1. Le Rwanda: des Tutsi contre le régime
Extraits du livre «Kabila et la révolution congolaise» de Ludo Martens
Le livre "Kabila et la révolution congolaise" écrit par Ludo Martens et publié
chez EPO en 2002 contient un trésor d'informations et d'analyses qui sont
indispensables pour chacun qui veut comprendre la situation en Afrique
centrale.
Nous publions ici un extrait du chapitre 9 du livre concernant le régime de
Kagame au Rwanda. (pp 548-552)
28-08-2003
Le Rwanda est le seul acteur dans la guerre du
Congo à avoir retiré de cette aventure un profit
réel dans le domaine de la sécurité et de
l'économie.
En juin 1998, les Interahamwe opéraient avec
de grandes unités de 1.000 à 1.500
combattants à Gitarama, au centre du
Rwanda. Le pays semblait se diviser en deux,
au Nord de Gitarama régnaient les
Interahamwe.
En mars 1999, Gitarama est calme. Tous les
Interahamwe ont quitté le Rwanda pour aller se
battre au Congo dès le début de la guerre. Ils
pensaient que l'armée rwandaise y serait plus
vulnérable.
Reuters rapporte que les affrontements ont
pratiquement cessé dans les préfectures de
Gisenyi et Ruhengeri, les bastions traditionnels
des Interahamwe. Depuis des siècles, les
paysans rwandais y vivent sur les collines dans
des maisons dispersées. Conseillées par les
Américains, les autorités rwandaises ont créé des «villages stratégiques» comme les
Etats-Unis l'ont fait pendant la guerre au Vietnam pour couper le Vietcong de la
masse paysanne. 650.000 petits paysans rwandais ont ainsi été obligés de quitter
leurs maisons pour s'entasser dans des camps où ils vivent de l'aide internationale.
En mars, 480.000 personnes ont été ré-installées dans 172 villages, faciles à
contrôler par l'armée et la police.1
Un homme d'affaire occidental rapporte que de nombreux Blancs et privilégiés du
régime quittent Kigali le week-end pour visiter les plus beaux endroits de Ruhengeri
et Gisenyi ainsi que le lac Muhasi. Ces sites touristiques étaient inaccessibles
l'année passée.2
Le livre coût 40 euro et peut être
commandé chez EPO.
Sur le
site www.deboutcongolais.info vous
trouvez une presentation
exhaustive du livre.
2. La nouvelle bourgeoisie rwandaise
La nouvelle grande bourgeoisie rwandaise, essentiellement tutsi mais comprenant
aussi quelques Hutu, est une bourgeoisie parasitaire sans attaches au Rwanda. Née
dans l'émigration, cette nouvelle bourgeoisie bureaucratique et compradore a
conquis le Rwanda pour s'enrichir le plus vite possible. Fin 1995 déjà, un an et demi
après le génocide, un vieux tutsi retourné au pays m'a exprimé son dégoût pour
l'enrichissement ostentatoire des nouveaux dirigeants du FPR. Il critiquait leurs
mariages somptueux avec deux mille, trois mille invités alors que les rescapés du
génocide croupissent dans la misère la plus effroyable.
Le Rwanda est un des pays les plus pauvres de l'Afrique. Comment la nouvelle
bourgeoisie a-t-elle pu s'enrichir en cinq ans? Elle a utilisé trois stratégies.
La première: s'enrichir grâce au contrôle de l'appareil de l'Etat. Plusieurs de ses
membres ont été éduqués aux Etats-Unis et en Europe. Ils ont fait le pari de suivre
les instructions du FMI à la lettre pour recevoir un maximum de soutien de la part des
puissances occidentales. Les aides et les emprunts détournés sont la première
source d'enrichissement de cette bourgeoisie.
La seconde voie: servir le grand capital occidental. Dynamiques et entreprenants, les
bourgeois tutsi se présentent aussi comme les intermédiaires qualifiés des
multinationales. Mais comme le Rwanda est tellement pauvre, ils ambitionnent aussi
d'opérer dans le riche Congo voisin. Voilà pourquoi Kagame prône «l'intégration
régionale» et «la coopération économique régionale avec libre circulation des biens
et des personnes». Alors, dit-il, «les frontières sauteront d'elles-mêmes».3
La guerre actuelle est pour Kagame un moyen d'accélérer cette évolution. L'homme
d'affaires occidental, revenu en février 1999 de Kigali, dit que de plus en plus de
commerçants à Kisangani achètent leurs marchandises à Kigali. «Kigali devient
certainement un centre important pour le développement de l'Est du Congo. Quand
la paix reviendra, ce rôle ne pourra que s'accroître.» De nombreuses entreprises
sud-africaines s'établissent à Kigali, elles opèrent dans les domaines de la
distribution du pétrole, de la télécommunication, de la santé. «A la lumière de
l'ampleur de leurs investissements, il est clair qu'ils croient en l'avenir du Rwanda.»
