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Nous voici donc rendus au troisième et dernier tome des Dossiers
Cthulhu. Sherlock Holmes, qui approche désormais la soixantaine, y mène
toujours en secret sa guerre contre des forces cosmiques hostiles dont la
simple existence met à mal l’idée que l’humanité soit, d’une façon ou d’une
autre, une espèce supérieure dotée d’une place privilégiée dans l’ordre des
choses. Nous autres humains ne sommes ni bénis, ni spéciaux. Tel est le
message dérangeant qui ressort de ces textes, mais aussi des écrits de mon
lointain parent et quasi-homonyme H.P. Lovecraft. Aux yeux de certains
êtres divins, nous ne sommes guère plus que du bétail. Le caractère impie
de leur divinité indique que nous habitons un univers à l’abandon ; un
monde dans lequel le Dieu auquel nous donnons une majuscule n’est pas le
père aimant et parfait que nous vend la Bible, mais un bon à rien qui n’a
que faire de ses « enfants ».
Quoi qu’il en soit, une partie de l’action du présent ouvrage, Les Démons
marins du Sussex, se passe dans les environs de ma ville d’Eastbourne. Les
lecteurs des œuvres publiées du Dr Watson n’ignorent pas que Sherlock
Holmes s’est retiré dans ce coin du Sussex en 1903 afin de s’adonner, entre
autres activités, à l’apiculture. Watson, dans sa préface à Son dernier coup
d’archet, décrit sa retraite campagnarde comme « une fermette dans les
South Downs ». Dans « La crinière du lion », il nous donne des détails,
mais très peu : la fermette en question est « une maison de campagne […]
qui jouit d’un point de vue imprenable sur la Manche ». On estime en
général qu’elle n’est pas à plus de quelques kilomètres d’Eastbourne.
J’habite à l’extrémité ouest de cette ville, à deux pas du seul bâtiment de
cette zone qui corresponde en tout point à la description ci-dessus : une
petite ferme aux murs de silex à l’écart de la route reliant le cap Béveziers à
Birling Gap. (Je passe souvent devant en promenant mon chien.) L’endroit,
quelque peu austère, est battu par le vent ; j’imagine sans mal le grand
détective s’occupant de ses ruches à l’abri du massif d’arbustes qui délimite
en partie le périmètre de la propriété.
Les liens généalogiques que je partage avec Lovecraft sont peut-être
ténus, dans la mesure où, dans l’arbre familial, nous sommes perchés sur
deux branches très éloignées l’une de l’autre, mais mes liens géographiques
avec la côte du Sussex, où je suis né et ai vécu la plus grande partie de ma
vie, sont profonds. J’ai en moi la craie et l’herbe des collines de la région.
Le bruit des cailloux sous mes pieds, les rafales de vent salé, le chuintement
des vagues, l’ombre des nuages qui glisse vivement sur la mer, les vertes
ondulations fluides du relief… c’est tout cela que j’ai en tête quand je pense
à mon pays natal. Voilà pourquoi l’histoire racontée dans les pages de ce
tapuscrit résonne en moi plus qu’à l’accoutumée.
Les Démons marins du Sussex font aussi la part belle à Newford, une
drôle de petite ville serrée contre une plage de galets, entre deux avancées
de falaise qui font penser à des sourcils froncés. Newford, qui se trouve à
quelques kilomètres à l’ouest d’Eastbourne, se définit plus facilement par ce
qu’elle n’est pas. Ce n’est pas un port prospère, même s’il se trouve des
bateaux de pêche et des embarcations de plaisance pour appareiller depuis
son quai minuscule. La bourgade n’est pas assez pittoresque pour attirer les
vacanciers malgré quelques bed and breakfast et un unique hôtel fort
sinistre. Elle n’a pour ainsi dire aucun attrait historique en dehors de deux
fortins et d’un emplacement de canon datant de la Seconde Guerre
mondiale et tous tournés vers la France d’un air un peu pensif, comme s’ils
se remémoraient avec nostalgie leurs jours de gloire. À part cela, Newford
n’est qu’un dédale de rues étroites qui tournent autour de deux moyeux,
l’un spirituel, l’autre temporel : une église médiévale à la flèche de
guingois, et une zone commerciale piétonne dont la construction doit
remonter aux années soixante, et dont les magasins ne vendent rien qui
puisse intéresser un client sain d’esprit (mais du moins ce rien n’est-il pas
cher). La gare du village est tout au bout d’un embranchement sur la ligne
Hastings-Londres, mais rares sont les trains qui s’aventurent jusqu’au
terminus de cette voie unique ; il n’en arrive que quatre par jour, moitié
moins le dimanche. Peut-être des bus s’arrêtent-ils sur la rue principale ; je
n’en sais rien.
Mais ce dont Newford ne manque pas, c’est le mystère. En particulier, il
y court des rumeurs portant sur d’étranges humanoïdes amphibies qui
fréquenteraient les lieux depuis l’âge de fer voire plus tôt, à une époque où
– d’après les archives archéologiques – il n’y avait rien à cet endroit sinon
une poignée de cahutes que l’on aurait du mal à appeler un village. Les
créatures, connues sous le nom de démons marins, sont réputées émerger
des flots à la nuit tombée, en général après que la brume s’est installée, puis
rôder dans les rues de la ville. Leur venue est habituellement annoncée par
des lumières bizarres qui brillent sous la mer, à quelque distance de la côte.
Dans ces moments-là, bien en sécurité chez vous, il se pourrait que vous
entendiez le « flap-flap-flap » mouillé de pieds palmés sur le bitume. Si
vous avez un peu de bon sens, vous garderez votre porte fermée, vos
rideaux tirés, et vous ne vous aventurerez pas dehors. Des historiens locaux
affirment même qu’il y a eu, par le passé, des métissages entre les démons
marins et les habitants de Newford, et que les descendants des deux lignées
mêlées vivent encore dans cette ville. Ces hybrides ont des traits rappelant
nettement les poissons, et leur démarche paraît bien maladroite sur la terre
ferme. Au contraire, ils sont souvent doués pour la nage ; pour preuve, il
suffit de considérer la proportion statistiquement importante des athlètes
newfordiens ayant eu de bons résultats dans le domaine de la natation,
athlètes parmi lesquels on trouve un médaillé d’argent olympique en brasse
coulée et deux recordmen de la traversée de la Manche.
Je ne puis donner d’avis sur tout cela. Ce que je sais, c’est qu’une fois, le
conseil municipal a essayé de capitaliser sur ce folklore. Non loin de la zone
commerciale dont j’ai déjà parlé se dresse une statue représentant un démon
marin. Érigée dans les années soixante-dix, elle est sculptée dans le style
d’Elisabeth Frink. L’œuvre de bronze brut et piqué de trous a les membres
grêles et l’air assez sombre. Ses yeux sont globuleux. De son cou partent
des ouïes dilatées. Sa large bouche a des lèvres affaissées, pendantes, qui
me rappellent l’acteur Alastair Sim affectant son expression de
désapprobation la plus lugubre. D’ailleurs, et ce n’est peut-être pas un
hasard, nombreux sont les habitants de Newford sur le visage desquels j’ai
vu cette même expression.
La statue était conçue comme un attrape-touristes qui devait faire
connaître Newford. Les amateurs de curiosités et d’ésotérisme étaient
censés venir par hordes entières pour en apprendre plus sur la question.
Dans les années soixante-dix, la cryptozoologie – et le paranormal en
général – était particulièrement populaire. On espérait que les démons
marins deviendraient le Nessie de Newford et que Newford elle-même
finirait par avoir autant de prestige que le triangle des Bermudes ou la
zone 51. On ne devrait jamais sous-estimer l’optimisme des conseillers
municipaux.
Bien entendu, il n’en est rien ressorti. La statue est désormais couverte de
guano, et la plupart du temps, il se trouve quelqu’un pour poser une canette
de bière vide sur sa tête, voire – c’est plus amusant – une canette vide de
Monster, la boisson énergisante. C’est une plaisanterie récurrente ; il est
rare que la statue ne soit pas couronnée.
Maintenant que j’ai lu Les Démons marins du Sussex (et que je les ai
corrigés pour les publier), j’ai l’impression d’en savoir un peu plus sur
Newford et ses supposés visiteurs amphibies. J’en sais aussi un peu plus
long sur les dernières années de Sherlock Holmes et, en conséquence, je
ressens encore plus d’admiration qu’avant pour ce qu’il a accompli, ainsi
que plus de compassion pour l’homme lui-même. Si l’on en croit tout ce
qu’écrit Watson dans ce livre, le grand détective a vaillamment combattu
pour défendre le monde, et il a payé le prix fort. Nous qui vivons à plus
d’un siècle de distance, nous lui devons bien plus que nous ne le pensions.
J.M.H.L., Eastbourne, Grande-Bretagne
Novembre 2018
Dans mes œuvres publiées, j’ai donné l’impression que la retraite de
Sherlock Holmes dans le Sussex avait été dans l’ensemble une période de
quiétude et de contentement. J’y ai esquissé le portrait d’un homme qui
profite de son idylle rurale, parfois interrompue par l’appel du devoir.
L’apiculture, les monographies, la petite propriété dominant la mer ; que
pourrait demander de plus un gentleman citadin qui en a fini avec le
brouhaha et qui, si je puis continuer de paraphraser Shakespeare, a gagné
plus de batailles qu’il n’en a perdu ?
La situation était assez différente. Pour Holmes, comme pour moi, la
guerre n’était pas terminée. Il est vrai qu’il a totalement mis fin à son
activité de détective-conseil en 1903. À ce stade, il avait résolu quelques
affaires qui ne relevaient pas du surnaturel pour certains clients de très
haute extraction ; ceux-ci s’étaient montrés si généreux que Holmes était
désormais riche et indépendant. Il n’avait plus besoin du modeste revenu
que lui apportaient ces enquêtes sordides et terre à terre, ni de l’argent que
je lui donnais de ma poche. D’une certaine façon, il était libre.
Avant cette toute nouvelle liberté, Holmes avait eu de nombreuses fois
maille à partir avec R’luhlloig, le dieu précédemment connu sous l’identité
du Pr James Moriarty. R’luhlloig avait déclaré la guerre à Holmes en 1895,
comme je l’ai raconté dans le tome précédent de cette trilogie, Les
Monstruosités du Miskatonic. Au cours des huit années suivantes, ils
s’affrontèrent souvent, le soi-disant Esprit caché ayant décidé de harceler
mon ami sans relâche.
J’ai intégré de façon déguisée le récit de certains de ces affrontements
dans mes chroniques romancées des exploits de Holmes. Ceux qui ont lu
« L’homme qui grimpait », par exemple, n’ont aucun moyen de soupçonner
que la terrible transformation que subit le professeur Presbury, physiologiste
réputé de Camford, était le résultat d’une exposition aux spores d’un
champignon jusqu’alors inconnu de la science botanique et dont on pense
qu’il venait de l’espace. Les propriétés dudit champignon le conduisirent à
régresser jusqu’au stade de nos ancêtres primitifs. De même, les gens
ignorent que Godfrey Emsworth, le soldat blafard de la nouvelle
homonyme, souffrait d’une malédiction infligée par le sorcier d’une tribu
d’Afrique du Sud, malédiction qui le fit succomber à une nécrose
progressive de son corps, comme une sorte de mort-vivant. Quant au lion
censé avoir mutilé Mme Ronder, épouse du fameux artiste de cirque, disons
simplement que la bête, en réalité, n’était pas un lion.
R’luhlloig était derrière ces trois exemples parmi beaucoup d’autres. En
toute discrétion, il jouait le rôle de la puissance organisatrice. Ayant le
pouvoir d’introduire sa conscience dans l’esprit de toute personne réceptive
pour influencer son comportement, R’luhlloig mettait sur pied une énigme
suffisamment intéressante pour éveiller l’intérêt professionnel de Sherlock
Holmes, puis déclenchait son piège dans l’espoir de prendre et de tuer sa
proie. À plusieurs reprises, il faillit réussir. La violence de Presbury, digne
de la sauvagerie d’un homme des cavernes, la psychose née du traumatisme
d’Emsworth, et ce monstre léonin pour lequel je ne puis trouver de meilleur
nom que celui de fauve-garou, nous placèrent directement, Holmes et moi,
en situation de péril mortel. Heureusement, nous parvînmes chaque fois à
contrecarrer les plans de notre ennemi tapi dans l’ombre, mais non sans
payer de notre personne. Mon corps porte bon nombre d’horribles cicatrices
qui l’attestent.
En 1903, cependant, les affaires de ce genre s’étaient raréfiées. Holmes
sentait qu’il pouvait quitter Londres, s’éloigner du cœur des événements. Il
n’abandonna pas totalement ses enquêtes sur des crimes d’origine occulte
ou surnaturelle, mais on en portait tout simplement de moins en moins à son
attention. En conséquence, nous nous voyions moins. Je restai à
Marylebone et pris plaisir à pratiquer la médecine. Je profitai aussi de la vie
moins trépidante que m’apportait l’éloignement de Holmes. Ce fut un répit
pour nous deux. Toutefois, ni l’un ni l’autre nous ne croyions à un arrêt
complet des hostilités. En l’occurrence, c’était un sujet habituel de
conversation chaque fois que je descendais lui rendre visite dans le Sussex.
« Faire une pause, ce n’est pas arrêter, Watson, disait-il, et ceci ne peut être
qu’une pause. Nous nous trouvons dans le creux de la vague, et la prochaine
lame, je le crains, pourrait bien être la plus grosse et la plus puissante que
nous aurons jamais essuyée. »
Dans ces pages, je raconte l’arrivée de cette vague : le dernier
affrontement, que je qualifierais de fatidique, et même de fatal, avec
R’luhlloig.
Cet affrontement eut lieu à l’automne 1910, époque à laquelle les germes
du récent conflit mondial étaient déjà semés et prêts à pousser, quatre ans
plus tard, pour donner un terrible fruit couleur sang. Les grandes puissances
impériales de l’Europe avaient déjà failli en découdre en 1906 sur la
question du Maroc. Par suite de cette crise, il y avait eu renforcement des
alliances dans les deux camps, la Russie rejoignant l’Entente cordiale qui
existait entre la France et l’Angleterre, pendant que l’Allemagne, toujours
plus isolée et vindicative, formait sa propre coalition à trois avec l’Autriche-
Hongrie et l’Italie. Les positions étaient de plus en plus fermement établies
à cause d’une succession de disputes diplomatiques et de manœuvres
politiques qui semblaient n’avoir d’autre dessein que de se mettre le rival à
dos, telle l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie en
1908.
Notre nation était prise, sans nul doute comme les nations voisines, dans
une atmosphère fébrile, pleine d’hostilité et de méfiance. Les gens
éprouvaient un irrépressible pessimisme, comme si leur cœur était enchaîné
à une ancre. La guerre semblait inexorable. Ce n’était plus une question de
« si », mais de « quand ».
Rares sont ceux qui se doutaient qu’une autre guerre, aux proportions
infernales, cosmiques, avait déjà commencé.
J.H.W., Paddington
1928
À mon arrivée à la ferme de Sherlock Holmes, je m’aperçus vite qu’il
n’était pas chez lui. Le soleil se couchait et l’air se rafraîchissait, mais point
de lumière aux fenêtres et, alors que je remontais l’allée, je n’entrevis pas la
moindre lueur vacillante qui eût indiqué qu’un feu accueillant m’attendait.
Surtout, la maison avait cet air indéniablement désolé qui émane des
bâtiments inhabités, tel un corps que toute vie a quitté. Je ne fus pas très
surpris de l’absence de réponse lorsque je frappai à la porte.
J’étais pour le moins agacé. Holmes et moi avions planifié cette visite
quinze jours plus tôt, et il avait confirmé notre arrangement pas plus tard
que la veille, dans une lettre où il écrivait combien il avait « hâte de revoir
ce cher vieux Watson demain soir », et où il expliquait qu’il avait fait le
nécessaire pour que mon séjour fût « confortable et paisible ». Je lui avais
annoncé l’heure précise de mon arrivée. Et pourtant, il n’était pas là.
J’imaginai qu’il était retenu par quelque urgente course domestique, et
qu’il ne tarderait pas à montrer le bout de son nez. Toutefois, au fond de
moi, je savais qu’il pouvait y avoir une raison plus inquiétante à son
absence.
Je réprimai cette pensée en regardant la charrette anglaise qui m’avait
amené de la gare remonter lentement l’étroit chemin sinueux qui retournait
à Eastbourne. Je regrettai de ne pas avoir demandé au chauffeur d’attendre,
mais il ne m’était pas venu à l’idée que je pourrais rester sur le pas de la
porte.
Je pris mon mal en patience, et décidai de laisser trente minutes à
Holmes. Passé ce délai, je gagnerais le premier village à pied et prendrais
une chambre dans une auberge. Je n’osais attendre beaucoup plus
longtemps, car le jour déclinait rapidement ; or, je n’avais pas
particulièrement envie de parcourir à tâtons la campagne du Sussex en
pleine nuit.
Je m’assis sur le seuil et contemplai la vue. Du moins la ferme de Holmes
était-elle merveilleusement située ; la définition même d’un superbe
isolement. Il n’y avait pas un bâtiment en vue hormis Bell Tout, le phare
hors service qui était perché sur la falaise à quelque huit cents mètres de
distance. Devant moi, sous les rais dorés du soleil, la Manche scintillait
comme une gemme bleue au million de facettes. La brise qui soufflait sur la
prairie donnait comme des frissons de plaisir aux buissons – principalement
des ajoncs et des prunelliers – qui entouraient la propriété. Les mouettes
piaillaient en virevoltant au-dessus de leurs nids accrochés à flanc de
falaise, et les abeilles, dans les ruches de Holmes, vrombissaient
indolemment.
Je sentais moi-même la somnolence me gagner par suite du voyage
depuis Londres. D’ailleurs, sans doute piquai-je du nez un moment, car,
l’instant d’après, le soleil avait disparu ; le ciel était sombre, et le croissant
de la lune se levait. Je me levai d’un bond en me tançant pour ma stupidité.
J’allais devoir faire très exactement ce que j’avais espéré éviter : aller
chercher une chambre pour la nuit dans une obscurité prononcée. La lueur
des réverbères d’Eastbourne faisait un halo rayonnant sur lequel se
découpait le promontoire de craie du cap Béveziers, mais les ténèbres des
environs immédiats n’en étaient que plus denses.
J’allais ramasser mon sac de voyage lorsque j’entendis un léger
bruissement non loin, dans l’un des plus gros prunelliers. Je supposai tout
d’abord qu’il s’agissait d’un hérisson ou peut-être d’un renard qui
fourrageait dans les broussailles mais, quand le bruit se fit à nouveau
entendre, il m’apparut qu’il devait être produit par un animal bien plus
grand. De plus, je remarquai qu’il avait quelque chose d’indéniablement
furtif, comme si la créature en question s’efforçait, bien que sans succès, de
cacher sa présence.
Je fus aussitôt prêt à l’action. Ces trois décennies passées à partager les
aventures de Sherlock Holmes m’avaient enseigné qu’il ne fallait rien
prendre pour argent comptant, qu’il convenait de se méfier de tout. Si mon
instinct me disait d’être sur mes gardes, je devais l’écouter. Je savais en
particulier que je devais faire particulièrement attention aux choses qui se
meuvent dans les ténèbres ; or, il y avait surabondance de ténèbres dans ce
prunellier.
À tâtons, je trouvai le fermoir de mon sac, l’ouvris, et plongeai la main
dans ce dernier à la recherche de mon Webley. J’avais emporté mon
revolver alors même que j’étais en voyage d’agrément. Il me quittait
rarement, et était toujours chargé. Je savais que je pouvais en avoir besoin à
tout moment, et d’ailleurs, il me servait plus souvent que je l’aurais
souhaité.
Je le sortis d’un geste vif, l’armai, puis lançai un défi.
— Eh là ! je sais que vous êtes là. Sortez de votre cachette, qui que vous
soyez, ou sinon…
Pendant quelques instants, je me sentis un peu idiot. Peut-être s’agissait-il
juste d’un animal, après tout, auquel cas j’aboyais des menaces en vain.
Alors, une forme dissimulée sous le buisson se leva. La silhouette d’un
homme vêtu de quelque robe à capuche noire se découpa sur le ciel. Je ne
distinguais pas son visage, mais il ne faisait aucun doute qu’il me regardait.
— C’est bien ce que je pensais, grognai-je. Qui êtes-vous, bon sang ?
Que faisiez-vous dans ce buisson ? Vous comptiez me tomber dessus par
surprise, j’en suis sûr.
Mes questions demeurèrent sans réponse. L’homme se contenta de rester
immobile dans un silence sinistre. C’était un genre de moine, pour autant
que je pus en juger. Sa robe noire lui arrivait aux pieds et avait de longues
manches évasées qui lui couvraient les mains.
— C’est votre dernière chance, repris-je en agitant le revolver de façon à
ne laisser aucun doute sur le fait que j’étais prêt à en faire usage. Parlez.
Le moine resta immobile et silencieux. Troublé, je commençai à me
demander si, plutôt que d’un humain, il ne s’agissait pas de quelque
créature morte-vivante. Cette obstination à ne pas me répondre était un
comportement classique de revenant.
Je m’avançai vers lui, revolver pointé, déterminé à faire la lumière sur ce
mystère. Pour savoir si oui ou non il avait une substance physique, je
n’avais qu’à l’empoigner.
Il resta tranquillement immobile, et c’est seulement lorsque je parvins à
portée de main que je remarquai qu’il n’était pas seul. Deux autres hommes
portant des robes identiques quittèrent l’abri des buissons, de part et d’autre
de moi.
Ces deux-là étaient rapides. Ils me prirent au dépourvu. L’un saisit mon
poignet droit d’une main de fer et m’arracha mon Webley. J’étais trop
surpris pour l’en empêcher. L’autre glissa un bras autour de mon cou et me
fit une prise d’étranglement.
Bien sûr, je ne me soumis pas sans résistance à ce traitement brutal.
J’aime à penser que je me défendis bien. J’assenai quelques bonnes ruades à
mes assaillants et agitai les poings en tous sens. Cependant, ces hommes
étaient forts, et absolument déterminés à me maîtriser. Celui qui me faisait
la clé n’avait aucune intention de me lâcher, quand bien même je le rouais
de violents coups de coude. La tête commençait à me tourner sous la
pression de son bras. Le sang n’atteignait plus mon cerveau, pas plus que
l’air n’atteignait mes poumons. Je me débattis de plus belle, mais en vain.
Un instant plus tard, j’étais au sol, à demi inconscient, les mains
solidement liées dans le dos par une corde. Les trois inconnus discutaient.
Leurs voix me parvenaient étouffées par le brouillard de la somnolence,
comme si mes assaillants s’étaient trouvés dans la pièce à côté.
— Je crois que ce n’est pas lui, fit l’un. Ce n’est pas Sherlock Holmes.
— J’ai vu Holmes mardi dernier à Eastbourne, répondit un autre. (Son
accent du Sussex, comme celui de ses camarades, était à couper au
couteau.) Ce gars a le même âge, mais il est un peu plus petit et beaucoup
plus large. Et puis Holmes est rasé de près.
— Alors qu’est-ce qu’il fait chez Holmes ?
— Comment je le saurais ? Tout ce que je sais, frère, c’est que Holmes
n’est pas là et qu’on a attrapé le mauvais bonhomme.
— Eh bien, on ne peut pas le relâcher. Trop tard. Qui qu’il soit, après ce
qui vient de se passer, il ne va pas s’en aller tranquillement sans faire
d’histoires. Il va aller tout droit voir la police.
— Tu veux dire ce que je pense ?
— Rien ne doit interférer avec la cérémonie. Cette nuit, c’est le bon
moment pour nous. Les étoiles s’alignent. Kl’aach-yag attend. Nous
n’aurons jamais plus une occasion comme celle-là, alors nous ne pouvons
pas permettre que le moindre détail aille de travers.
— Alors tuons-le avec son arme et jetons le corps à la mer. On n’entendra
pas le coup de feu, il n’y a personne à des kilomètres à la ronde. On a prévu
de tuer au moins une personne cette nuit. Qu’est-ce que ça change d’en tuer
deux ?
— Un sacrifice, c’est une chose ; un meurtre, c’est très différent.
— La différence n’est pas si grande.
— Voici ce que je pense. On l’emmène. De toute façon, c’était ce qu’on
comptait faire avec Holmes, suivant les instructions de Frère McPherson.
Frère McPherson pourra prendre la décision qui s’impose.
