenir compte de comment il allait vendre sa marchandise.
Et comme les travailleurs n’avaient pas le moyen de tout acheter, il en résultait
une accumulation des stocks. Pour sortir de cette situation les patrons devaient
chercher de nouveaux marchés et c’est ainsi que naissaient les guerres. »
Ces formations ont même continué sous l’occupation. « Un camarade
venu de Bruxelles nous réunissait par groupe de trois à la bibliothèque de l’UT
(l’Université du Travail). C’est là que j’ai étudié mon premier livre marxiste, Les
principes du léninisme, de Staline. » Elle avait 16 ans. Plus tard, elle a appris
que le camarade avait été fusillé par les Allemands.
Du Disk sont sortis des combattants pour l’Espagne et des résistants
contre l’occupation nazie. Sur 2 000 volontaires partis de Belgique pour rejoindre
les forces républicaines, Rudi Van Doorslaer a recensé 196 juifs. Il a retrouvé
des traces d’activités politiques antérieures pour 119 d’entre eux, la grande
majorité dans la mouvance communiste9. Sur la guerre d’Espagne, le PCB s’est
d’ailleurs distingué par son soutien infaillible à la cause républicaine. Sa politique
avait plusieurs axes, comme Juliette l’a expliqué plus tard10 :
En premier lieu il dénonçait le caractère même de la guerre civile en tant
que banc d'essai, notamment au niveau des armes, de la guerre que préparaient
les fascistes contre l'Europe.
Ensuite, il appelait l’ensemble des démocrates à se dresser contre la
politique de non-intervention suivie par le gouvernement belge, décrétée par les
« démocraties » européennes. Le mot d'ordre du PCB était « des armes pour
l'Espagne ». Juliette a d’ailleurs participé avec ses parents à des manifestations
où l’on exigeait des armes pour l’Espagne républicaine. Elle faisait aussi du
9
ibid, p.127
10
Juliette Pierre, « Le PCB avant, pendant et après la guerre 40-45 », Études marxistes n°1,
novembre 1988
9
porte-à-porte avec ses amies pour demander de l’argent pour les combattants
espagnols.
Le parti envoyait aussi un grand nombre de combattants dans les
Brigades Internationales. Ceux qui reviendront d'Espagne - car beaucoup y
laisseront leur vie - on les retrouvera plus tard, riches de leur expérience, dans la
Résistance.
Et finalement, le parti est à la tête du mouvement de solidarité, de récolte
d'argent, de vivres pour le peuple espagnol et d'adoption temporaire ou définitive
d'enfants espagnols. C’est ainsi que Julien Lahaut, dirigeant communiste liégeois
et futur président du parti, auquel Juliette a consacré plusieurs articles, a lui-
même adopté trois enfants espagnols.
Si l’activité politique ouverte était interdite aux étrangers, la famille Broder
n’était pas inactive pour autant. Les parents étaient tous les deux membres actifs
de la MOI. C’est d’ailleurs la MOI qui a demandé à Pierre Broder d’aller travailler
dans la mine – ce qu’il a fait pendant quelques mois - pour recruter les nombreux
ouvriers polonais qui y affluaient à l’époque. C’est cette expérience, raconte
Juliette en riant , qui lui a permis de se dire toute sa vie « ouvrier ». Par la suite, il
a travaillé sur les marchés, toujours à la demande de la MOI, ce qui lui permettait
d’entrer facilement en contact avec des juifs, dont beaucoup étaient des petits
commerçants. Mais son activité principale a toujours été politique. C’est lui qui a
mis sur pied le Prokor à Charleroi, avec ses camarades de toujours Sem
Makowski, qui était tailleur, et Max Katz, comptable. Ces trois responsables
étaient les seuls à avoir de contact avec le secrétariat de la fédération de
Charleroi du PCB. C’est par celui-ci qu’ils recevaient les directives de la direction
du parti. Ils avaient aussi des réunions de la MOI au niveau national. Tauba,
d’autre part, était responsable de la LICRA (Ligue Internationale contre le
racisme et l’antisémitisme, équivalente du MRAX d’aujourd’hui) pour la région de
Charleroi et s’occupait aussi de théâtre au Prokor. C’est à elle que Juliette doit
une mémorable leçon de politique… et de vie : « Il faut se laver les mains avant
de manger et faire grève quand les autres font grève ». La petite fille a aussi
appris à être discrète au sujet des nombreux réfugiés qui passaient par la
maison et qui racontaient à ses parents incrédules les tortures et les camps de
concentration en Allemagne et en Autriche. Juliette se souvient que ses parents
faisaient l’objet à Charleroi d’une surveillance policière constante.
Si le PCB avait une attitude exemplaire à l’égard de la République
espagnole, s’il était le seul parti belge à condamner les accords de Munich et la
politique de neutralité de la Belgique (voir plus loin), Juliette se montrera dans les
années 80 fort sévère à son égard11. Devant le danger de guerre et la montée du
fascisme, l’Internationale communiste prônait partout en Europe la création d’un
large front des travailleurs, le fameux « Front populaire ». En Belgique,
l’interprétation qu’en donnait le secrétaire général du Parti communiste, Xavier
Relecom, lors du 6e congrès du parti en 1936, était particulièrement droitière : la
lutte contre le fascisme, au lieu de s’appuyer d’abord sur la classe ouvrière,
devait se baser sur toutes les classes, sans priorité aucune. Il fallait à tout prix
11
ibid
10
éviter une quelconque provocation, qui risquerait de plonger le pays dans « les
horreurs et les misères » de la guerre civile. Et pour finir, Relecom proposait ni
plus ni moins l’affiliation en bloc du PCB au POB (Parti Ouvrier Belge –
socialiste) dont le dirigeant, Henri De Man, allait collaborer avec les nazis quatre
ans plus tard. « Un pas de plus, dit Relecom, doit être fait qui consolide et rende
permanente l’unité d’action et en même temps ouvre la voie à l’unité organique
et totale de la classe ouvrière. Cette étape nouvelle, c’est l’affiliation de notre
Parti au POB12. » Cette affiliation – d’ailleurs anti-statutaire pour le PCB, pour
lequel toute affiliation était forcément individuelle - n’a pas eu lieu à cause de
l’opposition du POB. Quelques années plus tard le PCB prendrait la direction de
la Résistance à l’occupation nazie, mais ces positions politiques laisseraient des
traces, notamment au niveau des objectifs que le parti s’est fixés pendant et
après la guerre.
En été 1939, plusieurs familles, dont les Broder, ont loué une petite
maison à Montigny le Tilleul. Pierre Broder faisait la navette jusqu’à Charleroi et
c’est lui qui a apporté la nouvelle de la signature du Pacte germano-soviétique, le
23 août. Cet événement n’a apparemment pas fait de vagues parmi les
communistes de Charleroi, qui comprenaient sans doute que, devant les
manœuvres de la France et du Royaume Uni, qui refusaient le pacte anti-nazi
proposé par l’URSS, celle-ci n’avait guère eu le choix si elle voulait renforcer ses
arrières avant l’assaut allemand. Pierre Broder et ses camarades savaient
cependant que la guerre ne tarderait pas à frapper la Belgique, avec ce qu’elle
comportait comme menace pour la population et en particulier la population juive.
2. L’Occupation
Les quatre années d’occupation de la Belgique sont pour Juliette la
période décisive de sa vie. Dans toutes les conversations que j’ai eues avec elle,
la guerre revenait constamment. Lorsque les Allemands ont envahi la Belgique,
elle n’avait pas encore 15 ans. Quand on lui demande comment elle s’est
engagée dans la Résistance si jeune, elle répond qu’elle n’a aucun mérite, que
cela allait de soi. « J’ai été élevée par des parents communistes qui sont restés
fidèles à leur idéal jusqu’à leur dernier souffle. Du plus loin que je me souvienne,
ils ne m’ont jamais mise à l’écart de leurs discussions, ni des entretiens qu’ils
avaient avec leurs camarades de combat, ni de leurs activités. »
Officiellement, la Belgique était neutre et n’était donc pas impliquée dans
la guerre que la France et le Royaume Uni ont déclarée à l’Allemagne en 1939.
Des années après, Juliette a expliqué, lors d’une conférence, la véritable
signification de cette « neutralité » :
« En octobre 1936, Léopold III, chef des armées, déclare que la Belgique
doit pratiquer une politique de neutralité, en d'autres termes qu'elle doit interdire
12
ibid
11
le passage sur son territoire aux Français et aux Anglais, même en cas d'alerte
grave.
Léopold III déclare qu'ainsi : « L'adversaire éventuel (c’est-à-dire
l'Allemagne) ne pourra tirer argument d'une quelconque alliance belge avec l'un
de ses adversaires13.
Je voudrais ouvrir ici une parenthèse pour vous rappeler que Léopold III
capitulera rapidement devant l'ennemi et aura, durant l'occupation, l'attitude que
l'on sait. Cette politique de soi-disant neutralité sera soutenue par Spaak, par De
Man, président du POB (après-guerre PSB) qui collaborera ouvertement avec les
nazis, par le parti catholique (actuel PSC14), le parti libéral (actuel PRL15) et par
tous les partis d'extrême droite flamands et wallons. Seul, en tant que Parti, le
PC dénoncera ce que cache la politique de neutralité pratiquée au bénéfice
unique d'Hitler.
C'est au nom de la politique de neutralité que, durant cette période, les
journaux du Parti sont interdits car ils attaquent Hitler; les réunions et meetings
du Parti sont interdits, les militants sont arrêtés16. »
L’invasion et l’exode
Peu avant l’invasion, un grand nombre d’étrangers et de communistes,
ainsi que certains socialistes et certains rexistes – tous ceux qui étaient
considérés par le gouvernement belge comme suspects d’activité subversive ou
de connivence avec un ennemi potentiel – furent arrêtés. Pierre Broder
s’apprêtait à partir dans la clandestinité, selon les instructions du Parti. C’était un
vendredi et Tauba ne voulait pas qu’il parte sans manger la carpe farcie, plat
traditionnel dans la communauté juive. C’est en mangeant la carpe qu’il s’est fait
arrêter et conduit au local de la Sûreté de l'État, rue de la Régence. Plus tard il
s’est retrouvé à la prison de Charleroi avec ses amis Max Katz et Sem
Makowski, mais aussi des rexistes, ainsi que le rabbin et les autres hommes à
barbe ! Des femmes, dirigées par une militante communiste dont le mari tenait
un café au coin de la rue de la Régence et du boulevard Paul Janson, ont
organisé une distribution de soupe à la prison et un communiste nommé Glas a
même voulu faire un attentat contre la prison pour que les communistes puissent
s’évader. Sa tentative a échoué, mais, à l’approche des Allemands, le directeur a
courageusement libéré tous les prisonniers. Au moment de l’évacuation, donc, la
famille Broder s’est retrouvée séparée. Sem, Max et Pierre sont partis ensemble,
mais ont été rattrapés par les Allemands. Sem est parvenu à s’échapper. De sa
cachette il a pu voir, horrifié, les soldats plaquer ses deux camarades contre un
mur et s’apprêter à tirer. Un moment il a voulu les rejoindre pour mourir avec
eux. Heureusement, les Allemands ont reçu un contrordre et sont partis. Et Sem
13
Gérard Libois et José Gotovitch, L’an 40, CRISP
14
aujourd’hui CDH et CDenV
15
aujourd’hui MR et VLD
16
Juliette Pierre, op.cit.
12
de se faire sermonner par Pierre ! Tout ému qu’il était, il lui a reproché d’avoir
voulu mourir au lieu de continuer la lutte.
Se retrouvant seuls, les trois amis sont retournés à Charleroi. Entre-
temps, Tauba, Juliette (toujours Mindla à l’époque) et d’autres gens de leur rue
sont aussi partis sur les routes devant l’avancée allemande. Ils sont arrivés à
Carvin, dans le Pas-de-Calais, où ils se sont cachés dans une cave pour se
protéger des bombes. C’est là – Juliette ne savait plus comment qu’ils ont
entendu parler du massacre de civils au kiosque d’Arras, ce qui n’a fait qu’ajouter
à leur peur. C’est là aussi que les Allemands les ont trouvés, mais dans leur
marche en avant ils ont abandonné ces prisonniers encombrants, qui sont
retournés à Charleroi, où la famille Broder s’est retrouvée.
Recherche de maisons clandestines
Déjà avant l’invasion, le groupe autour de Pierre Broder n’avait pas été
dupe : la politique de neutralité ne sauverait pas la Belgique de l’occupation. Dès
1939, ils ont commencé à chercher des logements permettant la clandestinité.
Leur expérience en Pologne et celle d’autres membres de la MOI les avaient
convaincus de la nécessité de pouvoir mettre des gens à l’abri, un souci qui
n’était pas partagé à ce moment-là par les communistes belges, malgré les
directives du 2e congrès de l’Internationale communiste, qui avait explicitement
appelé les partis communistes à mettre sur pied, à côté de leur structure légale,
une organisation secrète17. Il ne s’agissait pour Pierre Broder et ses amis pas
seulement de se mettre en sécurité eux-mêmes, ni de sauver des enfants juifs,
ce qui deviendrait plus tard la tâche principale de Tauba, mais aussi de trouver
des maisons sûres pour toute la direction du PCB. C’est ainsi que le secrétariat
du parti était prêt à prendre la clandestinité dès mars 1940.
Juliette a parlé de la recherche de maisons sûres à une amie du lycée,
Paulette Delespesse, qui à son tour en a touché un mot à ses parents. Ceux-ci
ont non seulement été d’accord de tenir à disposition des logements pour des
clandestins qui leur seraient présentés par le trio, ils en ont parlé à leur sœur et à
d’autres personnes qu’ils savaient sûres.
C’est ainsi qu’à partir de l’été 1942, Pierre et Tauba Broder ont vécu dans
une maison de la clandestinité à Jumet, trouvée grâce à la famille Delespesse.
Jumet, dans la banlieue de Charleroi, avait été un centre de l’industrie du verre.
Les patrons verriers avaient construit des logements pour les ouvriers qui y
travaillaient, dont beaucoup venaient de Flandre. La plupart des usines avaient
été fermées mais les maisons sont restées. L'oncle de Paulette, Jean
Brasseur18, avait loué une de ces maisons, au 2 rue de l'Industrie. Au milieu se
trouvait un garage contenant un vieux camion qui avait manifestement rendu
l’âme. Il y avait aussi des chambres pour les ouvriers. C’était une maison faite
pour la clandestinité, sans vis-à-vis et avec une ruelle derrière. De l’autre côté de
la ruelle se trouvait une mine désaffectée, où on pouvait se cacher en cas
17
Statuts de l’Internationale communiste, 1920, Manifestes, thèses et résolutions des quatre
premiers congrès mondiaux de l’Internationale communiste 1919-1923, p. 38, François Maspéro, 1975
18
Voir Pierre Broder, op.cit., pp. 175-6 pour un hommage à Jean et Blanche Brasseur
13
d’alerte ou de bombardement. En plus de Jean Brasseur lui-même et sa femme,
plusieurs personnes y habitaient : Pierre et Tauba Broder (mais pas Juliette),
Griner, un ouvrier, et sa femme, ainsi que Sem Makowski, son épouse et des
courrières de passage, notamment Évelyne, qui faisaient le lien avec la direction
de la résistance. Pendant toute la durée de l’occupation, aucun ne s’est fait
arrêter. Pierre a imaginé un système pour empêcher de passer normalement
d'une des chambres à la suivante. C’est dans cette cache, réalisée par Griner,
qu’on faisait les faux papiers. Après la guerre, un officier russe et un colonel
américain ont visité la maison, mais ils n'ont jamais trouvé la cache. Les tampons
des communes et les cartes d’identité vierges étaient dissimulés dans un pot en
grès en dessous du camion.
Jean Brasseur était quelqu'un de très astucieux. Un jour il a annoncé qu'ils
allaient être découverts à cause de la surconsommation d'électricité, beaucoup
trop importante pour la famille de deux personnes qui y habitait officiellement. Il a
trouvé un système pour que le compteur ne marche qu'une semaine par mois,
afin de ne pas éveiller les soupçons
Jean Terfve, un des dirigeants du Parti, a envoyé à Pierre par sa courrière
Evelyne un revolver pour défendre la maison. Pierre Broder n'avait pas fait de
service militaire et n’avait jamais appris à utiliser une arme. Mais il a trouvé un
vieux Manuel du parfait artilleur qu’il a étudié avec assiduité ! On n'a jamais
utilisé le revolver et on ne l'a plus retrouvé après la guerre...
Premiers pas dans la résistance
Passé l’invasion même et l’exode, les Allemands avaient intérêt à remettre
les Belges au travail et donc de faire en sorte que la vie reprenne aussi
normalement que possible. C’est ainsi qu’on a pu voir des soldats donner des
bonbons à des enfants, un comportement qui a nullement trompé Pierre Broder
et ses camarades. Dès la fin de 1940, alors que la situation matérielle de la
population se détériorait de jour en jour, les responsables de la MOI à Charleroi
se réunissaient avec des communistes belges pour envisager des activités de
résistance19. Dans un premier temps, il s’agissait surtout d’un travail
d’information : diffusion de la presse clandestine, distribution de tracts, chaulage
des murs…, souvent fait par les jeunes du DISK. En même temps, on vendait
des carnets de soutien à la Résistance. Juliette se souvient tout particulièrement
des chaulages, sans doute parce que c’était le plus dangereux : « on ajoutait du
bleu de méthylène à la chaux pour que cela tienne mieux, se rappelle-t-elle.
C’est ainsi que des années après la guerre certains de ces slogans restaient
encore sur les murs. »
Le 10 mai 1941, premier anniversaire du jour où l’armée allemande a
franchi la frontière belge, Juliette et ses camarades de classe ont organisé un
défilé silencieux dans la cour et dans les couloirs du lycée. Seules deux élèves
ont refusé d’y participer. Elles portaient toutes soit un bandeau noir dans les
19
Pierre Broder, op. cit., pp. 118-119
14
cheveux, soit une marque noire sur leurs vêtements. La directrice les a
remerciées en pleurant.
Un autre jour, où elle devait se rendre en compagnie de son amie Hélène
aux cours dispensés par le DISK à l'UT (voir chapitre précédent), elles ont reçu
un paquet de tracts emballés dans un journal à remettre à un étudiant qui allait
sortir du bâtiment. Les deux jeunes filles l'attendaient sur un banc lorsque deux
Allemands sont passés. Hélène leur a tiré la langue, (« on était des gamines ! »
sourit Juliette) mais juste à ce moment-là un d'eux s'est retourné et les a vues.
Elles ont eu la présence d'esprit de laisser le paquet de tracts sur le banc avant
de prendre leurs jambes à leur cou. Évidemment, les Allemands les ont
rattrapées et les ont amenées à l'intérieur du bâtiment où ils les ont fait
poireauter pendant au moins deux heures avant de leur dire de partir. En rentrant
chez elle Juliette a eu l'engueulade de sa vie de son père.
Les mesures anti-juives
Dans son livre, Pierre Broder explique comment son groupe a, pendant
toute l’occupation, combiné la résistance à l’ennemi proprement dite avec le
secours à la population juive. Car très vite commencèrent à tomber les
ordonnances anti-juives. Dès leur entrée en Belgique, les Allemands avaient
arrêté des juifs, pour la plupart de nationalité allemande et souvent anciens de la
guerre d’Espagne20. À partir du 28 octobre 1940, tout juif de 15 ans ou plus
devait se présenter à son administration communale pour se faire enregistrer
comme juif et faire cacheter sa carte d’identité avec la mention « Juif-Jood ».
Pratiquement tous l’ont fait. Pourquoi ? Pour Juliette, la raison est simple : à
quelques exceptions près, les juifs étaient connus comme tels et ne pouvaient
donc pas se soustraire à cette obligation sans attirer l’attention sur eux. La seule
alternative était d’entrer dans la clandestinité, une option qui présentait tant de
difficultés que les juifs n’y ont eu recours que beaucoup plus tard, lorsqu’ils
étaient convaincus que leur vie et celle de leurs enfants étaient en danger. La
même ordonnance de 1940 obligeait les juifs à déclarer leurs entreprises.
D’autres ordonnances, dont le but était de créer petit à petit un apartheid entre
les juifs et la population non-juive, ont suivi, culminant avec celle du 27 mai 1942,
qui obligeait tous les juifs de plus de 6 ans à porter l’étoile jaune. À Charleroi en
tout cas, cette dernière mesure ne semble pas avoir eu l’effet recherché par les
Allemands. Juliette se souvient que quand ils allaient au centre ville en arborant
l’étoile jaune, ils reçurent beaucoup de marques de sympathie de la population.
Son père raconte l’émotion qu’a causé, peu après l’ordonnance, l’enterrement
d’une femme juive. Des centaines de juifs portant l’étoile jaune ont traversé la
ville à la suite du corbillard, se faisant saluer par la population au passage.
