Livre : Ernest Mandel, rebelle entre rêve et action
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Livre : Ernest Mandel, rebelle entre rêve et action
Johnny Coopmans
Etudes Marxistes nr. 80 - 2008
Introduction
Cette biographie d’Ernest Mandel (1923-1995)i mérite qu’on s’y attarde, ne fut-ce que
pour la description de l’évolution économique et sociale de la Belgique et de
l’actualité mondiale entre 1930 et 1995, même si ces faits sont envisagés sous un
angle très spécifique, à savoir la vie d’un militant politique marginal jusqu’au bout.
Mieux que n’importe quel autre, cet ouvrage démontre qu’il existe autant de courants
trotskistes qu’il y a de leaders trotskistes. Vie privée et vie politique sont chez Mandel
systématiquement mêlées ; bien entendu nos remarques ne porteront que sur la
dernière. J. W. Stutje tente dans ce livre de sauver son idole, même si pour cela il
doit se distancier des cabrioles politiques les plus grossières de Mandel. Être
quadrilingue (néerlandais, anglais, allemand et français) est un atout si l’on veut
comprendre toutes les citations.
Comparée à la biographie d’André Renard 1 écrite par Tilly, celle-ci manque parfois
de minutie, de clarté et d’objectivité par rapport aux différents courants. Les 325
pages du livre (auxquelles viennent s’ajouter environ 100 autres pages de notes)
s’avèrent néanmoins utiles pour tous ceux qui désirent comprendre le microcosme
des trotskistes dont les principales caractéristiques sont marginalité et non-
productivité pour atteindre leur société idéale, sans oublier leur anticommunisme.
D’une certaine façon, on peut dire que Mandel est effectivement resté entre rêve et
action. Si sa société idéale semble de gauche et socialiste, ses actes étaient
marginaux et souvent anticommunistes.
L’épreuve du feu : la Seconde Guerre mondiale
Mandel avait déjà approché le trotskisme à travers un mouvement de jeunes
sionistes avant que la guerre 40-45 n’éclate. Il avait fait de la résistance, même si ce
n’était qu’avec sa plume, au sein d’un mouvement marginal non rattaché au Front de
l’indépendance, ce qui lui avait valu de se retrouver en prison. Durant la guerre, il a
été écroué à deux reprises. Lors de sa première peine d’emprisonnement (en dé-
cembre 1942) en Belgique, il avait été libéré après le paiement d’une caution
exceptionnellement élevée. Selon l’auteur, il aurait toujours tenté de dissimuler ce
fait. De mars 1944 à mars 1945, il a purgé une nouvelle peine de prison en Belgique
et en Allemagne. Il s’est ensuite évadé, mais a été rattrapé et reconduit dans le camp
d’où il s’était enfui alors que normalement les évadés rattrapés par les nazis étaient
toujours exécutés sur-le-champ. La deutsche grundlichkeit a fait une exception ce qui
a permis à Mandel de glisser entre les mailles du fi let fasciste.
Durant la résistance, les trotskistes, dont Mandel, ont refusé de se joindre au Front
de l’indépendance. Ce front regroupait toutes les forces patriotes et le mouvement
ouvrier qui résistaient ensemble contre le nazisme. Le motif de l’absence ostentatoire
des trotskistes était leur opposition à une « politique chauvine d’union sacrée »
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(p. 57). Des membres de ce Front de l’indépendance avaient exécuté Walter Dauge,
un militant trotskiste connu du Borinage, coupable de collaboration. Selon l’auteur, à
Liège aussi, les communistes auraient mené la vie dure aux trotskistes. Mandel se
souvient : « Ils dépassaient toutes les limites, ils nous traînaient dans la boue et nous
traitaient comme des nazis, des fascistes et des collaborateurs. » Une saloperie
selon Mandel et, se référant au meurtre de Walter Dauge peu de temps après : « Ils
ne se sont pas limités à discuter simplement politique, ils sont passés aux actes. »
(P. 57.)
La manière dont ces événements sont abordés dans le livre est frappante. Il est dit
de Dauge qu’il était un militant influent dans le Borinage dans les années trente, mais
« qu’il avait rompu avec la politique durant la guerre et qu’il s’était engagé dans la
contrebande et avait noué des contacts louches avec les rexistes avant de périr sous
le coup d’une main meurtrière en 1944 » (p. 34). Ce que l’auteur ne dit pas c’est que
Dauge avait fait publier des articles dans le Pays réel du rexiste Degrelle. Degrelle
était le leader incontestable de la collaboration dans la partie francophone du pays,
le rédacteur en chef du quotidien fasciste. Impliqué dans une affaire de timbres de
ravitaillement, c’est dans le torchon rexiste que Walter Dauge pleurniche qu’il est
innocent et qu’il se garde par ailleurs de faire quoi que ce soit contre les Allemands.