J’en arrivai à la conclusion que ce Frère McPherson était le supérieur de
ces trois hommes. Ils semblèrent tous bien contents à l’idée de lui laisser la
responsabilité de mon sort.
— Qu’en pensez-vous, mes frères ? reprit celui qui avait fait la
suggestion. Ma proposition est-elle acceptable ?
Les deux autres acquiescèrent.
— Vous le connaissez mieux que nous, Frère Murdoch, fit l’un. Si c’est
ce que vous nous conseillez, je n’y vois pas d’objection.
Et c’est ainsi que l’on me releva et que l’on me fit remonter sans
ménagement l’allée, puis le chemin. Je n’avais pas la moindre idée de ce
qui allait m’arriver, mais le sort qui m’attendait ne pouvait qu’être terrible.
Mais où reste Sherlock Holmes ? pensai-je avec abattement.
Après avoir parcouru quelques centaines de mètres sur le chemin, nous
arrivâmes devant un camion garé sur le bas-côté, à l’abri d’un bosquet
d’aubépines. À la maigre lumière de la lune, je vis que le véhicule avait
deux places à l’avant et, à l’arrière, un long plateau de bois avec, sur les
côtés, des rebords peu élevés. À en juger par les pneus tachés de boue et le
plateau jonché de paille, on le réservait habituellement à un usage agricole.
On me força à grimper à l’arrière et à m’allonger sur le ventre. L’un des
hommes en robe – celui que ses compagnons avaient appelé Frère
Murdoch – se porta volontaire pour me garder et persuada celui qui avait
mon revolver de le lui confier.
— Il est attaché, mais on ne sait jamais. C’est un tigre, ce gars-là, même
s’il n’est pas tout jeune. Mieux vaut que je prenne le revolver, au cas où.
Tandis que Frère Murdoch me rejoignait à l’arrière du camion, l’un de ses
collègues s’assit au volant. Le troisième alla tourner la manivelle. Au bout
de deux ou trois tentatives, le moteur se réveilla dans un rugissement. Le
troisième homme monta à bord du véhicule, et nous partîmes.
Nous roulâmes une bonne demi-heure à la vitesse d’un homme marchant
d’un pas rapide. Si les cahots et grognements du camion ne m’aidèrent pas à
mettre de l’ordre dans mes pensées, je parvins néanmoins à assembler une
image à peu près cohérente de la situation dans laquelle je me trouvais. Mes
ravisseurs devaient appartenir à une sorte de culte, dans la mesure où ils
avaient parlé d’une cérémonie et d’un sacrifice. De plus, ils semblaient
vénérer l’une de ces entités impies avec lesquelles Holmes et moi avions
continuellement maille à partir depuis trente ans. Le nom qu’ils avaient
mentionné, Kl’aach-yag, ne m’était pas familier, mais les dieux venus du
ciel étaient légion, et personne n’en avait encore dressé la liste exhaustive.
Sans compter qu’il en naissait sans cesse, puisque ces créatures
s’accouplaient et engendraient des rejetons, tout comme les humains. En
r’lyehen, Kl’aach-yag signifiait « Amas Pulsatile » ; un nom qui, malgré
son côté grotesque, n’avait rien de bien inhabituel.
J’essayai plusieurs fois de voir le visage de Frère Murdoch mais, sous
son capuchon, je ne parvins à distinguer qu’un menton avec des
rouflaquettes, et des yeux dans lesquels se réfléchissait l’éclat de la lune. Il
paraissait fort concentré sur sa tâche. Le Webley ne tremblait pas malgré les
fortes secousses du camion. J’avais le sentiment qu’il n’hésiterait pas à tirer
si je tentais de m’échapper ; mais de toute façon, je n’étais pas vraiment en
mesure de le faire.
Enfin, le véhicule descendit une série de lacets et se gara au bord d’une
plage. Frère Murdoch, d’un signe de mon revolver, m’indiqua que je devais
débarquer, puis nous longeâmes tous la plage juste au-dessus de l’estran
délimité par les écheveaux de corde et les algues brunes desséchées. Les
galets s’entrechoquaient sous nos pieds, les touffes de chou marin
bruissaient au vent, les vagues bouillonnaient. J’étais loin d’avoir
abandonné tout espoir de me sortir de cette périlleuse situation, mais je
n’avais toujours pas trouvé comment faire. Je me rassurai en me disant
qu’une occasion allait se présenter. Il me suffisait d’attendre mon heure.
Au pied d’une longue falaise particulièrement haute et déchiquetée, nous
parvînmes devant une ouverture dans la roche. Au-delà, il y avait un tunnel
qui, présumai-je, devait mener à une caverne. Un cultiste attendait à
l’intérieur, une torche allumée à la main, pour nous accueillir.
— C’est lui ? s’enquit-il. C’est ce nuisible de Holmes ?
— Non. Quelqu’un d’autre. Holmes n’était pas chez lui, mais nous avons
trouvé ce type à la place.
— Un ami à lui ?
— On ne sait pas. On espère que Frère McPherson saura quoi faire de lui.
— Frère McPherson a d’autres chats à fouetter pour l’instant. Tout ce
qu’on vous demandait, c’était de pincer Holmes. Vous n’avez fait que
compliquer les choses.
— Ce n’est pas notre faute. Il a pointé un revolver sur nous.
— Bon, mais c’est sur vous que ça retombera, mon frère. Allez, entrons.
Il est presque l’heure.
L’homme à la torche s’engagea dans le tunnel et nous le suivîmes en file
indienne, moi en avant-dernier, Frère Murdoch fermant la marche. La
galerie était juste assez haute pour nous dispenser de nous baisser, mais si
étroite que nous ne passions pas à deux de front. À l’intérieur régnait une
atmosphère nauséabonde, mélange d’algue pourrie et d’eau saumâtre, mais
aussi d’une autre odeur à la fois plus légère et plus fétide. Nous
descendîmes une pente sur une cinquantaine de pas puis, d’un coup, le
tunnel s’ouvrit sur une caverne de bonne taille.
Sur toute sa périphérie, des torches logées dans des fissures révélaient des
murs de craie brute qui montaient en se courbant jusqu’au plafond. L’air
était moite et le sol était parsemé d’une dizaine de bassins naturels remplis
d’une eau salée, verte et visqueuse. La mauvaise odeur était plus forte à cet
endroit ; à la limite de la puanteur de putréfaction.
Quatre autres cultistes étaient rassemblés près du centre de la caverne, ce
qui en faisait huit en tout. Je ne voyais pas leurs visages, mais ces hommes
attendaient, me semblait-il, avec une certaine appréhension.
Au milieu du groupe se tenait une cinquième personne, une jeune fille ; et
à sa vue, mon cœur se serra d’indignation, car elle n’était clairement pas là
de son propre chef. Elle portait des vêtements de tous les jours et jetait
autour d’elle des coups d’œil éberlués, désemparés, tout en chancelant
légèrement. Elle ne pouvait avoir plus de dix-huit ou dix-neuf ans, et eût été
fort belle sans cet air perdu et hagard.
Lorsqu’elle me vit, elle essaya de dire quelque chose, mais il ne sortit de
sa bouche que des marmonnements confus. Puisque, comme elle, je ne
portais pas la tenue des cultistes, peut-être me voyait-elle comme un allié,
un sauveur potentiel. Ses problèmes d’élocution et la lassitude généralisée
de son attitude me laissèrent penser qu’on l’avait droguée pour s’assurer de
sa docilité.
Je bouillais. Cette fille devait être la victime prévue pour le sacrifice dont
je les avais entendus parler. Un sacrifice humain. L’abominable cérémonie
de cette nuit-là avait pour but de prendre la vie d’une innocente afin
d’apaiser Kl’aach-yag et de s’attirer les bonnes grâces du dieu.
Je ne pus me retenir de laisser libre cours à ma colère.
— Fripouilles ! m’exclamai-je. Vils païens ! Libérez-la tout de suite. Si
vous voulez faire une offrande, vous n’avez qu’à me tuer moi. Épargnez-la.
Un homme s’écarta de la sinistre assemblée et vint vers nous. D’une voix
cultivée, il demanda à mes ravisseurs de lui expliquer qui j’étais et pourquoi
ils m’avaient amené. En lui faisant leur rapport, ils l’appelèrent Frère
McPherson ; mais j’avais déjà deviné son identité à son air d’autorité.
— Alors Sherlock Holmes est toujours dans la nature, fit McPherson.
Nom de nom ! J’aurais dû me charger de lui quand il est venu fureter chez
moi, ce matin. Il m’a pour ainsi dire accusé d’avoir enlevé Maud et m’a dit
qu’il n’aurait de cesse qu’il ne l’ait retrouvée.
En entendant le nom de « Maud », la jeune fille gémit et marmonna. Je
supposai qu’elle réagissait, quoique de façon incohérente, à son propre
prénom.
— Il a aussi juré qu’il apporterait la preuve concrète que j’étais lié à sa
disparition, poursuivit McPherson. Si seulement j’avais eu l’occasion de
l’abattre sur-le-champ pour en finir. Je suis sûr qu’il est sur nos talons en ce
moment même. Tant pis. Trop tard pour lui. L’heure approche. Kl’aach-yag
va avoir son offrande, et lorsque coulera le sang de ma petite Maud, la
Confrérie de l’Amas Pulsatile obtiendra tout ce qu’elle désirera et méritera
par la grâce de notre grand dieu. N’est-ce pas, mes frères ?
Les autres cultistes émirent un grondement grave d’assentiment.
— Alors préparez-vous. Nous sommes tous là, l’assemblée est complète,
et la configuration des cieux est favorable. Faisons venir Kl’aach-yag de
son royaume. Avant la fin de la soirée, chacun de nous se verra accorder son
vœu le plus secret, le plus cher ; ce vœu, nous l’aurons payé avec la vie de
Maud Bellamy, dont la valeur est rendue d’autant plus exceptionnelle par
l’amour que je lui porte et qu’elle me porte.
— Bandit ! hurlai-je.
J’eus un mouvement si brusque que deux des cultistes qui me gardaient
se sentirent obligés de me saisir chacun par un coude pour me retenir.
McPherson haussa les épaules avec suffisance.
— Pestez tant que vous voudrez, vieil homme, qui que vous soyez. Cela
ne changera rien. Vous ne tarderez pas à rejoindre Maud là où elle va.
— Détachez-moi et nous verrons cela.
Peu impressionné par ma menace, McPherson se retourna et rejoignit
Maud Bellamy d’un pas nonchalant. Il sortit un long couteau aiguisé des
plis de sa robe. Je me débattis dans l’espoir de me libérer de l’emprise des
deux hommes qui me tenaient, mais sans succès.
Les autres cultistes s’écartèrent de façon à former un demi-cercle, puis
entonnèrent une psalmodie solennelle. McPherson scandait en r’lyehen des
formules que je savais être des invocations rituelles, et ses frères les
répétaient dûment, ce question-réponse évoquant quelque catéchisme
blasphématoire. La lumière des torches paraissait faiblir à mesure que la
psalmodie se faisait plus forte et passionnée. Le point culminant arriva
lorsque huit voix s’écrièrent à l’unisson : « Iä, Kl’aach-yag ! Iä ! Iä ! »
Quelque chose bougea dans les bassins. Leur surface visqueuse se mit à
onduler et tourbillonner.
À cet instant, je sentis une main tirer discrètement sur mes liens, et une
voix – une voix que j’aurais reconnue entre toutes – me murmura à
l’oreille :
— Préparez-vous, Watson, mon vieil ami. Quand je passerai à l’action,
faites de même.
De l’un des bassins, puis d’un autre, puis de tous, émergèrent des formes
gélatineuses. Chacune consistait en un moyeu hémisphérique et transparent,
bordé de tentacules délicats, presque aussi fins que des fils et eux aussi
limpides. Ces sortes de méduses dont le corps allait de la taille d’un poing
serré à celle d’un ballon de football se propulsaient hors de l’eau et
retombaient sur le sol de la caverne dans un tortillement ondoyant tout à fait
écœurant. Elles sortaient en processions décousues, les plus vives rampant
sur les plus lentes ; face à un tel nombre, je fus bien obligé de supposer que
lesdits bassins n’étaient pas de simples flaques comme on en trouve
habituellement dans les rochers du bord de mer, mais de véritables puits qui
s’enfonçaient loin sous terre, peut-être tous reliés à un même réservoir qui
servait de nid commun à ces créatures.
Bien qu’atterré par l’apparition soudaine et bizarre de l’armée de
méduses, j’étais assez soulagé, voire heureux ; car la voix qui venait de me
murmurer à l’oreille n’appartenait à nul autre que Sherlock Holmes. Il se
faisait passer pour le membre de la Confrérie de l’Amas Pulsatile que les
autres appelaient « Frère Murdoch » et était, en l’occurrence, l’un des deux
hommes qui me retenaient. Maintenant que j’avais un meilleur aperçu de
son visage, je vis que de la pâte à maquiller en transformait les contours et
qu’une barbe fournie, présumément fausse, ornait son menton. L’éclat acéré
de ses yeux, cependant, ne laissait aucune place au doute.
Holmes avait habilement desserré mes liens et était armé. Tout à coup, la
situation n’était plus aussi favorable aux cultistes.
Les méduses migrèrent à un bout de la caverne, où elles commencèrent à
s’amasser. Elles se grimpèrent les unes sur les autres, s’entremêlèrent de
manière à former un gros agglomérat de corps mous et de tentacules
maigrelets, agglomérat qui se dressait plus haut qu’un homme. L’odeur
fétide qui s’en échappait était vraiment répugnante, comme la puanteur du
tréfonds de l’enfer. Plusieurs cultistes eurent des haut-le-cœur, mais pas
McPherson. Il brandit le couteau avec une grande allégresse. Quant à la
pauvre Maud Bellamy, le peu de bon sens qui lui restait l’abandonnait à
grande vitesse. Ses yeux se révulsèrent, et des gémissements, sortes de
miaulements étranglés, sortirent de sa gorge.
Les méduses agrégées se déplacèrent de conserve. Elles palpitaient toutes
au même rythme, comme si elles avaient partagé les mêmes battements de
cœur. Curieusement, en se serrant les unes contre les autres, les créatures
glissantes produisaient des sons qui formaient des mots. Chaque syllabe
était constituée d’un détestable bruit mouillé de succion évoquant un
glouton qui ferait claquer ses lèvres ; et cependant, ce que disait la créature
était intelligible, à condition de bien connaître le r’lyehen.
— Donnez-la-moi, disait Kl’aach-yag l’Amas Pulsatile, être composé
d’une multitude. Apportez-moi ma nourriture, que je me sustente en me
gorgeant de son miel.
Sous les instructions de McPherson, un cultiste tira Maud Bellamy vers la
bête.
— Forcez-la à se mettre à genoux, dit le chef du culte. Faites vite, mon
frère. Bien. Maintenant, tenez-lui la tête en arrière. C’est ça.
La gorge de la jeune fille était exposée. McPherson mit le couteau sous le
menton de sa victime, fil vers le haut. Il allait égorger Maud Bellamy
comme une génisse à l’abattoir.
— Maintenant, Holmes ? sifflai-je.
Je n’imaginais pas que mon ami pût retarder l’échéance un instant de
plus.
— Maintenant, confirma-t-il.
Je fis un brusque mouvement de côté et donnai au cultiste qui était sur ma
gauche un coup d’épaule qui le renversa. Pendant ce temps, Sherlock
Holmes, à ma droite, visa soigneusement avec le Webley et tira.
La balle atteignit McPherson au bras. L’impact le fit tourner sur lui-
même puis, dans un jappement de douleur, il s’effondra et lâcha son
couteau.
Au son du coup de feu, tous ses comparses se figèrent. Kl’aach-yag lui-
même cessa ses avides bredouillements masticatoires.
— Vite, Watson. La fille. Allez la chercher. Je vous couvre.
Je m’élançai vers Mlle Bellamy. En chemin, mes liens tombèrent. Un
cultiste se plaça devant moi pour m’intercepter. Je le repoussai de la main
tel un demi d’ouverture écartant un trois-quarts qui s’apprêterait à le tacler.
Je n’étais plus jeune, loin de là, mais je pouvais me déplacer avec célérité
quand la situation l’exigeait, et je n’avais pas trop perdu de mon savoir-faire
de rugbyman. Le cultiste qui tenait Mlle Bellamy essaya à son tour de
m’attaquer, mais Holmes le chassa d’une balle bien placée, qui ricocha sur
le sol de la caverne à quelques centimètres à peine de ses pieds et projeta
une gerbe de fragments de craie.
Je saisis la malheureuse jeune femme par les épaules et l’emmenai à
distance de cette masse glauque et baveuse de Kl’aach-yag. Comme nous
rejoignions Holmes, McPherson se releva brusquement en poussant un
rugissement de rage. Son bras blessé pendait, inerte, à son côté, mais
McPherson brandissait désormais le couteau de l’autre main.
— Ramenez-la ! Satané Holmes, il y a des mois que j’attends ce moment.
Maud est pour ainsi dire ma fiancée. Kl’aach-yag sait ce que la lui laisser
signifie pour moi. Il ne permettra pas qu’on lui prenne ce qu’il désire, et
moi non plus !
— En effet, dit Holmes, il ne le permettra pas. (Il se mit à parler en
r’lyehen.) Kl’aach-yag, puisque l’on t’a privé d’un festin, prends-en un
autre. Je t’offre Fitzroy McPherson, professeur de sciences à l’école des
Pignons, et la plus noire des canailles qui aient vécu sur cette Terre.
McPherson ne semblait pas parler aussi couramment que nous cette
langue d’un autre temps et d’un autre monde, mais il reconnut son nom et
comprit la teneur du message. Il se retourna vers Kl’aach-yag. Le sang
s’écoulait de son bras et gouttait sur le sol, rouge vif sur le blanc de la craie.
— Non, non, ne l’écoute pas, ô tout-puissant, protesta-t-il en agitant la
main dans la direction de Mlle Bellamy. Ce n’est pas censé être moi, le
sacrifié. C’est elle. C’est elle !
Le dieu, cependant, n’était apparemment pas du même avis, car, tout à
coup, une vingtaine de tentacules jaillirent et emprisonnèrent les membres
de McPherson. Ce dernier hurla en tranchant les vrilles à coups de couteau,
mais chaque fois qu’il en coupait une, une autre sortait tel un serpent pour
la remplacer. Le professeur fut vite enveloppé d’une toile faite de ces
excroissances charnues, et Kl’aach-yag l’attira lentement mais
inexorablement vers lui, tel un pêcheur moulinant pour remonter sa prise.
Les cris et tortillements angoissés de MacPherson me firent comprendre que
les tentacules étaient garnis de vésicules venimeuses qui le piquaient à
travers sa robe. L’horreur de sa position ne lui échappait pas, et il savait
qu’il ne pouvait rien faire pour s’en sortir.
Finalement, Kl’aach-yag le pressa tout contre lui, et des méduses
individuelles se coulèrent sur le cultiste, le recouvrirent et l’engloutirent
dans leur entité collective. Ses cris prirent un timbre plaintif, chargé de
sanglots, puis se turent lorsque Kl’aach-yag l’absorba complètement. Après
cela, comme tout le monde dans la caverne, je ne pus que le regarder
suffoquer à l’intérieur du dieu. Ses mouvements devinrent de plus en plus
faibles et spasmodiques, puis cessèrent tout à fait.
Alors, avec une rapidité presque indécente, le corps sans vie de
McPherson se désintégra. Kl’aach-yag le digérait. La peau fondit, révéla les
muscles, les tendons et les veines, qui se liquéfièrent à leur tour jusqu’à
disparaître en ne laissant que les os nus. Cela me rappela mes cours
d’anatomie à l’école de médecine, même si, dans le cas présent, la
dissection du cadavre avait pris moins d’une minute au lieu de se prolonger
sur plusieurs séances.
Lorsqu’il ne resta qu’un squelette, Kl’aach-yag se dispersa ; toutes les
méduses qui le composaient se séparèrent, regagnèrent leurs bassins avec
des bruits mouillés et entrèrent dans l’eau en glissant. Les os tombèrent sur
le sol avec fracas.
Les survivants de la Confrérie de l’Amas Pulsatile restèrent figés, comme
sonnés. Holmes, sans baisser le revolver, me signala qu’il valait mieux en
profiter pour s’éclipser avec Mlle Bellamy. Je passai devant et, faisant
escorte à la jeune femme, remontai le tunnel en direction de la plage.
Holmes nous suivit en marchant à reculons. Si le moindre cultiste s’était
mis en tête de nous poursuivre, Holmes aurait sans doute tiré pour
l’encourager à reconsidérer cette idée. En l’occurrence, je pense qu’ils
étaient tous trop abasourdis par le sort sinistre de leur chef pour se décider à
agir.
À l’entrée de la caverne, Holmes émit un puissant sifflement strident.
Rapidement, un contingent de la police du Sussex arriva sur la plage en
pataugeant dans l’eau. Il apparut que les policiers avaient attendu le signal
de Holmes dans un canot ancré en mer, à quelque distance.
— Voici Mlle Maud Bellamy, inspecteur Bardle, dit mon ami au
fonctionnaire le plus gradé. (Holmes s’était défait de son maquillage et de
sa barbe.) Saine et sauve, comme promis. Veillez à ce qu’on la
raccompagne chez ses parents à Fulworth, et à ce qu’elle reçoive dès que
possible des soins médicaux. Vous trouverez dans cette caverne des gens
assez perturbés ; vous pourrez tous les arrêter pour tentative d’assassinat en
bande organisée. Le chef de ladite bande n’est plus en état d’être jugé, c’est
bien dommage, mais les autres, je le subodore fortement, vous suivront sans
faire d’histoires. Il serait bon que vous envoyiez aussi des agents à l’école
des Pignons, où ils trouveront un professeur de mathématiques du nom de
Ian Murdoch ficelé et bâillonné dans sa chambre. Il faut l’arrêter aussi.
Enfin, inspecteur, si je puis me permettre une recommandation, vous
devriez réquisitionner quelques bâtons de dynamite afin de faire sauter
l’entrée de cette caverne et de la condamner à jamais.
Plus tard, comme Holmes et moi prenions un verre de brandy, installés
dans son salon, mon ami se confondit en excuses.
— Je suis absolument désolé, Watson, de vous avoir mêlé à cette affaire.
Le temps pressait, et je ne voyais aucune autre possibilité. En l’occurrence,
votre implication involontaire s’est révélée être une bénédiction. Votre
revolver m’a donné un avantage décisif.
— Pourquoi ne pas m’avoir prévenu que vous étiez en pleine enquête ?
demandai-je. Un petit télégramme aurait suffi.
— Jusqu’à ce matin, j’ignorais qu’une crise allait éclater. La partie était
en cours, mais je ne pensais pas que son dénouement était si proche.
Cependant, peu après le petit déjeuner, le vieux Tom Bellamy, magnat de
l’industrie de la pêche de Fulworth et père de Maud, est venu me supplier
d’enquêter sur la soudaine disparition de sa fille. Elle était sortie faire son
petit tour quotidien et n’était pas revenue. La première pensée du père fut
qu’elle s’était enfuie avec Fitzroy McPherson, son fiancé. Bellamy
désapprouvait leurs fiançailles et ne l’avait pas caché aux deux intéressés.
Non seulement Maud était considérablement plus jeune que son promis,
mais, en tant qu’héritière d’une petite fortune, elle avait bien plus de
moyens qu’un simple maître d’école. Bellamy craignait que l’argent fût,
plus que l’amour, la principale motivation de McPherson. Il m’a demandé
de rendre visite à ce dernier.
— Pourquoi ne pas s’en être chargé lui-même ?
— Il a dit qu’il n’était pas sûr de se maîtriser en présence de McPherson,
surtout s’il s’avérait que Maud se trouvait avec lui. Il risquait de se laisser
aller à ses instincts les plus bestiaux. Il savait que je me montrerais plus
diplomate et circonspect. Et aussi que j’étais l’ami de McPherson.
— Vous ? L’ami de ce monstre ?
— Enfin, dire que nous nous connaissions serait plus exact. Il se trouve
que je m’entends très bien avec Harold Stackhurst, directeur des Pignons.
C’est grâce à lui que mon chemin a croisé à quelques reprises celui de
McPherson dans un contexte mondain. Même chose pour Ian Murdoch,
professeur de mathématiques à l’école.
— Dont vous avez pris la place ce soir.
Holmes acquiesça.