Une ordonnance allemande particulièrement importante fut celle instaurant, fin
1941, « L’Association des Juifs en Belgique » (AJB), qui devait servir de courroie
de transmission entre les autorités allemandes et la population juive et dont il
sera question plus tard.
20
Maxime Steinberg, 1942, les cent jours de la déportation des juifs de Belgique, Vie Ouvrière,
1984, pp 49-50
15
Résistance et sauvetage des juifs
C’est à partir de 1941 que la Résistance a commencé à se structurer. Le
Front de l’Indépendance (FI) fut mis sur pied à l’initiative des communistes mais
comportait dès le début des membres d’autres courants politiques, socialistes,
libéraux ou chrétiens, dont les partis n’existaient plus sous l’occupation. Comme
Juliette l’expliquera plus tard, la Résistance s’organisera autour de sept pôles21 :
« Premièrement
Dès le printemps 1941, les groupes de partisans armés qui porteront le
nom d'Armée Belge des Partisans, sont constitués.
Je voudrais vous citer quelques exemples officiels de leur activité durant
les quatre années d'occupation:
1. - 962 militaires allemands, parmi lesquels des généraux, colonels, majors, etc.
ont été tués
- 1 017 ont été blessés
- 1 137 traîtres et collaborateurs ont été tués et 255 blessés
2. - il y a eu 1 268 sabotages et destructions de chemin de fer et vicinaux dont
10.305 wagons détruits ou gravement endommagés
- 15 avions détruits, sans compter les moteurs et les pièces détachées sabotées
- 346 attaques de voies fluviales et de canaux ont provoqué notamment la
destruction de 309 péniches
- il n'y a pas moyen de dénombrer la quantité impressionnante de véhicules et
camions militaires détruits
3. À 497 reprises des actes de sabotage spectaculaires ont causé des pertes
considérables aux industries belges travaillant pour les Allemands.
Et, pour ajouter encore quelques exemples, mais la liste est loin d'être close:
- 11 centrales électriques et téléphoniques ont été dynamitées
- 1 681 pylônes ont été abattus
- 236 coupures ont été effectuées sur des lignes de haute tension et 50 000
journaux Le Partisan ont été diffusés ce qui signifie que, passant d'une main à
l'autre, c'est par dizaines de milliers que le journal des Partisans a été lu.
Deuxièmement
Les Comités de Lutte Syndicale unirent la classe ouvrière contre
l'occupant.
- Ils dénoncèrent la trahison des chefs syndicaux et du syndicat collaborateur
l'UTMI (Union des Travailleurs Manuels et Intellectuels) mis sur pied par Henri
De Man.
21
Juliette Pierre, op. cit.
16
- Ils organisent à la fois les grèves revendicatives et politiques, le sabotage de
l'outil et de la production dans l'entreprise.
- Sans compter la diffusion de la presse clandestine à l'usine.
Troisièmement
La paysannerie étant encore en nombre dans le pays, le Parti impulsa le
« Mouvement de défense paysanne » qui lutta contre les réquisitions
allemandes, détruisit les champs de colza (champs imposés par les Allemands
qui avaient besoin de l'huile de colza pour leurs véhicules). Le MDP. alimenta en
vivres, en logements illégaux la Résistance. Il possédait son propre journal
clandestin largement diffusé parmi les paysans.
Quatrièmement
Le Parti impulsa ou s'associa très largement à l'organisation, dans la
Résistance, des intellectuels. Par exemple, les médecins se regroupèrent dans
« Médecine Libre ». Leur tâche principale : apporter leurs soins aux clandestins.
Les avocats furent regroupés dans «Justice Libre». Leur tâche principale :
assurer la défense des résistants arrêtés lorsqu'ils passaient en jugement (ce qui
n'était pas, loin s'en faut, toujours le cas).
Le Front National des enseignants eut la lourde tâche de s'opposer à la
propagande nazie dans les écoles et universités.
Cinquièmement
Le Parti impulsa le Rassemblement National de la Jeunesse (RNJ) qui
regroupait jeunesse ouvrière et étudiante de toutes tendances politiques et
religieuses, flamands, bruxellois et wallons, réunis.
Les Étudiants Socialistes Unifiés (8) y jouèrent un rôle moteur ; par
exemple la grève générale contre les mesures de l'occupant qu'ils déclenchèrent
à l'ULB en 1941 eut un retentissement tel que l'occupant dut fermer l'université
en novembre 1941.
Le RNJ se distingua par sa résistance active contre la déportation et le
travail obligatoire en Allemagne. Ses membres distribuèrent la presse
clandestine (dont les propres journaux du RNJ.: Vers l'Avenir et Jeunesse
Nouvelle), firent des milliers d'inscriptions murales, distribuèrent des centaines
de tracts, etc. Mais, le R.N.J. fut surtout une école d'où sortirent des partisans
armés et des courrières (camarades femmes chargées du transport de journaux
clandestins, d’armes, etc. et des liaisons courrier entre responsables ou centres
d'opération, préposées également à la reconnaissance des lieux, etc.)
Sixièmement
17
Le Parti participe largement à la Résistance Civile qui confectionna la
littérature clandestine (tracts, journaux, etc.) et s'occupa de sa distribution. Je ne
parle pas ici uniquement des journaux propres au Parti, mais également du FI,
etc. D'autre part, outre l'organe central du Parti, chaque fédération du Parti avait
sa propre presse.
La Résistance Civile prit en charge la confection des faux papiers, timbres
de ravitaillement, etc. (Il y avait aussi de vrais faux papiers fournis par les
employés des administrations communales). Elle trouva des centaines de
logements clandestins, etc. Il faut ici dire un mot des facteurs qui jouèrent un rôle
considérable dans l'interception du courrier à ou de la gestapo.
Dans cette Résistance s'incluaient les Comités de Défense Populaire dont
je vous ai parlé et s'incluront par la suite les Milices Patriotiques qui furent à la
fois la réserve de l'Armée Belge des Partisans et des formations populaires
chargées de procéder, militairement, le jour venu, à l'insurrection armée générale
contre l'occupant. Insurrection qui n'eut pas lieu contrairement à ce qui se passa
à Paris par exemple.
Septièmement
Il faut encore ajouter à cette liste le rôle primordial que jouèrent les
communistes dans le Comité de Défense des Juifs grâce auquel des centaines
d'hommes, de femmes et d'enfants furent arrachés aux griffes nazies et qui fut
pourvoyeur des Partisans armés de faux papiers et de domiciles clandestins
pour l'ensemble de la Résistance. »
Les différents groupes de résistants de Charleroi ont immédiatement
adhéré au FI. Au début de 1942, le FI a décidé de créer un Comité de défense
des juifs. Le CDJ de Charleroi allait s’avérer particulièrement efficace, comme
Pierre Broder l’explique dans son livre22. Son secret : les liens étroits qu’il
entretenait avec le reste de la Résistance.
À partir de juin 1942, les choses se précipitent pour les juifs de Belgique.
La construction du « mur de l’Atlantique » dans le nord de la France exige
beaucoup de main d’œuvre, que les Allemands comptent trouver parmi la
population juive. Celle-ci n’est cependant pas mentionnée explicitement.
Officiellement, on va choisir les « travailleurs obligatoires » parmi les
« asociaux », c’est-à-dire parmi les chômeurs. Avec le « désenjuivement » de
l’économie, cependant, beaucoup de juifs se retrouvent au chômage. 2 252
d’entre eux seront envoyés entre juin et septembre 1942 aux camps de travail
dans le Nord de la France.23. Tous n’ont pas donné suite à la convocation et des
contrôles d’identité musclés ont eu lieu pour dénicher tous ceux qui ne pouvaient
pas justifier d’un emploi. En juin 1942, plusieurs centaines de jeunes juifs
d’Anvers et de Bruxelles sont arrivés à Charleroi dans l’espoir de trouver du
travail dans les mines ou dans la sidérurgie et ainsi éviter d’être déportés pour
travailler en France. Grâce au CDJ et aux contacts de la Résistance avec
22
Pierre Broder, op. cit.
23
V. Maxime Steinberg, op.cit., pp.143-144.
18
plusieurs patrons d’entreprise de la région, certains ont réussi à se faire
embaucher dans des entreprises locales24. D’autres ont rejoint la résistance.
Juliette était parmi ceux qui se sont démenés pour leur trouver des logements.
C’est d’ailleurs un de ces Anversois, un certain Amek, qui deviendra plus tard
son responsable dans la résistance.
Cela devait être un répit de courte durée. Dès fin juillet 1942, en effet,
commençaient à arriver à Charleroi les premières convocations de juifs pour
Malines, officiellement pour aller travailler « à l’Est », en fait pour être déportés
vers Auschwitz. Même la famille Broder ne connaissait pas à l’époque l’ultime
destination des convoqués, mais ils ne pouvaient pas fermer les yeux devant
l’évidence : si c’était pour aller travailler, on ne convoquerait pas vieillards,
malades et petits enfants. Le CDJ s’est mis directement en mouvement : il fallait
convaincre sans tarder les convoqués de ne pas partir, mais d’entrer dans la
clandestinité, avec tous les dangers que cela comportait. Beaucoup de juifs de
Charleroi ont ainsi pu être sauvés. Mais tous n’ont pas été convaincus du
danger. Parmi eux, Monsieur et Madame Kohn, les voisins des Broder, rue de la
Garenne, dont la fille Marie était la grande amie de Juliette. « Si c’est pour
travailler, autant le faire là-bas qu’ici » protestait le père, un ouvrier mineur,
persuadé que les Allemands ne leur feraient aucun mal. Toute la famille a
disparu dans les camps. Pour Juliette, cela a été sa vie durant un souvenir
douloureux.
Pierre Broder et ses amis ne se contentent pas d’avertir les familles juives
de ne pas répondre aux convocations pour Malines. Ils continuent à chercher
des maisons clandestines pour le moment où les juifs seront obligés d’entrer
définitivement dans la clandestinité. Et lorsque, le 22 septembre 1942, ils ont
vent de la liste de tous les juifs de Charleroi que la Gestapo réclame à l’AJB de
la ville, il s’empressent à la fois de lui fournir une fausse liste avec de fausses
adresses, permettant de gagner du temps pour prévenir tous les juifs de
l’imminence de la rafle et de la nécessité de quitter leur domicile légal25.
Une vie de clandestine
C’est de cette époque que date le passage des Broder dans la
clandestinité. Juliette a quitté le lycée et la famille a été dispersée, Pierre et
Tauba s’installant dans la maison clandestine de Jumet et Juliette logeant dans
un premier temps chez ses amis les Delespesse. Alors qu’elle habitait encore
avec ses parents, son père, qui avait été prévenu d’ une rafle, l’a envoyée voir ce
qui se passait à la rue Chavanne, le principal quartier juif de Charleroi26.
Subitement, la Gestapo a surgi et a entouré une série de gens qu’elle a
embarqués. Juliette a pu voir qu'on frappait des enfants, qu'on emportait des
bébés…
24
Pierre Broder, op.cit., chap.11
25
Pierre Broder, op. cit., p.135
26
Constatant que bon nombre de juifs ne répondaient pas aux convocations pour Malines, les
Allemands ont entrepris, en août-septembre 1942, une série de grandes rafles dans les quartiers juifs des
grandes villes.
19
Très vite, cependant, Juliette n’a plus travaillé directement sous les ordres
de son père. Comme beaucoup de jeunes filles, elle est devenue « courrière »,
messagère en somme, dans la résistance. Les tâches des courrières étaient très
variées. Dans la résistance armée, quand un partisan devait faire un coup, une
courrière le précédait avec les armes pour vérifier qu’il n’y avait pas de danger.
Elle attendait alors dans les environs pour connaître le résultat de l’action. Une
fois la mission accomplie, la courrière reprenait les armes. Juliette n’a jamais dû
faire cela. Sa tâche était essentiellement une de liaison, de messagerie pour la
Résistance. Tout le temps en route sur son vélo, elle changeait constamment de
logement. Le soir, elle ne prenait pas son vélo, car, pour être autorisé à rouler en
vélo le soir il était indispensable de porter un brassard de la Croix Rouge27.
Évidemment, son étoile jaune était arrachée depuis son passage dans la
clandestinité. Elle avait une fausse carte d’identité, qui serait échangée plus tard
pour une « fausse vraie » carte, selon le système ingénieux mis sur pied par
Pierre Broder et ses amis28. Car tous ceux qui vivaient dans la clandestinité (non
seulement des juifs, mais aussi des réfractaires au travail obligatoire et des
résistants) avaient besoin, en plus d’un logement sûr, de papiers d’identité
permettant souvent de les sauver en cas de contrôle29. Le fait que ces
clandestins étaient munis de papiers d’identité crédibles était aussi une
protection pour ceux qui les hébergeaient.
Une des tâches de Juliette était de transporter des cachets communaux
(vrais ou fabriqués par des résistants) pour faire des cartes d’identité. Elle avait
des contacts dans des administrations communales qui lui fournissaient cachets,
cartes d’identité vierges, noms et prénoms de personnes qui n’étaient pas
revenues de l’exode, feuilles de changement d’adresse, carnets de
ravitaillement… Elle parcourait ainsi la partie wallonne du pays en vélo avec, sur
son porte-bagages, des boîtes de lessive (« j’ai le souvenir de la marque Vigor »)
ou des paniers avec du linge. Dans ces boîtes ou paniers à moitié pleins, elle
cachait non seulement des cachets et des documents communaux, mais aussi
des tracts, des journaux clandestins, parfois des revolvers, des munitions.
Lorsque la Résistance a eu vent que les Allemands avaient constitué un
dossier contre le directeur de l’Université du Travail et le professeur de chimie,
Boulvin, c’est Juliette qui a dû les prévenir de quitter sans délai leur domicile. La
visite à la maison du professeur Boulvin lui permettra plus tard de s’y réfugier
alors qu’elle avait dû quitter précipitamment la maison des Delespesse. Une
autre tâche était de distribuer des tracts et de petits journaux. Juliette se souvient
qu’un des derniers tracts distribué par les partisans avant la Libération était
intitulé Les recettes de Tante Marie. En l’ouvrant, on en découvrait le sujet
véritable : Le vrai visage de L'Union soviétique.
27
La Croix Rouge a fourni à certains résistants, dont le père de Juliette, des brassards ainsi que des
cartes de membre portant l’indication de leur fausse identité.
28
Voir Pierre Broder, op. cit., chap. 11
29
Dans son livre, Pierre Broder rend hommage aux 126 administrations communales du Hainaut et
de Namur qui ont aidé le CDJ pendant l’occupation, « en faisant inscrire dans les registres de la population,
sous de faux noms, des personnes venant soi-disant d’autres communes et munies de faux changements de
domicile. » P. Broder, op. cit., p. 188
20
Vie quotidienne
Il arrivait aussi à Juliette de conduire des enfants juifs dans des lieux sûrs,
car, autant que possible, le CDJ mettait les enfants à l’abri, loin de leurs parents,
chez des particuliers ou dans des pensionnats catholiques. Ces enfants vivaient
sous une fausse identité, qu’ils devaient apprendre par cœur sans jamais se
tromper. Juliette souligne en particulier le courage de l’instituteur d’Olloy-sur-
Viroin, qui, antifasciste convaincu, s’est mis à la disposition de camarades qu’il
ne connaissait pas avant guerre. En 1942 il a caché chez ses amis résistants
comme chez lui des enfants juifs que Juliette lui a amenés. À l’époque, les
moyens de communication étaient lents et rares. Juliette allait à Olloy avec 3
enfants et le voyage durait. La petite fille, qui avait à peu près 5 ans, disait tout le
long du trajet le nom de ses parents (de la nouvelle identité que l’on lui a
apprise). « Mon père s’appelle… ma mère s’appelle… ». « Elle nous cassait les
pieds. En plus ça devenait dangereux, car on n’était jamais à l’abri d’une
dénonciation de la part d’un autre voyageur. »
La peur leur tenaillait le ventre, mais il y a eu aussi des moments drôles.
Un jour, elle est tombée malade : un mal de ventre insupportable. Madame
Delespesse, chez qui elle logeait toujours, a pu contacter la mère de Juliette, qui
est venue la chercher et la conduire chez un médecin d’accord – au risque de sa
vie de soigner des partisans. Sa mère l’a ensuite ramenée se reposer à la
maison de la clandestinité à Jumet, où, en entendant que Juliette avait une
infection aux ovaires, une des habitantes s’est exclamée : « Ca a 15 ans et ça a
déjà des ovaires ! » C’est une des rares fois à cette époque où tout le monde a ri
de bon cœur.
« Je déménageais constamment, logeant un peu partout, là où la
Résistance m’envoyait. Les gens chez qui je passais une nuit risquaient leur vie.
Mon plus beau souvenir c’est Couvin, où j’allais chercher de l’argent pour la
résistance chez un cadre de la firme Donnay et où je logeais chez l’échevin
Moureaux. Il y régnait une ambiance très chaleureuse. Quand il y avait une
alerte, tout le monde partait dans les grottes qui se trouvaient au fond du jardin.
C’était la maison où on trouvait de tout, y compris des aviateurs anglais. Il y avait
un cochon qui s’appelait comme tous les cochons de l’époque Adolf. Pour
l’engraisser avant de l’abattre, on lui donnait de la bière, ce qui a eu pour effet de
le saouler et il courait dans tous les sens. Personne n’a pu le manger malgré le
fait qu’on crevait de faim…
Les Moureaux avaient une fille de mon âge avec qui j’ai sympathisé. Nous
n’évoquions jamais ni la guerre ni la résistance. Je n’ai d’ailleurs jamais su ce
qu’elle faisait dans la résistance. On aurait dit qu’elle voulait me faire oublier les
horreurs qui se passaient tout autour. J’en garde un souvenir ému. Un jour elle
m’a offert un livre de Marie Gevers (un auteur belge qui s’est fait publier par un
éditeur allemand), où elle avait inscrit « En mémoire des pets de nonne ». Les
pets de nonne étaient des boules de farine cuites dans du lait, auxquelles on
ajoutait du sucre quand on en avait.
Monsieur Moureaux a été fusillé par les Allemands la veille de la
21
Libération.
Grâce à un camarade de l’UT (Université du Travail), Frans Willot, j’ai
rencontré le coiffeur de Couvin, qui m’a conseillée de m’adresser au directeur de
l’École Normale, pour voir si on ne pouvait pas y placer des enfants. Après la
guerre, j’ai reçu une lettre me demandant d’intervenir auprès des autorités au
sujet de ce directeur, qui avait été arrêté comme collaborateur ! Heureusement,
des résistants locaux avaient pu évacuer les enfants à temps. Franz Willot par
contre a mené sa vie de partisan dans la région de Charleroi. Je l’ai perdu de
vue après la guerre, mais, des années plus tard, quand mon fils était à l’Athénée
d’Etterbeek il a eu comme professeur Franz Willot et nous avons repris nos liens.
Un jour de 1942, j’ai rencontré, sur la place de la ville haute à Charleroi,
un autre camarade de l’UT, un garçon très gentil qui s’appelait Jean-Marc
Defrise, à qui j’ai dit que j’allais partir en voyage avec mes parents. Je portais
encore mon étoile jaune à l’époque. Quand il m’a demandé s’il pouvait me
photographier j’ai répondu oui. Après la guerre, la police m’a rapporté la photo en
disant qu’on l’avait retrouvée à la Gestapo ! Ce gentil garçon travaillait pour la
Gestapo. Sa mère a eu le culot de venir me demander d’intercéder pour lui ! Elle
prétendait qu’il avait voulu m’épouser pour m’éviter la déportation. En fait, j’ai
appris qu’il s’était battu sur le front de l’Est.
Une autre fois, où j’étais venue relever du courrier chez les Delespesse, je
prenais un bain. Les Delespesse avaient une salle de bain, ce qui était plutôt
rare à l’époque. Quel luxe de pouvoir prendre un bain ! Tout d’un coup, la grand-
mère a crié : la Gestapo arrive ! Je suis sortie de la baignoire en quatrième
vitesse et me suis rhabillée toute mouillée. Quand les hommes de la Gestapo
sont allés vers l’arrière de la maison, j’en ai profité pour sortir par la porte de
devant. J’ai erré dans les rues, ne sachant pas où aller. Je grelottais à cause de
mes vêtements mouillés. C’est alors que j’ai eu la frayeur de ma vie. Au
boulevard de Waterloo, je suis tombée nez à nez avec un ancien voisin de la rue
du Fort, M.D.30, un enseignant que je connaissais bien. Pour devenir directeur
d’école, il n’avait pas hésité à collaborer avec les Allemands. Il avait l’air aussi
étonné que moi, pensant sans doute que j’avais disparu dans les rafles, avec les
autres juifs. Il m'a demandé ce que je faisais là. Craignant qu’il me dénonce, je
lui ai dit que j'étais pressée et je me suis enfuie. C'est alors que je me suis
rappelé l'adresse du professeur Boulvin. Je suis allée chez lui et sa famille m’a
hébergée quelques jours, le temps que je récupère de mes émotions et du
refroidissement que j’ai inévitablement attrapé en me promenant toute mouillée
en plein hiver dans les rues de Charleroi. »
Un jour Juliette a voulu revoir ses parents, qui lui manquaient terriblement.