Le pillage du Congo est depuis le début de la guerre d'agression la troisième source
d'enrichissement de cette bourgeoisie qui prend ainsi un caractère mafieux et
criminel. Parmi les entreprises sud-africaines établies à Kigali, on remarque De
Beers qui a ouvert un comptoir de diamants dans un pays où on ne trouve aucun
gisement... C'est dire avec quelle voracité les Rwandais volent au Congo.4
«Ils ne sont pas "Tutsi", mais grands bourgeois»
Mais cette bourgeoisie parasitaire, entassant les richesses dans un pays de famine,
est assise sur une poudrière.
Le même homme d'affaires déjà cité dresse encore le constat suivant: «Il y a un
sentiment croissant dans la population qu'une oligarchie tire pleinement profit de la
3. situation, mais que le reste de la population ne voit pas grand-chose du boom
économique».5
Un homme appartenant à la première génération du Front Patriotique, issu d'une
grande famille tutsi et que je connais depuis 1994, disait à un ami de passage à
Kigali: «Le programme de libération du FPR a été abandonné et ses auteurs écartés.
Les dirigeants actuels ont seulement l'obsession de l'accumulation de fortunes. Ils
tyrannisent la population et agissent de façon barbare. Ils ont profané le génocide qui
est devenu pour eux une marchandise de grande valeur, ils en profitent pour soutirer
de l'argent à leurs amis dans les pays impérialistes. Ils reçoivent aussi de l'argent
des impérialistes pour libérer des génocidaires qui sont soi-disant âgés ou malades,
tandis que les rescapés vivotent toujours dans la misère. Ils s'empressent d'imposer
des élections qu'ils gagneront à l'aide de leurs méthodes fascistes. Puis ils vont
recevoir de nouvelles aides de l'Occident pour la défense de la soi-disant
démocratie. La guerre du Congo n'a rien à voir avec la sécurité du Rwanda, mais
tout avec le pillage des diamants et de l'or. Ce sont nos jeunes qui paient le prix de
cette aventure au front. Il y a d'ailleurs une terrible répression contre les
progressistes dans l'armée. Tôt ou tard, le peuple rwandais va se libérer de cette
clique de traîtres».6
Cette prise de position courageuse montre bien que la guerre d'agression dont le
Congo est victime n'a rien à voir avec un soi-disant «complot hima-tutsi». L'homme
que nous venons de citer est un Tutsi dont les parents appartenaient à la noblesse. Il
prend position, non en tant que Tutsi, mais comme progressiste qui se préoccupe du
sort des masses pauvres du Rwanda. Il ne combat pas le régime rwandais actuel
parce qu'il est tutsi, mais parce qu'il est dirigé par de grands bourgeois, alliés aux
puissances impérialistes. Et c'est à partir de cette position de classe qu'il soutient
aussi le peuple congolais, qui subit l'agression de cette bourgeoisie.
L'idée d'une masse homogène tutsi qui serait sanguinaire, expansionniste,
dominatrice et qui aurait un projet d'empire hima-tutsi, est tout simplement aberrante.
C'est adopter une démarche raciste qui pourra toujours être manipulée par l'une ou
l'autre puissance impérialiste.
«La masse des hutu, tutsi et twa souffre...»
Jean-Pierre Mugabe était le directeur d'un journal très influent à Kigali, Le Tribun du
Peuple. Il fréquenta les milieux du pouvoir. Il était régulièrement dans le salon
politique du Président Buzimungu. En mars 1999, il a fui le Rwanda! Et il publia une
lettre ouverte à Kagame. «Tandis que la plupart des gens ne trouvent plus de quoi
manger et n'ont pas d'accès aux soins de santé élémentaires, une petite clique
d'autorités est en train de rivaliser de richesses. L'injustice est généralisée à l'égard
de toutes les composantes de la population qu'ils soient hutu, tutsi ou twa, sans
parler des laissés-pour-compte que sont les rescapés du génocide. L'unité que vous
prêchez est l'unité entre une clique d'autorités, hutu et tutsi confondus, mais
compères dans l'accaparement pour leur propre intérêt de toutes les richesses du
pays.»