— En l’occurrence, je n’ai été que trop heureux d’accéder à la requête de
Tom Bellamy en jouant les intermédiaires, car j’avais déjà des raisons de
croire que McPherson n’était pas franc du collier. Lors de nos dîners, après
un ou deux verres, McPherson avait tendance à devenir légèrement bavard,
et en ma présence, il a un jour laissé échapper une référence à la géométrie
non euclidienne au cours d’une discussion générale sur l’architecture. Il a
affirmé que, bien qu’il soit possible de construire des structures sur des
bases non euclidiennes, les angles et tenseurs de courbures hyperboliques,
lorsqu’on les contemple à l’échelle monumentale, pourraient induire
psychose et démence dans le cerveau humain.
— Comme on le dit de la cité engloutie de R’lyeh, domaine de Cthulhu.
Arpenter ses rues, c’est rechercher la folie.
— Certes. C’est ce qui m’a fait penser pour la première fois que
McPherson n’était pas un simple maître d’école. Je me suis ensuite
débrouillé pour obtenir de lui rendre visite dans son bureau, à l’école, sous
prétexte de discuter d’un sujet qui nous intéressait tous deux, à savoir la
chimie. Le bureau d’un homme en dit long sur lui, en particulier les
étagères, et celles de McPherson se sont avérées fort révélatrices. Glissées
entre les manuels scientifiques de rigueur se trouvaient des éditions
anglaises des Manuscrits pnakotiques, de De Vermis Mysteriis et de
Daemonolatreia, pour n’en citer que trois.
— Pas de Necronomicon ?
Les étagères du bureau de Holmes débordaient d’innombrables ouvrages
du même genre, dont non pas un mais deux exemplaires de l’effroyable
grimoire dont je venais de citer le titre.
— Non, Dieu merci, répondit Holmes. J’orientai la conversation sur les
cultes ésotériques, en réaction à quoi McPherson, jusque-là cordial et
expansif, se ferma. J’affirmai qu’aux quatre coins du pays on trouvait des
bandes d’acolytes sous la coupe d’anciens dieux étranges. Je considérais ces
gens comme une menace pour eux-mêmes et pour le public dans son
ensemble, car ils frayaient avec des forces qu’ils ne pouvaient ni
comprendre, ni contrôler. McPherson eut vite fait de les ravaler au rang
d’excentriques. « N’importe qui peut porter une robe, allumer des torches et
psalmodier un quelconque salmigondis autour d’un autel fait de bric et de
broc en se donnant l’illusion d’être entré en contact avec des dieux, a-t-il
dit, tout comme il est facile d’acheter une planche de ouija et de tenir une
séance de spiritisme en salon en étant persuadé de communiquer avec le
monde des esprits. » Il m’est apparu comme une évidence qu’il n’exprimait
pas là le mépris d’un homme de raison qui rejette la superstition, mais
plutôt celui du professionnel qui se moque des amateurs.
— Il protestait trop pour être honnête, m’est avis, dis-je en détournant
Shakespeare.
— Ah ah ! en effet. Par la suite, j’ai entrepris de noter soigneusement les
habitudes de McPherson et ses allées et venues. Il avait en ville plusieurs
associés qu’il allait régulièrement retrouver au pub ou dans d’autres lieux
de ce genre. Ian Murdoch comptait parmi ces gens. J’avais la nette
impression qu’ils étaient très complices, et en écoutant discrètement leurs
conversations sous divers déguisements, j’ai réussi à glaner certaines
allusions qui m’ont donné matière à m’inquiéter. Vous voyez le genre de
sujets. Et puis, il y a trois jours, alors que je filais McPherson dans
Eastbourne, je l’ai vu entrer chez un tailleur sur Cornfield Terrace, d’où il
est ressorti les bras chargés de paquets imposants. Je suis aussitôt allé dans
le magasin et, sur une intuition, j’ai demandé au vendeur à l’air assez
satisfait s’il avait des articles dans le domaine monastique ou cérémoniel. Il
a bien vite admis qu’il venait de fournir une commande lucrative de ce
genre. « Huit robes noires pour une pièce sur l’histoire de l’ordre
bénédictin, m’a-t-il révélé. Une nouvelle production qui se monte à
l’Hippodrome royal dans le courant du mois, c’est ce qu’a dit le client. » On
pense rarement à ce genre de détails terre à terre, dans les enquêtes sur des
crimes occultes, mais ils peuvent s’avérer d’une importance capitale.
— Que serait un cultiste sans sa robe, après tout ?
— Absolument. J’avais désormais la preuve que McPherson, Murdoch et
compagnie avaient probablement pour projet de mettre en œuvre quelque
rite, même s’il me restait à en déterminer la nature ou le degré de gravité.
Ainsi, ce matin, Maud Bellamy ayant mystérieusement disparu, l’affaire a
atteint un point critique. Je suis allé voir McPherson à l’école, en
conformité avec la requête de Tom Bellamy, et j’ai lourdement sous-
entendu que je le savais responsable de l’enlèvement de la fille. Je n’en
savais rien, bien entendu, en tout cas je n’avais aucune certitude à ce sujet,
mais j’espérais que ce bluff constituerait une menace crédible et pousserait
McPherson à y réfléchir à deux fois avant de perpétrer l’horrible méfait
qu’il préparait, quel qu’il fût. Sa réaction sanguine m’a conduit à penser
qu’il ne renoncerait pas.
— Vous auriez dû rosser cette crapule.
— Sous quel prétexte, Watson ? Et si je m’étais trompé à son propos ? Si
Mlle Bellamy avait eu des démêlés avec quelqu’un d’autre ? C’était
improbable, bien sûr. Sa disparition n’était sans doute pas une coïncidence
sachant que son fiancé était un individu louche qui préparait un sale coup.
Ils auraient facilement pu se donner rendez-vous ; il l’aurait endormie, peut-
être au moyen de chloroforme, puis l’aurait emmenée dans quelque
cachette. Toutefois, je n’avais pas la moindre idée d’où elle pouvait se
trouver, ni aucun lien concluant entre sa disparition et ce que préparait
McPherson. Mon seul recours était d’infiltrer son groupe.
— En vous faisant passer pour Ian Murdoch.
— J’ai commencé par prendre la précaution de me rendre chez Murdoch
pour le neutraliser, puis je l’ai forcé à me dire où et quand il devait retrouver
ses confrères cultistes.
— Forcé ? demandai-je non sans une certaine ironie. Par quel moyen ?
Magique ou physique ?
— Physique. Je manquais de temps.
— Et quel degré d’intensité physique cela a-t-il demandé ?
— Un moindre degré que vous ne pourriez le croire. Murdoch – bien
moins rusé et obstiné que son ami McPherson – était assez intimidé par la
facilité avec laquelle je l’avais maîtrisé, et il s’est donc mis à table sans
faire d’histoires. Les choses se précipitaient. J’ai téléphoné à l’inspecteur
Bardle. C’est un homme sensé ; par le passé, il nous est arrivé de nous
associer, et il en a tiré quelque avantage. Je lui ai dit ce qui se passait, et il a
accepté de placer des agents dans un canot, prêts à intervenir à mon signal.
Ensuite, j’ai entrepris de me grimer en Murdoch qui, par chance, a à peu
près ma taille et ma carrure. Je m’en suis assez bien sorti, tout bien
considéré, y compris pour la barbe broussailleuse et le nez un peu crochu ;
et puis j’ai réussi à imiter sa gestuelle, et même son accent du Sussex. C’est
un homme du cru. Bref, je suis parvenu à me faire passer pour lui, surtout
dans le noir et enveloppé dans la robe que je lui ai empruntée. Je suis allé à
l’endroit du rendez-vous, où j’ai retrouvé deux des frères de Murdoch. C’est
à ce moment que j’ai appris que nous allions faire un premier arrêt chez
moi, et que notre première tâche était de tendre une embuscade à Sherlock
Holmes afin de le capturer. Et c’est là, Watson, que vous intervenez.
D’ailleurs, je suis bien content que vous vous soyez retenu de me tirer
dessus. Cela aurait certainement perturbé mes plans.
— Et moi, je suis bien content que vous vous soyez opposé à l’idée de
me tuer.
— Cela aurait certainement perturbé vos plans à vous. En fait, j’étais plus
qu’heureux d’avoir mon Watson à mes côtés pour m’attaquer à la Confrérie.
C’était comme au bon vieux temps.
Je poussai un soupir de tristesse.
— Peut-être, mais je ne suis plus aussi jeune qu’alors, et je ressens plus
vite le contrecoup de mes efforts physiques. J’ai mal à l’épaule, après être
resté allongé, attaché, à l’arrière de ce camion, et je crains de m’être fait une
élongation à un tendon de la jambe lorsque j’ai traversé la caverne au pas de
course pour rejoindre Mlle Bellamy. Vous, par contre, vous n’avez pas
vraiment l’air de ressentir les effets de vos frasques de ce soir. Si j’ose
m’exprimer ainsi, vous me paraissez positivement frétillant, et pas que cette
nuit. Chaque fois que je viens vous rendre visite, je remarque que l’âge ne
semble pas avoir de prise sur vous. Vous n’avez presque pas de cheveux
gris, et pour ainsi dire aucune ride ; de plus, je ne remarque pas chez vous le
plus petit début d’infirmité physique. Il est assez vexant de vous voir rester
si jeune, pendant que moi, je m’enfonce dans la décrépitude. Quel est votre
secret ?
— Le miel, répondit simplement mon ami. Le miel que je récolte dans
mes ruches. C’est une substance tout à fait remarquable, pleine d’enzymes
et de sucres qui sont excellents pour la santé. Vos prédécesseurs dans la
profession médicale s’en servaient pour soigner les blessures, vous le
saviez ? Personnellement, je trouve qu’il stimule efficacement mes niveaux
d’énergie ; il m’apporte bien plus de bénéfices et bien moins de
désavantages que la cocaïne. J’irais jusqu’à dire que le miel est mon
ambroisie personnelle. Il me confère la longévité, tout comme le faisait la
nourriture des dieux de l’Olympe. Et bien sûr, il y a aussi l’air marin, dont
les propriétés revigorantes sont bien connues.
— Peut-être devrais-je moi aussi prendre ma retraite sur la côte et y
élever des abeilles, dis-je. Mais je suis un indécrottable Londonien ; trop,
sans doute, pour quitter définitivement cette cité magnifique. Elle me
manquerait, quand bien même moi je ne lui manquerais pas. Quelle
importance peut avoir la perte d’un habitant dans une ville qui en compte
près de sept millions ? (Je réprimai un bâillement.) Bon, vous n’êtes peut-
être pas épuisé, Holmes, mais moi si. Je crois qu’il est grand temps que je
me traîne jusque dans mon lit.
Je dormis profondément et sans rêver, mais pas longtemps ; car aux
petites heures de la nuit, mon sommeil fut interrompu par la clameur
stridente du téléphone de l’entrée. J’entendis Holmes descendre l’escalier
pour aller répondre.
— Allô. Sherlock Holmes à l’appareil. Oui, mademoiselle, je prends
l’appel. Allô ? Mycroft ? Oui, c’est Sherlock. Moins vite, Mycroft. Répète.
Mycroft ! Il faut que tu te calmes, je comprends à peine ce que tu me dis.
Cesse ton charabia. Mycroft ? Mycroft, quel que soit le problème, écoute-
moi. Je te demande de ne pas bouger. Ne va nulle part. Ne fais rien
d’inconsidéré. Je serai là aussi vite que ce sera humainement possible.
Je sortis de la chambre d’amis au moment où Holmes raccrochait le
téléphone. Il était perplexe et passablement anxieux.
— C’était votre frère ? fis-je. Que voulait-il ?
— Je ne saurais vous le dire. Mycroft… bredouillait, il n’y a pas d’autre
mot. Il était totalement incohérent. Je n’ai pas compris un traître mot de ce
qu’il racontait. Il a principalement passé la conversation à répéter mon nom
en boucle.
— Juste ciel ! Pensez-vous qu’il soit malade ?
— Je ne sais que penser, répondit-il, laconique. Tout ce que je sais, c’est
que je file m’habiller pour monter le plus vite possible à Londres.
— Et moi, je vous accompagne. Si Mycroft souffre d’une méningite
cérébrale ou – ce qu’à Dieu ne plaise – d’une attaque, il aura besoin de mon
aide, et vous aussi.
— Je ne vous contredirai pas, Watson. Je ne vous demande qu’une chose,
c’est de vous dépêcher.
Nous gagnâmes Eastbourne à pied à la froide lumière grise de l’aube et
attrapâmes le premier train pour Londres. Nous arrivâmes un peu avant
7 heures à Victoria Station, d’où un cab nous emmena vers St James Street.
Les affaires de Mycroft ne le faisaient jamais quitter cette zone dans
laquelle se trouvaient ses deux lieux de prédilection, le Club Diogène et le
palais de Westminster, ainsi que son appartement.
Il était encore assez tôt, et les rues de la capitale étaient peu fréquentées.
Cependant, lorsque le cab tourna sur Pall Mall, je remarquai au loin un
attroupement d’une vingtaine de personnes devant une maison bourgeoise.
Les badauds étaient rassemblés autour d’une chose massive recroquevillée
sur le trottoir.
Un sentiment de crainte s’éveilla en moi tel un petit ver. Je connaissais la
bâtisse en question ; elle abritait l’appartement de Mycroft. J’espérais
malgré tout que cette « chose » qui gisait sur le trottoir n’était pas ce que je
croyais.
Holmes l’avait vue, lui aussi. Avant que j’eusse pu dire quoi que ce fût, il
ouvrit la portière à la volée et sauta du cab en marche. Il courut vers
l’attroupement et se fraya un chemin à coups d’épaule jusqu’à l’objet de
tous les regards.
Jamais je n’oublierai le hurlement qu’il poussa alors. Ce cri de pure
souffrance se répercuta le long de la rue.
Je me hâtai de rejoindre mon ami. Holmes était à genoux, tête baissée.
Devant lui gisait la dépouille mortelle de Mycroft Holmes.
J’hésite à décrire l’état dans lequel se trouvait le corps. Il était
horriblement mutilé, entouré d’un halo de sang ; il y avait des éclaboussures
jusque sur les marches de la maison voisine.
L’ample carrure ne pouvait qu’être celle de Mycroft, et la tête, bien que
loin d’être intacte, demeurait reconnaissable. Pour tout détail, je dirai que le
prodigieux cerveau de cet homme, cerveau considéré comme supérieur
même à celui de son frère cadet, n’était plus totalement contenu dans son
écrin.
Le choc et l’incompréhension menacèrent de me submerger. Il m’était
arrivé de trouver Mycroft autoritaire, voire arrogant ; plus encore que
Sherlock Holmes lui-même. Et cependant, j’avais toujours reconnu en lui
un homme honnête et un immense esprit, mais aussi un puissant allié dans
le combat contre le mal, et j’en étais venu à l’admirer pour ces qualités. Le
voir si violemment, si totalement détruit, était un spectacle vraiment
effrayant, et cela donnait à réfléchir. Je m’efforçai de maîtriser mes
émotions, car le fait d’y succomber m’empêcherait d’apporter à Holmes le
soutien dont il allait très certainement avoir besoin.
Les tourments intérieurs de mon ami devaient être bien pires que les
miens. Cela se voyait à son visage, qui avait pris un teint grisâtre, et au
tremblement de sa lèvre inférieure. Il semblait sur le point de pleurer, et ce
peut-être pour la première fois de sa vie. Je posai une main sur son épaule
pour le consoler, mais il l’écarta. Par quelque suprême effort de volonté, il
se reprit et se releva. S’adressant à la foule, il dit :
— Qui l’a trouvé ? Allons ? Parlez.
Une main se leva.
— Moi, monsieur. (C’était un facteur, et il paraissait presque aussi
choqué que Holmes.) Je faisais ma tournée quand je suis tombé sur… lui.
C’était il y a un quart d’heure. J’ai envoyé quelqu’un chercher un agent,
mais il n’en est encore venu aucun. Vous le connaissiez, si je comprends
bien.
Holmes ignora la remarque.
— Depuis combien de temps gisait-il là quand vous l’avez découvert ?
Dites-moi.
— Je suis incapable de vous répondre, monsieur.
— Essayez, mon vieux. Essayez. Le corps bougeait-il encore ? Les taches
de sang étaient-elles fraîches ?
— Holmes. (Je pris son bras avec douceur.) Laissez cet homme
tranquille. Il ne sert à rien de le bombarder de questions. Il ne connaît rien à
ces choses-là. Permettez-moi d’examiner le corps. Je pourrai peut-être vous
fournir les réponses que vous cherchez.
La peau de Mycroft était encore chaude au toucher. Le sang était
visqueux, collant ; il n’avait pas fini de coaguler. Je soulevai l’avant-bras de
Mycroft et, en observant la flexion du poignet, vis que la rigidité
cadavérique ne s’était pas encore installée.
— J’estime que la mort remonte à une demi-heure, une heure au plus.
— Soyez plus précis, dit Holmes.
— Impossible. Est-ce important ? Nous sommes venus aussi vite que
possible. Vous n’auriez rien pu faire pour empêcher ça. Penser le contraire,
c’est vous torturer inutilement.
Holmes parut réfléchir à la question. Je sentis les émotions tourbillonner
sous la surface. Il se maîtrisait, mais à peine.
— Il se peut que vous ayez raison, admit-il enfin. Mais ce n’est pas parce
que je n’ai pas pu l’empêcher que je ne peux rien y faire.
— Voilà un meilleur état d’esprit, répondis-je. Que proposez-vous de
faire ?
C’est alors qu’un agent apparut et prit en charge les lieux du crime. Il
commença par éloigner la foule grandissante de badauds avides de la source
de leur fascination morbide, puis ordonna que quelqu’un allât chercher une
couverture pour recouvrir le cadavre. Il était autoritaire et zélé mais, étant
donné les circonstances, c’était tout à fait nécessaire.
Holmes, pendant ce temps, était allé regarder le haut de la maison depuis
la chaussée.
— Il est tombé, manifestement, dit-il, s’adressant en partie à moi mais
surtout à lui-même. Pourtant, aucune des fenêtres de son appartement n’est
ouverte. D’ailleurs, il habitait au premier étage, et une chute de cette
hauteur relativement faible n’aurait pas provoqué les… dégâts que nous
avons vus. Il est plus probable qu’il soit tombé de tout en haut. Il y a là une
balustrade assez petite pour qu’on puisse l’enjamber sans difficulté, et on
peut y accéder par le grenier, dont les fenêtres sont encastrées dans le toit
mansardé. Ce que nous devons découvrir, c’est si Mycroft a été le seul
perpétrateur de cet acte ou si on l’a aidé.
— Autrement dit, s’il s’agit d’un suicide ou d’un meurtre ?
J’éprouvais une satisfaction perverse à voir mon compagnon avoir
recours à la logique analytique. S’il se laissait faire par la peine, elle le
rendrait complètement impuissant. Pour l’heure, il était préférable que
Sherlock Holmes le détective prît les commandes et que Sherlock Holmes
le frère fraîchement endeuillé se laissât conduire. Tant que les indices
étaient encore frais, Holmes avait plus de chances de découvrir la vérité.
— Excusez-moi. M. Holmes ? M. Sherlock Holmes ?
L’homme qui venait de parler était mince et élégamment vêtu. Je
connaissais son visage, mais il me fallut un moment pour le remettre.
C’était le secrétaire du Club Diogène, établissement qui se trouvait
pratiquement en face de l’appartement de Mycroft. Il veillait soigneusement
à ne pas regarder le corps recouvert d’une couverture.
— Oui ? répondit Holmes. Vous vous appelez Unthank, n’est-ce pas ?
— À votre service, monsieur. (Unthank se tordait les mains d’un air
grave et navré.) Mes condoléances les plus sincères. C’est une perte terrible.
Une perte terrible pour nous tous. Un coup effroyable… parmi d’autres.
— Que voulez-vous dire ?
— J’arrive tout juste au Diogène, mais j’ai été debout la moitié de la nuit.
J’aimerais pouvoir dire que je suis étonné de découvrir que M. Holmes – je
veux dire votre frère – est décédé. J’aimerais vraiment.
— Il y a eu d’autres morts cette nuit ?
— Les nouvelles sont mauvaises. Les télégrammes et les coups de
téléphone pleuvent. J’ai du mal à croire que je vous dis ceci, mais six de nos
membres sont allés rencontrer leur créateur au cours des quelques heures
qui viennent de s’écouler.
— Six ! m’exclamai-je.
— Sept, maintenant que M. Holmes frère est venu s’ajouter à la liste. Et
je prie Dieu qu’il soit le dernier. Pardon d’être si direct, mais c’est une
véritable hécatombe.
— Leurs noms, dit Holmes. De qui s’agit-il ?
Au lieu de répondre, Unthank consulta sa montre.
— Vous devriez m’accompagner. Il y a une tradition à respecter, et tous
les membres du club qui sont en mesure de se déplacer sont en chemin. En
tant que plus proche parent de Mycroft Holmes, vous avez le droit d’être
présent. Ensuite, s’il vous reste des questions, je ferai de mon mieux pour y
répondre.
Si le club le plus étrange de Londres était désert lorsque nous y entrâmes,
en l’espace de vingt petites minutes, il grouillait de monde. Le salon
principal était bondé de membres et, comme toujours, on n’entendait pas un
seul mot. Les membres du Diogène gardaient leur silence habituel, en
accord avec la règle d’or du club. Cependant, tous les visages trahissaient
un chagrin si grand, si évident, qu’il n’y avait nul besoin de l’exprimer à
voix haute.
Lorsque Unthank eut décidé que tout le monde était présent et que
personne d’autre ne viendrait, il frappa une petite cloche. Son tintement
sonore resta suspendu dans l’air et, quand il mourut, le secrétaire dit :
— Milton Goldsworthy.
À l’unisson, les membres du club répétèrent ce nom.
— Sir Alexander Chalfont-Banks.
Là aussi, tous les présents se firent l’écho du nom prononcé par Unthank.
Il y en eut quatre autres – un pair du royaume, un général, un industriel,
un magnat de la presse – puis vint le septième et dernier.
— Mycroft Holmes.
Cette fois, je trouvai la réponse de l’assistance plus forte et plus sincère
que les précédentes, peut-être en hommage à la stature de Mycroft, aussi
bien comme membre éminent du Diogène que comme pilier du
gouvernement de notre pays.
Unthank fit de nouveau sonner la cloche et, sans un mot de plus, les
membres du club se dispersèrent.
Le rituel avait été étrange, même suivant les critères du Diogène, mais je
l’avais néanmoins trouvé extraordinairement émouvant. Dans un
établissement où le silence était obligatoire, le fait de le briser
officiellement était chargé de sens. Comme un geyser jaillissant d’un plan
d’eau jusque-là calme pour évacuer la grande pression qui régnait sous la
surface.
Sherlock Holmes, pour sa part, s’était fait un peu plus sombre à chacun
des noms de victime qu’avait annoncés Unthank. Il demeurait fermé
lorsque, après la cérémonie, nous nous rendîmes dans la Salle des Étrangers
pour y attendre le secrétaire, qui était occupé à raccompagner les membres à
la porte.
— Il n’y a pas deux solutions, me confia Holmes. C’est un acte hostile.
— Un acte hostile ? C’est-à-dire ?
— Les sept noms, Watson. Les sept membres morts. Qu’ont-ils en
commun ? Allons, inutile d’être particulièrement malin pour deviner le lien.
— Ils…, commençai-je.
C’est alors que je compris. D’exaspération, j’aurais pu me frapper le
front. Comme j’avais été lent à la détente. J’attribuai la faute à la fatigue et
aux mésaventures de la veille.
— Ils appartiennent tous au Club Dagon, terminai-je.
— Correction : ils sont le Club Dagon. Tous les sept – Goldsworthy, sir
Alexander, Mycroft, les autres – forment à eux tous l’ensemble de cet
auguste groupe clandestin. Et voilà que d’un terrible coup, les sept sont
morts. Cela trahit un effort concerté de la part de quelque adversaire.
— R’luhlloig ? (Chaque fois que je mentionnais cet être divin qui avait
jadis été le Pr James Moriarty, je baissais un peu la voix sans le vouloir.) Se
peut-il qu’il soit derrière ces décès ?
— Après tout ce qu’il a fomenté ces dernières années, cela ne me
surprendrait pas. Les complots de l’Esprit caché sont incessants et
complexes. C’est une maladie qu’on ne peut éradiquer. Quand on arrache
une racine, l’infection repousse ailleurs.