Pour traverser Charleroi, où elle était plus que connue, elle s’est habillée de
deuil, avec une petite voilette noire devant le visage, comme la coutume voulait à
l’époque, parce que c’étaient les seuls vêtements qui se trouvaient là où elle
logeait. Mais ses chaussures étaient rouges, ce qui détonnait complètement
avec le reste. Quand elle est arrivée, son père l’a giflée (« la seule gifle de ma
30
Juliette préfère n’indiquer que les initiales, la famille D. n’étant en aucune manière responsable
22
vie » raconte Juliette), avant de lui expliquer qu’elle mettait non seulement sa
propre vie en danger mais aussi celle de ses parents et de toute l’organisation.
La nourriture était un souci constant. Elle avait tout le temps faim. Un jour,
elle a reçu de l’argent et elle a décidé de s’offrir une gourmandise
exceptionnelle : du pain blanc ! pour lequel elle a payé 90 francs, un prix
exorbitant, au marché noir. Pour faire durer le plaisir, elle n’a mangé que deux
tranches le premier soir. Le reste elle a bien emballé pour le lendemain. Mais le
lendemain hélas, le « pain » était devenu dur comme de la craie, ce qu’il était en
fait en grande partie.
Une fois, Juliette est arrivée dans une famille après le souper. Pas
question de leur dire qu’elle n’avait pas mangé : cela ne se faisait pas. Elle s’est
donc couchée l’estomac vide. Au-dessus de la garde-robe elle a remarqué
quelque chose qui ressemblait à des bocaux. Elle s’est levée et a découvert des
pots de confiture. Elle avait tellement faim qu’elle en a ouvert un premier, puis un
deuxième. Elle a mangé la confiture à même le pot, en mettant ses doigts
dedans. Puis est venu le problème de comment se débarrasser des pots. Elle a
dû les fourrer tout gluants dans son sac et les jeter loin de la maison.
Les Allemands avaient inventé « Le secours d’hiver », un système de
distribution de vivres pour les enfants et les malades (des choses comme de
l’huile de ricin, des boîtes de « sardines », etc.). Il arrivait que les partisans
faisaient des raids et volaient ces provisions pour les distribuer aux clandestins.
Une fois – c’était dans la région de Liège. C’est son futur mari qui a raconté
l’histoire dans l’attaque d’un train allant vers l’Allemagne, les partisans sont
tombés sur des foulards Dior de luxe et pendant un certain temps tous les
partisans hommes ou femmes ont porté des foulards Dior. Par la suite,
cependant, tous ont reçu l'ordre de ne plus les porter parce que cela les rendait
trop visibles.
« Est-ce que j’ai eu peur ? Oui, bien sûr. Celui qui dit qu’il n’a pas eu peur
ment. » Les règles de sécurité étaient très strictes. On travaillait par groupe de
trois, dont un seul avait le contact avec l’échelon supérieur. Si un résistant avait
un rendez-vous, il avait droit à cinq minutes d’attente, après quoi il devait quitter
les lieux et se rabattre sur un rendez-vous de repêchage. Suite à la fermeture de
l’ULB31, un jeune voisin de la famille Broder, Henri Flinker, qui deviendrait plus
tard le mari de Juliette, faisait ses études à l’Université de Liège où il a repris
contact avec la résistance. Son groupe de trois consistait, en plus de lui-même,
de Jean Hansen, qui sera fusillé et d’Haroun Tazieff, le futur vulcanologue. Un
jour Henri avait rendez-vous avec un camarade, qui était en retard. Il l’a attendu
plus que les cinq minutes autorisées. Puis, le voyant arriver entouré de deux
gestapistes belges, il a immédiatement pris la fuite. Mais les deux gestapistes
31
Il y a eu des mouvements de résistance à l’ULB, par exemple quand
les Allemands ont voulu arrêter tous les professeurs juifs, ce qui a
amené l’occupant à fermer l'ULB. Les étudiants ont été dispersés à
Liège, à Louvain et même à Gand.
23
ont crié “Au voleur” et c'est la population belge qui l'a attrapé. C’est ainsi qu’il a
été arrêté et envoyé à Buchenwald.
Ce sont ces règles de sécurité pratiquées dans la Résistance qui
expliquent, selon Juliette, un trait marquant de son caractère. Car ce fut une
maniaque de l’heure. Elle voulait toujours des rendez-vous précis et si j’avais le
malheur d’être en retard de quelques minutes, elle m’appelait pour savoir s’il ne
m’était rien arrivé. Avec son fils, ce fut bien pire : combien de fois elle m’a appelé
en panique parce que son fils n’était pas arrivé à l’heure prévue. Elle s’imaginait
toujours le pire. Jean m’a d’ailleurs prévenue : « Si tu donnes ton numéro de
portable à ma mère, elle t’appellera tout le temps. » Lui-même n’avait pas de
portable… Juliette était consciente que c’était une manie, qu’elle attribuait en
partie à sa nature de « mère juive », mais surtout à son expérience dans la
Résistance. « Depuis lors, je ne supporte pas le moindre retard et c’est le cas ,
me dit-elle de pas mal d’anciens résistants. »
Adhésion au Parti communiste
C’est en juin 1943 que Juliette, qui jusqu’alors faisait partie des Jeunes
communistes, apprend que dorénavant elle devient membre à part entière du
PCB. Elle n’avait pas encore 18 ans. Peu de temps après, elle reçoit l’ordre de
travailler au sein du Rassemblement National de la Jeunesse, l’organisation des
jeunes du Front de l’Indépendance, qui comprenait non seulement des
communistes, mais aussi des socialistes, des chrétiens et des libéraux. Juliette y
travailla étroitement avec le président, Franz Guillaume, socialiste et qui
deviendra plus tard bourgmestre d’Evere. « Il écrivait des poèmes, se souvient
Juliette, et m’en a dédié un, que je garde encore précieusement. ».
En décrivant beaucoup d’années plus tard le travail du RNJ, Juliette écrira
« Le RNJ se distingua par sa résistance active contre la déportation et le travail
obligatoire en Allemagne. Ses membres distribuèrent la presse clandestine (dont
les propres journaux du RNJ, Vers l’avenir et Jeunesse nouvelle), firent des
milliers d’inscriptions murales, distribuèrent des centaines de tracts, etc. Mais, le
RNJ fut surtout une école d’où sortirent des partisans armés et des
courrières…32 »
Si la résistance était en quelque sorte une école pratique de
communisme, la clandestinité ne favorisait naturellement pas l’éducation
théorique. On n’avait pas non plus beaucoup de loisir pour réfléchir à l’après-
guerre, en tout cas, pas à la base du parti. La grande majorité de la population
ne voulait aucunement retourner à la société d’avant-guerre, avec ses privilégiés
et ses exploités. Mais la tâche immédiate, dans laquelle les communistes et
d’autres résistants se sont jetés corps et âme, était de chasser l’occupant nazi.
2 000 communistes belges y ont d’ailleurs perdu la vie.
Contrairement aux vœux d’une société nouvelle répandus dans toute la
population travailleuse, le programme du Front de l’Indépendance exigeait
explicitement la restauration des « libertés constitutionnelles », c’est-à-dire de
l’État bourgeois tel qu’il existait avant guerre. La direction du PCB va faire sien
32
Juliette Pierre, Le PCB avant, pendant et après la guerre 40-45, op. cit
24
ce programme, dans la perspective de participer au gouvernement à la libération.
« En s’alliant – très justement – avec la bourgeoisie patriotique, au sein du
front uni, écrira Juliette plus tard, le PCB est parti du principe « Tout pour le
front » et, pour satisfaire à ce principe il va céder la direction du front à la
bourgeoisie, il va abandonner son programme autonome pour faire sien
uniquement le programme du front. (…) Le PCB s’est fait le représentant des
aspirations immédiates des masses sans chercher à élever ces aspirations au-
delà du but de « chasser l’occupant »… Or, il en avait la possibilité : le peuple se
battait non seulement pour bouter dehors l’occupant mais aussi pour que soit
établie – après ces années d’horreur que les intérêts politiques et la capitulation
de la classe dirigeante avait permises - une société juste et fraternelle dont il
voyait l’exemple dans l’URSS héroïque et martyre. Tout cela le peuple le voulait
confusément, spontanément. Dissiper cette confusion, élever cette spontanéité à
la prise de conscience, telle aurait dû être la tâche du PCB.33. » Cette absence
de perspective va peser lourd dans les années qui ont suivi la guerre (voir
chapitre suivant). Pendant l’occupation même, il n’était pas question d’émettre la
moindre critique du programme du FI. À supposer qu’un résistant ait eu la
clairvoyance de percevoir les dangers d’un tel programme, une telle critique
n’aurait pu que mettre en péril l’unité de la résistance et en particulier faire le jeu
des trotskistes, opposés en principe à un front avec la bourgeoisie.
La Libération
La Libération trouve Juliette et sa mère à Bezinnes, un hameau près de
Namur, où les partisans allaient de temps en temps en repos. Pour ne pas
éveiller des soupçons, elles doivent assister à la messe dominicale. Juliette
explique à sa mère comment il faut faire et Tauba, en entrant dans l’église, met
sa main dans le bénitier… et se retourne pour serrer la main de la personne
derrière elle ! C’est à Bezinnes qu’elles entendent la nouvelle de l’avancée des
Alliés, mais elles n’ont pas fini d’avoir peur, car elles voient des troupes passer
sur la route et les prennent pour des Allemands. En fait c’étaient des FFI (Forces
françaises de l’intérieur, les partisans français). Pourquoi les FFI se sont trouvés
là, Juliette l’ignore. Peu de temps après, c’est Pierre Broder lui-même qui est
arrivée en voiture pour les libérer ! C’est ainsi que toute la famille est rentrée à
Charleroi en voiture.
Quand j’ai demandé à Juliette quel avait était le moment le plus heureux
de sa vie, elle m’a répondu : « Je dirais la Libération, mais la joie qu’on ressentait
était tempérée par le souvenir des morts. Beaucoup de gens ne sont pas rentrés
des camps… et beaucoup de collaborateurs avaient déjà réussi à fuir. Mon futur
mari avait été étudiant à Liège. Il y est entré dans la résistance et est devenu
d’abord adjoint du commandant des partisans, l’avocat Lejour, puis, après
l’arrestation de celui-ci, commandant lui-même. Son meilleur ami, Jean Hansen,
a été fusillé par les Allemands et lui-même a été capturé et envoyé à
Buchenwald. Lorsqu’il est rentré, toute sa famille avait disparu dans les camps. »
33
idem
25
En 2007, alors qu’elle se trouvait dans un centre de revalidation après son
accident, Juliette a eu la visite de quelqu’un qui, en mettant de l’ordre dans les
papiers de son père défunt, s’est rendu compte que celui-ci avait été un vrai
résistant pendant la guerre. Parmi les documents, il est tombé sur un article en
français dans un journal yiddish. L’article, intitulé « Et maintenant, tu pleures »
était signé Juliette Pierre. Pour lui, c’était un mystère : Juliette Pierre n’était
aucunement un nom juif. Il s’est renseigné auprès du CEGES (Centre d’études
et de documentation guerre et sociétés contemporaines), où on a pu lui dire de
qui il s’agissait, qu’elle vivait encore et comment la contacter. Juliette avait
complètement oublié cet article, mais s’est rappelé son indignation de l’époque
face aux Allemands qui tout en n’ayant rien voulu savoir sur les camps,
demandaient qu’on s’apitoie sur leur sort lors des bombardements alliés.
Soixante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Juliette s’est
confiée à l’hebdomadaire Solidaire :
« Le 8 mai 1945, jour de la capitulation allemande, je me trouvais avec
mes camarades de la Fédération du PC de Charleroi. Raoul Baligand,
commandant national de l’Armée belge des partisans, héros de la guerre civile
espagnole et héros de la résistance, nous entretenait, les larmes aux yeux, des
camarades fusillés et de ceux dont on ne savait pas s’ils étaient vivants ou
morts. Ce n’est que plus tard que l’on a pu faire l’épouvantable décompte. Je me
souviens aussi que nous avons parlé des collaborateurs et évoqué les souvenirs,
les actions.
C’est pourquoi, le jour de la capitulation nazie fut fait pour nous de joie et
de peine.
Le peuple a manifesté ce jour et cette nuit-là, bruyamment et sans cacher
sa joie. Il avait encore l’espoir d’une aube nouvelle. Il ne voulait pas le retour des
« naphtalines »34. Aujourd’hui, la bourgeoisie a décidé de passer sous silence le
8 mai. Elle a trop peur de la Libération, peur des masses et des espoirs de
celles-ci35. »
3. L’après-guerre
La Libération n’a pas apporté le monde nouveau dont beaucoup avaient
rêvé pendant l’occupation. Au contraire, les temps étaient durs. En 1946 et 1947
on a eu faim en Belgique, plus encore que sous les Allemands. Dans un
gouvernement dirigé par des ministres qui s’étaient réfugiés à Londres sous
l’Occupation, le PCB a reçu certains postes. Le parti était au sommet de sa
popularité à cause du rôle qu’il avait joué dans la Résistance et de tous ses
martyrs. L’immense prestige de l’Union soviétique, vainqueur de Hitler, se
reflétait aussi sur le PCB. Tout le monde voulait être communiste. À la question,
« Mais le parti n’avait-il pas perdu un peu de son âme en participant au
gouvernement d’avant-guerre, revenu de Londres ? » Juliette répond, « On ne
34
Les officiers belges qui avaient caché leur fonction et s’étaient tu ou avaient collaboré avec les
Allemands
35
Julien Versteegh, « Nom de guerre : Juliette Pierre », Solidaire, 11 mai 2005
26
voyait pas du tout les choses ainsi à l’époque. Au contraire, les communistes
considéraient cela plutôt comme une consécration, leur dû en somme après les
sacrifices de l’Occupation. » En fait, comme elle l’expliquera plus tard, les
quelques ministres communistes n’ont pas été que des figurants, même si les
quelques strapontins qu’ils ont obtenus (ministères du Ravitaillement, de la
Santé, de la Reconstruction et de la Résistance) n’étaient pas exactement des
sièges de pouvoir, tels les ministères de l’Intérieur ou de la Justice, par exemple.
« Au lendemain de la Libération, le 5 septembre 1944, le Front de
l'Indépendance établit son programme d'action immédiate avec le plein accord
du PC. Ce programme appelle à la restauration de l'État, de ses institutions, de
ses “libertés constitutionnelles”. Il appelle à la direction du pays le gouvernement
belge d'avant-guerre, réfugié à Londres, ce même gouvernement qui fut si
soucieux de protéger les fascistes belges et d'emprisonner les communistes.
Le PC souscrira au programme du FI prônant “la collaboration étroite et
loyale avec les autorités”, c'est-à-dire avec toutes les autorités légales du pays, à
tous les niveaux, aussi bien autorités gouvernementales que judiciaires et
policières, haut gradés de l'armée belge et autorités anglo-américaines qui font la
loi dans le pays libéré.
Il y avait un obstacle de taille à la réalisation de ce programme du FI
soutenu par le Parti : les Résistants, les résistants qui ne s'étaient pas battus
pour que reviennent au pouvoir les capitulards et ceux qu'on appelait “les
naphtalines” c'est-à-dire les officiers et généraux qui durant la guerre avaient
caché leurs beaux habits militaires dans les boules de naphtaline.
Le peuple, la Résistance, criaient vengeance contre les traîtres, les
collaborateurs, les capitulards. C'est avec l'aide du FI et de la direction du PC
que le gouvernement, à participation communiste, bâillonna, étrangla la
Résistance…36 »
L’arrêté ministériel imposant la remise des armes par les résistants paraît
au Moniteur le 14 novembre. Le Drapeau Rouge a beau proclamer dans un
premier temps qu’il s’agit d’un faux et appeler les résistants à ne pas y donner
suite, le fait est qu’au moins une des mesures d’application a été contresignée
par le communiste Albert Marteaux, ministre de la Santé publique37. En plus,
suite à une rencontre ce même 14 novembre entre le Général Erskine du haut
commandement britannique et les trois ministres communistes, ceux-ci « se sont
déclarés d’accord pour faire tout ce qui est possible afin d’assurer le respect de
la loi et pour que tout se passe dans l’ordre38 ». Lorsque les résistants, qui
refusaient unanimement de remettre leurs armes, manifestèrent le 25 novembre
36
Juliette Pierre, « Le PCB avant, pendant et après la guerre 40-45 », op. cit.
37
José Gotovitch, « Sous la Régence : Résistance et pouvoirs », Courrier hebdomadaire du CRISP,
n° 999 du 3 juin 1983, p. 19.
38
G. Warner, « La crise politique belge de novembre 1944 – un coup d’État manqué », Courrier
hebdomadaire du CRISP n° 798 du 19 mai 1978, p. 14, cité dans « Le PCB avant, pendant et après la
guerre 40-45 », op. cit
27
1944 rue de la Loi, débordant la gendarmerie dans la zone neutre, celle-ci fit
usage d’armes à feu. Plusieurs manifestants furent blessés, dont certains
gravement. Encore une fois, il incomba aux dirigeants communistes de rassurer
le gouvernement – et les Alliés – qu’ils acceptaient que la Résistance soit
désarmée et incorporée dans l’armée (dans la fameuse Brigade Piron) et qu’ils
feraient tout pour empêcher de tels débordements, dont les autorités belges et
les alliés avaient évidemment très peur. C’est ainsi qu’une nouvelle rencontre a
lieu le soir même de la manifestation entre le général Erskine, Fernand Demany
et Jean Terfve. « Demany assura Erskine qu’il n’avait nullement eu l’intention de
franchir le cordon de police de la zone neutre et que ceci avait été fait de
manière inattendue…39 ».
« Le PCB aura donc eu l’ignoble mission de profiter de son influence dans
la Résistance, en jouant sur l’esprit de discipline, pour que le désarmement
devienne effectif et qu’ainsi “la légalité bourgeoise” triomphe. Ce triomphe, le
PCB l’a voulu. » Alors que la volonté populaire aurait permis d’aller plus loin vers
un nouveau type de société démocratique qui aurait pu ouvrir la voie à une
société socialiste40. Cela, évidemment, était précisément ce que ne voulaient ni
les autres ministres ni les dirigeants de la CSC41. Tous avaient passé « leur »
guerre, non pas à combattre les Nazis, mais à dresser des plans pour éviter
toute effervescence populaire à la Libération. L’Armée secrète, elle, avait dès
1941 prévu que son rôle à la Libération serait bien sûr de frapper l’ennemi, mais
surtout de « maintenir l’ordre42 ».
Le PCB, hélas, n’avait pas de contre-plan. Son attitude timorée devant la
bourgeoisie, son manque de confiance dans le peuple, son incapacité d’analyser
la situation en ont fait un oiseau pour le chat. La Guerre Froide aidant, son
influence diminuera peu à peu et même s’il restera une force importante en
Belgique au moins jusqu’aux années soixante, il ne retrouvera jamais la position
qu’il avait au lendemain de la guerre.
Entre-temps, « le PCB lance le mot d’ordre de “Production d’abord” et,
faisant fi de la situation de la classe ouvrière qui continue à avoir faim, il
condamne les grèves qui surgissent ça et là. (…) Le PCB au gouvernement,
sous prétexte d’adoucir les effets pervers du capitalisme qu’il aide à se maintenir,
à se conforter, deviendra son meilleur gérant, bien plus efficace que la social-
démocratie dont la direction s’était déconsidérée durant l’occupation43. »
Tout ceci n’est devenu clair à Juliette que des années plus tard. À
l’époque, elle n’aurait pas pu imaginer la vie en dehors du PCB. « On aurait
préféré mourir plutôt que de quitter le parti. Quelle fraternité ! On ne faisait jamais
de la soupe sans se demander à qui on pourrait en apporter. » Lors du premier
congrès du PCB de l’après-guerre, en 1945, ils étaient quelques-uns cependant
à avoir été heurtés par la présence à la tribune de tant de nouvelles têtes, des
39
. ibid.
40
« Le PCB avant, pendant et après la guerre 40-45 », op. cit..
41
Peter Franssen et Ludo Martens, L’argent du PSC, EPO, 1984, p. 26, cité dans « Le PCB avant,
pendant et après la guerre 40-45 », op. cit.
42
« Le PCB avant, pendant et après la guerre 40-45 », op. cit.
43
ibid.
