L'aménagement de pistes cyclables ne se fait pas sans difficultés dans l'espace urbain.
Entre la pression associative et l'appui d'Elisabeth BORNE, il faut espérer que l'engouement citoyen pour la mobilité en mode #sportsanté devienne un réflexe...
1. La course folle du vélo pour gagner les villes
Depuisunmois,enprévisiondudéconfinement,despistescyclablessonttracéesdansl’urgencelelongdesgrandsaxes
U
ne bataille d’un nou
veau genre se déroule
depuis peu, au ras du
bitume, à coups de
peinture, de blocs de béton et de
plots en plastique. Lundi 25 mai, il
était un peu plus de 20 heures,
lorsque des équipes des services
techniques de la métropole Aix
Marseille ont commencé à recou
vrir de noir les vélos jaunes dessi
nés, à peine deux semaines plus
tôt,surlesoldel’avenueduPrado.
La piste cyclable temporaire qui
longeait cet axe urbain de 60 mè
tres de large est supprimée. «L’ex
périmentation n’a pas trouvé son
public», justifie la métropole,
dans un communiqué.
L’itinéraire n’a pas eu le temps
de faire ses preuves, ont répondu,
furieux, des cyclistes et membres
du collectif Vélos en ville qui ont
tenté de s’opposer physiquement
au démontage. Jeudi 28 mai, des
centaines de personnes se don
naient rendezvous pour pédaler
au même endroit. Aux klaxons
des automobilistes répondaient
les sonnettes des manifestants.
Ceuxci soupçonnent les élus
d’avoir cédé à la pression de la
Confédérationdescomitésd’inté
rêtdequartier.Le11mai,cetteins
titution marseillaise jugeait «dif
ficile» de chasser les voitures de
certaines voies «pour les affecter
spécifiquement aux vélos».
Quelques jours plus tôt, mimai,
c’est au cœur de Paris, face à l’Hô
telDieu, que des blocs de béton
installés la veille ont dû être illico
retirésdanslanuit,surordredela
Préfecture de police. Pourtant,
«un accord technique avait été
conclu», assure Ariel Weil, le
maire (PS) du 4e arrondissement.
D’autres épisodes du même type
se sont déroulés en grande ban
lieue.Cesderniersjours,desitiné
raires aménagés dans les Yveli
nes, entre Le Pecq et Chatou, et à
MontignylèsCormeilles, dans le
Vald’Oise, ont été effacés.
«Une nation du vélo»,
Mais, dans le même temps, pour
la première fois, des cyclistes rou
laient tranquillement, à Paris, sur
l’axe BastilleConcorde dégagé,
oupresque,detoutevoiture.Etde
l’autre côté du périphérique, à
Montreuil, une quatrevoies in
franchissable est devenue, en
quelques jours, une avenue à
30 km/h sur laquelle les cyclistes
se croisent à droite, sur deux files,
cantonnant les voitures sur
l’autre moitié de la chaussée.
A Montpellier, Grenoble, mais
aussi à Besançon, au pied de La
Défense ou à Villeurbanne, les
scènes se ressemblent. Depuis un
peu plus d’un mois, en prévision
du déconfinement, des pistes
cyclables sont tracées dans l’ur
gence le long des routes, le plus
souvent en retirant une voie au
trafic motorisé. Cette course à
l’occupationdel’espacepublicpar
le vélo a lieu également en Alle
magne, en Italie ou aux Etats
Unis. La transformation ne se fait
pas sans heurt, mais, si elle se
confirmait, pourrait modifier le
visage des villes.
Le temps est venu de faire de la
France «une nation du vélo», a ré
pété Elisabeth Borne, le 29 mai. La
ministre de la transition écologi
que et solidaire, qui annonçait de
nouveaux financements allant
dans ce sens, insiste «pour qu’on
laisse toute sa place au vélo». C’est
miavril, juste après l’annonce du
déconfinement, que la nécessité
d’aménager des pistes cyclables à
la hâte s’est imposée. Les impéra
tifssanitairesallaientlimiterdras
tiquement le nombre de places
dans les transports en commun.
Mais le report sur la voiture était
impensable. Pour des raisons éco
logiques évidentes, et aussi parce
que l’espace manque. En Ilede
France, on décompte, d’ordinaire,
400 km à 500 km d’embouteilla
ges aux heures de pointe.
Pour les associations au sein de
la Fédération française des usa
gers de la bicyclette (FUB), qui ré
clament depuis des années des ré
seaux dignes de ceux de Fribourg
en Allemagne ou d’Utrecht aux
PaysBas, le moment est inespéré.