— Si c’est lui, alors ce n’est pas une simple crise. C’est une véritable
épidémie de mal. Jusque-là, vous n’aviez que des accrochages. Cette fois,
c’est une importante escalade des hostilités. Et en même temps, R’luhlloig
poursuit la guerre sur le plan éthéré en poussant les Dieux Extérieurs à
attaquer sans relâche les Grands Anciens. Vous vous tenez au courant de ce
conflit. Où en est-on ? Y a-t-il une escalade, là aussi ? Aux dernières
nouvelles, les Grands Anciens n’étaient pas au mieux.
Quelle que fût la réponse que Holmes eût pu me donner, elle fut
interrompue par l’entrée d’Unthank dans la Salle des Étrangers.
— M. Holmes, je vous renouvelle mes condoléances, dit le secrétaire.
Quelle effroyable journée. Vous souhaitez sans doute que je vous fournisse
des détails sur tous les décès.
— Si cela pouvait être un effet de votre bonté.
— Il semblerait que chacun des sept morts se soit suicidé. Votre frère…
eh bien, vous avez vu le résultat par vous-même. Il a dû se jeter du haut de
la maison.
— J’ai l’intention d’enquêter pour étayer ou non cette théorie. Et les
autres ?
— Milton Goldsworthy, le grand financier, s’est noyé dans son bassin à
poissons peu après 11 heures du soir. Sa femme l’a trouvé allongé face dans
l’eau. Toutes les tentatives pour le ranimer se sont révélées vaines. C’était le
premier. Vers minuit, on a appris la mort de lord Cantlemere ; il gisait au
pied de l’escalier de son manoir à Kensington, nuque brisée. Des barreaux
cassés sur la rampe attestent qu’il est tombé des marches.
Et Unthank de poursuivre ainsi, un mort après l’autre, sa sinistre litanie.
L’un avait fermé toutes les fenêtres de sa bibliothèque, bouché l’interstice
sous la porte avec sa veste, puis activé les brûleurs à gaz sans les allumer.
Un autre s’était poignardé dans l’œil jusqu’au cerveau avec un couteau à
découper. Une pendaison. Des veines coupées.
— Sept suicides, conclut Unthank, tous en l’espace de quelques heures ;
leur seul lien était leur appartenance de longue date au Club Diogène.
Même le secrétaire ignorait l’existence du Dagon. Ce club dans le club
était une entité à part, un conclave secret niché à la manière d’une poupée
russe au cœur du Diogène. Ses sept membres, sous l’égide de Dagon,
s’étaient efforcés de faire en sorte que l’on ne sût rien des activités des
dieux et de leurs adorateurs et d’étouffer les affaires les concernant. Grâce
au Club Dagon, le navire de la société civilisée continuait de voguer
sereinement, dans l’ignorance presque absolue des forces obscures qui
tourbillonnaient comme des courants glacés sous la surface des flots.
— Y a-t-il eu des signes avant-coureurs de ces décès ? demanda Holmes.
Je veux dire par là : l’un ou l’autre de ces hommes a-t-il eu un
comportement incohérent ou atypique dans les heures qui ont précédé son
acte autodestructeur ?
Je voyais bien qu’il pensait à sa conversation téléphonique avec Mycroft.
— Maintenant que vous en parlez, oui, répondit Unthank. Mme
Goldsworthy a dit à la police qu’elle avait entendu son mari pousser des
hurlements quelques minutes avant de le retrouver mort. Elle était déjà
couchée quand le brouhaha a commencé, et elle a avoué avoir pensé que
son mari avait trop bu. M. Goldsworthy, malgré toutes ses qualités, aimait la
bouteille, et il avait tendance à entrer dans une rage folle quand il était
éméché. Jamais ici, bien entendu. Le Diogène ne tolérerait pas pareille
inconduite ; il aurait été blackboulé. Bref, son épouse – ou plutôt devrais-je
dire sa veuve, désormais – a supposé qu’il faisait une de ses crises dues à la
boisson, et que cela passerait. Même quand elle l’a entendu ouvrir la porte-
fenêtre et se précipiter dans le jardin, elle a choisi de ne pas y prêter
attention. C’est seulement lorsque tout est redevenu subitement silencieux
qu’elle s’est inquiétée et s’est risquée à descendre voir comment allait son
mari.
— Y a-t-il eu des circonstances similaires dans d’autres cas ?
— Dans l’un d’eux, pour autant que je le sache. Sir Alexander Chalfont-
Banks, avant de se pendre à un poteau de son balcon intérieur, a poussé des
cris ininterrompus pendant dix minutes. C’est ce qu’affirment ses
domestiques, qui étaient positivement terrifiés par tout ce bruit. Son valet et
son majordome se sont plaints auprès de lui, mais en vain. Sir Alexander
paraissait sous la coupe de quelque terrible manie et a résisté à toutes les
tentatives pour le calmer. Il s’est alors précipité dans sa chambre, d’où il est
ressorti une minute plus tard, une ceinture de peignoir nouée autour du cou.
Ses domestiques n’ont pas réagi assez vite ; il a eu le temps d’attacher
l’autre bout de la ceinture au poteau et de sauter du balcon.
— Ce qui ne laisse aucun doute sur sa détermination, remarqua Holmes.
Je me demande, voyez-vous, s’il n’y a pas eu d’accélérateur qui aurait
provoqué les suicides, quelque catalyseur commun à tous les cas.
— Eh bien, il est intéressant que vous disiez cela, répondit Unthank.
J’ignore si c’est pertinent mais, hier soir, Goldsworthy et lord Cantlemere
ont tous deux reçu un paquet à la quatrième livraison du jour.
Tout à coup, Sherlock se mit à trembler tel le lévrier qui repère l’odeur du
lièvre.
— Un paquet ? Quel genre de paquet ?
Unthank haussa les épaules avec regret.
— Je n’ai pas beaucoup plus d’informations à ce sujet. Mme
Goldsworthy a parlé en passant d’un paquet à la police, qui m’en a parlé à
son tour. Lady Cantlemere m’a dit de vive voix – car nous avons
longuement discuté au téléphone – que son mari avait reçu un « petit
paquet » vers 9 heures. Elle ne l’aurait même pas évoqué si lord Cantlemere
n’avait semblé perplexe à sa réception.
— Il ne l’attendait pas.
— Exact.
— Qui était l’expéditeur ?
— Lady Cantlemere l’ignorait. Son époux ne l’a pas ouvert sur-le-champ,
car ils avaient des invités à dîner. C’est seulement à leur départ qu’il est allé
dans son bureau avec le colis. C’est environ dix minutes plus tard qu’il s’est
jeté du haut de l’escalier.
— Alors écoutez, Unthank, dit Holmes d’un ton pressant. Je souhaite que
vous contactiez les autres familles – pour mon frère, je m’en occupe – et
que vous leur demandiez si les victimes ont reçu un paquet avant leur mort.
— Vous pensez que c’est le cas des cinq autres ?
— Si c’est le cas pour deux, pourquoi pas pour tous ? Je vous serais
reconnaissant de bien vouloir me rendre ce service, et de le faire tout de
suite.
— Par respect pour votre frère et, bien sûr, pour vous, M. Holmes, je vais
le faire.
— Ah ! Unthank ? ajouta Holmes alors que le secrétaire était sur le point
de sortir.
— Oui ?
— Peut-être serait-il préférable que vous leur disiez de ne pas toucher à
ces paquets. Personne ne doit s’en approcher.
— Bonté divine, oui. Si je devine bien votre pensée, il se peut qu’il y ait
un lien entre le contenu des colis et les suicides. Ce pourrait être du poison,
une drogue, ou un gaz, et la substance pourrait faire encore effet. Oui… oui.
Je respecterai vos instructions à la lettre.
Holmes passa une bonne demi-heure à attendre Unthank en faisant les
cent pas sur la moquette de la Salle des Étrangers. Il était si agité et si
visiblement renfrogné que je me retins de prononcer un mot. Je craignais de
déclencher une crise démesurée en interrompant sa cogitation.
Dès son retour, le secrétaire confirma l’hypothèse de Holmes. À l’instar
de Goldsworthy et de lord Cantlemere, les quatre autres membres du Club
Dagon avaient reçu un colis. Les six paquets, Unthank s’en était assuré,
étaient identiques : c’étaient des cubes de carton de vingt centimètres de
côté, emballés dans du papier kraft. Ils avaient tous été ouverts par leur
destinataire, et ils gisaient désormais vides, sans que l’on sût ce qu’ils
avaient contenu.
— Et voici le plus curieux dans cette histoire, poursuivit Unthank. Je me
suis montré aussi consciencieux que possible, et j’ai demandé chaque fois le
nom de l’expéditeur. Je supposais qu’il devait être écrit quelque part sur
l’emballage. Eh bien, j’ai eu la confirmation que tous les envois venaient
d’une seule et même source.
— Ah ha, fit Holmes. Nous y venons. Qui est-ce ?
— Je suis désolé de vous dire qu’il ne s’agit de nul autre que Mycroft
Holmes lui-même.
Lorsque nous retraversâmes Pall Mall, le corps de Mycroft n’était plus là.
Une ambulance était sans doute venue l’emporter à la morgue pendant que
nous nous trouvions au Club Diogène. Devant chez Mycroft, deux femmes
de ménage frottaient le trottoir à quatre pattes. Leur visage trahissait un
dégoût bien compréhensible tandis qu’elles menaient à bien leur horrible
tâche.
Le groom, qui connaissait Holmes, nous laissa sans difficulté pénétrer
dans la maison. Nous n’eûmes pas plus de mal à entrer dans l’appartement
de Mycroft, car la porte était entrouverte.
Avant de s’y rendre, cependant, Holmes alla s’assurer que son frère
s’était bien jeté de la balustrade du haut de la bâtisse. Il y avait
effectivement des empreintes, bien qu’elles fussent légères. Sur une
contremarche, Holmes repéra une trace récente de cirage. À sa texture
nettement huileuse, Holmes reconnut le cirage Day & Martin’s, marque de
prédilection de Mycroft. Une fenêtre du grenier était grande ouverte ; sur
son vantail était pris un minuscule fragment de fil. Holmes affirma qu’il
s’agissait de laine peignée, du même genre que celle qu’il affectionnait pour
ses costumes. Le fil avait dû s’arracher lorsque Mycroft avait fait passer son
corps imposant par l’étroite fenêtre. Une seconde trace de cirage nous en
apporta la confirmation. Nous suivions les derniers pas de Mycroft Holmes.
L’appartement même était considérablement dérangé. Mycroft était
normalement d’un soin méticuleux ; pourtant, les coussins étaient éparpillés
sur le sol, un rideau était accroché de travers, en partie arraché aux anneaux
de sa tringle, et une chaise de table de la salle à manger était retournée. De
plus, un verre était renversé sur ladite table. Le tapis était imbibé de vin
rouge.
À côté du verre était posée une boîte en carton dont l’ouverture était
béante. Ses dimensions correspondaient à celles des boîtes que nous avait
décrites Unthank. Non loin se trouvait une feuille froissée de papier kraft
qui, selon toute probabilité, avait servi d’emballage à la boîte.
Je n’eus aucun mal à m’imaginer la scène. Mycroft, après s’être versé un
grand verre de bordeaux, s’était installé pour déballer le colis. À peine
l’avait-il ouvert que « quelque chose » s’était produit. Il avait renversé le
verre, puis la chaise, ou l’inverse.
Holmes prit le papier.
— Holmes, dis-je. Ne devriez-vous pas faire attention ? Unthank a
évoqué un poison, et vous ne l’avez pas contredit. Et si le papier était
imprégné de quelque substance qui rendrait fou celui qui la touche ? Fou au
point de se tuer ?
— Dans ce cas, répondit Holmes, les facteurs qui ont déposé les sept
paquets et tous ceux qui les ont manipulés à la poste et au bureau de tri se
seraient eux aussi suicidés. La nouvelle d’une pareille épidémie de décès au
sein d’une profession se serait déjà répandue. Nous aurions vu des gros
titres à ce propos en première page de l’édition du matin des journaux dans
les kiosques de Victoria Station. Dans la mesure où nous n’avons rien
remarqué de tel, je pense ne courir aucun risque en touchant cet emballage.
Il repassa les plis du papier et étudia l’écriture.
— Le destinataire est évidemment Mycroft, dit-il, et, de façon non moins
évidente, ce n’est pas lui l’expéditeur de ce colis-ci, contrairement aux
autres.
— Qui est-ce, dans ce cas ?
— Lord Ichabod Cantlemere. Voyez par vous-même. Et voici l’adresse
de l’expéditeur : 17 Kensington Palace Gardens, SW. Je crois qu’il s’agit de
l’adresse de sa seigneurie en ville.
— Mais Cantlemere n’est pas davantage l’expéditeur de ce colis que
votre frère n’est l’expéditeur des autres, dis-je. C’est sans doute ce que vous
pensez.
— Il me faudrait examiner les autres colis pour le confirmer, mais en
effet, c’est ce que je pense. Le seul fait que six paquets soient prétendument
de mon frère et que le septième, celui-ci, soit prétendument de Cantlemere,
me paraît tout à fait parlant.
— C’est-à-dire ?
— Mycroft est… était de fait à la tête du Club Dagon. Lord Cantlemere
qui, bien que vieux jeu, était le meilleur et le plus loyal des hommes, était
son bras droit. Il n’y avait pas de hiérarchie formelle, mais cela s’était fait
naturellement. Par conséquent, Mycroft étant leur chef, Cantlemere et les
cinq autres membres du club ne risquaient pas de se méfier d’un colis,
même inattendu, qui semblait venir de lui. De même, Mycroft ne risquait
pas de se méfier d’un paquet qui lui était adressé par son lieutenant. La
triste vérité, c’est que ces sept hommes se faisaient implicitement confiance,
et qu’en l’occurrence cela a scellé leur destin.
— Ne connaissaient-ils pas l’écriture de leurs confrères ? N’auraient-ils
pas dû s’apercevoir que les colis ne leur étaient pas adressés par leurs
expéditeurs supposés ?
— Les gens comme eux ont des secrétaires qui s’occupent d’envoyer leur
correspondance.
— Donc, quelqu’un a envoyé les sept paquets par duperie, en utilisant
chaque fois un nom d’expéditeur qui était gage de bonne foi.
— C’est presque certain.
— Avez-vous la moindre idée de l’identité de l’expéditeur ? L’emballage
en lui-même comporte-t-il des indices ?
— Plusieurs, répondit Holmes en brandissant le papier. En particulier,
l’écriture a des caractéristiques singulières qui…
Sa phrase resta en suspens ; il avait recommencé à étudier l’écriture en
question. Il porta le papier d’emballage à son nez et prit une longue et
profonde inspiration. Puis, sans approfondir sa dernière remarque, il tourna
son attention vers la boîte en carton. Contrairement à l’emballage, il la traita
avec circonspection et la scruta sous tous les angles sans jamais la toucher.
Je le regardai faire non sans ressentir un certain malaise à me trouver dans
l’appartement de quelqu’un qui venait de mourir. En respirant l’air auquel
Mycroft Holmes avait puisé ses quelques derniers souffles, en voyant tous
ces beaux meubles, ces décorations et ces objets d’art qu’il avait accumulés
et appréciés tout au long de sa vie mais dont il ne profiterait jamais plus,
j’avais un peu l’impression que ma présence était inconvenante.
— Ah ! fit Holmes avec un soupçon de sombre satisfaction. Observez,
Watson, ces égratignures minuscules, presque invisibles, ici et ici, à
l’intérieur de la boîte. Comme des griffures. Et le coin, ici, a été rongé
comme par de toutes petites dents. Voilà qui est parlant.
— Une souris ? tentai-je. Ou un genre quelconque de petit rongeur ? Ou
bien un lézard, peut-être.
— J’aurais aimé que ces marques soient l’œuvre d’un animal si
inoffensif.
— Et moi j’aurais aimé ne pas m’attendre à cette réponse. Qu’était-ce, à
votre avis ?
— Une créature tout à fait terrible, si mon hypothèse est juste. J’ai lu des
choses à son propos, mais je me considère comme chanceux de n’en avoir
jamais rencontré en vrai. De plus, cette créature, je l’ai…
Il s’interrompit et fixa sur moi un regard très intense.
— Watson. Ne bougez pas d’un millimètre. Vous courez un danger tel
que vous n’en avez peut-être jamais connu.
Bien sûr, j’obtempérai. Holmes était extrêmement sérieux. J’étais certain
que ce qu’il disait était vrai.
— Holmes…, murmurai-je.
— Non. Pas un mot. Je vais aller chercher un coupe-papier sur ce bureau.
Je vais me déplacer lentement, avec précaution, pour ne pas l’effrayer.
Pendant qu’il traversait la pièce d’un pas raide, j’étais obnubilé par la
créature dont il parlait. Qu’est-ce que c’est, et pourquoi ne faut-il pas
l’effrayer ? J’imaginai toutes sortes d’horribles bêtes tapies derrière moi, de
la goule au byakhee en passant par la maigre bête de la nuit ; mais mon
instinct me disait que la créature qui me menaçait n’était aucune de celles-
là, car ces monstres – et bien d’autres –, je les avais tous affrontés, et j’avais
survécu. Si Holmes affirmait ne jamais avoir rencontré cette bête en
particulier, cela signifiait que je ne l’avais pas rencontrée non plus ; et il ne
faisait aucun doute qu’elle était pire que n’importe laquelle de ces créatures.
À l’extrême périphérie de ma vision, je vis quelque chose de petit et de
pâle remuer, comme du duvet de chardon agité par le vent. Je tournai les
yeux, mais pas la tête, et vis que j’avais une sorte d’insecte perché sur
l’épaule.
C’était un scarabée de trois centimètres et demi tout au plus ; à peu près
comme un hanneton, mais moins en rondeurs. Son abdomen était épais
comme mon petit doigt. Deux mandibules vilainement acérées sortaient de
sa tête, juste devant une paire d’yeux perçants ressemblant à de minuscules
billes de roulement. Ses antennes se terminaient par de petites structures en
forme de plume qui me rappelèrent des pinceaux. C’étaient ces structures
que j’avais vues bouger.
La chose était totalement blanche, ce qui était assez étrange. De plus, sa
carapace laiteuse était en partie transparente, ce qui me permit de distinguer
la forme de ses organes internes.
Elle était occupée à faire sa toilette ; elle se frottait le dos avec les pattes
arrière. Je sentis monter en moi un rire bizarre, hystérique. Cet insecte avait
vu dans mon épaule un endroit pratique où se poser afin de faire ses
ablutions. Malgré les avertissements de Holmes, cet animal me paraissait
inoffensif. Il n’avait absolument rien d’inquiétant.
Je levai une main pour le chasser.
— Non, siffla Holmes. N’y pensez même pas, Watson. Faites tant soit
peu peur à ce scarabée, et il obéira à son premier instinct qui est de chercher
à se cacher, ce qui ne serait pas souhaitable, puisque la cachette la plus
proche, c’est vous.
Je tins compte de l’avertissement. Holmes était revenu avec un coupe-
papier à lame d’ivoire.
— Je vais continuer de me déplacer posément, sans me presser, jusqu’au
tout dernier moment, dit-il toujours à voix basse et sur un ton égal.
L’épaulette de votre veste est dotée d’un rembourrage épais, ce qui est une
bonne chose. Cependant, je ne puis vous garantir que la lame ne le
traversera pas, aussi j’espère que vous me pardonnerez. Le coup, lorsque je
frapperai, devra être rapide et franc. Je ne peux pas me permettre de me
retenir.
Avec une lenteur digne d’un rêve, il leva le coupe-papier jusqu’à ce qu’il
fût au-dessus du scarabée blanc, pointe vers le bas. L’insecte parut
remarquer quelque chose d’anormal, car il cessa sa toilette et se crispa. Ses
mandibules jouaient dans le vide, comme si l’animal murmurait pour lui-
même, articulait des mots silencieux, pendant que ses antennes se tournaient
de-ci de-là avec une curiosité évidente.
Le coupe-papier descendit vers sa cible millimètre par millimètre. Je
retins ma respiration. Je sentais mon pouls battre dans mes oreilles.
Tout à coup, Holmes frappa.
Et rata.
Il s’était montré rapide, mais le scarabée l’était plus encore. Il s’écarta
vivement lorsque la lame d’ivoire s’abattit. Holmes visait la tête, mais ne
parvint qu’à lui sectionner une patte avant.
Ainsi qu’à m’enfoncer le couteau dans le muscle trapèze à travers le tissu
de ma veste.
La douleur aiguë et soudaine m’arracha une grimace, mais je demeurai
immobile et inébranlable. Holmes libéra son coupe-papier et essaya à
nouveau de tuer la créature. Cette dernière courait sur le revers de ma veste,
en direction de mon col de chemise. Cette fois, le coup fut de taille plutôt
que d’estoc ; une fois encore, le scarabée l’évita mais, ce faisant, il perdit
prise, glissa et tomba sur le plancher.
Il atterrit juste à côté de mon pied. Sans réfléchir, je l’écrasai.
L’animal, cependant, prouva pour la troisième fois que nos réflexes
humains ne valaient pas ses réflexes d’arthropode. Il détala de sous mon
pied une demi-seconde avant que mon talon ne heurtât le sol. L’absence de
sa patte amputée ne semblait pas le gêner outre mesure.
Soudain, ses élytres s’écartèrent, et il s’envola, porté par ses ailes
transparentes, rendues floues par la vitesse de leurs battements.
— Bon sang ! s’exclama Holmes. Maintenant il va être encore plus
difficile à tuer. Attention à vous, Watson. Quoi que vous fassiez, ne vous
laissez pas approcher. Il se précipiterait vers un orifice – n’importe lequel –
et une fois qu’il serait en vous, vous seriez condamné. Il creuserait et
sécréterait un fluide qui entre dans le flux sanguin et prive en quelques
instants sa victime de son esprit.
Le scarabée, comme aveuglé par la panique, fit plusieurs fois le tour de la
pièce puis, d’un coup, parut prendre une décision ; il plongea droit sur moi
dans un vrombissement d’ailes. J’esquivai tout en battant désespérément de
la main pour écarter l’assaillant. Ce dernier fit demi-tour avec agilité et
piqua derechef dans ma direction. J’attrapai un livre et fis un moulinet à la
manière d’un batteur qui doit renvoyer un lancer à hauteur de tête. Par
miracle, j’interceptai la créature avec un coup oblique. Le scarabée fit une
chute en colimaçon en direction du sofa et s’écrasa par terre.
Il était sur le dos et bougeait les pattes, comme s’il était sonné. Estimant
que j’avais une chance, je m’élançai et abattis le livre.
— Je t’ai eu, démon ! déclarai-je.
Holmes s’accroupit à mes côtés tandis que je soulevais le livre avec
précaution.
Je m’étais attendu à voir les restes d’un scarabée blanc écrasé – des
fragments de carapace autour d’une pulpe d’entrailles, comme des éclats de
coquille autour d’un jaune d’œuf –, mais il n’y avait rien. Le plancher était
parfaitement propre.
— Mais où a-t-il bien pu passer ? fis-je.
— Sous le sofa, j’en ai peur, répondit Holmes. Prenez un accoudoir. Je
prends l’autre.
Holmes posa le coupe-papier sur le sol, puis nous prîmes position de part
et d’autre du canapé.
— À trois, nous le renversons, annonça-t-il. Vous y arriverez ?
J’acquiesçai, même si je savais que le fait de soulever quelque chose de si
lourd aurait un effet terrible sur mon lumbago et ma mauvaise épaule, sans
parler de ma blessure toute fraîche au muscle trapèze.
— Un. Deux. Trois !
Nous renversâmes le sofa sur son dossier. Holmes se dépêcha de
ramasser le coupe-papier.
Aucune trace du scarabée blanc sous le meuble.
— Il s’est sans doute…
Je m’interrompis en remarquant que l’insaisissable insecte était accroché
à la toile de jute qui garnissait le dessous du sofa.
— Là, Holmes.
— Je le vois.
Le scarabée nous observait. Nous observions le scarabée. Il déploya à
nouveau ses élytres.
Soudain, Holmes lança sa main libre, celle qui ne tenait pas le coupe-
papier, et se saisit de l’animal. Son mouvement avait été vif ; d’une vivacité
presque inhumaine rappelant un piège à ours qui se referme. Il serra le
poing, et nous entendîmes un gros bruit mouillé d’éclatement. Il ouvrit la
main et posa la dépouille tordue et visqueuse du scarabée sur le plancher.
Deux pattes encore intactes tournoyaient faiblement dans le vide. Les
mandibules tremblotaient. Il était impossible que la créature fût encore en
vie et, en tout cas, elle était à coup sûr incapable de se déplacer ; pourtant,
je l’écrasai de tout mon poids sous ma semelle et la réduisis à l’état de
traînée blanchâtre.