28
intellectuels qui avaient participé à la résistance mais qui n’avaient rien de
communistes et que la direction avait manifestement pris dans ses rangs pour
des raisons de prestige. Mais ce qui les a choqués le plus a été la position votée
sur le Congo, platement colonialiste, même si elle prenait des accents anti-
américains44. Avant-guerre, le PCB – contrairement aux communistes français,
qui ont souvent eu une attitude plus qu’ambiguë à l’égard des colonies, allant
jusqu’à exhorter, en 1937, les Algériens à ne pas lutter pour leur indépendance
s’est toujours opposé à l’impérialisme belge. En 1945, rien que le titre du rapport,
« Notre Congo : sauvegarder la paix et développer la civilisation » donne la
mesure du changement de position. Néanmoins, Juliette et ses camarades ont
tous approuvé le rapport d’Antonina Grégoire, responsable, au sein du Comité
central, de la commission en charge de la question coloniale. « Faire autre chose
équivalait à se mettre au ban du parti. On aurait fait le jeu de l’ennemi de
classe. » Quelques années plus tard, Juliette aura l’occasion d’expérimenter ce
que pouvait signifier la « suspension » du parti.
La position du parti à l’égard de la colonie belge n’était pas sans lien avec
son mot d’ordre de l’époque « Production d’abord ». Au nom de la reconstruction
économique, le PCB s’est opposé aux grèves – alors que la situation matérielle
des travailleurs était déplorable et a soutenu la politique de « cogestion »
initiée par le gouvernement. Parlant en 1947, Edgard Lallemand, alors secrétaire
général du parti, l’exprime clairement : « Le monde du travail et du capital
doivent travailler sur un pied d’égalité à la gestion de la production. » Dans les
faits, soit dit en passant, il n’a jamais été question d’égalité, la reconstruction
devant s’opérer, aux yeux du gouvernement, au seul bénéfice des capitalistes.
Les thèses colonialistes du PCB non seulement font écho à cette position de
collaboration de classe45, elles y sont directement liées. Car d’après Jean Terfve,
secrétaire national du PCB en 1945, « … nous trouvons encore une possibilité
de remettre la production en marche pour une utilisation rationnelle des
ressources de notre colonie. Celle-ci constitue une réserve quasi inépuisable des
matières premières qui nous font défaut. Métropole et colonie peuvent former un
bloc complémentaire46. »
La Libération à Charleroi
Après la guerre, Juliette, réunie avec ses parents, a continué à militer à la
Fédération de Charleroi du PCB. Avec Victor Delpierre, elle était responsable de
l’hebdomadaire local du parti, L’étincelle, un quatre pages, format du Soir, tiré à
2 000 exemplaires. Le journal consistait en grande partie en des
correspondances ouvrières, rédigées par des membres de la base et
contresignées par le dirigeant de cellule – on ne voulait quand même pas qu’on
raconte n’importe quoi. Nous devions corriger le français et même les réécrire. Il
ne faut pas oublier qu’à l’époque, contrairement à Liège, toutes les réunions du
44
Juliette Broder, « Le Parti communiste de Belgique et la question coloniale (1945-1961) », Études
marxistes n° 44, décembre 1998. Voir plus loin
45
Voir Juliette Pierre , La double mort de Julien Lahaut, conférence, 1985
46
« Le Parti communiste de Belgique et la question coloniale », op.cit.
29
parti à Charleroi se déroulaient en wallon. Puis, on complétait le journal avec un
éditorial envoyé par un membre du Bureau politique ou écrit parfois par Victor ou
par Juliette, une demi-page de nouvelles locales et une demi-page de culture
contribuée par Fernand Lefèvre. Dans un premier temps, on apportait la
maquette à l’imprimerie Wellems-Pey, à Bruxelles. C’est là que les résistants
avaient fait imprimer le fameux « faux Soir » pendant l’Occupation. Son patron
avait été fusillé par les Allemands. Plus tard, on le faisait imprimer dans une
imprimerie plus ancienne à Tournai, où on offrait à Juliette une bistouille47 quand
elle arrivait le matin.
La vente du journal, à laquelle Juliette participait aussi, se faisait aux
portes des usines. Il ne restait jamais aucun invendu. Juliette, qui gardait tout,
n’avait d’ailleurs plus aucun exemplaire. Elle avait l’habitude de le vendre aux
trieuses d’une mine de la région, qui lui achetaient en général tous ses
exemplaires. Un matin froid, cependant, où elle avait enfilé une veste en peau de
lapin qu’elle avait reçue, elle n’a presque rien vendu. La semaine suivante,
même chose. La troisième semaine, elle a demandé à une camarade de
l’accompagner. Celle-ci a bien vendu, mais Juliette toujours presque rien. « C’est
à cause de ton lapin » lui dit la camarade. Juliette était si gênée qu’elle a
demandé de vendre à une autre mine… et elle n’a plus jamais porté la veste en
question.
C’est de cette époque que date sa rencontre avec Jules Bataille, un
ancien ouvrier mineur qui faisait partie du comité fédéral du PCB de Charleroi
après la guerre et qui allait devenir son « père spirituel ». Il avait lu énormément
et était capable, dans n’importe quelle situation, de sortir une citation de Lénine
qui éclairait le problème en discussion. Chaque fois que Juliette écrivait quelque
chose, soit il la félicitait soit il la critiquait, une citation de Lénine toujours à
l’appui.
Déménagement à Bruxelles et mariage
Juliette a connu Henri Flinker, dont la famille était voisine des Broder,
toute jeune. Au début de l’occupation, il était parti faire des études de philologie
germanique à l’ULB, puis, lorsque les Allemands l’ont fermée, à l’Université de
Liège (v. page…). Là il a repris contact avec la résistance. Lorsque le
commandant des partisans Lejour a été arrêté et fusillé, Henri Flinker l’a
remplacé pour une partie de son travail. Son meilleur ami, Jean Hansen, a aussi
été arrêté et fusillé. Lui-même a été arrêté et envoyé à Buchenwald. Lorsqu’il est
revenu après la libération, c’était pour découvrir que ses parents, ainsi que son
frère et sa sœur avaient tous disparu dans les camps. Il a repris ses études et
tout naturellement, il s’est retrouvé souvent chez les Broder ou à Seraing chez la
maman de Jean Hansen, que tout le monde appelait Tante Aurore.
C’est en 1946 que Juliette et Henri ont décidé de se marier et c’est à la fin
de cette même année que la famille Broder a déménagé à Bruxelles. Dès son
arrivée, après avoir passé les examens d’humanités au Jury central, Juliette s’est
inscrite à l’ULB comme élève libre en sciences sociales.
47
café auquel on a ajouté de l’eau de vie
30
Juliette se souvient que ses parents étaient strictes et ne supportaient pas
qu’elle rentre tard le soir. D’autre part, c’est Pierre Broder qui a dit à sa fille
qu’elle pouvait se marier, mais à condition de vivre d’abord six mois avec son
fiancé pour être sûre de bien s’entendre avec lui ! C’est ainsi que le jeune couple
s’est installé à un troisième étage de la rue Joseph Braemt à St Josse. C’est là,
raconte Juliette, qu’elle s’est rendu compte que sa mère lui a tout appris, sauf à
faire la cuisine ! Son compagnon, en désespoir de cause, lui a acheté un livre de
recettes de Gaston Clément, « mais elles nécessitaient des ingrédients bien trop
chers pour notre budget ». Plus tard, Juliette deviendra une excellente cuisinière.
Le mariage a eu lieu en 1947. Le jeune couple s’est installé alors
chaussée d’Anvers, près du local de la fédération bruxelloise du PCB. Bientôt,
Juliette s’est retrouvée enceinte. « Il n’y a rien de plus prude que des
communistes, me raconte-t-elle. Au lycée, les élèves se passaient des romans
« cochons » de Victor Marguerite. Je n’étais donc pas complètement ignorante.
Je savais par exemple que des homosexuels existaient. Mais il a fallu que je sois
moi-même enceinte pour apprendre comment naissaient les bébés ! J’étais
persuadée qu’on allait m’ouvrir le ventre et j’ai demandé timidement au médecin
si la cicatrice serait importante ! Qu’est-ce qu’il a ri ! » Son fils, qu’on a appelé
Jean, comme tant d’autres enfants de l’époque, après Jean Hansen, est né en
1948. Après la naissance, elle a reçu de son « père spirituel », Jules Bataille, le
Staline du grand écrivain français, Henri Barbusse, avec un mot lui disant que
maintenant elle devait apprendre à être une mère communiste.
Tout en restant d’excellents camarades, Juliette et Henri devaient se
quitter quelques années plus tard. Ils ont refait leur vie chacun de son côté avec
des communistes et pour ce qui concerne Juliette avec un ancien commandant
des partisans. Henri Flinker est resté membre du PCB jusqu’à sa mort en
1978? ? ?
Entrée dans la vie professionnelle
La vie n’était pas facile. Juliette était toujours aux études et son mari
travaillait comme journaliste au Drapeau Rouge, le quotidien du PCB, où il ne
gagnait pas grand-chose. Des années plus tard d’ailleurs, les journalistes du
Drapeau Rouge, y compris Henri Flinker, ont fait grève, au grand scandale de
Juliette. En attendant, les parents de Juliette les ont aidés au début, mais dès
qu’elle a terminé ses études elle s’est mise à chercher du travail. C’est alors
qu’une camarade du parti lui a dit que si elle cherchait un travail stable elle
pourrait peut-être l’aider. Elle était amie avec le responsable du personnel du
magasin « Au Bon Marché48 ». « Vas-y de ma part » lui dit l’amie, ce qu’elle a
fait. Elle a été engagée tout de suite comme secrétaire de direction au
département « Ameublement et décoration », où elle s’est formée sur le tas.
C’est à la veille du jour où pour la première fois elle devait se rendre au boulot
que son communiste de père lui a donné une leçon politique qu’elle n’a jamais
oubliée : « Si un jour le patron t’applaudit, demande-toi ce que tu as fait contre la
classe ouvrière. »
48
situé sur l’emplacement actuel de City 2 à la rue Neuve à Bruxelles
Juliette Broder, une vie militante
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Juliette Broder, une vie militante

  • 1. 1 Juliette Broder, une vie de militante Maria McGavigan, novembre 2010 Introduction « Papa, où est papa ? » appelait Juliette. Je lui réponds doucement: « Tu sais bien, Juju, que ton papa est mort ». « Non, non, il doit venir. Pourquoi ne vient-il pas ? » J'étais consternée. Son père était décédé depuis bien des années. Elle délirait complètement. Une semaine plus tôt, j'avais pu enfin parler normalement avec elle pour la première fois depuis son accident. Maintenant, tout semblait compromis : pouvait-elle encore en sortir ? Nous nous trouvions aux soins intensifs du Centre des grands brûlés à Neder Over Humbeek, près de Bruxelles. En rentrant de vacances en Andalousie à la fin du mois de juin 2007, j'avais appris que Juliette s'était gravement brûlée au bras en enlevant une casserole de la cuisinière. Un accident ménager stupide, comme c'est souvent le cas. Heureusement, son fils Jean était présent et elle a pu être rapidement prise en charge. Après un jour ou deux, les médecins ont décidé de procéder à une greffe de la peau. Nous avons su après quelques jours que la greffe avait bien réussi, mais les poumons de Juliette, qui était une grande fumeuse, ont lâché. La voilà entre la vie et la mort, victime d'une embolie pulmonaire. Pendant un mois, elle était plongée dans un coma artificiel pour permettre d'irriguer et de drainer ses poumons malades. Finalement, elle avait récupéré suffisamment pour que les médecins la sortent du coma. Mais manifestement, son corps ne voulait pas. Les jours passaient et Juliette restait toujours aussi absente, aussi apathique, aussi taiseuse. Je téléphonais tous les jours à Jean, mais la réponse était toujours la même : son état est stationnaire. Je commençais à penser que je ne la verrais plus vivante. Puis, du jour au lendemain, au moment où on désespérait, elle a commencé à parler. Avec un vieux camarade à Juliette, j'ai couru à l'hôpital, où elle nous a posé des questions sur les événements dans le monde ;
  • 2. 2 manifestement elle avait encore toute sa tête ! Hélas, quelques jours après, les nouvelles étaient moins bonnes : elle avait attrapé une pneumonie et avait beaucoup de fièvre. De nouveau je suis allée la voir, seule cette fois-ci. C'est alors qu'elle m'a dit qu'elle attendait son père. Elle s'énervait parce qu'il n'était pas encore là. Sa mère devait venir aussi. Je paniquais. Depuis que je la connaissais, elle n'avait jamais eu une très bonne santé, mais mentalement elle ne le cédait en rien à des beaucoup plus jeunes qu'elle. C'est à ce moment-là que je me suis dit : si elle en sort, j'écris sa vie : toutes les histoires, drôles ou tragiques, qu'elle nous avait racontées, sur la Résistance, sur le parti communiste, sur mai 68, sur son arrivée dans Amada, pour ne pas parler de tous les gens qu'elle a connus, toute son expérience de militante communiste en somme, cela ne pouvait pas se perdre. Car la vie de Juliette va au-delà de l’anecdote, embrassant toute l’histoire du communisme en Belgique, avec ses soubresauts, ses moments de gloire et ses trahisons. Elle a elle-même abondamment écrit sur cette histoire et je me suis basée, en plus des interviews que j’ai faites d’elle, sur ses textes pour écrire cette vie de militante. La première fois que j'ai vu Juliette, c'était à l'enterrement de Robert Fuss en 1973. Robert, que je ne connaissais pas personnellement, était militant de la Parole au peuple, une des nombreuses organisations maoïstes qui ont vu le jour à la suite de mai 68. Toute la jeunesse de gauche de Bruxelles s'y était donné rendez-vous. Beaucoup pleuraient. Parmi eux, un petit bout de femme plus âgée, les cheveux noirs en chignon, distribuait des roses rouges. C'est Juliette, m'a-t- on dit. J'avais déjà entendu parler d'elle comme d'une sorte de marraine de tous ces soixante-huitards. Ancienne résistante, elle avait été exclue du PCB lors du conflit sino-soviétique et avait milité un temps dans le parti pro-chinois mis sur pied par Jacques Grippa. Peu de temps après cet enterrement, je l'ai rencontrée, lors d'une réunion des « Maries mineurs », éphémère organisation féministe de gauche. Elle souffrait d'une commotion cérébrale, résultat d'un coup de matraque reçu lors de la manifestation contre Brasil Export, un événement que la gauche unanime condamnait à cause de la dictature militaire qui régnait au Brésil à l'époque. Je ne sais pas si c'est avant ou après cette rencontre que j'ai appris qu'elle avait rejoint Amada (Alle macht aan de arbeiders ou Tout le pouvoir aux ouvriers), organisation maoïste mythique fondée à Louvain, connue dans les milieux que je fréquentais pour ses positions radicales et le fait que ses militants travaillaient en usine. Trois ans plus tard, alors que la plupart des autres organisations maoïstes se désintégraient, j'ai moi-même rejoint Amada, où j'ai eu l'occasion de mieux connaître Juliette. Lorsque je lui ai fait part de mon projet d’écrire sa vie, elle s’y est opposée : « ce que j’ai vécu personnellement n’intéresse personne. Et puis, je ne veux pas raconter ma vie privée… » J’ai dû employer des trésors de persuasion pour la convaincre qu’au contraire, l’histoire de sa vie pouvait servir d’inspiration à une jeune génération d’activistes. Et je me suis engagée à une discrétion absolue concernant sa vie privée. Nous avons commencé et petit à petit elle y a pris goût. À l’automne 2009, voyant la fin s’approcher, elle s’inquiétait même de ne pas pouvoir terminer.