D’ordinaire, la matérialisation
d’une piste cyclable nécessite «un
diagnostic, une étude préalable,
une étude de faisabilité, un avant
projet,unappeld’offres,unmarché
et, quand tout va bien, le projet est
réalisé, au mieux, en deuxtrois
ans», reconnaît Emmanuelle Gay,
directrice de la direction régionale
et interdépartementale de l’équi
pement et de l’aménagement
d’IledeFrance, lors d’un webi
naire,le19mai.Là,lespistesvoient
le jour en une ou deux semaines.
Cette méthode, «l’urbanisme
tactique», est née outreAtlanti
que, où, dès les années 1970, des
militants transforment des par
kings en jardins éphémères, ou
des rues en terrains de jeu, pour
dénoncer la trop grande place ac
cordée à l’automobile. A force de
parcourir la ville et de fréquenter
lesréunionspubliques,lesprové
los d’aujourd’hui maîtrisent par
cœur les codes de l’urbanisme et
delacartographie.Surleslogiciels
Streetmix ou Neore, ils tracent les
pistes cyclables de leurs rêves, les
partagent en open source. Depuis
un mois, ils ont toute l’attention
des administrations.
Les mises en pratique varient.
Certaines villes avancent douce
ment, et sans trop dépenser, avec
des plots en plastique et du mar
quage au sol jaune, la couleur as
sociée aux travaux. D’autres y
vont plus franco. «Partout où j’ai
voulu faire de petits morceaux de
pistes, j’ai été confronté aux rive
rains ou aux commerçants. Alors
j’aicommencéàyallerd’uncoup»,
explique, à NiceMatin, Christian
Estrosi, le maire (LR) de Nice, qui
promet 60 km supplémentaires.
A Montreuil, en SeineSaintDe
nis, on parie sur l’irréversible en
assumant le marquage blanc et
l’achat d’élégantes balisettes
noires, quitte à consacrer
100000 euros par km, contre
20000 à 50000 euros ailleurs.
Grenoble inverse même la logi
que au moment de penser la lar
geur des aménagements. Sur les
quais de l’Isère, «on s’est fixé
3,20 mètres pour les voitures, et
tout le reste est alloué aux vélos et
aux piétons», dit Marine Peter,
chef de projets à GrenobleAlpes
Métropole.
Ça coince à certains endroits
L’élan n’épargne pas les villes
habituellement les plus mal no
tées par les usagers, comme l’ag
glomération de CergyPontoise
ou Argenteuil (Vald’Oise). Après
la pression de l’association Vélo
utile, SaintBrieuc a aussi accepté
de «réserver une voie, sur un axe
entre le centreville et l’hôpital,
aux vélos et aux bus», explique
LouiseAnne Gautier, adjointe à
l’environnement.
Evidemment, à certains en
droits, ça coince sérieusement.
Sur les anciennes nationales qui
strient la banlieue parisienne, à
Pantin ou à SaintMandé, les nou
velles pistes se transforment en
parkings temporaires. Avec la re
prise progressive du trafic, des
automobilistes s’agacent de pa
tienter sur leur file quand la piste
Manifestation
de cyclistes,
à Marseille,
le 26mai,
contre la
suppression
de la
«coronapiste»
du Prado.
EMILIO GUZMAN/
DIVERGENCE
Pour
la Fédération
française des
usagers de
la bicyclette,
le moment
est inespéré
cyclable voisine semble déserte.
«Vous allez vous faire des enne
mis»,avaitavertiMedySejai,ledi
recteurdel’espacepublicdeMon
treuil, lors du webinaire du
19 mai. «Dictature», «gauchistes
totalitaires», «escrolo», voilà
pour les fleurs glanées sur les ré
seaux. Rien de bien terrifiant, aux
yeux de Frédéric Héran, écono
miste, spécialiste des déplace
ments urbains. «Les pratiques
nouvelles sont d’abord ignorées,
puis contestées, et enfin banali
sées. Là, on est dans la phase de
confrontation.» Cet universitaire
appelle à repenser la hiérarchie
des modes de déplacement, en
privilégiant la marche, puis le
vélo, les transports publics et, en
dernier lieu, la voiture.
En attendant, certains élus, à un
mois du second tour, sont tentés
de céder à la pression. Même à Pa
ris, la bataille n’est pas gagnée.
Christophe Najdovski, adjoint à la
maire socialiste, constate que la
Préfecture de police se montre
moins arrangeante, ces derniers
jours. «Le préfet réclame des ins
tructions, des délais d’un mois, au
prétexte que les aménagements
pourraient devenir pérennes.» Or,
pour l’élu, rien ne sert de démon
ter ce qui vient d’être installé. «Il
fautlaisserletempsauxnouveaux
comportements de s’installer, aux
cyclistes de découvrir le réseau.»
Encore faudraitil rendre les
nouveaux itinéraires visibles. Ra
res sont les pistes jalonnées de
panneaux avec la direction et le
temps de parcours, comme l’a
fait, par exemple, la métropole de
Rennes. Malgré tout, les cyclistes
sont de sortie. Les comptages, à
Paris ou à Lyon, montrent une
forte hausse de la pratique.