« Mon parti (sic !), écrit-il, peut être considéré comme mort. Quant aux communistes,
ils m’ont toujours poursuivi d’une haine farouche. » (Pays Réel du 14-2-1942.) Et la
feuille rexiste de jurer aussitôt que Dauge est « un homme intègre et sincère ». Il y a
là un problème de sémantique. En choisissant le terme « main meurtrière », on fait
des résistants des criminels. Dauge a été exécuté par la Résistance. Il n’est
absolument pas question d’assassinat ici. Cette exécution a été revendiquée dans
le Drapeau rouge clandestin 2 !
Les années d’après-guerre, le trotskisme entre dans la clandestinité
Le livre consacre un long chapitre à la période 1950-1970 en Belgique. On pourrait
difficilement trouver un meilleur bilan de la fin de la tactique « entriste » des
trotskistes. Après la guerre, le trotskisme est tombé dans le discrédit. Les « épigones
» staliniens avaient gagné la Deuxième Guerre mondiale et porté le coup fatal au
nazisme malgré toutes les prédictions néfastes de Trotski en 1936. « Peut-on
espérer que l’U.R.S.S. sortira de la prochaine guerre sans défaite ? Répondons
nettement à cette question posée en toute netteté : si la guerre n’était qu’une guerre,
la défaite de l’U.R.S.S. serait inévitable. Sur les rapports de la technique, de
l’économie et de l’art militaire, l’impérialisme est infiniment plus puissant que
l’U.R.S.S. S’il n’est pas paralysé par la révolution en Occident, il détruira le régime né
de la révolution d’Octobre3. »
Nulle part au monde, les trotskistes n’avaient pu remporter une victoire ou instaurer
un régime à leur goût. Un tiers de la population mondiale (bloc de l’Est plus la Chine,
la Corée et le Vietnam) a adhéré au bloc socialiste au cours de la période 1944-1949
mais, pour le mouvement trotskiste, qui tenait sa première conférence d’après-guerre
en mars 1946, « seul un défaitiste petit-bourgeois superficiel voit dans le fait que la
guerre n’a pas débouché sur une révolution en Europe une dénégation de notre
perspective révolutionnaire (…) » (p. 72). Mandel qualifiait les nouveaux États
d’Europe de l’Est d’« États capitalistes en voie d’assimilation structurelle » (p. 80). Ce
n’est qu’en 1951 que Mandel aurait changé d’opinion à ce propos (p. 83). Stutje
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reconnaît que le fait que « l’Union soviétique soit, contre toutes attentes, sortie plus
forte de la guerre malgré les pronostics de Trotski » a engendré quelques difficultés
(p. 79).
Les trotskistes ont alors décidé, non sans quelques douloureuses confrontations
internes, de se joindre aux partis socialistes ou communistes. En France surtout, où,
six mois après un congrès international qui avait opté pour cette politique d’entrisme,
les trotskistes français se sont montrés récalcitrants (p. 136). En Belgique, les trots-
kistes avaient trouvé une oreille attentive auprès d’André Renard, le dirigeant
syndical FGTB liégeois qui les avait utilisés contre les communistes depuis la période
de résistance 4. L’hebdomadaire La gauche est créé sous son patronage (p. 101), un
journal oppositionnel de gauche au sein du Parti socialiste (PSB). Au même moment,
un braintrust hétéroclite (Evalenko, Yerna — que Stutje présente à tort comme issu
d’une famille de syndicalistes (p. 103) — Mandel, Brusson, Janne, etc.) prépare les
congrès idéologiques de la FGTB. Ces textes renferment des éléments
anticapitalistes, mais l’auteur les attribue indûment au seul Mandel 5. La rupture entre
Renard et les trotskistes intervient avant la grève de 1960-61. Après sa mort, on
réglera défi nitivement les comptes avec l’opposition de gauche au sein du PSB à la
suite du vote sur les lois de maintien de l’ordre en 1964.