  • 3. 3 Interviewer Juliette à la fin de sa vie ne fut cependant pas chose facile. Elle sautait de coq à l’âne et de période en période, se trompant souvent dans les dates et les noms. Parfois elle se contredisait. Souvent, elle se fâchait parce que je comprenais mal ce qu’elle voulait dire ou que je n’étais pas d’accord avec elle sur un point d’histoire. Toujours, elle revenait à l’occupation allemande et à la résistance communiste. Je désespérais d’arriver à un récit cohérent. Finalement, j’ai décidé, sur base des informations que j’avais déjà recueillies et des recherches faites dans des livres et autres documents, de commencer à rédiger et de la faire relire chaque morceau. Et c’est ainsi que nous avons travaillé. Avant sa mort, elle avait relu et corrigé pratiquement tout. Seuls les deux derniers chapitres ont été complétés par la suite, notamment avec ses propres écrits ou avec les souvenirs de certains de ses camarades. 1. Les premières années Mindla (car c'est son vrai nom) Broder est née le 14 septembre 1925 à Gora Kalwaria en Pologne. C'était un lieu de pèlerinage pour les juifs, plus de dix pour cent de la population polonaise à l'époque. Le grand rabbin y habitait et y avait sa cour. Les parents de Juliette, Pierre (Pinkus) Broder et Tauba Wajnberg, ont été élevés dans la pratique de la religion juive, mais l’ont délaissée par la suite. Son grand-père maternel était respectueux des traditions mais très ouvert. Il avait fait scandale en envoyant sa fille étudier à l'université à Varsovie et plus tard en lui permettant de ne pas mettre de perruque lors de son mariage. Juliette pense se rappeler que son grand-père la faisait balancer sur son pied et qu'il l'amenait à la synagogue, où elle tirait sur son taleth, mais son fils dit que c'est impossible, car elle a quitté la Pologne avant l'âge de deux ans. Lui a-t-on raconté l'histoire? De ses autres grands-parents, Juliette ne se souvient pas. Tous, sauf son grand-père maternel, mort d’un cancer avant la guerre, ont péri dans les camps nazis, comme tous les membres de sa famille restés en Pologne. Un frère et une sœur de Pierre sont partis en Palestine pour travailler dans un kibboutz et une sœur de sa mère est venue en Belgique (voir plus loin). A Varsovie, Tauba avait connu le Bund, le parti social-démocrate nationaliste juif et y a milité. Si sa mère appartenait à une certaine classe moyenne, le père de Juliette venait d'une famille beaucoup plus pauvre, misérable même et dont l'existence avait pour unique horizon l'ultra-orthodoxie. Comme beaucoup de jeunes juifs de l'endroit, il passait sa journée à la synagogue à réciter le Talmud à la manière rituelle des juifs. « C'est grâce à ma mère qu'il s'est instruit. C'est même elle qui lui a appris le polonais. Auparavant, il ne parlait que yiddish et hébreu. » Pierre Broder lui-même a dit en plaisantant que sans Tauba, il aurait passé sa vie à calculer combien selon le Talmud la vache rousse avait de poils blancs. C'est Tauba qui l'a fait entrer au Bund. « Participants actifs à la rude bataille que se livraient bundistes et bolcheviks, Pierre et Tauba choisirent le parti de Lénine et, à ce choix, ils vouèrent leur vie » raconte Juliette dans la préface du livre de son père1. 1 Pierre Broder, Juifs debout contre le nazisme, EPO, 1994
  • 4. 4 On sortait de la Première Guerre mondiale. Les Bolcheviks avaient pris le pouvoir en Russie et puis dans l'ensemble de l'ancien empire tsariste. Mais ils avaient dû abandonner la Pologne, redevenue par le traité de Versailles en 1918 un État indépendant après plus d'un siècle de morcellement entre les puissances voisines. C'était un régime de droite, très répressif, et bientôt, les activités politiques de Pierre Broder l'ont amené en prison. Il a été arrêté alors qu'il participait à une manifestation ouvrière et lourdement condamné. Tauba et sa petite fille n'étant pas non plus en sécurité, des camarades du parti les ont aidées à fuir le pays et à s'installer en Belgique. En 1928, Pierre s'est évadé de prison et les a rejointes. C'était une entreprise périlleuse, mais de son voyage la seule anecdote qui soit restée dans la légende familiale est plutôt drôle. En arrivant à la frontière belge il avait faim et est entré dans un restaurant où on lui a apporté le menu. Mais Pierre ne savait pas lire le français et a pointé quelque chose au hasard. Hélas, c'était du homard, un mets très cher alors comme maintenant et qui de plus est, inconsommable pour des juifs, qui ne mangent pas de crustacés. Le homard est resté sur l’assiette, mais tout l'argent qu'il avait apporté de Pologne y est passé. Pierre a retrouvé sa femme et sa fille à Dampremy, dans la région de Charleroi, où ils avaient trouvé refuge, grâce à des communistes belges, chez un facteur. À l’époque, il ne fallait ni permis de travail ni carte de séjour pour s’installer en Belgique. Il suffisait à un étranger de s’inscrire à la commune, où il recevait une carte d’identité en tout pareille à celle de ses voisins belges. C’est seulement à partir de 1933, devant l’afflux de réfugiés (juifs polonais, mais aussi antifascistes italiens, allemands et plus tard espagnols), que la Belgique a commencé à prendre des mesures rendant l’arrivée et le séjour des étrangers plus difficiles2. C’est de cette époque que datent les différentes cartes spéciales pour étrangers, ainsi que la police des étrangers. Juliette se souvient que le facteur aimait bien jouer avec elle et qu'il la conduisait parfois à l'école gardienne. Au début, elle ne connaissait pas bien le français, comme d'ailleurs d'autres dans sa classe, dont le petit Italien assis à côté d'elle sur la photo. À la maison, ses parents parlaient yiddish entre eux – et parfois polonais quand ils ne voulaient pas que leur fille comprenne - mais ont toujours encouragé leur fille à parler français. Plus tard, elle a suivi des cours de yiddish au Disk (v. plus loin), mais avoue n’avoir jamais été fort douée pour les langues, contrairement à sa mère, qui en plus du yiddish et du polonais parlait parfaitement le russe. Elle se souvient encore un peu du yiddish et de quelques mots en polonais. Il ne semble pas y avoir eu de cours de néerlandais au lycée. Des années plus tard, lorsqu’elle a adhéré à Amada, dont la grosse majorité des membres de l’époque étaient néerlandophones, elle a eu l’occasion de le regretter. Chez le facteur, la famille habitait dans une pièce à l'étage. Ils étaient fort à l'étroit et dès que l'occasion s'est présentée ils ont déménagé à la rue de la Garenne à Charleroi, où ses parents ont inscrit Juliette à l'école préparatoire au 2 Luk Walleyn, « La Belgique, un État raciste ? », dans Diviser pour régner. Le racisme comme stratégie, EPO, 1983, p.62
  • 5. 5 lycée. La rue de la Garenne était une rue plutôt huppée. Un peu plus loin se trouvait la maison du directeur des ACEC. Les Broder cependant habitaient une petite maison ouvrière, dont l’arrière donnait sur une cour où vivaient d’autres familles de condition modeste. Juste à côté il y avait les Kohn, une famille juive dont la fille Maria allait devenir la grande amie de Juliette. Plus loin c’était Joseph, un ancien mineur, veuf, très digne, dont la maison était étincelante de propreté. Rosalie, une autre voisine, était la seule à posséder une radio. Sa maison se situait à côté des wcs, un par famille. Maria aimait beaucoup lire et comme les wcs étaient éclairés, elle y passait beaucoup de temps. Dans le passage qui donnait accès de la rue à la cour se trouvait l'unique point d'eau. Les différents ménages s’entendaient bien et se retrouvaient régulièrement chez Rosalie pour écouter les nouvelles à la radio. Plus loin dans la rue se trouvait le parc de la Garenne (devenue depuis Parc de la Villette) où les jeunes se rencontraient. Au coin de la rue de la Garenne et de la rue du Fort se trouvait le Disk, une organisation de jeunes juifs qui allait jouer un rôle important dans la vie de Juliette. Dès qu’elle a appris à lire, Juliette est devenue une dévoreuse de livres. Il existait une collection de petits livres qui coûtaient 25 centimes et chaque semaine elle consacrait les 25 centimes que lui donnait son père à un de ces livres. C’est d’ailleurs quand sa mère l’a trouvée en train de pleurer à la lecture d’un livre qu’elle s’est rendue compte que sa fille savait lire. C’est à partir de ce moment-là qu’elle recevait de quoi nourrir sa passion. « Je n’étais sans doute pas une très bonne élève, se rappelle Juliette, car je lisais trop, tout ce qui me tombait sous la main. » Ses parents lisaient beaucoup aussi, mais plutôt des journaux et surtout en yiddish. Son père était correspondant de Neue Presse, un journal progressiste yiddish édité en France. Bientôt les médecins ont découvert que Juliette avait la poitrine faible (ce qui ne l’a pas empêchée de devenir une grande fumeuse par la suite !). Ils ont recommandé un séjour dans un environnement plus sain que Charleroi. C’est ainsi que Juliette a fait ses deuxième et troisième primaires ( ?) à l’école communale de St Hubert dans la province de Luxembourg. Elle logeait chez le sacristain et sa femme, qui la traitaient avec beaucoup de gentillesse, lui faisant oublier un peu le chagrin d’être loin de ses parents, qui venaient régulièrement la voir. Malgré l’absence de ses parents, Juliette a gardé un très bon souvenir de son séjour à St Hubert. Le sacristain tenait le cinéma de la Maison des Œuvres (catholique) et avait droit à des entrées gratuites. On y allait le samedi après- midi. Le soir du samedi, en été, il y avait bal sur la place et Juliette se souvient d’avoir été amoureuse d’un petit garçon. À la saison, les enfants louaient des vélos pour la journée et partaient dans les bois ramasser des myrtilles, qu’ils vendaient ensuite à l’épicier. L’argent gagné suffisait à payer la location du vélo et il en restait encore quelque chose. C’est à St Hubert qu’elle est entrée pour la première fois en contact avec des catholiques. Même à l’école communale, malgré une directrice, Madame
  • 6. 6 Berthelot, à la réputation libérale, on faisait le signe de la croix avant et après chaque cours et chaque matin tous les élèves récitaient ensemble le Je vous salue, Marie ! Elle allait à la messe tous les dimanches, comme tous les autres enfants. Conduire les enfants à la messe faisait d’ailleurs partie des devoirs de la directrice de l’école malgré ses convictions libérales. Juliette se souvient aussi d’avoir enterré des oiseaux en y apposant une croix ! Dans tout St Hubert, il n’y avait que trois enfants qui n’étaient pas baptisés, elle-même et un frère et une sœur, les Titeux. Le garçon était méchant, se souvient Juliette : il lui jetait des boules de neige avec des pierres dedans. Lorsqu’elle est retournée à St Hubert après la guerre, elle a appris qu’ils étaient tous les deux membres du Parti communiste et qu’ils avaient formé les partisans armés de toute la région. Si St Hubert était très catholique, ce n’était pas pour autant le bastion de la réaction qu’on aurait pu croire. Le sacristain, Monsieur Stoz (« Papa Eugène ») lisait La Cité, le journal démocrate chrétien3. Sur la place se trouvait la Maison du Peuple. Lorsque Léon Degrelle est venu à St Hubert et a voulu s’adresser à la population à partir de la fenêtre d’un restaurant situé près de la Basilique toute proche, les femmes, socialistes et catholiques ensemble, et avec elles « Maman Florence » et la petite Juliette, sont sorties en battant des casseroles, de sorte qu’il n’ait pas pu dire un mot. C’était sa première manifestation. Son premier souvenir politique date cependant de 1932. On était en pleine crise économique. De grandes grèves ont eu lieu contre la baisse des salaires. Un jour, la petite fille se trouvait à la fenêtre chez sa tante Youra, la sœur de Tauba, rue de la Régence à Charleroi, à regarder une énorme manifestation qui se déroulait boulevard de Waterloo. Le bruit lui a fait tellement peur qu’elle a couru se cacher sous le lit. C’est son père qui lui a donné sa première leçon politique, en 1934. La trouvant un jour sur l’escalier en pleurs, il lui a demandé la cause de ses larmes. « Le roi est mort » a-t-elle sangloté, répétant ce qu’elle avait entendu à l’école. Et son père de lui expliquer que le roi était riche et puissant, qu’il devait sa situation non pas au choix du peuple, mais à l’hérédité, et sa fortune au travail des ouvriers, alors que lui-même ne travaillait pas. Enfant, elle n’a jamais participé à aucune manifestation à Charleroi, même pas à celle du 1er mai. Les étrangers n’avaient pas le droit de faire de la politique en Belgique et la moindre activité politique pouvait mener à l’expulsion du pays. Entre 1929 et 1932, 2 000 militants et sympathisants communistes étrangers furent expulsés de Belgique4. En 1927, le PCB a créé la Section Centrale de la Main d’œuvre Étrangère auprès du Comité central du parti5 (MOE, devenue plus tard MOI – Main d’œuvre 3 Juliette se trompe. La Cité est paru pour la première fois en 1950 et La Cité nouvelle, quotidien démocrate-chrétien d’avant-guerre, n’a été fondé qu’en 1937, après son retour à Charleroi. (M-Th Coenen, J-Fr Dumont, J Heinen, L Roussel, P Wynants, La Cité, 45 années de combat quotidien, Carhop, Crisp, 2010) 4 Rudi Van Doorslaer, Enfants du ghetto. Juifs révolutionnaires en Belgique (1925-1940), Labor, 1997, p.61 5 ibid, p. 52
  • 7. 7 immigrée), réunissant ainsi tous les communistes étrangers vivant en Belgique sous son égide. Au sein de cette structure clandestine qu’était la MOE, cependant, les immigrés continuaient à s’organiser par groupe linguistique. La direction du PCB a bien essayé, entre 1930 et 1932, d’intégrer davantage les communistes étrangers dans le travail général du parti, mais, après la grève de 1932 et la répression qui l’a suivie, décimant notamment les rangs des communistes italiens, le PCB semble avoir abandonné ses tentatives d’organiser à la base ouvriers belges et immigrés ensemble6. La langue était un premier problème, mais surtout le caractère forcément clandestin du travail politique des immigrés. Pour protéger les immigrés (polonais, italiens, ukrainiens, bessarabiens…), le PCB ne les organisait donc pas officiellement dans ses rangs, même s’ils constituaient une partie importante de ses effectifs. C’est ainsi qu’aux archives du PCB n’existe aucun dossier sur Pierre et Tauba Broder, pourtant communistes toute leur vie. Cette habitude fut tellement ancrée chez Pierre Broder que lorsqu’il a écrit dans les années soixante son livre sur la résistance à Charleroi, il ne fait nulle part mention du Parti communiste, qui a pourtant dirigé toute son activité. Il existait des sections locales de la MOE à Bruxelles, Anvers, Liège et Charleroi, qui organisaient les différents groupes linguistiques d’immigrés surtout dans des associations culturelles et sportives. Malgré toutes les précautions prises, celles- ci n’étaient pas toujours à l’abri de la répression. C’est ainsi que début 1933 la police a fait une descente dans une fête organisée par la Kultur Fareyn (association culturelle progressiste juive, dirigée dans les faits par les communistes) de Bruxelles et a contrôlé l’identité de toutes les personnes présentes. Par la suite, 98 personnes ont reçu un ordre de quitter le pays7. C’est suite à cette débâcle que fut mise sur pied par la MOI, en 1935, le Prokor, dont l’acte de fondation est parue au Moniteur et dont les fondateurs statutaires étaient de nationalité belge8. Si le Prokor était une organisation culturelle et sportive, il était aussi clairement laïque, antisioniste et pro-soviétique et la police n’a pas tardé à découvrir qu’il s’agissait en réalité d’une organisation communiste. Plus tard, il s’orienterait vers la lutte antifasciste et la solidarité avec l’Espagne républicaine, avant d’être interdite en 1938, interdiction qui ne semble pas avoir interrompu ses activités à Charleroi. Le Prokor avait des sections de jeunesse. A Charleroi, cette organisation de jeunes s’appelait le Disk. Il proposait toutes sortes d’activités, allant de cours de musique à la formation politique en passant par le sport et le camping. Pour le sport, le Disk était affilié aux Jeunesses sportives socialistes, ce qui lui donnait une certaine couverture et lui permettait d’avoir un caractère surtout culturel et sportif, en évitant de mettre en exergue ses activités politiques. Le Disk était un lieu de rencontre pour les jeunes. Juliette se souvient 6 ibid, pp 64-65 7 ibid, p. 96 8 ibid, p.109
  • 8. 8 d’avoir gagné un prix lors d’une course qui a eu lieu dans le Parc de la Garenne. Elle a suivi aussi des cours de mandoline, donnés par un certain Albert qui venait de Bruxelles. Elle a retrouvé Albert pendant la guerre la première fois qu’elle est allée à Bruxelles. Ils avaient rendez-vous dans un tram, où elle devait lui apporter des tracts. Par la suite, elle l’a perdu de vue, mais des années plus tard en 1995, lorsqu’elle s’occupait de l’affaire Irma Laplasse, cette collaboratrice exécutée après la guerre et que certains ont voulu réhabiliter, elle a reçu un coup de fil de quelqu’un qui lui a annoncé “ C’est ici Albert ”. Elle ne savait pas du tout qui c’était jusqu’au moment où il lui a rappelé qu’il avait était son professeur de mandoline et qu’ils s’étaient revus pendant la Résistance. Il l’avait vu à RTL dans une émission sur l’affaire Irma Laplasse. Il l’a félicitée pour son action, « car les fascistes n’ont pas disparu ». Le Disk dispensait aussi des formations politiques, adaptées à l’âge des participants. « C’est là que j’ai eu ma première leçon d’économie marxiste, raconte-t-elle. On nous expliquait la plus-value à partir d’une table : une partie représentait le salaire des ouvriers (ce qui était nécessaire à leur survie), le reste étant ce que la patron gardait pour lui et ce qu’il investissait dans de nouvelles machines. Le patron, nous disait-on, ne voyait pas plus loin que le bout de son nez. Il produisait sans tenir compte de comment il allait vendre sa marchandise. Et comme les travailleurs n’avaient pas le moyen de tout acheter, il en résultait une accumulation des stocks. Pour sortir de cette situation les patrons devaient chercher de nouveaux marchés et c’est ainsi que naissaient les guerres. » Ces formations ont même continué sous l’occupation. « Un camarade venu de Bruxelles nous réunissait par groupe de trois à la bibliothèque de l’UT (l’Université du Travail). C’est là que j’ai étudié mon premier livre marxiste, Les principes du léninisme, de Staline. » Elle avait 16 ans. Plus tard, elle a appris que le camarade avait été fusillé par les Allemands. Du Disk sont sortis des combattants pour l’Espagne et des résistants contre l’occupation nazie. Sur 2 000 volontaires partis de Belgique pour rejoindre les forces républicaines, Rudi Van Doorslaer a recensé 196 juifs. Il a retrouvé des traces d’activités politiques antérieures pour 119 d’entre eux, la grande majorité dans la mouvance communiste9. Sur la guerre d’Espagne, le PCB s’est d’ailleurs distingué par son soutien infaillible à la cause républicaine. Sa politique avait plusieurs axes, comme Juliette l’a expliqué plus tard10 : En premier lieu il dénonçait le caractère même de la guerre civile en tant que banc d'essai, notamment au niveau des armes, de la guerre que préparaient les fascistes contre l'Europe. Ensuite, il appelait l’ensemble des démocrates à se dresser contre la politique de non-intervention suivie par le gouvernement belge, décrétée par les « démocraties » européennes. Le mot d'ordre du PCB était « des armes pour l'Espagne ». Juliette a d’ailleurs participé avec ses parents à des manifestations où l’on exigeait des armes pour l’Espagne républicaine. Elle faisait aussi du 9 ibid, p.127 10 Juliette Pierre, « Le PCB avant, pendant et après la guerre 40-45 », Études marxistes n°1, novembre 1988
  • 9. 9 porte-à-porte avec ses amies pour demander de l’argent pour les combattants espagnols. Le parti envoyait aussi un grand nombre de combattants dans les Brigades Internationales. Ceux qui reviendront d'Espagne - car beaucoup y laisseront leur vie - on les retrouvera plus tard, riches de leur expérience, dans la Résistance. Et finalement, le parti est à la tête du mouvement de solidarité, de récolte d'argent, de vivres pour le peuple espagnol et d'adoption temporaire ou définitive d'enfants espagnols. C’est ainsi que Julien Lahaut, dirigeant communiste liégeois et futur président du parti, auquel Juliette a consacré plusieurs articles, a lui- même adopté trois enfants espagnols. Si l’activité politique ouverte était interdite aux étrangers, la famille Broder n’était pas inactive pour autant. Les parents étaient tous les deux membres actifs de la MOI. C’est d’ailleurs la MOI qui a demandé à Pierre Broder d’aller travailler dans la mine – ce qu’il a fait pendant quelques mois - pour recruter les nombreux ouvriers polonais qui y affluaient à l’époque. C’est cette expérience, raconte Juliette en riant , qui lui a permis de se dire toute sa vie « ouvrier ». Par la suite, il a travaillé sur les marchés, toujours à la demande de la MOI, ce qui lui permettait d’entrer facilement en contact avec des juifs, dont beaucoup étaient des petits commerçants. Mais son activité principale a toujours été politique. C’est lui qui a mis sur pied le Prokor à Charleroi, avec ses camarades de toujours Sem Makowski, qui était tailleur, et Max Katz, comptable. Ces trois responsables étaient les seuls à avoir de contact avec le secrétariat de la fédération de Charleroi du PCB. C’est par celui-ci qu’ils recevaient les directives de la direction du parti. Ils avaient aussi des réunions de la MOI au niveau national. Tauba, d’autre part, était responsable de la LICRA (Ligue Internationale contre le racisme et l’antisémitisme, équivalente du MRAX d’aujourd’hui) pour la région de Charleroi et s’occupait aussi de théâtre au Prokor. C’est à elle que Juliette doit une mémorable leçon de politique… et de vie : « Il faut se laver les mains avant de manger et faire grève quand les autres font grève ». La petite fille a aussi appris à être discrète au sujet des nombreux réfugiés qui passaient par la maison et qui racontaient à ses parents incrédules les tortures et les camps de concentration en Allemagne et en Autriche. Juliette se souvient que ses parents faisaient l’objet à Charleroi d’une surveillance policière constante. Si le PCB avait une attitude exemplaire à l’égard de la République espagnole, s’il était le seul parti belge à condamner les accords de Munich et la politique de neutralité de la Belgique (voir plus loin), Juliette se montrera dans les années 80 fort sévère à son égard11. Devant le danger de guerre et la montée du fascisme, l’Internationale communiste prônait partout en Europe la création d’un large front des travailleurs, le fameux « Front populaire ». En Belgique, l’interprétation qu’en donnait le secrétaire général du Parti communiste, Xavier Relecom, lors du 6e congrès du parti en 1936, était particulièrement droitière : la lutte contre le fascisme, au lieu de s’appuyer d’abord sur la classe ouvrière, devait se baser sur toutes les classes, sans priorité aucune. Il fallait à tout prix 11 ibid
  • 10. 10 éviter une quelconque provocation, qui risquerait de plonger le pays dans « les horreurs et les misères » de la guerre civile. Et pour finir, Relecom proposait ni plus ni moins l’affiliation en bloc du PCB au POB (Parti Ouvrier Belge – socialiste) dont le dirigeant, Henri De Man, allait collaborer avec les nazis quatre ans plus tard. « Un pas de plus, dit Relecom, doit être fait qui consolide et rende permanente l’unité d’action et en même temps ouvre la voie à l’unité organique et totale de la classe ouvrière. Cette étape nouvelle, c’est l’affiliation de notre Parti au POB12. » Cette affiliation – d’ailleurs anti-statutaire pour le PCB, pour lequel toute affiliation était forcément individuelle - n’a pas eu lieu à cause de l’opposition du POB. Quelques années plus tard le PCB prendrait la direction de la Résistance à l’occupation nazie, mais ces positions politiques laisseraient des traces, notamment au niveau des objectifs que le parti s’est fixés pendant et après la guerre. En été 1939, plusieurs familles, dont les Broder, ont loué une petite maison à Montigny le Tilleul. Pierre Broder faisait la navette jusqu’à Charleroi et c’est lui qui a apporté la nouvelle de la signature du Pacte germano-soviétique, le 23 août. Cet événement n’a apparemment pas fait de vagues parmi les communistes de Charleroi, qui comprenaient sans doute que, devant les manœuvres de la France et du Royaume Uni, qui refusaient le pacte anti-nazi proposé par l’URSS, celle-ci n’avait guère eu le choix si elle voulait renforcer ses arrières avant l’assaut allemand. Pierre Broder et ses camarades savaient cependant que la guerre ne tarderait pas à frapper la Belgique, avec ce qu’elle comportait comme menace pour la population et en particulier la population juive. 2. L’Occupation Les quatre années d’occupation de la Belgique sont pour Juliette la période décisive de sa vie. Dans toutes les conversations que j’ai eues avec elle, la guerre revenait constamment. Lorsque les Allemands ont envahi la Belgique, elle n’avait pas encore 15 ans. Quand on lui demande comment elle s’est engagée dans la Résistance si jeune, elle répond qu’elle n’a aucun mérite, que cela allait de soi. « J’ai été élevée par des parents communistes qui sont restés fidèles à leur idéal jusqu’à leur dernier souffle. Du plus loin que je me souvienne, ils ne m’ont jamais mise à l’écart de leurs discussions, ni des entretiens qu’ils avaient avec leurs camarades de combat, ni de leurs activités. » Officiellement, la Belgique était neutre et n’était donc pas impliquée dans la guerre que la France et le Royaume Uni ont déclarée à l’Allemagne en 1939. Des années après, Juliette a expliqué, lors d’une conférence, la véritable signification de cette « neutralité » : « En octobre 1936, Léopold III, chef des armées, déclare que la Belgique doit pratiquer une politique de neutralité, en d'autres termes qu'elle doit interdire 12 ibid
  • 11. 11 le passage sur son territoire aux Français et aux Anglais, même en cas d'alerte grave. Léopold III déclare qu'ainsi : « L'adversaire éventuel (c’est-à-dire l'Allemagne) ne pourra tirer argument d'une quelconque alliance belge avec l'un de ses adversaires13. Je voudrais ouvrir ici une parenthèse pour vous rappeler que Léopold III capitulera rapidement devant l'ennemi et aura, durant l'occupation, l'attitude que l'on sait. Cette politique de soi-disant neutralité sera soutenue par Spaak, par De Man, président du POB (après-guerre PSB) qui collaborera ouvertement avec les nazis, par le parti catholique (actuel PSC14), le parti libéral (actuel PRL15) et par tous les partis d'extrême droite flamands et wallons. Seul, en tant que Parti, le PC dénoncera ce que cache la politique de neutralité pratiquée au bénéfice unique d'Hitler. C'est au nom de la politique de neutralité que, durant cette période, les journaux du Parti sont interdits car ils attaquent Hitler; les réunions et meetings du Parti sont interdits, les militants sont arrêtés16. » L’invasion et l’exode Peu avant l’invasion, un grand nombre d’étrangers et de communistes, ainsi que certains socialistes et certains rexistes – tous ceux qui étaient considérés par le gouvernement belge comme suspects d’activité subversive ou de connivence avec un ennemi potentiel – furent arrêtés. Pierre Broder s’apprêtait à partir dans la clandestinité, selon les instructions du Parti. C’était un vendredi et Tauba ne voulait pas qu’il parte sans manger la carpe farcie, plat traditionnel dans la communauté juive. C’est en mangeant la carpe qu’il s’est fait arrêter et conduit au local de la Sûreté de l'État, rue de la Régence. Plus tard il s’est retrouvé à la prison de Charleroi avec ses amis Max Katz et Sem Makowski, mais aussi des rexistes, ainsi que le rabbin et les autres hommes à barbe ! Des femmes, dirigées par une militante communiste dont le mari tenait un café au coin de la rue de la Régence et du boulevard Paul Janson, ont organisé une distribution de soupe à la prison et un communiste nommé Glas a même voulu faire un attentat contre la prison pour que les communistes puissent s’évader. Sa tentative a échoué, mais, à l’approche des Allemands, le directeur a courageusement libéré tous les prisonniers. Au moment de l’évacuation, donc, la famille Broder s’est retrouvée séparée. Sem, Max et Pierre sont partis ensemble, mais ont été rattrapés par les Allemands. Sem est parvenu à s’échapper. De sa cachette il a pu voir, horrifié, les soldats plaquer ses deux camarades contre un mur et s’apprêter à tirer. Un moment il a voulu les rejoindre pour mourir avec eux. Heureusement, les Allemands ont reçu un contrordre et sont partis. Et Sem 13 Gérard Libois et José Gotovitch, L’an 40, CRISP 14 aujourd’hui CDH et CDenV 15 aujourd’hui MR et VLD 16 Juliette Pierre, op.cit.