— Coleoptera mostellaria, déclara Holmes.
Assis côte à côte sur le sofa redressé, nous reprenions notre souffle après
notre petit pas de danse avec le scarabée. Mon ami nous avait servi une
rasade du meilleur scotch de Mycroft.
— Aussi connu sous le nom de scarabée fantôme, poursuivit-il. L’un des
insectes les plus rares de la planète, on ne le trouve que sur les rives
marécageuses du lac Kwazipo, en Afrique de l’Est. On raconte que les
sorciers l’utilisent dans un rituel chamanique : une potion contenant ses
sécrétions hautement diluées induirait des hallucinations divinatoires. Les
jeunes guerriers de certaines tribus locales, pour l’une de leurs épreuves de
passage à l’âge adulte, doivent attraper un scarabée blanc et le ramener
vivant. C’est considéré comme plus difficile que de tuer un léopard.
— Je peux en témoigner, dis-je sans retenue.
— Livingstone évoque brièvement cet insecte dans son journal ; il le
ravale au rang d’« énième mythe indigène puéril ». À l’inverse, dans
Unaussprechlichen Tieren, von Junzt confirme son existence. C’est lui,
d’ailleurs, qui a établi la classification linnéenne de notre scarabée. Le nom
« mostellaria » est dérivé du titre d’une pièce de Plaute sur une maison
hantée.
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  • 1.
  • 2.
  • 3.
  • 4. Nous voici donc rendus au troisième et dernier tome des Dossiers Cthulhu. Sherlock Holmes, qui approche désormais la soixantaine, y mène toujours en secret sa guerre contre des forces cosmiques hostiles dont la simple existence met à mal l’idée que l’humanité soit, d’une façon ou d’une autre, une espèce supérieure dotée d’une place privilégiée dans l’ordre des choses. Nous autres humains ne sommes ni bénis, ni spéciaux. Tel est le message dérangeant qui ressort de ces textes, mais aussi des écrits de mon lointain parent et quasi-homonyme H.P. Lovecraft. Aux yeux de certains êtres divins, nous ne sommes guère plus que du bétail. Le caractère impie de leur divinité indique que nous habitons un univers à l’abandon ; un monde dans lequel le Dieu auquel nous donnons une majuscule n’est pas le père aimant et parfait que nous vend la Bible, mais un bon à rien qui n’a que faire de ses « enfants ». Quoi qu’il en soit, une partie de l’action du présent ouvrage, Les Démons marins du Sussex, se passe dans les environs de ma ville d’Eastbourne. Les lecteurs des œuvres publiées du Dr Watson n’ignorent pas que Sherlock Holmes s’est retiré dans ce coin du Sussex en 1903 afin de s’adonner, entre autres activités, à l’apiculture. Watson, dans sa préface à Son dernier coup d’archet, décrit sa retraite campagnarde comme « une fermette dans les South Downs ». Dans « La crinière du lion », il nous donne des détails, mais très peu : la fermette en question est « une maison de campagne […]
  • 5. qui jouit d’un point de vue imprenable sur la Manche ». On estime en général qu’elle n’est pas à plus de quelques kilomètres d’Eastbourne. J’habite à l’extrémité ouest de cette ville, à deux pas du seul bâtiment de cette zone qui corresponde en tout point à la description ci-dessus : une petite ferme aux murs de silex à l’écart de la route reliant le cap Béveziers à Birling Gap. (Je passe souvent devant en promenant mon chien.) L’endroit, quelque peu austère, est battu par le vent ; j’imagine sans mal le grand détective s’occupant de ses ruches à l’abri du massif d’arbustes qui délimite en partie le périmètre de la propriété. Les liens généalogiques que je partage avec Lovecraft sont peut-être ténus, dans la mesure où, dans l’arbre familial, nous sommes perchés sur deux branches très éloignées l’une de l’autre, mais mes liens géographiques avec la côte du Sussex, où je suis né et ai vécu la plus grande partie de ma vie, sont profonds. J’ai en moi la craie et l’herbe des collines de la région. Le bruit des cailloux sous mes pieds, les rafales de vent salé, le chuintement des vagues, l’ombre des nuages qui glisse vivement sur la mer, les vertes ondulations fluides du relief… c’est tout cela que j’ai en tête quand je pense à mon pays natal. Voilà pourquoi l’histoire racontée dans les pages de ce tapuscrit résonne en moi plus qu’à l’accoutumée. Les Démons marins du Sussex font aussi la part belle à Newford, une drôle de petite ville serrée contre une plage de galets, entre deux avancées de falaise qui font penser à des sourcils froncés. Newford, qui se trouve à quelques kilomètres à l’ouest d’Eastbourne, se définit plus facilement par ce qu’elle n’est pas. Ce n’est pas un port prospère, même s’il se trouve des bateaux de pêche et des embarcations de plaisance pour appareiller depuis son quai minuscule. La bourgade n’est pas assez pittoresque pour attirer les vacanciers malgré quelques bed and breakfast et un unique hôtel fort sinistre. Elle n’a pour ainsi dire aucun attrait historique en dehors de deux fortins et d’un emplacement de canon datant de la Seconde Guerre mondiale et tous tournés vers la France d’un air un peu pensif, comme s’ils se remémoraient avec nostalgie leurs jours de gloire. À part cela, Newford n’est qu’un dédale de rues étroites qui tournent autour de deux moyeux, l’un spirituel, l’autre temporel : une église médiévale à la flèche de guingois, et une zone commerciale piétonne dont la construction doit remonter aux années soixante, et dont les magasins ne vendent rien qui puisse intéresser un client sain d’esprit (mais du moins ce rien n’est-il pas cher). La gare du village est tout au bout d’un embranchement sur la ligne
  • 6. Hastings-Londres, mais rares sont les trains qui s’aventurent jusqu’au terminus de cette voie unique ; il n’en arrive que quatre par jour, moitié moins le dimanche. Peut-être des bus s’arrêtent-ils sur la rue principale ; je n’en sais rien. Mais ce dont Newford ne manque pas, c’est le mystère. En particulier, il y court des rumeurs portant sur d’étranges humanoïdes amphibies qui fréquenteraient les lieux depuis l’âge de fer voire plus tôt, à une époque où – d’après les archives archéologiques – il n’y avait rien à cet endroit sinon une poignée de cahutes que l’on aurait du mal à appeler un village. Les créatures, connues sous le nom de démons marins, sont réputées émerger des flots à la nuit tombée, en général après que la brume s’est installée, puis rôder dans les rues de la ville. Leur venue est habituellement annoncée par des lumières bizarres qui brillent sous la mer, à quelque distance de la côte. Dans ces moments-là, bien en sécurité chez vous, il se pourrait que vous entendiez le « flap-flap-flap » mouillé de pieds palmés sur le bitume. Si vous avez un peu de bon sens, vous garderez votre porte fermée, vos rideaux tirés, et vous ne vous aventurerez pas dehors. Des historiens locaux affirment même qu’il y a eu, par le passé, des métissages entre les démons marins et les habitants de Newford, et que les descendants des deux lignées mêlées vivent encore dans cette ville. Ces hybrides ont des traits rappelant nettement les poissons, et leur démarche paraît bien maladroite sur la terre ferme. Au contraire, ils sont souvent doués pour la nage ; pour preuve, il suffit de considérer la proportion statistiquement importante des athlètes newfordiens ayant eu de bons résultats dans le domaine de la natation, athlètes parmi lesquels on trouve un médaillé d’argent olympique en brasse coulée et deux recordmen de la traversée de la Manche. Je ne puis donner d’avis sur tout cela. Ce que je sais, c’est qu’une fois, le conseil municipal a essayé de capitaliser sur ce folklore. Non loin de la zone commerciale dont j’ai déjà parlé se dresse une statue représentant un démon marin. Érigée dans les années soixante-dix, elle est sculptée dans le style d’Elisabeth Frink. L’œuvre de bronze brut et piqué de trous a les membres grêles et l’air assez sombre. Ses yeux sont globuleux. De son cou partent des ouïes dilatées. Sa large bouche a des lèvres affaissées, pendantes, qui me rappellent l’acteur Alastair Sim affectant son expression de désapprobation la plus lugubre. D’ailleurs, et ce n’est peut-être pas un hasard, nombreux sont les habitants de Newford sur le visage desquels j’ai vu cette même expression.
  • 7. La statue était conçue comme un attrape-touristes qui devait faire connaître Newford. Les amateurs de curiosités et d’ésotérisme étaient censés venir par hordes entières pour en apprendre plus sur la question. Dans les années soixante-dix, la cryptozoologie – et le paranormal en général – était particulièrement populaire. On espérait que les démons marins deviendraient le Nessie de Newford et que Newford elle-même finirait par avoir autant de prestige que le triangle des Bermudes ou la zone 51. On ne devrait jamais sous-estimer l’optimisme des conseillers municipaux. Bien entendu, il n’en est rien ressorti. La statue est désormais couverte de guano, et la plupart du temps, il se trouve quelqu’un pour poser une canette de bière vide sur sa tête, voire – c’est plus amusant – une canette vide de Monster, la boisson énergisante. C’est une plaisanterie récurrente ; il est rare que la statue ne soit pas couronnée. Maintenant que j’ai lu Les Démons marins du Sussex (et que je les ai corrigés pour les publier), j’ai l’impression d’en savoir un peu plus sur Newford et ses supposés visiteurs amphibies. J’en sais aussi un peu plus long sur les dernières années de Sherlock Holmes et, en conséquence, je ressens encore plus d’admiration qu’avant pour ce qu’il a accompli, ainsi que plus de compassion pour l’homme lui-même. Si l’on en croit tout ce qu’écrit Watson dans ce livre, le grand détective a vaillamment combattu pour défendre le monde, et il a payé le prix fort. Nous qui vivons à plus d’un siècle de distance, nous lui devons bien plus que nous ne le pensions. J.M.H.L., Eastbourne, Grande-Bretagne Novembre 2018
  • 8. Dans mes œuvres publiées, j’ai donné l’impression que la retraite de Sherlock Holmes dans le Sussex avait été dans l’ensemble une période de quiétude et de contentement. J’y ai esquissé le portrait d’un homme qui profite de son idylle rurale, parfois interrompue par l’appel du devoir. L’apiculture, les monographies, la petite propriété dominant la mer ; que pourrait demander de plus un gentleman citadin qui en a fini avec le brouhaha et qui, si je puis continuer de paraphraser Shakespeare, a gagné plus de batailles qu’il n’en a perdu ? La situation était assez différente. Pour Holmes, comme pour moi, la guerre n’était pas terminée. Il est vrai qu’il a totalement mis fin à son activité de détective-conseil en 1903. À ce stade, il avait résolu quelques affaires qui ne relevaient pas du surnaturel pour certains clients de très haute extraction ; ceux-ci s’étaient montrés si généreux que Holmes était désormais riche et indépendant. Il n’avait plus besoin du modeste revenu que lui apportaient ces enquêtes sordides et terre à terre, ni de l’argent que je lui donnais de ma poche. D’une certaine façon, il était libre. Avant cette toute nouvelle liberté, Holmes avait eu de nombreuses fois maille à partir avec R’luhlloig, le dieu précédemment connu sous l’identité du Pr James Moriarty. R’luhlloig avait déclaré la guerre à Holmes en 1895, comme je l’ai raconté dans le tome précédent de cette trilogie, Les Monstruosités du Miskatonic. Au cours des huit années suivantes, ils
  • 9. s’affrontèrent souvent, le soi-disant Esprit caché ayant décidé de harceler mon ami sans relâche. J’ai intégré de façon déguisée le récit de certains de ces affrontements dans mes chroniques romancées des exploits de Holmes. Ceux qui ont lu « L’homme qui grimpait », par exemple, n’ont aucun moyen de soupçonner que la terrible transformation que subit le professeur Presbury, physiologiste réputé de Camford, était le résultat d’une exposition aux spores d’un champignon jusqu’alors inconnu de la science botanique et dont on pense qu’il venait de l’espace. Les propriétés dudit champignon le conduisirent à régresser jusqu’au stade de nos ancêtres primitifs. De même, les gens ignorent que Godfrey Emsworth, le soldat blafard de la nouvelle homonyme, souffrait d’une malédiction infligée par le sorcier d’une tribu d’Afrique du Sud, malédiction qui le fit succomber à une nécrose progressive de son corps, comme une sorte de mort-vivant. Quant au lion censé avoir mutilé Mme Ronder, épouse du fameux artiste de cirque, disons simplement que la bête, en réalité, n’était pas un lion. R’luhlloig était derrière ces trois exemples parmi beaucoup d’autres. En toute discrétion, il jouait le rôle de la puissance organisatrice. Ayant le pouvoir d’introduire sa conscience dans l’esprit de toute personne réceptive pour influencer son comportement, R’luhlloig mettait sur pied une énigme suffisamment intéressante pour éveiller l’intérêt professionnel de Sherlock Holmes, puis déclenchait son piège dans l’espoir de prendre et de tuer sa proie. À plusieurs reprises, il faillit réussir. La violence de Presbury, digne de la sauvagerie d’un homme des cavernes, la psychose née du traumatisme d’Emsworth, et ce monstre léonin pour lequel je ne puis trouver de meilleur nom que celui de fauve-garou, nous placèrent directement, Holmes et moi, en situation de péril mortel. Heureusement, nous parvînmes chaque fois à contrecarrer les plans de notre ennemi tapi dans l’ombre, mais non sans payer de notre personne. Mon corps porte bon nombre d’horribles cicatrices qui l’attestent. En 1903, cependant, les affaires de ce genre s’étaient raréfiées. Holmes sentait qu’il pouvait quitter Londres, s’éloigner du cœur des événements. Il n’abandonna pas totalement ses enquêtes sur des crimes d’origine occulte ou surnaturelle, mais on en portait tout simplement de moins en moins à son attention. En conséquence, nous nous voyions moins. Je restai à Marylebone et pris plaisir à pratiquer la médecine. Je profitai aussi de la vie moins trépidante que m’apportait l’éloignement de Holmes. Ce fut un répit
  • 10. pour nous deux. Toutefois, ni l’un ni l’autre nous ne croyions à un arrêt complet des hostilités. En l’occurrence, c’était un sujet habituel de conversation chaque fois que je descendais lui rendre visite dans le Sussex. « Faire une pause, ce n’est pas arrêter, Watson, disait-il, et ceci ne peut être qu’une pause. Nous nous trouvons dans le creux de la vague, et la prochaine lame, je le crains, pourrait bien être la plus grosse et la plus puissante que nous aurons jamais essuyée. » Dans ces pages, je raconte l’arrivée de cette vague : le dernier affrontement, que je qualifierais de fatidique, et même de fatal, avec R’luhlloig. Cet affrontement eut lieu à l’automne 1910, époque à laquelle les germes du récent conflit mondial étaient déjà semés et prêts à pousser, quatre ans plus tard, pour donner un terrible fruit couleur sang. Les grandes puissances impériales de l’Europe avaient déjà failli en découdre en 1906 sur la question du Maroc. Par suite de cette crise, il y avait eu renforcement des alliances dans les deux camps, la Russie rejoignant l’Entente cordiale qui existait entre la France et l’Angleterre, pendant que l’Allemagne, toujours plus isolée et vindicative, formait sa propre coalition à trois avec l’Autriche- Hongrie et l’Italie. Les positions étaient de plus en plus fermement établies à cause d’une succession de disputes diplomatiques et de manœuvres politiques qui semblaient n’avoir d’autre dessein que de se mettre le rival à dos, telle l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie en 1908. Notre nation était prise, sans nul doute comme les nations voisines, dans une atmosphère fébrile, pleine d’hostilité et de méfiance. Les gens éprouvaient un irrépressible pessimisme, comme si leur cœur était enchaîné à une ancre. La guerre semblait inexorable. Ce n’était plus une question de « si », mais de « quand ». Rares sont ceux qui se doutaient qu’une autre guerre, aux proportions infernales, cosmiques, avait déjà commencé. J.H.W., Paddington 1928
  • 11. À mon arrivée à la ferme de Sherlock Holmes, je m’aperçus vite qu’il n’était pas chez lui. Le soleil se couchait et l’air se rafraîchissait, mais point de lumière aux fenêtres et, alors que je remontais l’allée, je n’entrevis pas la moindre lueur vacillante qui eût indiqué qu’un feu accueillant m’attendait. Surtout, la maison avait cet air indéniablement désolé qui émane des bâtiments inhabités, tel un corps que toute vie a quitté. Je ne fus pas très surpris de l’absence de réponse lorsque je frappai à la porte. J’étais pour le moins agacé. Holmes et moi avions planifié cette visite quinze jours plus tôt, et il avait confirmé notre arrangement pas plus tard que la veille, dans une lettre où il écrivait combien il avait « hâte de revoir ce cher vieux Watson demain soir », et où il expliquait qu’il avait fait le nécessaire pour que mon séjour fût « confortable et paisible ». Je lui avais annoncé l’heure précise de mon arrivée. Et pourtant, il n’était pas là. J’imaginai qu’il était retenu par quelque urgente course domestique, et qu’il ne tarderait pas à montrer le bout de son nez. Toutefois, au fond de moi, je savais qu’il pouvait y avoir une raison plus inquiétante à son absence. Je réprimai cette pensée en regardant la charrette anglaise qui m’avait amené de la gare remonter lentement l’étroit chemin sinueux qui retournait à Eastbourne. Je regrettai de ne pas avoir demandé au chauffeur d’attendre,
  • 12. mais il ne m’était pas venu à l’idée que je pourrais rester sur le pas de la porte. Je pris mon mal en patience, et décidai de laisser trente minutes à Holmes. Passé ce délai, je gagnerais le premier village à pied et prendrais une chambre dans une auberge. Je n’osais attendre beaucoup plus longtemps, car le jour déclinait rapidement ; or, je n’avais pas particulièrement envie de parcourir à tâtons la campagne du Sussex en pleine nuit. Je m’assis sur le seuil et contemplai la vue. Du moins la ferme de Holmes était-elle merveilleusement située ; la définition même d’un superbe isolement. Il n’y avait pas un bâtiment en vue hormis Bell Tout, le phare hors service qui était perché sur la falaise à quelque huit cents mètres de distance. Devant moi, sous les rais dorés du soleil, la Manche scintillait comme une gemme bleue au million de facettes. La brise qui soufflait sur la prairie donnait comme des frissons de plaisir aux buissons – principalement des ajoncs et des prunelliers – qui entouraient la propriété. Les mouettes piaillaient en virevoltant au-dessus de leurs nids accrochés à flanc de falaise, et les abeilles, dans les ruches de Holmes, vrombissaient indolemment. Je sentais moi-même la somnolence me gagner par suite du voyage depuis Londres. D’ailleurs, sans doute piquai-je du nez un moment, car, l’instant d’après, le soleil avait disparu ; le ciel était sombre, et le croissant de la lune se levait. Je me levai d’un bond en me tançant pour ma stupidité. J’allais devoir faire très exactement ce que j’avais espéré éviter : aller chercher une chambre pour la nuit dans une obscurité prononcée. La lueur des réverbères d’Eastbourne faisait un halo rayonnant sur lequel se découpait le promontoire de craie du cap Béveziers, mais les ténèbres des environs immédiats n’en étaient que plus denses. J’allais ramasser mon sac de voyage lorsque j’entendis un léger bruissement non loin, dans l’un des plus gros prunelliers. Je supposai tout d’abord qu’il s’agissait d’un hérisson ou peut-être d’un renard qui fourrageait dans les broussailles mais, quand le bruit se fit à nouveau entendre, il m’apparut qu’il devait être produit par un animal bien plus grand. De plus, je remarquai qu’il avait quelque chose d’indéniablement furtif, comme si la créature en question s’efforçait, bien que sans succès, de cacher sa présence.
  • 13. Je fus aussitôt prêt à l’action. Ces trois décennies passées à partager les aventures de Sherlock Holmes m’avaient enseigné qu’il ne fallait rien prendre pour argent comptant, qu’il convenait de se méfier de tout. Si mon instinct me disait d’être sur mes gardes, je devais l’écouter. Je savais en particulier que je devais faire particulièrement attention aux choses qui se meuvent dans les ténèbres ; or, il y avait surabondance de ténèbres dans ce prunellier. À tâtons, je trouvai le fermoir de mon sac, l’ouvris, et plongeai la main dans ce dernier à la recherche de mon Webley. J’avais emporté mon revolver alors même que j’étais en voyage d’agrément. Il me quittait rarement, et était toujours chargé. Je savais que je pouvais en avoir besoin à tout moment, et d’ailleurs, il me servait plus souvent que je l’aurais souhaité. Je le sortis d’un geste vif, l’armai, puis lançai un défi. — Eh là ! je sais que vous êtes là. Sortez de votre cachette, qui que vous soyez, ou sinon… Pendant quelques instants, je me sentis un peu idiot. Peut-être s’agissait-il juste d’un animal, après tout, auquel cas j’aboyais des menaces en vain. Alors, une forme dissimulée sous le buisson se leva. La silhouette d’un homme vêtu de quelque robe à capuche noire se découpa sur le ciel. Je ne distinguais pas son visage, mais il ne faisait aucun doute qu’il me regardait. — C’est bien ce que je pensais, grognai-je. Qui êtes-vous, bon sang ? Que faisiez-vous dans ce buisson ? Vous comptiez me tomber dessus par surprise, j’en suis sûr. Mes questions demeurèrent sans réponse. L’homme se contenta de rester immobile dans un silence sinistre. C’était un genre de moine, pour autant que je pus en juger. Sa robe noire lui arrivait aux pieds et avait de longues manches évasées qui lui couvraient les mains. — C’est votre dernière chance, repris-je en agitant le revolver de façon à ne laisser aucun doute sur le fait que j’étais prêt à en faire usage. Parlez. Le moine resta immobile et silencieux. Troublé, je commençai à me demander si, plutôt que d’un humain, il ne s’agissait pas de quelque créature morte-vivante. Cette obstination à ne pas me répondre était un comportement classique de revenant. Je m’avançai vers lui, revolver pointé, déterminé à faire la lumière sur ce mystère. Pour savoir si oui ou non il avait une substance physique, je n’avais qu’à l’empoigner.
  • 14. Il resta tranquillement immobile, et c’est seulement lorsque je parvins à portée de main que je remarquai qu’il n’était pas seul. Deux autres hommes portant des robes identiques quittèrent l’abri des buissons, de part et d’autre de moi. Ces deux-là étaient rapides. Ils me prirent au dépourvu. L’un saisit mon poignet droit d’une main de fer et m’arracha mon Webley. J’étais trop surpris pour l’en empêcher. L’autre glissa un bras autour de mon cou et me fit une prise d’étranglement. Bien sûr, je ne me soumis pas sans résistance à ce traitement brutal. J’aime à penser que je me défendis bien. J’assenai quelques bonnes ruades à mes assaillants et agitai les poings en tous sens. Cependant, ces hommes étaient forts, et absolument déterminés à me maîtriser. Celui qui me faisait la clé n’avait aucune intention de me lâcher, quand bien même je le rouais de violents coups de coude. La tête commençait à me tourner sous la pression de son bras. Le sang n’atteignait plus mon cerveau, pas plus que l’air n’atteignait mes poumons. Je me débattis de plus belle, mais en vain. Un instant plus tard, j’étais au sol, à demi inconscient, les mains solidement liées dans le dos par une corde. Les trois inconnus discutaient. Leurs voix me parvenaient étouffées par le brouillard de la somnolence, comme si mes assaillants s’étaient trouvés dans la pièce à côté. — Je crois que ce n’est pas lui, fit l’un. Ce n’est pas Sherlock Holmes. — J’ai vu Holmes mardi dernier à Eastbourne, répondit un autre. (Son accent du Sussex, comme celui de ses camarades, était à couper au couteau.) Ce gars a le même âge, mais il est un peu plus petit et beaucoup plus large. Et puis Holmes est rasé de près. — Alors qu’est-ce qu’il fait chez Holmes ? — Comment je le saurais ? Tout ce que je sais, frère, c’est que Holmes n’est pas là et qu’on a attrapé le mauvais bonhomme. — Eh bien, on ne peut pas le relâcher. Trop tard. Qui qu’il soit, après ce qui vient de se passer, il ne va pas s’en aller tranquillement sans faire d’histoires. Il va aller tout droit voir la police. — Tu veux dire ce que je pense ? — Rien ne doit interférer avec la cérémonie. Cette nuit, c’est le bon moment pour nous. Les étoiles s’alignent. Kl’aach-yag attend. Nous n’aurons jamais plus une occasion comme celle-là, alors nous ne pouvons pas permettre que le moindre détail aille de travers.