Cette description des différences de classes sociales au Rwanda est assez
remarquable. Il y a d'un côté les bourgeois bureaucratiques, ceux qui ont l'autorité
4. dans le pays et de l'autre côté les pauvres qui n'arrivent pas à se nourrir ou à se
soigner. Au sein de la bourgeoisie, on trouve aussi bien des Hutu que des Tutsi,
tandis que la grande majorité des Tutsi, Hutu et Twa subissent l'injustice, les plus
misérables étant souvent les Tutsi ayant survécu au génocide qui ont perdu leur
famille et leurs biens.
«Le pays est aux abois à cause de l'AKAZU qui a embrigadé et paralysé tout le
régime et à cause de la mafia qui gangrène toutes les sphères administratives de
l'Etat, y compris son armée. Les autorités incompétentes s'adonnent au commerce
pour réaliser des gains plantureux et se constituer des avoirs à l'étranger. L'AKAZU,
la clique au pouvoir, privilégie les gens avec lesquels ils ont vécu dans les camps de
réfugiés rwandais en Ouganda. Le régionalisme et le favoritisme se manifestent dans
les nominations à des postes de responsabilité, dans l'octroi de marchés publics,
dans la privatisation et la vente des établissements publics. Il faut condamner
également l'appropriation de vastes étendues de terres par les dignitaires politiques
et les hauts officiers de l'armée.»7 C'est également une belle description de la
nouvelle grande bourgeoisie rwandaise qui a usurpé le pouvoir après la victoire
militaire contre le régime de Habyarimana. Cette bourgeoisie a comme noyau central
un groupe de militaires et d'hommes politiques qui se sont connus dans les camps
de réfugiés; ce noyau a élargi sa base en permettant à ses alliés, réunis sur une
base familiale ou régionale, de s'enrichir par tous les moyens. Cette bourgeoisie, qui
entasse des fortunes grâce au contrôle de l'Etat, est aussi liée aux capitalistes
occidentaux, elle est l'intermédiaire pour la commercialisation de leurs produits.
Jean-Pierre Mugabe n'est qu'un exemple parmi les nombreux Tutsi qui ont rompu
début 1999 avec le régime exploiteur et parasitaire installé au Rwanda. L'homme
d'affaires occidental déjà cité disait: «Beaucoup de membres de la diaspora sont
maintenant désillusionnés du nouveau Rwanda et ils parlent de retourner au Burundi
ou en Ouganda».8
L'infime minorité qui s'enrichit au détriment de la masse des tutsi, hutu et twa
rwandais, aura tôt ou tard des conflits avec les Tutsi congolais. On sait que de
nombreux Tutsi congolais ont fui au Rwanda en 1996, échappant de justesse aux
massacres commis par des Interahamwe, certains Hutu congolais et les FAZ. En
août 1998, au début de la guerre d'agression, le régime rwandais a voulu les utiliser
ces Tutsi congolais comme chair à canon. Pratiquement tous ces Tutsi congolais ont
refusé de se battre contre leur propre pays. Dès mars 1999, les indications se
multiplient que les contradictions entre le régime rwandais et les Banyamulenge
congolais s'aiguisent. Les autorités rwandaises auraient payé des forces
mercenaires qui se sont fait passer pour des Maï Maï et qui ont massacré une
centaine de Banyamulenge à Magunga. Reuters notait: «Un militaire (du RCD) disait
que les combattants banyamulenge de la zone de Fizi veulent maintenant combattre
l'armée du Rwanda dominé par les Tutsi rwandais».9
Misant tout sur la force militaire et la répression, le régime rwandais est miné par des
contradictions internes très fortes. La grande masse des paysans hutu appauvris est
hostile à la nouvelle bourgeoisie. Les Tutsi démocratiques se détournent de plus en
plus de cette petite minorité bourgeoise qui monopolise toutes les richesses. Le
régime rwandais est décidé à poursuivre l'agression du Congo jusqu'à la prise de
Kinshasa, mais il est assis sur une bombe à retardement.
5. Notes
1 B. BOSONGO, AFP, Kinshasa, 21 mai 1999. > Retour
2 Demain le Congo, 21 mai 1999. > Retour
3 Reuters, Kinshasa, 20 mai 1999. > Retour
4 AFP, Kigali, 18 mai 1999. > Retour
5 «Message du Président du 17 mai 1999.», ACP, Kinshasa, 20 mai 1999. > Retour
6 NCN, 10 février 1999. > Retour
7 BBC, 31 janvier 1999; NCN, 30 janvier 1999. > Retour
8 NCN, 16 février 1999. > Retour
9 Radio nacional de Angola, 4 février 1999. > Retour