  • 12. 12 de se faire sermonner par Pierre ! Tout ému qu’il était, il lui a reproché d’avoir voulu mourir au lieu de continuer la lutte. Se retrouvant seuls, les trois amis sont retournés à Charleroi. Entre- temps, Tauba, Juliette (toujours Mindla à l’époque) et d’autres gens de leur rue sont aussi partis sur les routes devant l’avancée allemande. Ils sont arrivés à Carvin, dans le Pas-de-Calais, où ils se sont cachés dans une cave pour se protéger des bombes. C’est là – Juliette ne savait plus comment qu’ils ont entendu parler du massacre de civils au kiosque d’Arras, ce qui n’a fait qu’ajouter à leur peur. C’est là aussi que les Allemands les ont trouvés, mais dans leur marche en avant ils ont abandonné ces prisonniers encombrants, qui sont retournés à Charleroi, où la famille Broder s’est retrouvée. Recherche de maisons clandestines Déjà avant l’invasion, le groupe autour de Pierre Broder n’avait pas été dupe : la politique de neutralité ne sauverait pas la Belgique de l’occupation. Dès 1939, ils ont commencé à chercher des logements permettant la clandestinité. Leur expérience en Pologne et celle d’autres membres de la MOI les avaient convaincus de la nécessité de pouvoir mettre des gens à l’abri, un souci qui n’était pas partagé à ce moment-là par les communistes belges, malgré les directives du 2e congrès de l’Internationale communiste, qui avait explicitement appelé les partis communistes à mettre sur pied, à côté de leur structure légale, une organisation secrète17. Il ne s’agissait pour Pierre Broder et ses amis pas seulement de se mettre en sécurité eux-mêmes, ni de sauver des enfants juifs, ce qui deviendrait plus tard la tâche principale de Tauba, mais aussi de trouver des maisons sûres pour toute la direction du PCB. C’est ainsi que le secrétariat du parti était prêt à prendre la clandestinité dès mars 1940. Juliette a parlé de la recherche de maisons sûres à une amie du lycée, Paulette Delespesse, qui à son tour en a touché un mot à ses parents. Ceux-ci ont non seulement été d’accord de tenir à disposition des logements pour des clandestins qui leur seraient présentés par le trio, ils en ont parlé à leur sœur et à d’autres personnes qu’ils savaient sûres. C’est ainsi qu’à partir de l’été 1942, Pierre et Tauba Broder ont vécu dans une maison de la clandestinité à Jumet, trouvée grâce à la famille Delespesse. Jumet, dans la banlieue de Charleroi, avait été un centre de l’industrie du verre. Les patrons verriers avaient construit des logements pour les ouvriers qui y travaillaient, dont beaucoup venaient de Flandre. La plupart des usines avaient été fermées mais les maisons sont restées. L'oncle de Paulette, Jean Brasseur18, avait loué une de ces maisons, au 2 rue de l'Industrie. Au milieu se trouvait un garage contenant un vieux camion qui avait manifestement rendu l’âme. Il y avait aussi des chambres pour les ouvriers. C’était une maison faite pour la clandestinité, sans vis-à-vis et avec une ruelle derrière. De l’autre côté de la ruelle se trouvait une mine désaffectée, où on pouvait se cacher en cas 17 Statuts de l’Internationale communiste, 1920, Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l’Internationale communiste 1919-1923, p. 38, François Maspéro, 1975 18 Voir Pierre Broder, op.cit., pp. 175-6 pour un hommage à Jean et Blanche Brasseur
  • 13. 13 d’alerte ou de bombardement. En plus de Jean Brasseur lui-même et sa femme, plusieurs personnes y habitaient : Pierre et Tauba Broder (mais pas Juliette), Griner, un ouvrier, et sa femme, ainsi que Sem Makowski, son épouse et des courrières de passage, notamment Évelyne, qui faisaient le lien avec la direction de la résistance. Pendant toute la durée de l’occupation, aucun ne s’est fait arrêter. Pierre a imaginé un système pour empêcher de passer normalement d'une des chambres à la suivante. C’est dans cette cache, réalisée par Griner, qu’on faisait les faux papiers. Après la guerre, un officier russe et un colonel américain ont visité la maison, mais ils n'ont jamais trouvé la cache. Les tampons des communes et les cartes d’identité vierges étaient dissimulés dans un pot en grès en dessous du camion. Jean Brasseur était quelqu'un de très astucieux. Un jour il a annoncé qu'ils allaient être découverts à cause de la surconsommation d'électricité, beaucoup trop importante pour la famille de deux personnes qui y habitait officiellement. Il a trouvé un système pour que le compteur ne marche qu'une semaine par mois, afin de ne pas éveiller les soupçons Jean Terfve, un des dirigeants du Parti, a envoyé à Pierre par sa courrière Evelyne un revolver pour défendre la maison. Pierre Broder n'avait pas fait de service militaire et n’avait jamais appris à utiliser une arme. Mais il a trouvé un vieux Manuel du parfait artilleur qu’il a étudié avec assiduité ! On n'a jamais utilisé le revolver et on ne l'a plus retrouvé après la guerre... Premiers pas dans la résistance Passé l’invasion même et l’exode, les Allemands avaient intérêt à remettre les Belges au travail et donc de faire en sorte que la vie reprenne aussi normalement que possible. C’est ainsi qu’on a pu voir des soldats donner des bonbons à des enfants, un comportement qui a nullement trompé Pierre Broder et ses camarades. Dès la fin de 1940, alors que la situation matérielle de la population se détériorait de jour en jour, les responsables de la MOI à Charleroi se réunissaient avec des communistes belges pour envisager des activités de résistance19. Dans un premier temps, il s’agissait surtout d’un travail d’information : diffusion de la presse clandestine, distribution de tracts, chaulage des murs…, souvent fait par les jeunes du DISK. En même temps, on vendait des carnets de soutien à la Résistance. Juliette se souvient tout particulièrement des chaulages, sans doute parce que c’était le plus dangereux : « on ajoutait du bleu de méthylène à la chaux pour que cela tienne mieux, se rappelle-t-elle. C’est ainsi que des années après la guerre certains de ces slogans restaient encore sur les murs. » Le 10 mai 1941, premier anniversaire du jour où l’armée allemande a franchi la frontière belge, Juliette et ses camarades de classe ont organisé un défilé silencieux dans la cour et dans les couloirs du lycée. Seules deux élèves ont refusé d’y participer. Elles portaient toutes soit un bandeau noir dans les 19 Pierre Broder, op. cit., pp. 118-119
  • 14. 14 cheveux, soit une marque noire sur leurs vêtements. La directrice les a remerciées en pleurant. Un autre jour, où elle devait se rendre en compagnie de son amie Hélène aux cours dispensés par le DISK à l'UT (voir chapitre précédent), elles ont reçu un paquet de tracts emballés dans un journal à remettre à un étudiant qui allait sortir du bâtiment. Les deux jeunes filles l'attendaient sur un banc lorsque deux Allemands sont passés. Hélène leur a tiré la langue, (« on était des gamines ! » sourit Juliette) mais juste à ce moment-là un d'eux s'est retourné et les a vues. Elles ont eu la présence d'esprit de laisser le paquet de tracts sur le banc avant de prendre leurs jambes à leur cou. Évidemment, les Allemands les ont rattrapées et les ont amenées à l'intérieur du bâtiment où ils les ont fait poireauter pendant au moins deux heures avant de leur dire de partir. En rentrant chez elle Juliette a eu l'engueulade de sa vie de son père. Les mesures anti-juives Dans son livre, Pierre Broder explique comment son groupe a, pendant toute l’occupation, combiné la résistance à l’ennemi proprement dite avec le secours à la population juive. Car très vite commencèrent à tomber les ordonnances anti-juives. Dès leur entrée en Belgique, les Allemands avaient arrêté des juifs, pour la plupart de nationalité allemande et souvent anciens de la guerre d’Espagne20. À partir du 28 octobre 1940, tout juif de 15 ans ou plus devait se présenter à son administration communale pour se faire enregistrer comme juif et faire cacheter sa carte d’identité avec la mention « Juif-Jood ». Pratiquement tous l’ont fait. Pourquoi ? Pour Juliette, la raison est simple : à quelques exceptions près, les juifs étaient connus comme tels et ne pouvaient donc pas se soustraire à cette obligation sans attirer l’attention sur eux. La seule alternative était d’entrer dans la clandestinité, une option qui présentait tant de difficultés que les juifs n’y ont eu recours que beaucoup plus tard, lorsqu’ils étaient convaincus que leur vie et celle de leurs enfants étaient en danger. La même ordonnance de 1940 obligeait les juifs à déclarer leurs entreprises. D’autres ordonnances, dont le but était de créer petit à petit un apartheid entre les juifs et la population non-juive, ont suivi, culminant avec celle du 27 mai 1942, qui obligeait tous les juifs de plus de 6 ans à porter l’étoile jaune. À Charleroi en tout cas, cette dernière mesure ne semble pas avoir eu l’effet recherché par les Allemands. Juliette se souvient que quand ils allaient au centre ville en arborant l’étoile jaune, ils reçurent beaucoup de marques de sympathie de la population. Son père raconte l’émotion qu’a causé, peu après l’ordonnance, l’enterrement d’une femme juive. Des centaines de juifs portant l’étoile jaune ont traversé la ville à la suite du corbillard, se faisant saluer par la population au passage. Une ordonnance allemande particulièrement importante fut celle instaurant, fin 1941, « L’Association des Juifs en Belgique » (AJB), qui devait servir de courroie de transmission entre les autorités allemandes et la population juive et dont il sera question plus tard. 20 Maxime Steinberg, 1942, les cent jours de la déportation des juifs de Belgique, Vie Ouvrière, 1984, pp 49-50
  • 15. 15 Résistance et sauvetage des juifs C’est à partir de 1941 que la Résistance a commencé à se structurer. Le Front de l’Indépendance (FI) fut mis sur pied à l’initiative des communistes mais comportait dès le début des membres d’autres courants politiques, socialistes, libéraux ou chrétiens, dont les partis n’existaient plus sous l’occupation. Comme Juliette l’expliquera plus tard, la Résistance s’organisera autour de sept pôles21 : « Premièrement Dès le printemps 1941, les groupes de partisans armés qui porteront le nom d'Armée Belge des Partisans, sont constitués. Je voudrais vous citer quelques exemples officiels de leur activité durant les quatre années d'occupation: 1. - 962 militaires allemands, parmi lesquels des généraux, colonels, majors, etc. ont été tués - 1 017 ont été blessés - 1 137 traîtres et collaborateurs ont été tués et 255 blessés 2. - il y a eu 1 268 sabotages et destructions de chemin de fer et vicinaux dont 10.305 wagons détruits ou gravement endommagés - 15 avions détruits, sans compter les moteurs et les pièces détachées sabotées - 346 attaques de voies fluviales et de canaux ont provoqué notamment la destruction de 309 péniches - il n'y a pas moyen de dénombrer la quantité impressionnante de véhicules et camions militaires détruits 3. À 497 reprises des actes de sabotage spectaculaires ont causé des pertes considérables aux industries belges travaillant pour les Allemands. Et, pour ajouter encore quelques exemples, mais la liste est loin d'être close: - 11 centrales électriques et téléphoniques ont été dynamitées - 1 681 pylônes ont été abattus - 236 coupures ont été effectuées sur des lignes de haute tension et 50 000 journaux Le Partisan ont été diffusés ce qui signifie que, passant d'une main à l'autre, c'est par dizaines de milliers que le journal des Partisans a été lu. Deuxièmement Les Comités de Lutte Syndicale unirent la classe ouvrière contre l'occupant. - Ils dénoncèrent la trahison des chefs syndicaux et du syndicat collaborateur l'UTMI (Union des Travailleurs Manuels et Intellectuels) mis sur pied par Henri De Man. 21 Juliette Pierre, op. cit.
  • 16. 16 - Ils organisent à la fois les grèves revendicatives et politiques, le sabotage de l'outil et de la production dans l'entreprise. - Sans compter la diffusion de la presse clandestine à l'usine. Troisièmement La paysannerie étant encore en nombre dans le pays, le Parti impulsa le « Mouvement de défense paysanne » qui lutta contre les réquisitions allemandes, détruisit les champs de colza (champs imposés par les Allemands qui avaient besoin de l'huile de colza pour leurs véhicules). Le MDP. alimenta en vivres, en logements illégaux la Résistance. Il possédait son propre journal clandestin largement diffusé parmi les paysans. Quatrièmement Le Parti impulsa ou s'associa très largement à l'organisation, dans la Résistance, des intellectuels. Par exemple, les médecins se regroupèrent dans « Médecine Libre ». Leur tâche principale : apporter leurs soins aux clandestins. Les avocats furent regroupés dans «Justice Libre». Leur tâche principale : assurer la défense des résistants arrêtés lorsqu'ils passaient en jugement (ce qui n'était pas, loin s'en faut, toujours le cas). Le Front National des enseignants eut la lourde tâche de s'opposer à la propagande nazie dans les écoles et universités. Cinquièmement Le Parti impulsa le Rassemblement National de la Jeunesse (RNJ) qui regroupait jeunesse ouvrière et étudiante de toutes tendances politiques et religieuses, flamands, bruxellois et wallons, réunis. Les Étudiants Socialistes Unifiés (8) y jouèrent un rôle moteur ; par exemple la grève générale contre les mesures de l'occupant qu'ils déclenchèrent à l'ULB en 1941 eut un retentissement tel que l'occupant dut fermer l'université en novembre 1941. Le RNJ se distingua par sa résistance active contre la déportation et le travail obligatoire en Allemagne. Ses membres distribuèrent la presse clandestine (dont les propres journaux du RNJ.: Vers l'Avenir et Jeunesse Nouvelle), firent des milliers d'inscriptions murales, distribuèrent des centaines de tracts, etc. Mais, le R.N.J. fut surtout une école d'où sortirent des partisans armés et des courrières (camarades femmes chargées du transport de journaux clandestins, d’armes, etc. et des liaisons courrier entre responsables ou centres d'opération, préposées également à la reconnaissance des lieux, etc.) Sixièmement
  • 17. 17 Le Parti participe largement à la Résistance Civile qui confectionna la littérature clandestine (tracts, journaux, etc.) et s'occupa de sa distribution. Je ne parle pas ici uniquement des journaux propres au Parti, mais également du FI, etc. D'autre part, outre l'organe central du Parti, chaque fédération du Parti avait sa propre presse. La Résistance Civile prit en charge la confection des faux papiers, timbres de ravitaillement, etc. (Il y avait aussi de vrais faux papiers fournis par les employés des administrations communales). Elle trouva des centaines de logements clandestins, etc. Il faut ici dire un mot des facteurs qui jouèrent un rôle considérable dans l'interception du courrier à ou de la gestapo. Dans cette Résistance s'incluaient les Comités de Défense Populaire dont je vous ai parlé et s'incluront par la suite les Milices Patriotiques qui furent à la fois la réserve de l'Armée Belge des Partisans et des formations populaires chargées de procéder, militairement, le jour venu, à l'insurrection armée générale contre l'occupant. Insurrection qui n'eut pas lieu contrairement à ce qui se passa à Paris par exemple. Septièmement Il faut encore ajouter à cette liste le rôle primordial que jouèrent les communistes dans le Comité de Défense des Juifs grâce auquel des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants furent arrachés aux griffes nazies et qui fut pourvoyeur des Partisans armés de faux papiers et de domiciles clandestins pour l'ensemble de la Résistance. » Les différents groupes de résistants de Charleroi ont immédiatement adhéré au FI. Au début de 1942, le FI a décidé de créer un Comité de défense des juifs. Le CDJ de Charleroi allait s’avérer particulièrement efficace, comme Pierre Broder l’explique dans son livre22. Son secret : les liens étroits qu’il entretenait avec le reste de la Résistance. À partir de juin 1942, les choses se précipitent pour les juifs de Belgique. La construction du « mur de l’Atlantique » dans le nord de la France exige beaucoup de main d’œuvre, que les Allemands comptent trouver parmi la population juive. Celle-ci n’est cependant pas mentionnée explicitement. Officiellement, on va choisir les « travailleurs obligatoires » parmi les « asociaux », c’est-à-dire parmi les chômeurs. Avec le « désenjuivement » de l’économie, cependant, beaucoup de juifs se retrouvent au chômage. 2 252 d’entre eux seront envoyés entre juin et septembre 1942 aux camps de travail dans le Nord de la France.23. Tous n’ont pas donné suite à la convocation et des contrôles d’identité musclés ont eu lieu pour dénicher tous ceux qui ne pouvaient pas justifier d’un emploi. En juin 1942, plusieurs centaines de jeunes juifs d’Anvers et de Bruxelles sont arrivés à Charleroi dans l’espoir de trouver du travail dans les mines ou dans la sidérurgie et ainsi éviter d’être déportés pour travailler en France. Grâce au CDJ et aux contacts de la Résistance avec 22 Pierre Broder, op. cit. 23 V. Maxime Steinberg, op.cit., pp.143-144.