Mandel avait réussi à surfer sur les mouvements de masse d’aprèsguerre (question
royale, grève contre la loi unique) et s’était ainsi fait une place au sein de la social-
démocratie. Mais en fin de compte, il s’est retrouvé tout seul puisqu’aucun effort n’a
été entrepris pour construire ou renforcer un noyau révolutionnaire unifié (comme le
PCB). Des centaines voire des milliers de militants ont perdu espoir ou sont rentrés à
la bergerie (PSB). Lors de la grande grève de l’hiver 1960, les trotskistes n’ont
défendu aucun programme politique sérieux si ce n’est la marche mythique sur
Bruxelles. La récupération par les socialistes n’en a été que plus facile par la suite.
De cette tactique de recrutement depuis l’intérieur du PSB, il n’est fi nalement resté
qu’un petit groupe marginal, la LRT, fondée en 1971 (p. 114).
Le prétendu enrichissement économique du marxisme
C’est incontestablement le passage le plus faible de cette biographie, car il manque
une synthèse des nouvelles thèses soutenues par Mandel. La thèse selon laquelle
Marx aurait été eurocentriste dans son analyse économique (Marx et Engels
n’auraient jamais « accordé une attention indépendante à l’Asie ou à l’Afrique
précoloniale », pp.168-169) est dans tous les cas complètement erronée. L’eurocen-
trisme ne se juge pas à la priorité qu’on accorde ou non à l’analyse des modes de
production précapitalistes. Marx fournit d’ailleurs des indications sur le mode de
production asiatique dans l’ancienne Chine. Marx fait une analyse économique de la
naissance et de l’évolution du système capitaliste, en se basant notamment sur
l’impérialisme anglais qui était dominant à l’époque. Son analyse de l’exploitation de
l’Irlande et de l’Inde par l’Angleterre reflète bien sa vision. Lénine a achevé cette
analyse à l’époque de l’impérialisme.
La longue théorie développée aux pages 185 et suivantes n’émane pas directement
de Mandel. L’apparition de crises structurelles (longues périodes de vingt/trente ans
de stagnation) avait déjà été consta-tée par de nombreux marxistes dès la crise
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générale de l’impérialisme qui avait suivi la Première Guerre mondiale. On ne peut
donc parler d’une géniale contribution de Mandel.
En 1964, Mandel a été invité à Cuba. Il y a participé au débat sur le fonctionnement
de la loi sur le contrôle de la qualité des produits sous le socialisme. Et en particulier,
sur la question de savoir si cette loi déterminait les investissements dans le secteur
socialiste. Selon Stutje, le Che a insisté sur une planification centrale, ce qui a été
contesté par Bettelheim. Cette discussion n’est pas seulement historique, mais aussi
toujours d’actualité compte tenu des développements en Chine. Selon Stutje, Mandel
aurait dit à ce propos en 1977 que ce débat en cachait un autre : « Derrière le débat
économique, un autre débat faisait rage – mais il n’était pas mené en public – le
débat sur l’orientation politique et sociale de la révolution sur le rôle des ouvriers et
sur le pouvoir. » (p. 198.) Les conseils ouvriers n’ont jamais vu le jour selon Stutje !
(p. 199.) Si on connaît un peu la structure sociale de Cuba, cette affi rmation est
vraiment très surprenante.
Quel panier de crabes !
Si on juge le militantisme de Mandel en se limitant au principe « Dismoi qui sont tes
amis et je te dirai qui tu es » on n’est pas loin du qualificatif d’« aventurier politique ».
Le secrétariat de la quatrième internationale fourmillait d’agents secrets, faux-
monnayeurs, carriéristes et organisations d’une seule personne dirigées par des
dictateurs despotiques narcissiques qui n’avaient à la bouche que la dictature du
parti sur le peuple dans les pays socialistes.
Stutje affirme sans la moindre preuve, que les trotskistes français ont été les
premiers à avoir soutenu le FLN d’Algérie dans leur lutte pour la libération (p. 146).
Mais leur amateurisme a surtout conduit à des dizaines d’arrestations pour fausse
monnaie et trafi c d’armes. Deux agents secrets hollandais avaient infiltré un
groupuscule trotskiste (pp. 153-155).
De même, le rôle des trotskistes en Argentine dans les années 70 était tout sauf
constructif. Selon l’auteur, tout a commencé avec Ja-nette Habel qui, lors du
neuvième congrès mondial de la quatrième internationale en avril 1969 à Rimini
(Italie), a déclaré que le temps des débats fumeux était révolu et que les guérilleros
latino-américains méritaient qu’on les soutienne (p. 240). Ainsi, Janette Habel, les
autres délégués français et leurs camarades latino-américains du même bord ont
soutenu le kidnapping et l’exécution de Salustro, le directeur de Fiat-Argentine.