  • 15. — Alors tuons-le avec son arme et jetons le corps à la mer. On n’entendra pas le coup de feu, il n’y a personne à des kilomètres à la ronde. On a prévu de tuer au moins une personne cette nuit. Qu’est-ce que ça change d’en tuer deux ? — Un sacrifice, c’est une chose ; un meurtre, c’est très différent. — La différence n’est pas si grande. — Voici ce que je pense. On l’emmène. De toute façon, c’était ce qu’on comptait faire avec Holmes, suivant les instructions de Frère McPherson. Frère McPherson pourra prendre la décision qui s’impose. J’en arrivai à la conclusion que ce Frère McPherson était le supérieur de ces trois hommes. Ils semblèrent tous bien contents à l’idée de lui laisser la responsabilité de mon sort. — Qu’en pensez-vous, mes frères ? reprit celui qui avait fait la suggestion. Ma proposition est-elle acceptable ? Les deux autres acquiescèrent. — Vous le connaissez mieux que nous, Frère Murdoch, fit l’un. Si c’est ce que vous nous conseillez, je n’y vois pas d’objection. Et c’est ainsi que l’on me releva et que l’on me fit remonter sans ménagement l’allée, puis le chemin. Je n’avais pas la moindre idée de ce qui allait m’arriver, mais le sort qui m’attendait ne pouvait qu’être terrible. Mais où reste Sherlock Holmes ? pensai-je avec abattement.
  • 16. Après avoir parcouru quelques centaines de mètres sur le chemin, nous arrivâmes devant un camion garé sur le bas-côté, à l’abri d’un bosquet d’aubépines. À la maigre lumière de la lune, je vis que le véhicule avait deux places à l’avant et, à l’arrière, un long plateau de bois avec, sur les côtés, des rebords peu élevés. À en juger par les pneus tachés de boue et le plateau jonché de paille, on le réservait habituellement à un usage agricole. On me força à grimper à l’arrière et à m’allonger sur le ventre. L’un des hommes en robe – celui que ses compagnons avaient appelé Frère Murdoch – se porta volontaire pour me garder et persuada celui qui avait mon revolver de le lui confier. — Il est attaché, mais on ne sait jamais. C’est un tigre, ce gars-là, même s’il n’est pas tout jeune. Mieux vaut que je prenne le revolver, au cas où. Tandis que Frère Murdoch me rejoignait à l’arrière du camion, l’un de ses collègues s’assit au volant. Le troisième alla tourner la manivelle. Au bout de deux ou trois tentatives, le moteur se réveilla dans un rugissement. Le troisième homme monta à bord du véhicule, et nous partîmes. Nous roulâmes une bonne demi-heure à la vitesse d’un homme marchant d’un pas rapide. Si les cahots et grognements du camion ne m’aidèrent pas à mettre de l’ordre dans mes pensées, je parvins néanmoins à assembler une image à peu près cohérente de la situation dans laquelle je me trouvais. Mes
  • 17. ravisseurs devaient appartenir à une sorte de culte, dans la mesure où ils avaient parlé d’une cérémonie et d’un sacrifice. De plus, ils semblaient vénérer l’une de ces entités impies avec lesquelles Holmes et moi avions continuellement maille à partir depuis trente ans. Le nom qu’ils avaient mentionné, Kl’aach-yag, ne m’était pas familier, mais les dieux venus du ciel étaient légion, et personne n’en avait encore dressé la liste exhaustive. Sans compter qu’il en naissait sans cesse, puisque ces créatures s’accouplaient et engendraient des rejetons, tout comme les humains. En r’lyehen, Kl’aach-yag signifiait « Amas Pulsatile » ; un nom qui, malgré son côté grotesque, n’avait rien de bien inhabituel. J’essayai plusieurs fois de voir le visage de Frère Murdoch mais, sous son capuchon, je ne parvins à distinguer qu’un menton avec des rouflaquettes, et des yeux dans lesquels se réfléchissait l’éclat de la lune. Il paraissait fort concentré sur sa tâche. Le Webley ne tremblait pas malgré les fortes secousses du camion. J’avais le sentiment qu’il n’hésiterait pas à tirer si je tentais de m’échapper ; mais de toute façon, je n’étais pas vraiment en mesure de le faire. Enfin, le véhicule descendit une série de lacets et se gara au bord d’une plage. Frère Murdoch, d’un signe de mon revolver, m’indiqua que je devais débarquer, puis nous longeâmes tous la plage juste au-dessus de l’estran délimité par les écheveaux de corde et les algues brunes desséchées. Les galets s’entrechoquaient sous nos pieds, les touffes de chou marin bruissaient au vent, les vagues bouillonnaient. J’étais loin d’avoir abandonné tout espoir de me sortir de cette périlleuse situation, mais je n’avais toujours pas trouvé comment faire. Je me rassurai en me disant qu’une occasion allait se présenter. Il me suffisait d’attendre mon heure. Au pied d’une longue falaise particulièrement haute et déchiquetée, nous parvînmes devant une ouverture dans la roche. Au-delà, il y avait un tunnel qui, présumai-je, devait mener à une caverne. Un cultiste attendait à l’intérieur, une torche allumée à la main, pour nous accueillir. — C’est lui ? s’enquit-il. C’est ce nuisible de Holmes ? — Non. Quelqu’un d’autre. Holmes n’était pas chez lui, mais nous avons trouvé ce type à la place. — Un ami à lui ? — On ne sait pas. On espère que Frère McPherson saura quoi faire de lui. — Frère McPherson a d’autres chats à fouetter pour l’instant. Tout ce qu’on vous demandait, c’était de pincer Holmes. Vous n’avez fait que
  • 18. compliquer les choses. — Ce n’est pas notre faute. Il a pointé un revolver sur nous. — Bon, mais c’est sur vous que ça retombera, mon frère. Allez, entrons. Il est presque l’heure. L’homme à la torche s’engagea dans le tunnel et nous le suivîmes en file indienne, moi en avant-dernier, Frère Murdoch fermant la marche. La galerie était juste assez haute pour nous dispenser de nous baisser, mais si étroite que nous ne passions pas à deux de front. À l’intérieur régnait une atmosphère nauséabonde, mélange d’algue pourrie et d’eau saumâtre, mais aussi d’une autre odeur à la fois plus légère et plus fétide. Nous descendîmes une pente sur une cinquantaine de pas puis, d’un coup, le tunnel s’ouvrit sur une caverne de bonne taille. Sur toute sa périphérie, des torches logées dans des fissures révélaient des murs de craie brute qui montaient en se courbant jusqu’au plafond. L’air était moite et le sol était parsemé d’une dizaine de bassins naturels remplis d’une eau salée, verte et visqueuse. La mauvaise odeur était plus forte à cet endroit ; à la limite de la puanteur de putréfaction. Quatre autres cultistes étaient rassemblés près du centre de la caverne, ce qui en faisait huit en tout. Je ne voyais pas leurs visages, mais ces hommes attendaient, me semblait-il, avec une certaine appréhension. Au milieu du groupe se tenait une cinquième personne, une jeune fille ; et à sa vue, mon cœur se serra d’indignation, car elle n’était clairement pas là de son propre chef. Elle portait des vêtements de tous les jours et jetait autour d’elle des coups d’œil éberlués, désemparés, tout en chancelant légèrement. Elle ne pouvait avoir plus de dix-huit ou dix-neuf ans, et eût été fort belle sans cet air perdu et hagard. Lorsqu’elle me vit, elle essaya de dire quelque chose, mais il ne sortit de sa bouche que des marmonnements confus. Puisque, comme elle, je ne portais pas la tenue des cultistes, peut-être me voyait-elle comme un allié, un sauveur potentiel. Ses problèmes d’élocution et la lassitude généralisée de son attitude me laissèrent penser qu’on l’avait droguée pour s’assurer de sa docilité. Je bouillais. Cette fille devait être la victime prévue pour le sacrifice dont je les avais entendus parler. Un sacrifice humain. L’abominable cérémonie de cette nuit-là avait pour but de prendre la vie d’une innocente afin d’apaiser Kl’aach-yag et de s’attirer les bonnes grâces du dieu. Je ne pus me retenir de laisser libre cours à ma colère.
  • 19. — Fripouilles ! m’exclamai-je. Vils païens ! Libérez-la tout de suite. Si vous voulez faire une offrande, vous n’avez qu’à me tuer moi. Épargnez-la. Un homme s’écarta de la sinistre assemblée et vint vers nous. D’une voix cultivée, il demanda à mes ravisseurs de lui expliquer qui j’étais et pourquoi ils m’avaient amené. En lui faisant leur rapport, ils l’appelèrent Frère McPherson ; mais j’avais déjà deviné son identité à son air d’autorité. — Alors Sherlock Holmes est toujours dans la nature, fit McPherson. Nom de nom ! J’aurais dû me charger de lui quand il est venu fureter chez moi, ce matin. Il m’a pour ainsi dire accusé d’avoir enlevé Maud et m’a dit qu’il n’aurait de cesse qu’il ne l’ait retrouvée. En entendant le nom de « Maud », la jeune fille gémit et marmonna. Je supposai qu’elle réagissait, quoique de façon incohérente, à son propre prénom. — Il a aussi juré qu’il apporterait la preuve concrète que j’étais lié à sa disparition, poursuivit McPherson. Si seulement j’avais eu l’occasion de l’abattre sur-le-champ pour en finir. Je suis sûr qu’il est sur nos talons en ce moment même. Tant pis. Trop tard pour lui. L’heure approche. Kl’aach-yag va avoir son offrande, et lorsque coulera le sang de ma petite Maud, la Confrérie de l’Amas Pulsatile obtiendra tout ce qu’elle désirera et méritera par la grâce de notre grand dieu. N’est-ce pas, mes frères ? Les autres cultistes émirent un grondement grave d’assentiment. — Alors préparez-vous. Nous sommes tous là, l’assemblée est complète, et la configuration des cieux est favorable. Faisons venir Kl’aach-yag de son royaume. Avant la fin de la soirée, chacun de nous se verra accorder son vœu le plus secret, le plus cher ; ce vœu, nous l’aurons payé avec la vie de Maud Bellamy, dont la valeur est rendue d’autant plus exceptionnelle par l’amour que je lui porte et qu’elle me porte. — Bandit ! hurlai-je. J’eus un mouvement si brusque que deux des cultistes qui me gardaient se sentirent obligés de me saisir chacun par un coude pour me retenir. McPherson haussa les épaules avec suffisance. — Pestez tant que vous voudrez, vieil homme, qui que vous soyez. Cela ne changera rien. Vous ne tarderez pas à rejoindre Maud là où elle va. — Détachez-moi et nous verrons cela. Peu impressionné par ma menace, McPherson se retourna et rejoignit Maud Bellamy d’un pas nonchalant. Il sortit un long couteau aiguisé des
  • 20. plis de sa robe. Je me débattis dans l’espoir de me libérer de l’emprise des deux hommes qui me tenaient, mais sans succès. Les autres cultistes s’écartèrent de façon à former un demi-cercle, puis entonnèrent une psalmodie solennelle. McPherson scandait en r’lyehen des formules que je savais être des invocations rituelles, et ses frères les répétaient dûment, ce question-réponse évoquant quelque catéchisme blasphématoire. La lumière des torches paraissait faiblir à mesure que la psalmodie se faisait plus forte et passionnée. Le point culminant arriva lorsque huit voix s’écrièrent à l’unisson : « Iä, Kl’aach-yag ! Iä ! Iä ! » Quelque chose bougea dans les bassins. Leur surface visqueuse se mit à onduler et tourbillonner. À cet instant, je sentis une main tirer discrètement sur mes liens, et une voix – une voix que j’aurais reconnue entre toutes – me murmura à l’oreille : — Préparez-vous, Watson, mon vieil ami. Quand je passerai à l’action, faites de même.
  • 21. De l’un des bassins, puis d’un autre, puis de tous, émergèrent des formes gélatineuses. Chacune consistait en un moyeu hémisphérique et transparent, bordé de tentacules délicats, presque aussi fins que des fils et eux aussi limpides. Ces sortes de méduses dont le corps allait de la taille d’un poing serré à celle d’un ballon de football se propulsaient hors de l’eau et retombaient sur le sol de la caverne dans un tortillement ondoyant tout à fait écœurant. Elles sortaient en processions décousues, les plus vives rampant sur les plus lentes ; face à un tel nombre, je fus bien obligé de supposer que lesdits bassins n’étaient pas de simples flaques comme on en trouve habituellement dans les rochers du bord de mer, mais de véritables puits qui s’enfonçaient loin sous terre, peut-être tous reliés à un même réservoir qui servait de nid commun à ces créatures. Bien qu’atterré par l’apparition soudaine et bizarre de l’armée de méduses, j’étais assez soulagé, voire heureux ; car la voix qui venait de me murmurer à l’oreille n’appartenait à nul autre que Sherlock Holmes. Il se faisait passer pour le membre de la Confrérie de l’Amas Pulsatile que les autres appelaient « Frère Murdoch » et était, en l’occurrence, l’un des deux hommes qui me retenaient. Maintenant que j’avais un meilleur aperçu de son visage, je vis que de la pâte à maquiller en transformait les contours et
  • 22. qu’une barbe fournie, présumément fausse, ornait son menton. L’éclat acéré de ses yeux, cependant, ne laissait aucune place au doute. Holmes avait habilement desserré mes liens et était armé. Tout à coup, la situation n’était plus aussi favorable aux cultistes. Les méduses migrèrent à un bout de la caverne, où elles commencèrent à s’amasser. Elles se grimpèrent les unes sur les autres, s’entremêlèrent de manière à former un gros agglomérat de corps mous et de tentacules maigrelets, agglomérat qui se dressait plus haut qu’un homme. L’odeur fétide qui s’en échappait était vraiment répugnante, comme la puanteur du tréfonds de l’enfer. Plusieurs cultistes eurent des haut-le-cœur, mais pas McPherson. Il brandit le couteau avec une grande allégresse. Quant à la pauvre Maud Bellamy, le peu de bon sens qui lui restait l’abandonnait à grande vitesse. Ses yeux se révulsèrent, et des gémissements, sortes de miaulements étranglés, sortirent de sa gorge. Les méduses agrégées se déplacèrent de conserve. Elles palpitaient toutes au même rythme, comme si elles avaient partagé les mêmes battements de cœur. Curieusement, en se serrant les unes contre les autres, les créatures glissantes produisaient des sons qui formaient des mots. Chaque syllabe était constituée d’un détestable bruit mouillé de succion évoquant un glouton qui ferait claquer ses lèvres ; et cependant, ce que disait la créature était intelligible, à condition de bien connaître le r’lyehen. — Donnez-la-moi, disait Kl’aach-yag l’Amas Pulsatile, être composé d’une multitude. Apportez-moi ma nourriture, que je me sustente en me gorgeant de son miel. Sous les instructions de McPherson, un cultiste tira Maud Bellamy vers la bête. — Forcez-la à se mettre à genoux, dit le chef du culte. Faites vite, mon frère. Bien. Maintenant, tenez-lui la tête en arrière. C’est ça. La gorge de la jeune fille était exposée. McPherson mit le couteau sous le menton de sa victime, fil vers le haut. Il allait égorger Maud Bellamy comme une génisse à l’abattoir. — Maintenant, Holmes ? sifflai-je. Je n’imaginais pas que mon ami pût retarder l’échéance un instant de plus. — Maintenant, confirma-t-il. Je fis un brusque mouvement de côté et donnai au cultiste qui était sur ma gauche un coup d’épaule qui le renversa. Pendant ce temps, Sherlock
  • 23. Holmes, à ma droite, visa soigneusement avec le Webley et tira. La balle atteignit McPherson au bras. L’impact le fit tourner sur lui- même puis, dans un jappement de douleur, il s’effondra et lâcha son couteau. Au son du coup de feu, tous ses comparses se figèrent. Kl’aach-yag lui- même cessa ses avides bredouillements masticatoires. — Vite, Watson. La fille. Allez la chercher. Je vous couvre. Je m’élançai vers Mlle Bellamy. En chemin, mes liens tombèrent. Un cultiste se plaça devant moi pour m’intercepter. Je le repoussai de la main tel un demi d’ouverture écartant un trois-quarts qui s’apprêterait à le tacler. Je n’étais plus jeune, loin de là, mais je pouvais me déplacer avec célérité quand la situation l’exigeait, et je n’avais pas trop perdu de mon savoir-faire de rugbyman. Le cultiste qui tenait Mlle Bellamy essaya à son tour de m’attaquer, mais Holmes le chassa d’une balle bien placée, qui ricocha sur le sol de la caverne à quelques centimètres à peine de ses pieds et projeta une gerbe de fragments de craie. Je saisis la malheureuse jeune femme par les épaules et l’emmenai à distance de cette masse glauque et baveuse de Kl’aach-yag. Comme nous rejoignions Holmes, McPherson se releva brusquement en poussant un rugissement de rage. Son bras blessé pendait, inerte, à son côté, mais McPherson brandissait désormais le couteau de l’autre main. — Ramenez-la ! Satané Holmes, il y a des mois que j’attends ce moment. Maud est pour ainsi dire ma fiancée. Kl’aach-yag sait ce que la lui laisser signifie pour moi. Il ne permettra pas qu’on lui prenne ce qu’il désire, et moi non plus ! — En effet, dit Holmes, il ne le permettra pas. (Il se mit à parler en r’lyehen.) Kl’aach-yag, puisque l’on t’a privé d’un festin, prends-en un autre. Je t’offre Fitzroy McPherson, professeur de sciences à l’école des Pignons, et la plus noire des canailles qui aient vécu sur cette Terre. McPherson ne semblait pas parler aussi couramment que nous cette langue d’un autre temps et d’un autre monde, mais il reconnut son nom et comprit la teneur du message. Il se retourna vers Kl’aach-yag. Le sang s’écoulait de son bras et gouttait sur le sol, rouge vif sur le blanc de la craie. — Non, non, ne l’écoute pas, ô tout-puissant, protesta-t-il en agitant la main dans la direction de Mlle Bellamy. Ce n’est pas censé être moi, le sacrifié. C’est elle. C’est elle !
  • 24. Le dieu, cependant, n’était apparemment pas du même avis, car, tout à coup, une vingtaine de tentacules jaillirent et emprisonnèrent les membres de McPherson. Ce dernier hurla en tranchant les vrilles à coups de couteau, mais chaque fois qu’il en coupait une, une autre sortait tel un serpent pour la remplacer. Le professeur fut vite enveloppé d’une toile faite de ces excroissances charnues, et Kl’aach-yag l’attira lentement mais inexorablement vers lui, tel un pêcheur moulinant pour remonter sa prise. Les cris et tortillements angoissés de MacPherson me firent comprendre que les tentacules étaient garnis de vésicules venimeuses qui le piquaient à travers sa robe. L’horreur de sa position ne lui échappait pas, et il savait qu’il ne pouvait rien faire pour s’en sortir. Finalement, Kl’aach-yag le pressa tout contre lui, et des méduses individuelles se coulèrent sur le cultiste, le recouvrirent et l’engloutirent dans leur entité collective. Ses cris prirent un timbre plaintif, chargé de sanglots, puis se turent lorsque Kl’aach-yag l’absorba complètement. Après cela, comme tout le monde dans la caverne, je ne pus que le regarder suffoquer à l’intérieur du dieu. Ses mouvements devinrent de plus en plus faibles et spasmodiques, puis cessèrent tout à fait. Alors, avec une rapidité presque indécente, le corps sans vie de McPherson se désintégra. Kl’aach-yag le digérait. La peau fondit, révéla les muscles, les tendons et les veines, qui se liquéfièrent à leur tour jusqu’à disparaître en ne laissant que les os nus. Cela me rappela mes cours d’anatomie à l’école de médecine, même si, dans le cas présent, la dissection du cadavre avait pris moins d’une minute au lieu de se prolonger sur plusieurs séances. Lorsqu’il ne resta qu’un squelette, Kl’aach-yag se dispersa ; toutes les méduses qui le composaient se séparèrent, regagnèrent leurs bassins avec des bruits mouillés et entrèrent dans l’eau en glissant. Les os tombèrent sur le sol avec fracas. Les survivants de la Confrérie de l’Amas Pulsatile restèrent figés, comme sonnés. Holmes, sans baisser le revolver, me signala qu’il valait mieux en profiter pour s’éclipser avec Mlle Bellamy. Je passai devant et, faisant escorte à la jeune femme, remontai le tunnel en direction de la plage. Holmes nous suivit en marchant à reculons. Si le moindre cultiste s’était mis en tête de nous poursuivre, Holmes aurait sans doute tiré pour l’encourager à reconsidérer cette idée. En l’occurrence, je pense qu’ils
  • 25. étaient tous trop abasourdis par le sort sinistre de leur chef pour se décider à agir. À l’entrée de la caverne, Holmes émit un puissant sifflement strident. Rapidement, un contingent de la police du Sussex arriva sur la plage en pataugeant dans l’eau. Il apparut que les policiers avaient attendu le signal de Holmes dans un canot ancré en mer, à quelque distance. — Voici Mlle Maud Bellamy, inspecteur Bardle, dit mon ami au fonctionnaire le plus gradé. (Holmes s’était défait de son maquillage et de sa barbe.) Saine et sauve, comme promis. Veillez à ce qu’on la raccompagne chez ses parents à Fulworth, et à ce qu’elle reçoive dès que possible des soins médicaux. Vous trouverez dans cette caverne des gens assez perturbés ; vous pourrez tous les arrêter pour tentative d’assassinat en bande organisée. Le chef de ladite bande n’est plus en état d’être jugé, c’est bien dommage, mais les autres, je le subodore fortement, vous suivront sans faire d’histoires. Il serait bon que vous envoyiez aussi des agents à l’école des Pignons, où ils trouveront un professeur de mathématiques du nom de Ian Murdoch ficelé et bâillonné dans sa chambre. Il faut l’arrêter aussi. Enfin, inspecteur, si je puis me permettre une recommandation, vous devriez réquisitionner quelques bâtons de dynamite afin de faire sauter l’entrée de cette caverne et de la condamner à jamais.
  • 26. Plus tard, comme Holmes et moi prenions un verre de brandy, installés dans son salon, mon ami se confondit en excuses. — Je suis absolument désolé, Watson, de vous avoir mêlé à cette affaire. Le temps pressait, et je ne voyais aucune autre possibilité. En l’occurrence, votre implication involontaire s’est révélée être une bénédiction. Votre revolver m’a donné un avantage décisif. — Pourquoi ne pas m’avoir prévenu que vous étiez en pleine enquête ? demandai-je. Un petit télégramme aurait suffi. — Jusqu’à ce matin, j’ignorais qu’une crise allait éclater. La partie était en cours, mais je ne pensais pas que son dénouement était si proche. Cependant, peu après le petit déjeuner, le vieux Tom Bellamy, magnat de l’industrie de la pêche de Fulworth et père de Maud, est venu me supplier d’enquêter sur la soudaine disparition de sa fille. Elle était sortie faire son petit tour quotidien et n’était pas revenue. La première pensée du père fut qu’elle s’était enfuie avec Fitzroy McPherson, son fiancé. Bellamy désapprouvait leurs fiançailles et ne l’avait pas caché aux deux intéressés. Non seulement Maud était considérablement plus jeune que son promis, mais, en tant qu’héritière d’une petite fortune, elle avait bien plus de moyens qu’un simple maître d’école. Bellamy craignait que l’argent fût,
  • 27. plus que l’amour, la principale motivation de McPherson. Il m’a demandé de rendre visite à ce dernier. — Pourquoi ne pas s’en être chargé lui-même ? — Il a dit qu’il n’était pas sûr de se maîtriser en présence de McPherson, surtout s’il s’avérait que Maud se trouvait avec lui. Il risquait de se laisser aller à ses instincts les plus bestiaux. Il savait que je me montrerais plus diplomate et circonspect. Et aussi que j’étais l’ami de McPherson. — Vous ? L’ami de ce monstre ? — Enfin, dire que nous nous connaissions serait plus exact. Il se trouve que je m’entends très bien avec Harold Stackhurst, directeur des Pignons. C’est grâce à lui que mon chemin a croisé à quelques reprises celui de McPherson dans un contexte mondain. Même chose pour Ian Murdoch, professeur de mathématiques à l’école. — Dont vous avez pris la place ce soir. Holmes acquiesça. — En l’occurrence, je n’ai été que trop heureux d’accéder à la requête de Tom Bellamy en jouant les intermédiaires, car j’avais déjà des raisons de croire que McPherson n’était pas franc du collier. Lors de nos dîners, après un ou deux verres, McPherson avait tendance à devenir légèrement bavard, et en ma présence, il a un jour laissé échapper une référence à la géométrie non euclidienne au cours d’une discussion générale sur l’architecture. Il a affirmé que, bien qu’il soit possible de construire des structures sur des bases non euclidiennes, les angles et tenseurs de courbures hyperboliques, lorsqu’on les contemple à l’échelle monumentale, pourraient induire psychose et démence dans le cerveau humain. — Comme on le dit de la cité engloutie de R’lyeh, domaine de Cthulhu. Arpenter ses rues, c’est rechercher la folie. — Certes. C’est ce qui m’a fait penser pour la première fois que McPherson n’était pas un simple maître d’école. Je me suis ensuite débrouillé pour obtenir de lui rendre visite dans son bureau, à l’école, sous prétexte de discuter d’un sujet qui nous intéressait tous deux, à savoir la chimie. Le bureau d’un homme en dit long sur lui, en particulier les étagères, et celles de McPherson se sont avérées fort révélatrices. Glissées entre les manuels scientifiques de rigueur se trouvaient des éditions anglaises des Manuscrits pnakotiques, de De Vermis Mysteriis et de Daemonolatreia, pour n’en citer que trois. — Pas de Necronomicon ?