  • 18. 18 plusieurs patrons d’entreprise de la région, certains ont réussi à se faire embaucher dans des entreprises locales24. D’autres ont rejoint la résistance. Juliette était parmi ceux qui se sont démenés pour leur trouver des logements. C’est d’ailleurs un de ces Anversois, un certain Amek, qui deviendra plus tard son responsable dans la résistance. Cela devait être un répit de courte durée. Dès fin juillet 1942, en effet, commençaient à arriver à Charleroi les premières convocations de juifs pour Malines, officiellement pour aller travailler « à l’Est », en fait pour être déportés vers Auschwitz. Même la famille Broder ne connaissait pas à l’époque l’ultime destination des convoqués, mais ils ne pouvaient pas fermer les yeux devant l’évidence : si c’était pour aller travailler, on ne convoquerait pas vieillards, malades et petits enfants. Le CDJ s’est mis directement en mouvement : il fallait convaincre sans tarder les convoqués de ne pas partir, mais d’entrer dans la clandestinité, avec tous les dangers que cela comportait. Beaucoup de juifs de Charleroi ont ainsi pu être sauvés. Mais tous n’ont pas été convaincus du danger. Parmi eux, Monsieur et Madame Kohn, les voisins des Broder, rue de la Garenne, dont la fille Marie était la grande amie de Juliette. « Si c’est pour travailler, autant le faire là-bas qu’ici » protestait le père, un ouvrier mineur, persuadé que les Allemands ne leur feraient aucun mal. Toute la famille a disparu dans les camps. Pour Juliette, cela a été sa vie durant un souvenir douloureux. Pierre Broder et ses amis ne se contentent pas d’avertir les familles juives de ne pas répondre aux convocations pour Malines. Ils continuent à chercher des maisons clandestines pour le moment où les juifs seront obligés d’entrer définitivement dans la clandestinité. Et lorsque, le 22 septembre 1942, ils ont vent de la liste de tous les juifs de Charleroi que la Gestapo réclame à l’AJB de la ville, il s’empressent à la fois de lui fournir une fausse liste avec de fausses adresses, permettant de gagner du temps pour prévenir tous les juifs de l’imminence de la rafle et de la nécessité de quitter leur domicile légal25. Une vie de clandestine C’est de cette époque que date le passage des Broder dans la clandestinité. Juliette a quitté le lycée et la famille a été dispersée, Pierre et Tauba s’installant dans la maison clandestine de Jumet et Juliette logeant dans un premier temps chez ses amis les Delespesse. Alors qu’elle habitait encore avec ses parents, son père, qui avait été prévenu d’ une rafle, l’a envoyée voir ce qui se passait à la rue Chavanne, le principal quartier juif de Charleroi26. Subitement, la Gestapo a surgi et a entouré une série de gens qu’elle a embarqués. Juliette a pu voir qu'on frappait des enfants, qu'on emportait des bébés… 24 Pierre Broder, op.cit., chap.11 25 Pierre Broder, op. cit., p.135 26 Constatant que bon nombre de juifs ne répondaient pas aux convocations pour Malines, les Allemands ont entrepris, en août-septembre 1942, une série de grandes rafles dans les quartiers juifs des grandes villes.
  • 19. 19 Très vite, cependant, Juliette n’a plus travaillé directement sous les ordres de son père. Comme beaucoup de jeunes filles, elle est devenue « courrière », messagère en somme, dans la résistance. Les tâches des courrières étaient très variées. Dans la résistance armée, quand un partisan devait faire un coup, une courrière le précédait avec les armes pour vérifier qu’il n’y avait pas de danger. Elle attendait alors dans les environs pour connaître le résultat de l’action. Une fois la mission accomplie, la courrière reprenait les armes. Juliette n’a jamais dû faire cela. Sa tâche était essentiellement une de liaison, de messagerie pour la Résistance. Tout le temps en route sur son vélo, elle changeait constamment de logement. Le soir, elle ne prenait pas son vélo, car, pour être autorisé à rouler en vélo le soir il était indispensable de porter un brassard de la Croix Rouge27. Évidemment, son étoile jaune était arrachée depuis son passage dans la clandestinité. Elle avait une fausse carte d’identité, qui serait échangée plus tard pour une « fausse vraie » carte, selon le système ingénieux mis sur pied par Pierre Broder et ses amis28. Car tous ceux qui vivaient dans la clandestinité (non seulement des juifs, mais aussi des réfractaires au travail obligatoire et des résistants) avaient besoin, en plus d’un logement sûr, de papiers d’identité permettant souvent de les sauver en cas de contrôle29. Le fait que ces clandestins étaient munis de papiers d’identité crédibles était aussi une protection pour ceux qui les hébergeaient. Une des tâches de Juliette était de transporter des cachets communaux (vrais ou fabriqués par des résistants) pour faire des cartes d’identité. Elle avait des contacts dans des administrations communales qui lui fournissaient cachets, cartes d’identité vierges, noms et prénoms de personnes qui n’étaient pas revenues de l’exode, feuilles de changement d’adresse, carnets de ravitaillement… Elle parcourait ainsi la partie wallonne du pays en vélo avec, sur son porte-bagages, des boîtes de lessive (« j’ai le souvenir de la marque Vigor ») ou des paniers avec du linge. Dans ces boîtes ou paniers à moitié pleins, elle cachait non seulement des cachets et des documents communaux, mais aussi des tracts, des journaux clandestins, parfois des revolvers, des munitions. Lorsque la Résistance a eu vent que les Allemands avaient constitué un dossier contre le directeur de l’Université du Travail et le professeur de chimie, Boulvin, c’est Juliette qui a dû les prévenir de quitter sans délai leur domicile. La visite à la maison du professeur Boulvin lui permettra plus tard de s’y réfugier alors qu’elle avait dû quitter précipitamment la maison des Delespesse. Une autre tâche était de distribuer des tracts et de petits journaux. Juliette se souvient qu’un des derniers tracts distribué par les partisans avant la Libération était intitulé Les recettes de Tante Marie. En l’ouvrant, on en découvrait le sujet véritable : Le vrai visage de L'Union soviétique. 27 La Croix Rouge a fourni à certains résistants, dont le père de Juliette, des brassards ainsi que des cartes de membre portant l’indication de leur fausse identité. 28 Voir Pierre Broder, op. cit., chap. 11 29 Dans son livre, Pierre Broder rend hommage aux 126 administrations communales du Hainaut et de Namur qui ont aidé le CDJ pendant l’occupation, « en faisant inscrire dans les registres de la population, sous de faux noms, des personnes venant soi-disant d’autres communes et munies de faux changements de domicile. » P. Broder, op. cit., p. 188
  • 20. 20 Vie quotidienne Il arrivait aussi à Juliette de conduire des enfants juifs dans des lieux sûrs, car, autant que possible, le CDJ mettait les enfants à l’abri, loin de leurs parents, chez des particuliers ou dans des pensionnats catholiques. Ces enfants vivaient sous une fausse identité, qu’ils devaient apprendre par cœur sans jamais se tromper. Juliette souligne en particulier le courage de l’instituteur d’Olloy-sur- Viroin, qui, antifasciste convaincu, s’est mis à la disposition de camarades qu’il ne connaissait pas avant guerre. En 1942 il a caché chez ses amis résistants comme chez lui des enfants juifs que Juliette lui a amenés. À l’époque, les moyens de communication étaient lents et rares. Juliette allait à Olloy avec 3 enfants et le voyage durait. La petite fille, qui avait à peu près 5 ans, disait tout le long du trajet le nom de ses parents (de la nouvelle identité que l’on lui a apprise). « Mon père s’appelle… ma mère s’appelle… ». « Elle nous cassait les pieds. En plus ça devenait dangereux, car on n’était jamais à l’abri d’une dénonciation de la part d’un autre voyageur. » La peur leur tenaillait le ventre, mais il y a eu aussi des moments drôles. Un jour, elle est tombée malade : un mal de ventre insupportable. Madame Delespesse, chez qui elle logeait toujours, a pu contacter la mère de Juliette, qui est venue la chercher et la conduire chez un médecin d’accord – au risque de sa vie de soigner des partisans. Sa mère l’a ensuite ramenée se reposer à la maison de la clandestinité à Jumet, où, en entendant que Juliette avait une infection aux ovaires, une des habitantes s’est exclamée : « Ca a 15 ans et ça a déjà des ovaires ! » C’est une des rares fois à cette époque où tout le monde a ri de bon cœur. « Je déménageais constamment, logeant un peu partout, là où la Résistance m’envoyait. Les gens chez qui je passais une nuit risquaient leur vie. Mon plus beau souvenir c’est Couvin, où j’allais chercher de l’argent pour la résistance chez un cadre de la firme Donnay et où je logeais chez l’échevin Moureaux. Il y régnait une ambiance très chaleureuse. Quand il y avait une alerte, tout le monde partait dans les grottes qui se trouvaient au fond du jardin. C’était la maison où on trouvait de tout, y compris des aviateurs anglais. Il y avait un cochon qui s’appelait comme tous les cochons de l’époque Adolf. Pour l’engraisser avant de l’abattre, on lui donnait de la bière, ce qui a eu pour effet de le saouler et il courait dans tous les sens. Personne n’a pu le manger malgré le fait qu’on crevait de faim… Les Moureaux avaient une fille de mon âge avec qui j’ai sympathisé. Nous n’évoquions jamais ni la guerre ni la résistance. Je n’ai d’ailleurs jamais su ce qu’elle faisait dans la résistance. On aurait dit qu’elle voulait me faire oublier les horreurs qui se passaient tout autour. J’en garde un souvenir ému. Un jour elle m’a offert un livre de Marie Gevers (un auteur belge qui s’est fait publier par un éditeur allemand), où elle avait inscrit « En mémoire des pets de nonne ». Les pets de nonne étaient des boules de farine cuites dans du lait, auxquelles on ajoutait du sucre quand on en avait. Monsieur Moureaux a été fusillé par les Allemands la veille de la
  • 21. 21 Libération. Grâce à un camarade de l’UT (Université du Travail), Frans Willot, j’ai rencontré le coiffeur de Couvin, qui m’a conseillée de m’adresser au directeur de l’École Normale, pour voir si on ne pouvait pas y placer des enfants. Après la guerre, j’ai reçu une lettre me demandant d’intervenir auprès des autorités au sujet de ce directeur, qui avait été arrêté comme collaborateur ! Heureusement, des résistants locaux avaient pu évacuer les enfants à temps. Franz Willot par contre a mené sa vie de partisan dans la région de Charleroi. Je l’ai perdu de vue après la guerre, mais, des années plus tard, quand mon fils était à l’Athénée d’Etterbeek il a eu comme professeur Franz Willot et nous avons repris nos liens. Un jour de 1942, j’ai rencontré, sur la place de la ville haute à Charleroi, un autre camarade de l’UT, un garçon très gentil qui s’appelait Jean-Marc Defrise, à qui j’ai dit que j’allais partir en voyage avec mes parents. Je portais encore mon étoile jaune à l’époque. Quand il m’a demandé s’il pouvait me photographier j’ai répondu oui. Après la guerre, la police m’a rapporté la photo en disant qu’on l’avait retrouvée à la Gestapo ! Ce gentil garçon travaillait pour la Gestapo. Sa mère a eu le culot de venir me demander d’intercéder pour lui ! Elle prétendait qu’il avait voulu m’épouser pour m’éviter la déportation. En fait, j’ai appris qu’il s’était battu sur le front de l’Est. Une autre fois, où j’étais venue relever du courrier chez les Delespesse, je prenais un bain. Les Delespesse avaient une salle de bain, ce qui était plutôt rare à l’époque. Quel luxe de pouvoir prendre un bain ! Tout d’un coup, la grand- mère a crié : la Gestapo arrive ! Je suis sortie de la baignoire en quatrième vitesse et me suis rhabillée toute mouillée. Quand les hommes de la Gestapo sont allés vers l’arrière de la maison, j’en ai profité pour sortir par la porte de devant. J’ai erré dans les rues, ne sachant pas où aller. Je grelottais à cause de mes vêtements mouillés. C’est alors que j’ai eu la frayeur de ma vie. Au boulevard de Waterloo, je suis tombée nez à nez avec un ancien voisin de la rue du Fort, M.D.30, un enseignant que je connaissais bien. Pour devenir directeur d’école, il n’avait pas hésité à collaborer avec les Allemands. Il avait l’air aussi étonné que moi, pensant sans doute que j’avais disparu dans les rafles, avec les autres juifs. Il m'a demandé ce que je faisais là. Craignant qu’il me dénonce, je lui ai dit que j'étais pressée et je me suis enfuie. C'est alors que je me suis rappelé l'adresse du professeur Boulvin. Je suis allée chez lui et sa famille m’a hébergée quelques jours, le temps que je récupère de mes émotions et du refroidissement que j’ai inévitablement attrapé en me promenant toute mouillée en plein hiver dans les rues de Charleroi. » Un jour Juliette a voulu revoir ses parents, qui lui manquaient terriblement. Pour traverser Charleroi, où elle était plus que connue, elle s’est habillée de deuil, avec une petite voilette noire devant le visage, comme la coutume voulait à l’époque, parce que c’étaient les seuls vêtements qui se trouvaient là où elle logeait. Mais ses chaussures étaient rouges, ce qui détonnait complètement avec le reste. Quand elle est arrivée, son père l’a giflée (« la seule gifle de ma 30 Juliette préfère n’indiquer que les initiales, la famille D. n’étant en aucune manière responsable
  • 22. 22 vie » raconte Juliette), avant de lui expliquer qu’elle mettait non seulement sa propre vie en danger mais aussi celle de ses parents et de toute l’organisation. La nourriture était un souci constant. Elle avait tout le temps faim. Un jour, elle a reçu de l’argent et elle a décidé de s’offrir une gourmandise exceptionnelle : du pain blanc ! pour lequel elle a payé 90 francs, un prix exorbitant, au marché noir. Pour faire durer le plaisir, elle n’a mangé que deux tranches le premier soir. Le reste elle a bien emballé pour le lendemain. Mais le lendemain hélas, le « pain » était devenu dur comme de la craie, ce qu’il était en fait en grande partie. Une fois, Juliette est arrivée dans une famille après le souper. Pas question de leur dire qu’elle n’avait pas mangé : cela ne se faisait pas. Elle s’est donc couchée l’estomac vide. Au-dessus de la garde-robe elle a remarqué quelque chose qui ressemblait à des bocaux. Elle s’est levée et a découvert des pots de confiture. Elle avait tellement faim qu’elle en a ouvert un premier, puis un deuxième. Elle a mangé la confiture à même le pot, en mettant ses doigts dedans. Puis est venu le problème de comment se débarrasser des pots. Elle a dû les fourrer tout gluants dans son sac et les jeter loin de la maison. Les Allemands avaient inventé « Le secours d’hiver », un système de distribution de vivres pour les enfants et les malades (des choses comme de l’huile de ricin, des boîtes de « sardines », etc.). Il arrivait que les partisans faisaient des raids et volaient ces provisions pour les distribuer aux clandestins. Une fois – c’était dans la région de Liège. C’est son futur mari qui a raconté l’histoire dans l’attaque d’un train allant vers l’Allemagne, les partisans sont tombés sur des foulards Dior de luxe et pendant un certain temps tous les partisans hommes ou femmes ont porté des foulards Dior. Par la suite, cependant, tous ont reçu l'ordre de ne plus les porter parce que cela les rendait trop visibles. « Est-ce que j’ai eu peur ? Oui, bien sûr. Celui qui dit qu’il n’a pas eu peur ment. » Les règles de sécurité étaient très strictes. On travaillait par groupe de trois, dont un seul avait le contact avec l’échelon supérieur. Si un résistant avait un rendez-vous, il avait droit à cinq minutes d’attente, après quoi il devait quitter les lieux et se rabattre sur un rendez-vous de repêchage. Suite à la fermeture de l’ULB31, un jeune voisin de la famille Broder, Henri Flinker, qui deviendrait plus tard le mari de Juliette, faisait ses études à l’Université de Liège où il a repris contact avec la résistance. Son groupe de trois consistait, en plus de lui-même, de Jean Hansen, qui sera fusillé et d’Haroun Tazieff, le futur vulcanologue. Un jour Henri avait rendez-vous avec un camarade, qui était en retard. Il l’a attendu plus que les cinq minutes autorisées. Puis, le voyant arriver entouré de deux gestapistes belges, il a immédiatement pris la fuite. Mais les deux gestapistes 31 Il y a eu des mouvements de résistance à l’ULB, par exemple quand les Allemands ont voulu arrêter tous les professeurs juifs, ce qui a amené l’occupant à fermer l'ULB. Les étudiants ont été dispersés à Liège, à Louvain et même à Gand.