Santucho, du PRT argentin, défendait l’attentat tandis que les trotskistes américains
le condamnaient, ce qui a engendré une crise interne au sein du mouvement
trotskiste international (p. 244).
L’heure de vérité
Le livre contient des informations très intéressantes sur l’intervention des trotskistes
lors de la révolte polonaise de 1956 (p. 140), lors de la crise polonaise de 1980 (p.
288 et suivantes) où il est dit que « le test polonais » constitue le plus gros effort
matériel jamais déployé par la quatrième internationale) et lors de la chute du mur de
Berlin en 1989. Cela prouve que le trotskisme a, en tout temps et en tous lieux,
combattu le communisme et approuvé non seulement la social-démocratie, mais
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aussi les forces les plus réactionnaires qui voulaient renverser ce qui restait du
socialisme. Le fait que l’auteur prend du recul par rapport aux cris de victoire
concernant la révolution antibureaucratique dont Mandel ne cessait de parler au
moment de la chute du mur plaide en sa faveur. Il considère cela plutôt comme le
chant du cygne d’un optimiste invétéré qui à la fin de sa vie a perdu le sens des
réalités. C’est peut-être la vérité, mais cela montre le côté subjectif de l’affaire. La
question principale est éludée : quelle était la fonction de ce type d’agitation politique
dans cette campagne de diffamation anticommuniste et hystérique lancée à l’époque
?
Conclusion
Le livre Ernest Mandel, Rebel tussen droom en daad de Jan Willem Stutje vaut la
peine d’être lu si on souhaite en savoir plus sur le trotskisme belge dont Mandel a été
le représentant incontestable. L’ouvrage compte plus de 1 700 notes de bas de page
concernant des documents dont un quart provient des archives sur Mandel. Plutôt
que d’anomalie, le trotskiste belge Abraham Léon parle du trotskisme lui-même dans
son texte : « Le sectarisme stérile et fataliste, maladie infantile du trotskisme »
(faisant écho au livre de Lénine sur la maladie infantile du communisme) lorsqu’en
1944, il écrit que l’on veut transformer notre parti (LCR) en un club de « faiseurs de
perspectives », de « discutailleurs » et de « coupeurs de cheveux en quatre » (p.
342).
In cauda venenum, disait-on autrefois. Ainsi, ce n’est que dans l’épilogue que les
choses deviennent vraiment claires, c’est un peu le côté tragique de Mandel. Il s’est
enterré lui-même et s’est complètement discrédité durant les dernières années de sa
vie par ses prises de position au moment de la chute du mur de Berlin.
Johnny Coopmans (johnny_coopmans@hotmail.com) est l’auteur de l’article sur la
grève de 1960-61 paru dans Études marxistes n°12. Il a traduit le livre de Harpal
Brar, Trotskisme ou léninisme, numéro hors série d’Études marxistes, EPO, 2003.
Notes
1. Pierre Tilly, André Renard, biographie, 832 pp, 2005, ISBN 2-87106-378-8
2. Dans Le Drapeau rouge clandestin, pages glorieuses de l’histoire du Parti
communiste de Belgique, 1971, Éditions de la Fondation Joseph Jacquemotte, p. 76,
un article dénonce le fait que Dauge a écrit une lettre publiée dans la rubrique des
lecteurs du journal Le Pays réel de Rex dans laquelle il présente ses excuses à
l’occupant allemand pour une affaire de timbres de ravitaillement. À la p. 227 du
même ouvrage, traitant de juillet 1944, on annonce l’exécution de Dauge : « Parmi
cinquante autres […] le vil collaborateur trotskyste W. Dauge a été supprimé. »
3. Trotski, La révolution trahie, Éditions de Minuit, Paris, 1963, p. 153, cité par Harpal
Brar dans Trotskisme ou léninisme, numéro hors série d’Études marxistes, EPO,
2003, p. 45-46.
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4. Après son retour d’Allemagne, le dirigeant syndical liégeois avait des contacts
réguliers avec les trotskistes et son journal clandestin était imprimé dans la même
imprimerie illégale que celle des trotskistes (p. 43).
5. Stutje va très loin dans ses interprétations, notamment lorsqu’il prétend sans hési-
tation que la brochure Vers le socialisme par l’action a été écrite par Mandel et que «
Renard avait juste apposé son nom ». (Stutje, p. 98.)
i Jan Willem Stutje, Ernest Mandel, Rebel tussen droom en daad, Houtekiet,
Anvers / Amsab-ISG, Gand, 2007, ISBN 978-90-5240-926-9