  • 28. Les étagères du bureau de Holmes débordaient d’innombrables ouvrages du même genre, dont non pas un mais deux exemplaires de l’effroyable grimoire dont je venais de citer le titre. — Non, Dieu merci, répondit Holmes. J’orientai la conversation sur les cultes ésotériques, en réaction à quoi McPherson, jusque-là cordial et expansif, se ferma. J’affirmai qu’aux quatre coins du pays on trouvait des bandes d’acolytes sous la coupe d’anciens dieux étranges. Je considérais ces gens comme une menace pour eux-mêmes et pour le public dans son ensemble, car ils frayaient avec des forces qu’ils ne pouvaient ni comprendre, ni contrôler. McPherson eut vite fait de les ravaler au rang d’excentriques. « N’importe qui peut porter une robe, allumer des torches et psalmodier un quelconque salmigondis autour d’un autel fait de bric et de broc en se donnant l’illusion d’être entré en contact avec des dieux, a-t-il dit, tout comme il est facile d’acheter une planche de ouija et de tenir une séance de spiritisme en salon en étant persuadé de communiquer avec le monde des esprits. » Il m’est apparu comme une évidence qu’il n’exprimait pas là le mépris d’un homme de raison qui rejette la superstition, mais plutôt celui du professionnel qui se moque des amateurs. — Il protestait trop pour être honnête, m’est avis, dis-je en détournant Shakespeare. — Ah ah ! en effet. Par la suite, j’ai entrepris de noter soigneusement les habitudes de McPherson et ses allées et venues. Il avait en ville plusieurs associés qu’il allait régulièrement retrouver au pub ou dans d’autres lieux de ce genre. Ian Murdoch comptait parmi ces gens. J’avais la nette impression qu’ils étaient très complices, et en écoutant discrètement leurs conversations sous divers déguisements, j’ai réussi à glaner certaines allusions qui m’ont donné matière à m’inquiéter. Vous voyez le genre de sujets. Et puis, il y a trois jours, alors que je filais McPherson dans Eastbourne, je l’ai vu entrer chez un tailleur sur Cornfield Terrace, d’où il est ressorti les bras chargés de paquets imposants. Je suis aussitôt allé dans le magasin et, sur une intuition, j’ai demandé au vendeur à l’air assez satisfait s’il avait des articles dans le domaine monastique ou cérémoniel. Il a bien vite admis qu’il venait de fournir une commande lucrative de ce genre. « Huit robes noires pour une pièce sur l’histoire de l’ordre bénédictin, m’a-t-il révélé. Une nouvelle production qui se monte à l’Hippodrome royal dans le courant du mois, c’est ce qu’a dit le client. » On
  • 29. pense rarement à ce genre de détails terre à terre, dans les enquêtes sur des crimes occultes, mais ils peuvent s’avérer d’une importance capitale. — Que serait un cultiste sans sa robe, après tout ? — Absolument. J’avais désormais la preuve que McPherson, Murdoch et compagnie avaient probablement pour projet de mettre en œuvre quelque rite, même s’il me restait à en déterminer la nature ou le degré de gravité. Ainsi, ce matin, Maud Bellamy ayant mystérieusement disparu, l’affaire a atteint un point critique. Je suis allé voir McPherson à l’école, en conformité avec la requête de Tom Bellamy, et j’ai lourdement sous- entendu que je le savais responsable de l’enlèvement de la fille. Je n’en savais rien, bien entendu, en tout cas je n’avais aucune certitude à ce sujet, mais j’espérais que ce bluff constituerait une menace crédible et pousserait McPherson à y réfléchir à deux fois avant de perpétrer l’horrible méfait qu’il préparait, quel qu’il fût. Sa réaction sanguine m’a conduit à penser qu’il ne renoncerait pas. — Vous auriez dû rosser cette crapule. — Sous quel prétexte, Watson ? Et si je m’étais trompé à son propos ? Si Mlle Bellamy avait eu des démêlés avec quelqu’un d’autre ? C’était improbable, bien sûr. Sa disparition n’était sans doute pas une coïncidence sachant que son fiancé était un individu louche qui préparait un sale coup. Ils auraient facilement pu se donner rendez-vous ; il l’aurait endormie, peut- être au moyen de chloroforme, puis l’aurait emmenée dans quelque cachette. Toutefois, je n’avais pas la moindre idée d’où elle pouvait se trouver, ni aucun lien concluant entre sa disparition et ce que préparait McPherson. Mon seul recours était d’infiltrer son groupe. — En vous faisant passer pour Ian Murdoch. — J’ai commencé par prendre la précaution de me rendre chez Murdoch pour le neutraliser, puis je l’ai forcé à me dire où et quand il devait retrouver ses confrères cultistes. — Forcé ? demandai-je non sans une certaine ironie. Par quel moyen ? Magique ou physique ? — Physique. Je manquais de temps. — Et quel degré d’intensité physique cela a-t-il demandé ? — Un moindre degré que vous ne pourriez le croire. Murdoch – bien moins rusé et obstiné que son ami McPherson – était assez intimidé par la facilité avec laquelle je l’avais maîtrisé, et il s’est donc mis à table sans faire d’histoires. Les choses se précipitaient. J’ai téléphoné à l’inspecteur
  • 30. Bardle. C’est un homme sensé ; par le passé, il nous est arrivé de nous associer, et il en a tiré quelque avantage. Je lui ai dit ce qui se passait, et il a accepté de placer des agents dans un canot, prêts à intervenir à mon signal. Ensuite, j’ai entrepris de me grimer en Murdoch qui, par chance, a à peu près ma taille et ma carrure. Je m’en suis assez bien sorti, tout bien considéré, y compris pour la barbe broussailleuse et le nez un peu crochu ; et puis j’ai réussi à imiter sa gestuelle, et même son accent du Sussex. C’est un homme du cru. Bref, je suis parvenu à me faire passer pour lui, surtout dans le noir et enveloppé dans la robe que je lui ai empruntée. Je suis allé à l’endroit du rendez-vous, où j’ai retrouvé deux des frères de Murdoch. C’est à ce moment que j’ai appris que nous allions faire un premier arrêt chez moi, et que notre première tâche était de tendre une embuscade à Sherlock Holmes afin de le capturer. Et c’est là, Watson, que vous intervenez. D’ailleurs, je suis bien content que vous vous soyez retenu de me tirer dessus. Cela aurait certainement perturbé mes plans. — Et moi, je suis bien content que vous vous soyez opposé à l’idée de me tuer. — Cela aurait certainement perturbé vos plans à vous. En fait, j’étais plus qu’heureux d’avoir mon Watson à mes côtés pour m’attaquer à la Confrérie. C’était comme au bon vieux temps. Je poussai un soupir de tristesse. — Peut-être, mais je ne suis plus aussi jeune qu’alors, et je ressens plus vite le contrecoup de mes efforts physiques. J’ai mal à l’épaule, après être resté allongé, attaché, à l’arrière de ce camion, et je crains de m’être fait une élongation à un tendon de la jambe lorsque j’ai traversé la caverne au pas de course pour rejoindre Mlle Bellamy. Vous, par contre, vous n’avez pas vraiment l’air de ressentir les effets de vos frasques de ce soir. Si j’ose m’exprimer ainsi, vous me paraissez positivement frétillant, et pas que cette nuit. Chaque fois que je viens vous rendre visite, je remarque que l’âge ne semble pas avoir de prise sur vous. Vous n’avez presque pas de cheveux gris, et pour ainsi dire aucune ride ; de plus, je ne remarque pas chez vous le plus petit début d’infirmité physique. Il est assez vexant de vous voir rester si jeune, pendant que moi, je m’enfonce dans la décrépitude. Quel est votre secret ? — Le miel, répondit simplement mon ami. Le miel que je récolte dans mes ruches. C’est une substance tout à fait remarquable, pleine d’enzymes et de sucres qui sont excellents pour la santé. Vos prédécesseurs dans la
  • 31. profession médicale s’en servaient pour soigner les blessures, vous le saviez ? Personnellement, je trouve qu’il stimule efficacement mes niveaux d’énergie ; il m’apporte bien plus de bénéfices et bien moins de désavantages que la cocaïne. J’irais jusqu’à dire que le miel est mon ambroisie personnelle. Il me confère la longévité, tout comme le faisait la nourriture des dieux de l’Olympe. Et bien sûr, il y a aussi l’air marin, dont les propriétés revigorantes sont bien connues. — Peut-être devrais-je moi aussi prendre ma retraite sur la côte et y élever des abeilles, dis-je. Mais je suis un indécrottable Londonien ; trop, sans doute, pour quitter définitivement cette cité magnifique. Elle me manquerait, quand bien même moi je ne lui manquerais pas. Quelle importance peut avoir la perte d’un habitant dans une ville qui en compte près de sept millions ? (Je réprimai un bâillement.) Bon, vous n’êtes peut- être pas épuisé, Holmes, mais moi si. Je crois qu’il est grand temps que je me traîne jusque dans mon lit. Je dormis profondément et sans rêver, mais pas longtemps ; car aux petites heures de la nuit, mon sommeil fut interrompu par la clameur stridente du téléphone de l’entrée. J’entendis Holmes descendre l’escalier pour aller répondre. — Allô. Sherlock Holmes à l’appareil. Oui, mademoiselle, je prends l’appel. Allô ? Mycroft ? Oui, c’est Sherlock. Moins vite, Mycroft. Répète. Mycroft ! Il faut que tu te calmes, je comprends à peine ce que tu me dis. Cesse ton charabia. Mycroft ? Mycroft, quel que soit le problème, écoute- moi. Je te demande de ne pas bouger. Ne va nulle part. Ne fais rien d’inconsidéré. Je serai là aussi vite que ce sera humainement possible. Je sortis de la chambre d’amis au moment où Holmes raccrochait le téléphone. Il était perplexe et passablement anxieux. — C’était votre frère ? fis-je. Que voulait-il ? — Je ne saurais vous le dire. Mycroft… bredouillait, il n’y a pas d’autre mot. Il était totalement incohérent. Je n’ai pas compris un traître mot de ce qu’il racontait. Il a principalement passé la conversation à répéter mon nom en boucle. — Juste ciel ! Pensez-vous qu’il soit malade ?
  • 32. — Je ne sais que penser, répondit-il, laconique. Tout ce que je sais, c’est que je file m’habiller pour monter le plus vite possible à Londres. — Et moi, je vous accompagne. Si Mycroft souffre d’une méningite cérébrale ou – ce qu’à Dieu ne plaise – d’une attaque, il aura besoin de mon aide, et vous aussi. — Je ne vous contredirai pas, Watson. Je ne vous demande qu’une chose, c’est de vous dépêcher.
  • 33. Nous gagnâmes Eastbourne à pied à la froide lumière grise de l’aube et attrapâmes le premier train pour Londres. Nous arrivâmes un peu avant 7 heures à Victoria Station, d’où un cab nous emmena vers St James Street. Les affaires de Mycroft ne le faisaient jamais quitter cette zone dans laquelle se trouvaient ses deux lieux de prédilection, le Club Diogène et le palais de Westminster, ainsi que son appartement. Il était encore assez tôt, et les rues de la capitale étaient peu fréquentées. Cependant, lorsque le cab tourna sur Pall Mall, je remarquai au loin un attroupement d’une vingtaine de personnes devant une maison bourgeoise. Les badauds étaient rassemblés autour d’une chose massive recroquevillée sur le trottoir. Un sentiment de crainte s’éveilla en moi tel un petit ver. Je connaissais la bâtisse en question ; elle abritait l’appartement de Mycroft. J’espérais malgré tout que cette « chose » qui gisait sur le trottoir n’était pas ce que je croyais. Holmes l’avait vue, lui aussi. Avant que j’eusse pu dire quoi que ce fût, il ouvrit la portière à la volée et sauta du cab en marche. Il courut vers l’attroupement et se fraya un chemin à coups d’épaule jusqu’à l’objet de tous les regards.
  • 34. Jamais je n’oublierai le hurlement qu’il poussa alors. Ce cri de pure souffrance se répercuta le long de la rue. Je me hâtai de rejoindre mon ami. Holmes était à genoux, tête baissée. Devant lui gisait la dépouille mortelle de Mycroft Holmes. J’hésite à décrire l’état dans lequel se trouvait le corps. Il était horriblement mutilé, entouré d’un halo de sang ; il y avait des éclaboussures jusque sur les marches de la maison voisine. L’ample carrure ne pouvait qu’être celle de Mycroft, et la tête, bien que loin d’être intacte, demeurait reconnaissable. Pour tout détail, je dirai que le prodigieux cerveau de cet homme, cerveau considéré comme supérieur même à celui de son frère cadet, n’était plus totalement contenu dans son écrin. Le choc et l’incompréhension menacèrent de me submerger. Il m’était arrivé de trouver Mycroft autoritaire, voire arrogant ; plus encore que Sherlock Holmes lui-même. Et cependant, j’avais toujours reconnu en lui un homme honnête et un immense esprit, mais aussi un puissant allié dans le combat contre le mal, et j’en étais venu à l’admirer pour ces qualités. Le voir si violemment, si totalement détruit, était un spectacle vraiment effrayant, et cela donnait à réfléchir. Je m’efforçai de maîtriser mes émotions, car le fait d’y succomber m’empêcherait d’apporter à Holmes le soutien dont il allait très certainement avoir besoin. Les tourments intérieurs de mon ami devaient être bien pires que les miens. Cela se voyait à son visage, qui avait pris un teint grisâtre, et au tremblement de sa lèvre inférieure. Il semblait sur le point de pleurer, et ce peut-être pour la première fois de sa vie. Je posai une main sur son épaule pour le consoler, mais il l’écarta. Par quelque suprême effort de volonté, il se reprit et se releva. S’adressant à la foule, il dit : — Qui l’a trouvé ? Allons ? Parlez. Une main se leva. — Moi, monsieur. (C’était un facteur, et il paraissait presque aussi choqué que Holmes.) Je faisais ma tournée quand je suis tombé sur… lui. C’était il y a un quart d’heure. J’ai envoyé quelqu’un chercher un agent, mais il n’en est encore venu aucun. Vous le connaissiez, si je comprends bien. Holmes ignora la remarque. — Depuis combien de temps gisait-il là quand vous l’avez découvert ? Dites-moi.
  • 35. — Je suis incapable de vous répondre, monsieur. — Essayez, mon vieux. Essayez. Le corps bougeait-il encore ? Les taches de sang étaient-elles fraîches ? — Holmes. (Je pris son bras avec douceur.) Laissez cet homme tranquille. Il ne sert à rien de le bombarder de questions. Il ne connaît rien à ces choses-là. Permettez-moi d’examiner le corps. Je pourrai peut-être vous fournir les réponses que vous cherchez. La peau de Mycroft était encore chaude au toucher. Le sang était visqueux, collant ; il n’avait pas fini de coaguler. Je soulevai l’avant-bras de Mycroft et, en observant la flexion du poignet, vis que la rigidité cadavérique ne s’était pas encore installée. — J’estime que la mort remonte à une demi-heure, une heure au plus. — Soyez plus précis, dit Holmes. — Impossible. Est-ce important ? Nous sommes venus aussi vite que possible. Vous n’auriez rien pu faire pour empêcher ça. Penser le contraire, c’est vous torturer inutilement. Holmes parut réfléchir à la question. Je sentis les émotions tourbillonner sous la surface. Il se maîtrisait, mais à peine. — Il se peut que vous ayez raison, admit-il enfin. Mais ce n’est pas parce que je n’ai pas pu l’empêcher que je ne peux rien y faire. — Voilà un meilleur état d’esprit, répondis-je. Que proposez-vous de faire ? C’est alors qu’un agent apparut et prit en charge les lieux du crime. Il commença par éloigner la foule grandissante de badauds avides de la source de leur fascination morbide, puis ordonna que quelqu’un allât chercher une couverture pour recouvrir le cadavre. Il était autoritaire et zélé mais, étant donné les circonstances, c’était tout à fait nécessaire. Holmes, pendant ce temps, était allé regarder le haut de la maison depuis la chaussée. — Il est tombé, manifestement, dit-il, s’adressant en partie à moi mais surtout à lui-même. Pourtant, aucune des fenêtres de son appartement n’est ouverte. D’ailleurs, il habitait au premier étage, et une chute de cette hauteur relativement faible n’aurait pas provoqué les… dégâts que nous avons vus. Il est plus probable qu’il soit tombé de tout en haut. Il y a là une balustrade assez petite pour qu’on puisse l’enjamber sans difficulté, et on peut y accéder par le grenier, dont les fenêtres sont encastrées dans le toit
  • 36. mansardé. Ce que nous devons découvrir, c’est si Mycroft a été le seul perpétrateur de cet acte ou si on l’a aidé. — Autrement dit, s’il s’agit d’un suicide ou d’un meurtre ? J’éprouvais une satisfaction perverse à voir mon compagnon avoir recours à la logique analytique. S’il se laissait faire par la peine, elle le rendrait complètement impuissant. Pour l’heure, il était préférable que Sherlock Holmes le détective prît les commandes et que Sherlock Holmes le frère fraîchement endeuillé se laissât conduire. Tant que les indices étaient encore frais, Holmes avait plus de chances de découvrir la vérité. — Excusez-moi. M. Holmes ? M. Sherlock Holmes ? L’homme qui venait de parler était mince et élégamment vêtu. Je connaissais son visage, mais il me fallut un moment pour le remettre. C’était le secrétaire du Club Diogène, établissement qui se trouvait pratiquement en face de l’appartement de Mycroft. Il veillait soigneusement à ne pas regarder le corps recouvert d’une couverture. — Oui ? répondit Holmes. Vous vous appelez Unthank, n’est-ce pas ? — À votre service, monsieur. (Unthank se tordait les mains d’un air grave et navré.) Mes condoléances les plus sincères. C’est une perte terrible. Une perte terrible pour nous tous. Un coup effroyable… parmi d’autres. — Que voulez-vous dire ? — J’arrive tout juste au Diogène, mais j’ai été debout la moitié de la nuit. J’aimerais pouvoir dire que je suis étonné de découvrir que M. Holmes – je veux dire votre frère – est décédé. J’aimerais vraiment. — Il y a eu d’autres morts cette nuit ? — Les nouvelles sont mauvaises. Les télégrammes et les coups de téléphone pleuvent. J’ai du mal à croire que je vous dis ceci, mais six de nos membres sont allés rencontrer leur créateur au cours des quelques heures qui viennent de s’écouler. — Six ! m’exclamai-je. — Sept, maintenant que M. Holmes frère est venu s’ajouter à la liste. Et je prie Dieu qu’il soit le dernier. Pardon d’être si direct, mais c’est une véritable hécatombe. — Leurs noms, dit Holmes. De qui s’agit-il ? Au lieu de répondre, Unthank consulta sa montre. — Vous devriez m’accompagner. Il y a une tradition à respecter, et tous les membres du club qui sont en mesure de se déplacer sont en chemin. En tant que plus proche parent de Mycroft Holmes, vous avez le droit d’être
  • 37. présent. Ensuite, s’il vous reste des questions, je ferai de mon mieux pour y répondre.
  • 38. Si le club le plus étrange de Londres était désert lorsque nous y entrâmes, en l’espace de vingt petites minutes, il grouillait de monde. Le salon principal était bondé de membres et, comme toujours, on n’entendait pas un seul mot. Les membres du Diogène gardaient leur silence habituel, en accord avec la règle d’or du club. Cependant, tous les visages trahissaient un chagrin si grand, si évident, qu’il n’y avait nul besoin de l’exprimer à voix haute. Lorsque Unthank eut décidé que tout le monde était présent et que personne d’autre ne viendrait, il frappa une petite cloche. Son tintement sonore resta suspendu dans l’air et, quand il mourut, le secrétaire dit : — Milton Goldsworthy. À l’unisson, les membres du club répétèrent ce nom. — Sir Alexander Chalfont-Banks. Là aussi, tous les présents se firent l’écho du nom prononcé par Unthank. Il y en eut quatre autres – un pair du royaume, un général, un industriel, un magnat de la presse – puis vint le septième et dernier. — Mycroft Holmes. Cette fois, je trouvai la réponse de l’assistance plus forte et plus sincère que les précédentes, peut-être en hommage à la stature de Mycroft, aussi
  • 39. bien comme membre éminent du Diogène que comme pilier du gouvernement de notre pays. Unthank fit de nouveau sonner la cloche et, sans un mot de plus, les membres du club se dispersèrent. Le rituel avait été étrange, même suivant les critères du Diogène, mais je l’avais néanmoins trouvé extraordinairement émouvant. Dans un établissement où le silence était obligatoire, le fait de le briser officiellement était chargé de sens. Comme un geyser jaillissant d’un plan d’eau jusque-là calme pour évacuer la grande pression qui régnait sous la surface. Sherlock Holmes, pour sa part, s’était fait un peu plus sombre à chacun des noms de victime qu’avait annoncés Unthank. Il demeurait fermé lorsque, après la cérémonie, nous nous rendîmes dans la Salle des Étrangers pour y attendre le secrétaire, qui était occupé à raccompagner les membres à la porte. — Il n’y a pas deux solutions, me confia Holmes. C’est un acte hostile. — Un acte hostile ? C’est-à-dire ? — Les sept noms, Watson. Les sept membres morts. Qu’ont-ils en commun ? Allons, inutile d’être particulièrement malin pour deviner le lien. — Ils…, commençai-je. C’est alors que je compris. D’exaspération, j’aurais pu me frapper le front. Comme j’avais été lent à la détente. J’attribuai la faute à la fatigue et aux mésaventures de la veille. — Ils appartiennent tous au Club Dagon, terminai-je. — Correction : ils sont le Club Dagon. Tous les sept – Goldsworthy, sir Alexander, Mycroft, les autres – forment à eux tous l’ensemble de cet auguste groupe clandestin. Et voilà que d’un terrible coup, les sept sont morts. Cela trahit un effort concerté de la part de quelque adversaire. — R’luhlloig ? (Chaque fois que je mentionnais cet être divin qui avait jadis été le Pr James Moriarty, je baissais un peu la voix sans le vouloir.) Se peut-il qu’il soit derrière ces décès ? — Après tout ce qu’il a fomenté ces dernières années, cela ne me surprendrait pas. Les complots de l’Esprit caché sont incessants et complexes. C’est une maladie qu’on ne peut éradiquer. Quand on arrache une racine, l’infection repousse ailleurs. — Si c’est lui, alors ce n’est pas une simple crise. C’est une véritable épidémie de mal. Jusque-là, vous n’aviez que des accrochages. Cette fois,
  • 40. c’est une importante escalade des hostilités. Et en même temps, R’luhlloig poursuit la guerre sur le plan éthéré en poussant les Dieux Extérieurs à attaquer sans relâche les Grands Anciens. Vous vous tenez au courant de ce conflit. Où en est-on ? Y a-t-il une escalade, là aussi ? Aux dernières nouvelles, les Grands Anciens n’étaient pas au mieux. Quelle que fût la réponse que Holmes eût pu me donner, elle fut interrompue par l’entrée d’Unthank dans la Salle des Étrangers. — M. Holmes, je vous renouvelle mes condoléances, dit le secrétaire. Quelle effroyable journée. Vous souhaitez sans doute que je vous fournisse des détails sur tous les décès. — Si cela pouvait être un effet de votre bonté. — Il semblerait que chacun des sept morts se soit suicidé. Votre frère… eh bien, vous avez vu le résultat par vous-même. Il a dû se jeter du haut de la maison. — J’ai l’intention d’enquêter pour étayer ou non cette théorie. Et les autres ? — Milton Goldsworthy, le grand financier, s’est noyé dans son bassin à poissons peu après 11 heures du soir. Sa femme l’a trouvé allongé face dans l’eau. Toutes les tentatives pour le ranimer se sont révélées vaines. C’était le premier. Vers minuit, on a appris la mort de lord Cantlemere ; il gisait au pied de l’escalier de son manoir à Kensington, nuque brisée. Des barreaux cassés sur la rampe attestent qu’il est tombé des marches. Et Unthank de poursuivre ainsi, un mort après l’autre, sa sinistre litanie. L’un avait fermé toutes les fenêtres de sa bibliothèque, bouché l’interstice sous la porte avec sa veste, puis activé les brûleurs à gaz sans les allumer. Un autre s’était poignardé dans l’œil jusqu’au cerveau avec un couteau à découper. Une pendaison. Des veines coupées. — Sept suicides, conclut Unthank, tous en l’espace de quelques heures ; leur seul lien était leur appartenance de longue date au Club Diogène. Même le secrétaire ignorait l’existence du Dagon. Ce club dans le club était une entité à part, un conclave secret niché à la manière d’une poupée russe au cœur du Diogène. Ses sept membres, sous l’égide de Dagon, s’étaient efforcés de faire en sorte que l’on ne sût rien des activités des dieux et de leurs adorateurs et d’étouffer les affaires les concernant. Grâce au Club Dagon, le navire de la société civilisée continuait de voguer sereinement, dans l’ignorance presque absolue des forces obscures qui tourbillonnaient comme des courants glacés sous la surface des flots.