  • 23. 23 ont crié “Au voleur” et c'est la population belge qui l'a attrapé. C’est ainsi qu’il a été arrêté et envoyé à Buchenwald. Ce sont ces règles de sécurité pratiquées dans la Résistance qui expliquent, selon Juliette, un trait marquant de son caractère. Car ce fut une maniaque de l’heure. Elle voulait toujours des rendez-vous précis et si j’avais le malheur d’être en retard de quelques minutes, elle m’appelait pour savoir s’il ne m’était rien arrivé. Avec son fils, ce fut bien pire : combien de fois elle m’a appelé en panique parce que son fils n’était pas arrivé à l’heure prévue. Elle s’imaginait toujours le pire. Jean m’a d’ailleurs prévenue : « Si tu donnes ton numéro de portable à ma mère, elle t’appellera tout le temps. » Lui-même n’avait pas de portable… Juliette était consciente que c’était une manie, qu’elle attribuait en partie à sa nature de « mère juive », mais surtout à son expérience dans la Résistance. « Depuis lors, je ne supporte pas le moindre retard et c’est le cas , me dit-elle de pas mal d’anciens résistants. » Adhésion au Parti communiste C’est en juin 1943 que Juliette, qui jusqu’alors faisait partie des Jeunes communistes, apprend que dorénavant elle devient membre à part entière du PCB. Elle n’avait pas encore 18 ans. Peu de temps après, elle reçoit l’ordre de travailler au sein du Rassemblement National de la Jeunesse, l’organisation des jeunes du Front de l’Indépendance, qui comprenait non seulement des communistes, mais aussi des socialistes, des chrétiens et des libéraux. Juliette y travailla étroitement avec le président, Franz Guillaume, socialiste et qui deviendra plus tard bourgmestre d’Evere. « Il écrivait des poèmes, se souvient Juliette, et m’en a dédié un, que je garde encore précieusement. ». En décrivant beaucoup d’années plus tard le travail du RNJ, Juliette écrira « Le RNJ se distingua par sa résistance active contre la déportation et le travail obligatoire en Allemagne. Ses membres distribuèrent la presse clandestine (dont les propres journaux du RNJ, Vers l’avenir et Jeunesse nouvelle), firent des milliers d’inscriptions murales, distribuèrent des centaines de tracts, etc. Mais, le RNJ fut surtout une école d’où sortirent des partisans armés et des courrières…32 » Si la résistance était en quelque sorte une école pratique de communisme, la clandestinité ne favorisait naturellement pas l’éducation théorique. On n’avait pas non plus beaucoup de loisir pour réfléchir à l’après- guerre, en tout cas, pas à la base du parti. La grande majorité de la population ne voulait aucunement retourner à la société d’avant-guerre, avec ses privilégiés et ses exploités. Mais la tâche immédiate, dans laquelle les communistes et d’autres résistants se sont jetés corps et âme, était de chasser l’occupant nazi. 2 000 communistes belges y ont d’ailleurs perdu la vie. Contrairement aux vœux d’une société nouvelle répandus dans toute la population travailleuse, le programme du Front de l’Indépendance exigeait explicitement la restauration des « libertés constitutionnelles », c’est-à-dire de l’État bourgeois tel qu’il existait avant guerre. La direction du PCB va faire sien 32 Juliette Pierre, Le PCB avant, pendant et après la guerre 40-45, op. cit
  • 24. 24 ce programme, dans la perspective de participer au gouvernement à la libération. « En s’alliant – très justement – avec la bourgeoisie patriotique, au sein du front uni, écrira Juliette plus tard, le PCB est parti du principe « Tout pour le front » et, pour satisfaire à ce principe il va céder la direction du front à la bourgeoisie, il va abandonner son programme autonome pour faire sien uniquement le programme du front. (…) Le PCB s’est fait le représentant des aspirations immédiates des masses sans chercher à élever ces aspirations au- delà du but de « chasser l’occupant »… Or, il en avait la possibilité : le peuple se battait non seulement pour bouter dehors l’occupant mais aussi pour que soit établie – après ces années d’horreur que les intérêts politiques et la capitulation de la classe dirigeante avait permises - une société juste et fraternelle dont il voyait l’exemple dans l’URSS héroïque et martyre. Tout cela le peuple le voulait confusément, spontanément. Dissiper cette confusion, élever cette spontanéité à la prise de conscience, telle aurait dû être la tâche du PCB.33. » Cette absence de perspective va peser lourd dans les années qui ont suivi la guerre (voir chapitre suivant). Pendant l’occupation même, il n’était pas question d’émettre la moindre critique du programme du FI. À supposer qu’un résistant ait eu la clairvoyance de percevoir les dangers d’un tel programme, une telle critique n’aurait pu que mettre en péril l’unité de la résistance et en particulier faire le jeu des trotskistes, opposés en principe à un front avec la bourgeoisie. La Libération La Libération trouve Juliette et sa mère à Bezinnes, un hameau près de Namur, où les partisans allaient de temps en temps en repos. Pour ne pas éveiller des soupçons, elles doivent assister à la messe dominicale. Juliette explique à sa mère comment il faut faire et Tauba, en entrant dans l’église, met sa main dans le bénitier… et se retourne pour serrer la main de la personne derrière elle ! C’est à Bezinnes qu’elles entendent la nouvelle de l’avancée des Alliés, mais elles n’ont pas fini d’avoir peur, car elles voient des troupes passer sur la route et les prennent pour des Allemands. En fait c’étaient des FFI (Forces françaises de l’intérieur, les partisans français). Pourquoi les FFI se sont trouvés là, Juliette l’ignore. Peu de temps après, c’est Pierre Broder lui-même qui est arrivée en voiture pour les libérer ! C’est ainsi que toute la famille est rentrée à Charleroi en voiture. Quand j’ai demandé à Juliette quel avait était le moment le plus heureux de sa vie, elle m’a répondu : « Je dirais la Libération, mais la joie qu’on ressentait était tempérée par le souvenir des morts. Beaucoup de gens ne sont pas rentrés des camps… et beaucoup de collaborateurs avaient déjà réussi à fuir. Mon futur mari avait été étudiant à Liège. Il y est entré dans la résistance et est devenu d’abord adjoint du commandant des partisans, l’avocat Lejour, puis, après l’arrestation de celui-ci, commandant lui-même. Son meilleur ami, Jean Hansen, a été fusillé par les Allemands et lui-même a été capturé et envoyé à Buchenwald. Lorsqu’il est rentré, toute sa famille avait disparu dans les camps. » 33 idem
  • 25. 25 En 2007, alors qu’elle se trouvait dans un centre de revalidation après son accident, Juliette a eu la visite de quelqu’un qui, en mettant de l’ordre dans les papiers de son père défunt, s’est rendu compte que celui-ci avait été un vrai résistant pendant la guerre. Parmi les documents, il est tombé sur un article en français dans un journal yiddish. L’article, intitulé « Et maintenant, tu pleures » était signé Juliette Pierre. Pour lui, c’était un mystère : Juliette Pierre n’était aucunement un nom juif. Il s’est renseigné auprès du CEGES (Centre d’études et de documentation guerre et sociétés contemporaines), où on a pu lui dire de qui il s’agissait, qu’elle vivait encore et comment la contacter. Juliette avait complètement oublié cet article, mais s’est rappelé son indignation de l’époque face aux Allemands qui tout en n’ayant rien voulu savoir sur les camps, demandaient qu’on s’apitoie sur leur sort lors des bombardements alliés. Soixante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Juliette s’est confiée à l’hebdomadaire Solidaire : « Le 8 mai 1945, jour de la capitulation allemande, je me trouvais avec mes camarades de la Fédération du PC de Charleroi. Raoul Baligand, commandant national de l’Armée belge des partisans, héros de la guerre civile espagnole et héros de la résistance, nous entretenait, les larmes aux yeux, des camarades fusillés et de ceux dont on ne savait pas s’ils étaient vivants ou morts. Ce n’est que plus tard que l’on a pu faire l’épouvantable décompte. Je me souviens aussi que nous avons parlé des collaborateurs et évoqué les souvenirs, les actions. C’est pourquoi, le jour de la capitulation nazie fut fait pour nous de joie et de peine. Le peuple a manifesté ce jour et cette nuit-là, bruyamment et sans cacher sa joie. Il avait encore l’espoir d’une aube nouvelle. Il ne voulait pas le retour des « naphtalines »34. Aujourd’hui, la bourgeoisie a décidé de passer sous silence le 8 mai. Elle a trop peur de la Libération, peur des masses et des espoirs de celles-ci35. » 3. L’après-guerre La Libération n’a pas apporté le monde nouveau dont beaucoup avaient rêvé pendant l’occupation. Au contraire, les temps étaient durs. En 1946 et 1947 on a eu faim en Belgique, plus encore que sous les Allemands. Dans un gouvernement dirigé par des ministres qui s’étaient réfugiés à Londres sous l’Occupation, le PCB a reçu certains postes. Le parti était au sommet de sa popularité à cause du rôle qu’il avait joué dans la Résistance et de tous ses martyrs. L’immense prestige de l’Union soviétique, vainqueur de Hitler, se reflétait aussi sur le PCB. Tout le monde voulait être communiste. À la question, « Mais le parti n’avait-il pas perdu un peu de son âme en participant au gouvernement d’avant-guerre, revenu de Londres ? » Juliette répond, « On ne 34 Les officiers belges qui avaient caché leur fonction et s’étaient tu ou avaient collaboré avec les Allemands 35 Julien Versteegh, « Nom de guerre : Juliette Pierre », Solidaire, 11 mai 2005
  • 26. 26 voyait pas du tout les choses ainsi à l’époque. Au contraire, les communistes considéraient cela plutôt comme une consécration, leur dû en somme après les sacrifices de l’Occupation. » En fait, comme elle l’expliquera plus tard, les quelques ministres communistes n’ont pas été que des figurants, même si les quelques strapontins qu’ils ont obtenus (ministères du Ravitaillement, de la Santé, de la Reconstruction et de la Résistance) n’étaient pas exactement des sièges de pouvoir, tels les ministères de l’Intérieur ou de la Justice, par exemple. « Au lendemain de la Libération, le 5 septembre 1944, le Front de l'Indépendance établit son programme d'action immédiate avec le plein accord du PC. Ce programme appelle à la restauration de l'État, de ses institutions, de ses “libertés constitutionnelles”. Il appelle à la direction du pays le gouvernement belge d'avant-guerre, réfugié à Londres, ce même gouvernement qui fut si soucieux de protéger les fascistes belges et d'emprisonner les communistes. Le PC souscrira au programme du FI prônant “la collaboration étroite et loyale avec les autorités”, c'est-à-dire avec toutes les autorités légales du pays, à tous les niveaux, aussi bien autorités gouvernementales que judiciaires et policières, haut gradés de l'armée belge et autorités anglo-américaines qui font la loi dans le pays libéré. Il y avait un obstacle de taille à la réalisation de ce programme du FI soutenu par le Parti : les Résistants, les résistants qui ne s'étaient pas battus pour que reviennent au pouvoir les capitulards et ceux qu'on appelait “les naphtalines” c'est-à-dire les officiers et généraux qui durant la guerre avaient caché leurs beaux habits militaires dans les boules de naphtaline. Le peuple, la Résistance, criaient vengeance contre les traîtres, les collaborateurs, les capitulards. C'est avec l'aide du FI et de la direction du PC que le gouvernement, à participation communiste, bâillonna, étrangla la Résistance…36 » L’arrêté ministériel imposant la remise des armes par les résistants paraît au Moniteur le 14 novembre. Le Drapeau Rouge a beau proclamer dans un premier temps qu’il s’agit d’un faux et appeler les résistants à ne pas y donner suite, le fait est qu’au moins une des mesures d’application a été contresignée par le communiste Albert Marteaux, ministre de la Santé publique37. En plus, suite à une rencontre ce même 14 novembre entre le Général Erskine du haut commandement britannique et les trois ministres communistes, ceux-ci « se sont déclarés d’accord pour faire tout ce qui est possible afin d’assurer le respect de la loi et pour que tout se passe dans l’ordre38 ». Lorsque les résistants, qui refusaient unanimement de remettre leurs armes, manifestèrent le 25 novembre 36 Juliette Pierre, « Le PCB avant, pendant et après la guerre 40-45 », op. cit. 37 José Gotovitch, « Sous la Régence : Résistance et pouvoirs », Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 999 du 3 juin 1983, p. 19. 38 G. Warner, « La crise politique belge de novembre 1944 – un coup d’État manqué », Courrier hebdomadaire du CRISP n° 798 du 19 mai 1978, p. 14, cité dans « Le PCB avant, pendant et après la guerre 40-45 », op. cit
  • 27. 27 1944 rue de la Loi, débordant la gendarmerie dans la zone neutre, celle-ci fit usage d’armes à feu. Plusieurs manifestants furent blessés, dont certains gravement. Encore une fois, il incomba aux dirigeants communistes de rassurer le gouvernement – et les Alliés – qu’ils acceptaient que la Résistance soit désarmée et incorporée dans l’armée (dans la fameuse Brigade Piron) et qu’ils feraient tout pour empêcher de tels débordements, dont les autorités belges et les alliés avaient évidemment très peur. C’est ainsi qu’une nouvelle rencontre a lieu le soir même de la manifestation entre le général Erskine, Fernand Demany et Jean Terfve. « Demany assura Erskine qu’il n’avait nullement eu l’intention de franchir le cordon de police de la zone neutre et que ceci avait été fait de manière inattendue…39 ». « Le PCB aura donc eu l’ignoble mission de profiter de son influence dans la Résistance, en jouant sur l’esprit de discipline, pour que le désarmement devienne effectif et qu’ainsi “la légalité bourgeoise” triomphe. Ce triomphe, le PCB l’a voulu. » Alors que la volonté populaire aurait permis d’aller plus loin vers un nouveau type de société démocratique qui aurait pu ouvrir la voie à une société socialiste40. Cela, évidemment, était précisément ce que ne voulaient ni les autres ministres ni les dirigeants de la CSC41. Tous avaient passé « leur » guerre, non pas à combattre les Nazis, mais à dresser des plans pour éviter toute effervescence populaire à la Libération. L’Armée secrète, elle, avait dès 1941 prévu que son rôle à la Libération serait bien sûr de frapper l’ennemi, mais surtout de « maintenir l’ordre42 ». Le PCB, hélas, n’avait pas de contre-plan. Son attitude timorée devant la bourgeoisie, son manque de confiance dans le peuple, son incapacité d’analyser la situation en ont fait un oiseau pour le chat. La Guerre Froide aidant, son influence diminuera peu à peu et même s’il restera une force importante en Belgique au moins jusqu’aux années soixante, il ne retrouvera jamais la position qu’il avait au lendemain de la guerre. Entre-temps, « le PCB lance le mot d’ordre de “Production d’abord” et, faisant fi de la situation de la classe ouvrière qui continue à avoir faim, il condamne les grèves qui surgissent ça et là. (…) Le PCB au gouvernement, sous prétexte d’adoucir les effets pervers du capitalisme qu’il aide à se maintenir, à se conforter, deviendra son meilleur gérant, bien plus efficace que la social- démocratie dont la direction s’était déconsidérée durant l’occupation43. » Tout ceci n’est devenu clair à Juliette que des années plus tard. À l’époque, elle n’aurait pas pu imaginer la vie en dehors du PCB. « On aurait préféré mourir plutôt que de quitter le parti. Quelle fraternité ! On ne faisait jamais de la soupe sans se demander à qui on pourrait en apporter. » Lors du premier congrès du PCB de l’après-guerre, en 1945, ils étaient quelques-uns cependant à avoir été heurtés par la présence à la tribune de tant de nouvelles têtes, des 39 . ibid. 40 « Le PCB avant, pendant et après la guerre 40-45 », op. cit.. 41 Peter Franssen et Ludo Martens, L’argent du PSC, EPO, 1984, p. 26, cité dans « Le PCB avant, pendant et après la guerre 40-45 », op. cit. 42 « Le PCB avant, pendant et après la guerre 40-45 », op. cit. 43 ibid.
  • 28. 28 intellectuels qui avaient participé à la résistance mais qui n’avaient rien de communistes et que la direction avait manifestement pris dans ses rangs pour des raisons de prestige. Mais ce qui les a choqués le plus a été la position votée sur le Congo, platement colonialiste, même si elle prenait des accents anti- américains44. Avant-guerre, le PCB – contrairement aux communistes français, qui ont souvent eu une attitude plus qu’ambiguë à l’égard des colonies, allant jusqu’à exhorter, en 1937, les Algériens à ne pas lutter pour leur indépendance s’est toujours opposé à l’impérialisme belge. En 1945, rien que le titre du rapport, « Notre Congo : sauvegarder la paix et développer la civilisation » donne la mesure du changement de position. Néanmoins, Juliette et ses camarades ont tous approuvé le rapport d’Antonina Grégoire, responsable, au sein du Comité central, de la commission en charge de la question coloniale. « Faire autre chose équivalait à se mettre au ban du parti. On aurait fait le jeu de l’ennemi de classe. » Quelques années plus tard, Juliette aura l’occasion d’expérimenter ce que pouvait signifier la « suspension » du parti. La position du parti à l’égard de la colonie belge n’était pas sans lien avec son mot d’ordre de l’époque « Production d’abord ». Au nom de la reconstruction économique, le PCB s’est opposé aux grèves – alors que la situation matérielle des travailleurs était déplorable et a soutenu la politique de « cogestion » initiée par le gouvernement. Parlant en 1947, Edgard Lallemand, alors secrétaire général du parti, l’exprime clairement : « Le monde du travail et du capital doivent travailler sur un pied d’égalité à la gestion de la production. » Dans les faits, soit dit en passant, il n’a jamais été question d’égalité, la reconstruction devant s’opérer, aux yeux du gouvernement, au seul bénéfice des capitalistes. Les thèses colonialistes du PCB non seulement font écho à cette position de collaboration de classe45, elles y sont directement liées. Car d’après Jean Terfve, secrétaire national du PCB en 1945, « … nous trouvons encore une possibilité de remettre la production en marche pour une utilisation rationnelle des ressources de notre colonie. Celle-ci constitue une réserve quasi inépuisable des matières premières qui nous font défaut. Métropole et colonie peuvent former un bloc complémentaire46. » La Libération à Charleroi Après la guerre, Juliette, réunie avec ses parents, a continué à militer à la Fédération de Charleroi du PCB. Avec Victor Delpierre, elle était responsable de l’hebdomadaire local du parti, L’étincelle, un quatre pages, format du Soir, tiré à 2 000 exemplaires. Le journal consistait en grande partie en des correspondances ouvrières, rédigées par des membres de la base et contresignées par le dirigeant de cellule – on ne voulait quand même pas qu’on raconte n’importe quoi. Nous devions corriger le français et même les réécrire. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, contrairement à Liège, toutes les réunions du 44 Juliette Broder, « Le Parti communiste de Belgique et la question coloniale (1945-1961) », Études marxistes n° 44, décembre 1998. Voir plus loin 45 Voir Juliette Pierre , La double mort de Julien Lahaut, conférence, 1985 46 « Le Parti communiste de Belgique et la question coloniale », op.cit.
  • 29. 29 parti à Charleroi se déroulaient en wallon. Puis, on complétait le journal avec un éditorial envoyé par un membre du Bureau politique ou écrit parfois par Victor ou par Juliette, une demi-page de nouvelles locales et une demi-page de culture contribuée par Fernand Lefèvre. Dans un premier temps, on apportait la maquette à l’imprimerie Wellems-Pey, à Bruxelles. C’est là que les résistants avaient fait imprimer le fameux « faux Soir » pendant l’Occupation. Son patron avait été fusillé par les Allemands. Plus tard, on le faisait imprimer dans une imprimerie plus ancienne à Tournai, où on offrait à Juliette une bistouille47 quand elle arrivait le matin. La vente du journal, à laquelle Juliette participait aussi, se faisait aux portes des usines. Il ne restait jamais aucun invendu. Juliette, qui gardait tout, n’avait d’ailleurs plus aucun exemplaire. Elle avait l’habitude de le vendre aux trieuses d’une mine de la région, qui lui achetaient en général tous ses exemplaires. Un matin froid, cependant, où elle avait enfilé une veste en peau de lapin qu’elle avait reçue, elle n’a presque rien vendu. La semaine suivante, même chose. La troisième semaine, elle a demandé à une camarade de l’accompagner. Celle-ci a bien vendu, mais Juliette toujours presque rien. « C’est à cause de ton lapin » lui dit la camarade. Juliette était si gênée qu’elle a demandé de vendre à une autre mine… et elle n’a plus jamais porté la veste en question. C’est de cette époque que date sa rencontre avec Jules Bataille, un ancien ouvrier mineur qui faisait partie du comité fédéral du PCB de Charleroi après la guerre et qui allait devenir son « père spirituel ». Il avait lu énormément et était capable, dans n’importe quelle situation, de sortir une citation de Lénine qui éclairait le problème en discussion. Chaque fois que Juliette écrivait quelque chose, soit il la félicitait soit il la critiquait, une citation de Lénine toujours à l’appui. Déménagement à Bruxelles et mariage Juliette a connu Henri Flinker, dont la famille était voisine des Broder, toute jeune. Au début de l’occupation, il était parti faire des études de philologie germanique à l’ULB, puis, lorsque les Allemands l’ont fermée, à l’Université de Liège (v. page…). Là il a repris contact avec la résistance. Lorsque le commandant des partisans Lejour a été arrêté et fusillé, Henri Flinker l’a remplacé pour une partie de son travail. Son meilleur ami, Jean Hansen, a aussi été arrêté et fusillé. Lui-même a été arrêté et envoyé à Buchenwald. Lorsqu’il est revenu après la libération, c’était pour découvrir que ses parents, ainsi que son frère et sa sœur avaient tous disparu dans les camps. Il a repris ses études et tout naturellement, il s’est retrouvé souvent chez les Broder ou à Seraing chez la maman de Jean Hansen, que tout le monde appelait Tante Aurore. C’est en 1946 que Juliette et Henri ont décidé de se marier et c’est à la fin de cette même année que la famille Broder a déménagé à Bruxelles. Dès son arrivée, après avoir passé les examens d’humanités au Jury central, Juliette s’est inscrite à l’ULB comme élève libre en sciences sociales. 47 café auquel on a ajouté de l’eau de vie
  • 30. 30 Juliette se souvient que ses parents étaient strictes et ne supportaient pas qu’elle rentre tard le soir. D’autre part, c’est Pierre Broder qui a dit à sa fille qu’elle pouvait se marier, mais à condition de vivre d’abord six mois avec son fiancé pour être sûre de bien s’entendre avec lui ! C’est ainsi que le jeune couple s’est installé à un troisième étage de la rue Joseph Braemt à St Josse. C’est là, raconte Juliette, qu’elle s’est rendu compte que sa mère lui a tout appris, sauf à faire la cuisine ! Son compagnon, en désespoir de cause, lui a acheté un livre de recettes de Gaston Clément, « mais elles nécessitaient des ingrédients bien trop chers pour notre budget ». Plus tard, Juliette deviendra une excellente cuisinière. Le mariage a eu lieu en 1947. Le jeune couple s’est installé alors chaussée d’Anvers, près du local de la fédération bruxelloise du PCB. Bientôt, Juliette s’est retrouvée enceinte. « Il n’y a rien de plus prude que des communistes, me raconte-t-elle. Au lycée, les élèves se passaient des romans « cochons » de Victor Marguerite. Je n’étais donc pas complètement ignorante. Je savais par exemple que des homosexuels existaient. Mais il a fallu que je sois moi-même enceinte pour apprendre comment naissaient les bébés ! J’étais persuadée qu’on allait m’ouvrir le ventre et j’ai demandé timidement au médecin si la cicatrice serait importante ! Qu’est-ce qu’il a ri ! » Son fils, qu’on a appelé Jean, comme tant d’autres enfants de l’époque, après Jean Hansen, est né en 1948. Après la naissance, elle a reçu de son « père spirituel », Jules Bataille, le Staline du grand écrivain français, Henri Barbusse, avec un mot lui disant que maintenant elle devait apprendre à être une mère communiste. Tout en restant d’excellents camarades, Juliette et Henri devaient se quitter quelques années plus tard. Ils ont refait leur vie chacun de son côté avec des communistes et pour ce qui concerne Juliette avec un ancien commandant des partisans. Henri Flinker est resté membre du PCB jusqu’à sa mort en 1978? ? ? Entrée dans la vie professionnelle La vie n’était pas facile. Juliette était toujours aux études et son mari travaillait comme journaliste au Drapeau Rouge, le quotidien du PCB, où il ne gagnait pas grand-chose. Des années plus tard d’ailleurs, les journalistes du Drapeau Rouge, y compris Henri Flinker, ont fait grève, au grand scandale de Juliette. En attendant, les parents de Juliette les ont aidés au début, mais dès qu’elle a terminé ses études elle s’est mise à chercher du travail. C’est alors qu’une camarade du parti lui a dit que si elle cherchait un travail stable elle pourrait peut-être l’aider. Elle était amie avec le responsable du personnel du magasin « Au Bon Marché48 ». « Vas-y de ma part » lui dit l’amie, ce qu’elle a fait. Elle a été engagée tout de suite comme secrétaire de direction au département « Ameublement et décoration », où elle s’est formée sur le tas. C’est à la veille du jour où pour la première fois elle devait se rendre au boulot que son communiste de père lui a donné une leçon politique qu’elle n’a jamais oubliée : « Si un jour le patron t’applaudit, demande-toi ce que tu as fait contre la classe ouvrière. » 48 situé sur l’emplacement actuel de City 2 à la rue Neuve à Bruxelles