L’association Vélo &Territoires,
qui rassemble une centaine de
collectivités, note, pour la pre
mière semaine du déconfine
ment, une fréquentation
moyenne des axes cyclables en
hausse de 11 % par rapport à 2019,
alors que le télétravail était tou
jours recommandé. La progres
sion s’observe y compris en péri
phérie et dans les campagnes,
même si les nouvelles pistes y
sont encore très rares.
émeline cazi
et olivier razemon
transformer les pistes cyclables pro
visoires aménagées à la hâte en vue du
déconfinement en itinéraires définitifs?
Tout le monde y pense, à commencer
par la ministre de la transition écologi
que et solidaire, Elisabeth Borne. «J’in
vite les élus à pérenniser, quand c’est pos
sible, les pistes temporaires. Nous espé
rons en déployer 1000 kilomètres au
total. Ne laissez pas la voiture reprendre
la place!», atelle insisté, vendredi
29 mai, lors d’une conférence de presse.
Pour accompagner ce mouvement
voulu par de nombreux élus locaux, et
observé un peu partout dans le monde,
les collectivités pourront puiser dans le
fonds de 1 milliard d’euros mis à disposi
tion par l’Etat pour financer les «inves
tissements verts», a expliqué celle qui se
pose de plus en plus en «ministre du
vélo». La part de cette somme réservée
aux «mobilités actives», la marche et le
vélo, n’est pas encore définie, mais l’Etat
s’engage à «accompagner les collectivi
tés» qui en feront la demande. Le choix
des mots a son importance pour dési
gner ces nouvelles pistes. En quelques
semaines, elles sont déjà passées du sta
tut d’«éphémère» ou de «provisoire» à
celui de «temporaire». Mais Olivier
Schneider, le président de la Fédération
desusagersdelabicyclette,quiréunitles
associations des cyclistes du quotidien,
parle, lui, de «pistes de transition»,
comme pour souligner que tout ceci
nest qu’une première étape.
Triplement du budget
La volonté est là mais, en pratique, le
gouvernement ne peut pas imposer aux
élus locaux de modifier l’usage d’une
chaussée dont ils ont la responsabilité,
comme c’est le cas avenue du Prado à
Marseille, où la métropole AixMarseille
a fait supprimer une «coronapiste», en
début de semaine.
Et même là où le blocage émane d’une
administration soumise à l’autorité de
l’Etat, par exemple la préfecture de police
de Paris, Mme Borne ne dispose pas d’un
pouvoir direct. «Il y a des réflexes à créer,
une pédagogie à faire», insistetelle,
pour que l’administration prenne systé
matiquement en compte les déplace
ments à bicyclette dans leurs décisions.
«Certains préfets, comme celui des Hauts
deSeine, comprennent très vite», indique
Pierre Serne, le président du Club des vil
les et territoires cyclables. D’autres non.
«On transmet au ministère quand les élus
nous font part de blocages», ajoutetil.
Soucieuse d’encourager «l’engoue
ment extraordinaire pour le vélo» cons
taté depuis le début du mois, Elisabeth
Borne a également annoncé le triple
ment du budget destiné à la remise en
état des bicyclettes oubliées au fond des
caves et des garages. Il passe de 20 mil
lions à 60 millions d’euros. Et 70000 ré
parations ont déjà été effectuées depuis
le 11 mai, grâce à ce «coup de pouce» de
50 euros. Le gouvernement vise la re
mise en état de 1 million de cycles d’ici la
fin de l’année. Dans ce but, 250 mécani
ciens certifiés doivent être formés d’ici à
l’été, et 500 par an, à terme. Le vélo à
assistance électrique n’est pas oublié:
l’Etat double les aides accordées par les
collectivités locales aux acheteurs, dans
la limite de 200 euros.
Les employeurs sont, par ailleurs, invi
tés à participer à l’effort général. Ils peu
vent, sans tarder, octroyer à leurs salariés
le «forfait de mobilité durable» de
400eurosannuelsdestinésàcompenser
leurstrajetsàvéloouencovoiturage.«Ce
mode de déplacement écologique, écono
mique,estaussibonpourlasantéetlimite
l’absentéisme», dans l’entreprise, a rap
pelé la ministre à l’intention des direc
tions des ressources humaines. Enfin,
elle compte bien inaugurer, en mai 2021,
«une grande célébration nationale, appe
lée “Mai à vélo”» pour «installer définiti
vement cette culture nouvelle».
é.ca. et o.r.
Elisabeth Borne appelle à pérenniser les pistes temporaires
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DIMANCHE 31 MAI LUNDI 1ER
MARDI 2 JUIN 2020