  • 41. — Y a-t-il eu des signes avant-coureurs de ces décès ? demanda Holmes. Je veux dire par là : l’un ou l’autre de ces hommes a-t-il eu un comportement incohérent ou atypique dans les heures qui ont précédé son acte autodestructeur ? Je voyais bien qu’il pensait à sa conversation téléphonique avec Mycroft. — Maintenant que vous en parlez, oui, répondit Unthank. Mme Goldsworthy a dit à la police qu’elle avait entendu son mari pousser des hurlements quelques minutes avant de le retrouver mort. Elle était déjà couchée quand le brouhaha a commencé, et elle a avoué avoir pensé que son mari avait trop bu. M. Goldsworthy, malgré toutes ses qualités, aimait la bouteille, et il avait tendance à entrer dans une rage folle quand il était éméché. Jamais ici, bien entendu. Le Diogène ne tolérerait pas pareille inconduite ; il aurait été blackboulé. Bref, son épouse – ou plutôt devrais-je dire sa veuve, désormais – a supposé qu’il faisait une de ses crises dues à la boisson, et que cela passerait. Même quand elle l’a entendu ouvrir la porte- fenêtre et se précipiter dans le jardin, elle a choisi de ne pas y prêter attention. C’est seulement lorsque tout est redevenu subitement silencieux qu’elle s’est inquiétée et s’est risquée à descendre voir comment allait son mari. — Y a-t-il eu des circonstances similaires dans d’autres cas ? — Dans l’un d’eux, pour autant que je le sache. Sir Alexander Chalfont- Banks, avant de se pendre à un poteau de son balcon intérieur, a poussé des cris ininterrompus pendant dix minutes. C’est ce qu’affirment ses domestiques, qui étaient positivement terrifiés par tout ce bruit. Son valet et son majordome se sont plaints auprès de lui, mais en vain. Sir Alexander paraissait sous la coupe de quelque terrible manie et a résisté à toutes les tentatives pour le calmer. Il s’est alors précipité dans sa chambre, d’où il est ressorti une minute plus tard, une ceinture de peignoir nouée autour du cou. Ses domestiques n’ont pas réagi assez vite ; il a eu le temps d’attacher l’autre bout de la ceinture au poteau et de sauter du balcon. — Ce qui ne laisse aucun doute sur sa détermination, remarqua Holmes. Je me demande, voyez-vous, s’il n’y a pas eu d’accélérateur qui aurait provoqué les suicides, quelque catalyseur commun à tous les cas. — Eh bien, il est intéressant que vous disiez cela, répondit Unthank. J’ignore si c’est pertinent mais, hier soir, Goldsworthy et lord Cantlemere ont tous deux reçu un paquet à la quatrième livraison du jour.
  • 42. Tout à coup, Sherlock se mit à trembler tel le lévrier qui repère l’odeur du lièvre. — Un paquet ? Quel genre de paquet ? Unthank haussa les épaules avec regret. — Je n’ai pas beaucoup plus d’informations à ce sujet. Mme Goldsworthy a parlé en passant d’un paquet à la police, qui m’en a parlé à son tour. Lady Cantlemere m’a dit de vive voix – car nous avons longuement discuté au téléphone – que son mari avait reçu un « petit paquet » vers 9 heures. Elle ne l’aurait même pas évoqué si lord Cantlemere n’avait semblé perplexe à sa réception. — Il ne l’attendait pas. — Exact. — Qui était l’expéditeur ? — Lady Cantlemere l’ignorait. Son époux ne l’a pas ouvert sur-le-champ, car ils avaient des invités à dîner. C’est seulement à leur départ qu’il est allé dans son bureau avec le colis. C’est environ dix minutes plus tard qu’il s’est jeté du haut de l’escalier. — Alors écoutez, Unthank, dit Holmes d’un ton pressant. Je souhaite que vous contactiez les autres familles – pour mon frère, je m’en occupe – et que vous leur demandiez si les victimes ont reçu un paquet avant leur mort. — Vous pensez que c’est le cas des cinq autres ? — Si c’est le cas pour deux, pourquoi pas pour tous ? Je vous serais reconnaissant de bien vouloir me rendre ce service, et de le faire tout de suite. — Par respect pour votre frère et, bien sûr, pour vous, M. Holmes, je vais le faire. — Ah ! Unthank ? ajouta Holmes alors que le secrétaire était sur le point de sortir. — Oui ? — Peut-être serait-il préférable que vous leur disiez de ne pas toucher à ces paquets. Personne ne doit s’en approcher. — Bonté divine, oui. Si je devine bien votre pensée, il se peut qu’il y ait un lien entre le contenu des colis et les suicides. Ce pourrait être du poison, une drogue, ou un gaz, et la substance pourrait faire encore effet. Oui… oui. Je respecterai vos instructions à la lettre.
  • 43. Holmes passa une bonne demi-heure à attendre Unthank en faisant les cent pas sur la moquette de la Salle des Étrangers. Il était si agité et si visiblement renfrogné que je me retins de prononcer un mot. Je craignais de déclencher une crise démesurée en interrompant sa cogitation. Dès son retour, le secrétaire confirma l’hypothèse de Holmes. À l’instar de Goldsworthy et de lord Cantlemere, les quatre autres membres du Club Dagon avaient reçu un colis. Les six paquets, Unthank s’en était assuré, étaient identiques : c’étaient des cubes de carton de vingt centimètres de côté, emballés dans du papier kraft. Ils avaient tous été ouverts par leur destinataire, et ils gisaient désormais vides, sans que l’on sût ce qu’ils avaient contenu. — Et voici le plus curieux dans cette histoire, poursuivit Unthank. Je me suis montré aussi consciencieux que possible, et j’ai demandé chaque fois le nom de l’expéditeur. Je supposais qu’il devait être écrit quelque part sur l’emballage. Eh bien, j’ai eu la confirmation que tous les envois venaient d’une seule et même source. — Ah ha, fit Holmes. Nous y venons. Qui est-ce ? — Je suis désolé de vous dire qu’il ne s’agit de nul autre que Mycroft Holmes lui-même.
  • 44. Lorsque nous retraversâmes Pall Mall, le corps de Mycroft n’était plus là. Une ambulance était sans doute venue l’emporter à la morgue pendant que nous nous trouvions au Club Diogène. Devant chez Mycroft, deux femmes de ménage frottaient le trottoir à quatre pattes. Leur visage trahissait un dégoût bien compréhensible tandis qu’elles menaient à bien leur horrible tâche. Le groom, qui connaissait Holmes, nous laissa sans difficulté pénétrer dans la maison. Nous n’eûmes pas plus de mal à entrer dans l’appartement de Mycroft, car la porte était entrouverte. Avant de s’y rendre, cependant, Holmes alla s’assurer que son frère s’était bien jeté de la balustrade du haut de la bâtisse. Il y avait effectivement des empreintes, bien qu’elles fussent légères. Sur une contremarche, Holmes repéra une trace récente de cirage. À sa texture nettement huileuse, Holmes reconnut le cirage Day & Martin’s, marque de prédilection de Mycroft. Une fenêtre du grenier était grande ouverte ; sur son vantail était pris un minuscule fragment de fil. Holmes affirma qu’il s’agissait de laine peignée, du même genre que celle qu’il affectionnait pour ses costumes. Le fil avait dû s’arracher lorsque Mycroft avait fait passer son corps imposant par l’étroite fenêtre. Une seconde trace de cirage nous en apporta la confirmation. Nous suivions les derniers pas de Mycroft Holmes.
  • 45. L’appartement même était considérablement dérangé. Mycroft était normalement d’un soin méticuleux ; pourtant, les coussins étaient éparpillés sur le sol, un rideau était accroché de travers, en partie arraché aux anneaux de sa tringle, et une chaise de table de la salle à manger était retournée. De plus, un verre était renversé sur ladite table. Le tapis était imbibé de vin rouge. À côté du verre était posée une boîte en carton dont l’ouverture était béante. Ses dimensions correspondaient à celles des boîtes que nous avait décrites Unthank. Non loin se trouvait une feuille froissée de papier kraft qui, selon toute probabilité, avait servi d’emballage à la boîte. Je n’eus aucun mal à m’imaginer la scène. Mycroft, après s’être versé un grand verre de bordeaux, s’était installé pour déballer le colis. À peine l’avait-il ouvert que « quelque chose » s’était produit. Il avait renversé le verre, puis la chaise, ou l’inverse. Holmes prit le papier. — Holmes, dis-je. Ne devriez-vous pas faire attention ? Unthank a évoqué un poison, et vous ne l’avez pas contredit. Et si le papier était imprégné de quelque substance qui rendrait fou celui qui la touche ? Fou au point de se tuer ? — Dans ce cas, répondit Holmes, les facteurs qui ont déposé les sept paquets et tous ceux qui les ont manipulés à la poste et au bureau de tri se seraient eux aussi suicidés. La nouvelle d’une pareille épidémie de décès au sein d’une profession se serait déjà répandue. Nous aurions vu des gros titres à ce propos en première page de l’édition du matin des journaux dans les kiosques de Victoria Station. Dans la mesure où nous n’avons rien remarqué de tel, je pense ne courir aucun risque en touchant cet emballage. Il repassa les plis du papier et étudia l’écriture. — Le destinataire est évidemment Mycroft, dit-il, et, de façon non moins évidente, ce n’est pas lui l’expéditeur de ce colis-ci, contrairement aux autres. — Qui est-ce, dans ce cas ? — Lord Ichabod Cantlemere. Voyez par vous-même. Et voici l’adresse de l’expéditeur : 17 Kensington Palace Gardens, SW. Je crois qu’il s’agit de l’adresse de sa seigneurie en ville. — Mais Cantlemere n’est pas davantage l’expéditeur de ce colis que votre frère n’est l’expéditeur des autres, dis-je. C’est sans doute ce que vous pensez.
  • 46. — Il me faudrait examiner les autres colis pour le confirmer, mais en effet, c’est ce que je pense. Le seul fait que six paquets soient prétendument de mon frère et que le septième, celui-ci, soit prétendument de Cantlemere, me paraît tout à fait parlant. — C’est-à-dire ? — Mycroft est… était de fait à la tête du Club Dagon. Lord Cantlemere qui, bien que vieux jeu, était le meilleur et le plus loyal des hommes, était son bras droit. Il n’y avait pas de hiérarchie formelle, mais cela s’était fait naturellement. Par conséquent, Mycroft étant leur chef, Cantlemere et les cinq autres membres du club ne risquaient pas de se méfier d’un colis, même inattendu, qui semblait venir de lui. De même, Mycroft ne risquait pas de se méfier d’un paquet qui lui était adressé par son lieutenant. La triste vérité, c’est que ces sept hommes se faisaient implicitement confiance, et qu’en l’occurrence cela a scellé leur destin. — Ne connaissaient-ils pas l’écriture de leurs confrères ? N’auraient-ils pas dû s’apercevoir que les colis ne leur étaient pas adressés par leurs expéditeurs supposés ? — Les gens comme eux ont des secrétaires qui s’occupent d’envoyer leur correspondance. — Donc, quelqu’un a envoyé les sept paquets par duperie, en utilisant chaque fois un nom d’expéditeur qui était gage de bonne foi. — C’est presque certain. — Avez-vous la moindre idée de l’identité de l’expéditeur ? L’emballage en lui-même comporte-t-il des indices ? — Plusieurs, répondit Holmes en brandissant le papier. En particulier, l’écriture a des caractéristiques singulières qui… Sa phrase resta en suspens ; il avait recommencé à étudier l’écriture en question. Il porta le papier d’emballage à son nez et prit une longue et profonde inspiration. Puis, sans approfondir sa dernière remarque, il tourna son attention vers la boîte en carton. Contrairement à l’emballage, il la traita avec circonspection et la scruta sous tous les angles sans jamais la toucher. Je le regardai faire non sans ressentir un certain malaise à me trouver dans l’appartement de quelqu’un qui venait de mourir. En respirant l’air auquel Mycroft Holmes avait puisé ses quelques derniers souffles, en voyant tous ces beaux meubles, ces décorations et ces objets d’art qu’il avait accumulés et appréciés tout au long de sa vie mais dont il ne profiterait jamais plus, j’avais un peu l’impression que ma présence était inconvenante.
  • 47. — Ah ! fit Holmes avec un soupçon de sombre satisfaction. Observez, Watson, ces égratignures minuscules, presque invisibles, ici et ici, à l’intérieur de la boîte. Comme des griffures. Et le coin, ici, a été rongé comme par de toutes petites dents. Voilà qui est parlant. — Une souris ? tentai-je. Ou un genre quelconque de petit rongeur ? Ou bien un lézard, peut-être. — J’aurais aimé que ces marques soient l’œuvre d’un animal si inoffensif. — Et moi j’aurais aimé ne pas m’attendre à cette réponse. Qu’était-ce, à votre avis ? — Une créature tout à fait terrible, si mon hypothèse est juste. J’ai lu des choses à son propos, mais je me considère comme chanceux de n’en avoir jamais rencontré en vrai. De plus, cette créature, je l’ai… Il s’interrompit et fixa sur moi un regard très intense. — Watson. Ne bougez pas d’un millimètre. Vous courez un danger tel que vous n’en avez peut-être jamais connu.
  • 48. Bien sûr, j’obtempérai. Holmes était extrêmement sérieux. J’étais certain que ce qu’il disait était vrai. — Holmes…, murmurai-je. — Non. Pas un mot. Je vais aller chercher un coupe-papier sur ce bureau. Je vais me déplacer lentement, avec précaution, pour ne pas l’effrayer. Pendant qu’il traversait la pièce d’un pas raide, j’étais obnubilé par la créature dont il parlait. Qu’est-ce que c’est, et pourquoi ne faut-il pas l’effrayer ? J’imaginai toutes sortes d’horribles bêtes tapies derrière moi, de la goule au byakhee en passant par la maigre bête de la nuit ; mais mon instinct me disait que la créature qui me menaçait n’était aucune de celles- là, car ces monstres – et bien d’autres –, je les avais tous affrontés, et j’avais survécu. Si Holmes affirmait ne jamais avoir rencontré cette bête en particulier, cela signifiait que je ne l’avais pas rencontrée non plus ; et il ne faisait aucun doute qu’elle était pire que n’importe laquelle de ces créatures. À l’extrême périphérie de ma vision, je vis quelque chose de petit et de pâle remuer, comme du duvet de chardon agité par le vent. Je tournai les yeux, mais pas la tête, et vis que j’avais une sorte d’insecte perché sur l’épaule. C’était un scarabée de trois centimètres et demi tout au plus ; à peu près comme un hanneton, mais moins en rondeurs. Son abdomen était épais
  • 49. comme mon petit doigt. Deux mandibules vilainement acérées sortaient de sa tête, juste devant une paire d’yeux perçants ressemblant à de minuscules billes de roulement. Ses antennes se terminaient par de petites structures en forme de plume qui me rappelèrent des pinceaux. C’étaient ces structures que j’avais vues bouger. La chose était totalement blanche, ce qui était assez étrange. De plus, sa carapace laiteuse était en partie transparente, ce qui me permit de distinguer la forme de ses organes internes. Elle était occupée à faire sa toilette ; elle se frottait le dos avec les pattes arrière. Je sentis monter en moi un rire bizarre, hystérique. Cet insecte avait vu dans mon épaule un endroit pratique où se poser afin de faire ses ablutions. Malgré les avertissements de Holmes, cet animal me paraissait inoffensif. Il n’avait absolument rien d’inquiétant. Je levai une main pour le chasser. — Non, siffla Holmes. N’y pensez même pas, Watson. Faites tant soit peu peur à ce scarabée, et il obéira à son premier instinct qui est de chercher à se cacher, ce qui ne serait pas souhaitable, puisque la cachette la plus proche, c’est vous. Je tins compte de l’avertissement. Holmes était revenu avec un coupe- papier à lame d’ivoire. — Je vais continuer de me déplacer posément, sans me presser, jusqu’au tout dernier moment, dit-il toujours à voix basse et sur un ton égal. L’épaulette de votre veste est dotée d’un rembourrage épais, ce qui est une bonne chose. Cependant, je ne puis vous garantir que la lame ne le traversera pas, aussi j’espère que vous me pardonnerez. Le coup, lorsque je frapperai, devra être rapide et franc. Je ne peux pas me permettre de me retenir. Avec une lenteur digne d’un rêve, il leva le coupe-papier jusqu’à ce qu’il fût au-dessus du scarabée blanc, pointe vers le bas. L’insecte parut remarquer quelque chose d’anormal, car il cessa sa toilette et se crispa. Ses mandibules jouaient dans le vide, comme si l’animal murmurait pour lui- même, articulait des mots silencieux, pendant que ses antennes se tournaient de-ci de-là avec une curiosité évidente. Le coupe-papier descendit vers sa cible millimètre par millimètre. Je retins ma respiration. Je sentais mon pouls battre dans mes oreilles. Tout à coup, Holmes frappa. Et rata.
  • 50. Il s’était montré rapide, mais le scarabée l’était plus encore. Il s’écarta vivement lorsque la lame d’ivoire s’abattit. Holmes visait la tête, mais ne parvint qu’à lui sectionner une patte avant. Ainsi qu’à m’enfoncer le couteau dans le muscle trapèze à travers le tissu de ma veste. La douleur aiguë et soudaine m’arracha une grimace, mais je demeurai immobile et inébranlable. Holmes libéra son coupe-papier et essaya à nouveau de tuer la créature. Cette dernière courait sur le revers de ma veste, en direction de mon col de chemise. Cette fois, le coup fut de taille plutôt que d’estoc ; une fois encore, le scarabée l’évita mais, ce faisant, il perdit prise, glissa et tomba sur le plancher. Il atterrit juste à côté de mon pied. Sans réfléchir, je l’écrasai. L’animal, cependant, prouva pour la troisième fois que nos réflexes humains ne valaient pas ses réflexes d’arthropode. Il détala de sous mon pied une demi-seconde avant que mon talon ne heurtât le sol. L’absence de sa patte amputée ne semblait pas le gêner outre mesure. Soudain, ses élytres s’écartèrent, et il s’envola, porté par ses ailes transparentes, rendues floues par la vitesse de leurs battements. — Bon sang ! s’exclama Holmes. Maintenant il va être encore plus difficile à tuer. Attention à vous, Watson. Quoi que vous fassiez, ne vous laissez pas approcher. Il se précipiterait vers un orifice – n’importe lequel – et une fois qu’il serait en vous, vous seriez condamné. Il creuserait et sécréterait un fluide qui entre dans le flux sanguin et prive en quelques instants sa victime de son esprit. Le scarabée, comme aveuglé par la panique, fit plusieurs fois le tour de la pièce puis, d’un coup, parut prendre une décision ; il plongea droit sur moi dans un vrombissement d’ailes. J’esquivai tout en battant désespérément de la main pour écarter l’assaillant. Ce dernier fit demi-tour avec agilité et piqua derechef dans ma direction. J’attrapai un livre et fis un moulinet à la manière d’un batteur qui doit renvoyer un lancer à hauteur de tête. Par miracle, j’interceptai la créature avec un coup oblique. Le scarabée fit une chute en colimaçon en direction du sofa et s’écrasa par terre. Il était sur le dos et bougeait les pattes, comme s’il était sonné. Estimant que j’avais une chance, je m’élançai et abattis le livre. — Je t’ai eu, démon ! déclarai-je. Holmes s’accroupit à mes côtés tandis que je soulevais le livre avec précaution.
  • 51. Je m’étais attendu à voir les restes d’un scarabée blanc écrasé – des fragments de carapace autour d’une pulpe d’entrailles, comme des éclats de coquille autour d’un jaune d’œuf –, mais il n’y avait rien. Le plancher était parfaitement propre. — Mais où a-t-il bien pu passer ? fis-je. — Sous le sofa, j’en ai peur, répondit Holmes. Prenez un accoudoir. Je prends l’autre. Holmes posa le coupe-papier sur le sol, puis nous prîmes position de part et d’autre du canapé. — À trois, nous le renversons, annonça-t-il. Vous y arriverez ? J’acquiesçai, même si je savais que le fait de soulever quelque chose de si lourd aurait un effet terrible sur mon lumbago et ma mauvaise épaule, sans parler de ma blessure toute fraîche au muscle trapèze. — Un. Deux. Trois ! Nous renversâmes le sofa sur son dossier. Holmes se dépêcha de ramasser le coupe-papier. Aucune trace du scarabée blanc sous le meuble. — Il s’est sans doute… Je m’interrompis en remarquant que l’insaisissable insecte était accroché à la toile de jute qui garnissait le dessous du sofa. — Là, Holmes. — Je le vois. Le scarabée nous observait. Nous observions le scarabée. Il déploya à nouveau ses élytres. Soudain, Holmes lança sa main libre, celle qui ne tenait pas le coupe- papier, et se saisit de l’animal. Son mouvement avait été vif ; d’une vivacité presque inhumaine rappelant un piège à ours qui se referme. Il serra le poing, et nous entendîmes un gros bruit mouillé d’éclatement. Il ouvrit la main et posa la dépouille tordue et visqueuse du scarabée sur le plancher. Deux pattes encore intactes tournoyaient faiblement dans le vide. Les mandibules tremblotaient. Il était impossible que la créature fût encore en vie et, en tout cas, elle était à coup sûr incapable de se déplacer ; pourtant, je l’écrasai de tout mon poids sous ma semelle et la réduisis à l’état de traînée blanchâtre.
  • 52. — Coleoptera mostellaria, déclara Holmes. Assis côte à côte sur le sofa redressé, nous reprenions notre souffle après notre petit pas de danse avec le scarabée. Mon ami nous avait servi une rasade du meilleur scotch de Mycroft. — Aussi connu sous le nom de scarabée fantôme, poursuivit-il. L’un des insectes les plus rares de la planète, on ne le trouve que sur les rives marécageuses du lac Kwazipo, en Afrique de l’Est. On raconte que les sorciers l’utilisent dans un rituel chamanique : une potion contenant ses sécrétions hautement diluées induirait des hallucinations divinatoires. Les jeunes guerriers de certaines tribus locales, pour l’une de leurs épreuves de passage à l’âge adulte, doivent attraper un scarabée blanc et le ramener vivant. C’est considéré comme plus difficile que de tuer un léopard. — Je peux en témoigner, dis-je sans retenue. — Livingstone évoque brièvement cet insecte dans son journal ; il le ravale au rang d’« énième mythe indigène puéril ». À l’inverse, dans Unaussprechlichen Tieren, von Junzt confirme son existence. C’est lui, d’ailleurs, qui a établi la classification linnéenne de notre scarabée. Le nom « mostellaria » est dérivé du titre d’une pièce de Plaute sur une maison hantée.