1. LE POT-AU-NOIR*
Robin Gatel – classe de 2nde A
*le pot-au-noir est une zone redoutée des marins caractérisée par un temps calme sans vents ni courant ou bien
par des tempêtes dévastatrices.
Le Pot-au-noir
2. - Elles sont toujours là mon commandant!
- Bien, vous pouvez redescendre. Inutile de perdre notre temps !
C’était la même rengaine depuis trois jours.
Le capitaine, Jean Gaspard de Vence se mordit la lèvre avec amertume. Non vraiment, la
chance n’était pas au rendez-vous ces derniers temps! Nous étions en 1807, à bord du
“Brûle-gueule” un corsaire de sa majesté l’Empereur, qui semblait accumuler tous les
malheurs que la Terre puisse donner.
Il y avait trois jours de cela, alors qu’ils naviguaient au large du détroit de «Babel-el-
Mandeb», un endroit où les cartographes se disputent pour savoir s’il s’agit de l’océan
Indien ou de la Mer Rouge, ils avaient rencontré un navire marchand qui battait pavillon
britannique. Ce navire, un brick-goélette reconnaissable à l’inclinaison de son grand-mât
d’artimon était rempli à ras bord de bois précieux destiné sans doute à alimenter les vastes
marchés européens. Sa capture ne fut pas très difficile; vu la lenteur avec lequel il
manœuvrait, on aurait presque pu le rattraper à la nage! Une fois le navire capturé, les
survivants faits prisonniers et les cadavres jetés par dessus bord, on commença à transférer
la marchandise du “Walrus” (car tel était son nom) à bord du “Brûle-gueule”.
Et c’est à partir de là que tout commença. Une menace, plutôt vague au début, qui devint de
plus en plus claire au fil des heures. Ce n’était au départ que deux petites taches blanches, à
peine perceptibles à l’horizon. Personne n’y prenait garde, chaque homme étant bien sûr
trop occupé à ses tâches quotidiennes. Enfin, un matelot nommé Jacques, épuisé, se pencha
par dessus le bastingage pour rependre son souffle et finit par apercevoir les nouveaux
arrivants. Aussitôt, il se rua vers la dunette en criant:
- Alerte! Deux voiles carrées sur bâbord-arrière!
L’effet fut immédiat: tout le monde lâcha ce qu’il tenait dans les mains et se pencha par-
dessus la lisse pour mieux scruter ces éventuels trouble-fête. Deux navires. Gréement
identique, aspect trapu, maigre ligne de flottaison. Sûrement des corvettes.
- Si ce ne sont pas des nôtres, il faudra rentrer très vite à bord! Allez! Tout le monde
rembarque! hurla le capitaine
Il saisit sa longue-vue et scruta le navire le plus proche. Ah! Son pavillon monte en tête de
mât. Voyons. Nom de nom! Des Anglais! Il sortit de sa cabine comme un boulet de canon et
s’adressant aux hommes restés en bas:
- On décampe! Nos copains d’outre-manche!
Aussitôt on trancha les grappins, cargua les filets et hissa les voiles, le tout en seulement
une dizaine de minutes. Il était évident que l’équipage du “Brûle-gueule” ne voulait pas
rivaliser avec ces marchands de mort subite.
******
Depuis ce jour, leur voyage n’avait été qu’une perpétuelle fuite, les deux corvettes traquant
sans merci celui qui avait osé attaquer l’un des leurs. Comme si la menace n'avait pas été
3. suffisante, une suite d'incidents de mauvais augure étaient venus s'ajouter, comme si tout
s’enchaînait pour les conduire à leur perte
Le premier incident se déroula lors d'un premier quart du soir, vers les sept heures : un
aspirant de garde sentit tout à coup une forte odeur de brûlé. Cette odeur se dégageait de la
cambuse par un mince filet de fumée. Lorsqu’il ouvrit l’écoutille, une haute flamme se
chargea elle-même de lui souhaiter la bienvenue. C’étaient toutes les réserves de nourriture
qui partaient en fumée. L’incendie, prit suffisamment tôt fut rapidement maîtrisé. Lorsque le
capitaine Jean Gaspard de Vence demanda un rapport aussi complet que détaillé de ce qui
venait de ce produire, on lui répondit:
- Ni le coq ni personne d’autre ne sont responsables Monsieur. Cela finit toujours par
arriver un jour ou l'autre. Il ne suffit que de quelques braises pour déclencher un
gigantesque brasier! C’est un accident et nous ne pouvons rien y faire.
- Bien, remplacez les planches brûlées par des neuves. Ce qui est fait est fait.
Il interdit toutefois par précaution de fumer à l’intérieur de la cale, pour ne pas “tenter le
diable” comme il disait.
Le deuxième incident se passa, lui, au deuxième jour vers les trois heures de l’après-midi.
Le capitaine allait se reposer dans sa cabine quand il entendit un bruit assourdissant au-
dessus de sa tête. A la fois des bruits aigus et mats ; on aurait dit qu’un chêne venait de
s’abattre de tout son poids sur la coque. Quand il parut sur le pont, il en demeura interloqué.
Le mât de misaine gisait là, à moitié arraché, les cordages enchevêtrés dans un fouillis
inextricable. Dans un grondement sourd, la pyramide de toile de fer et de bois se renversa
puis tomba à la mer, entraînant dans sa chute vergues, cartahus et épissoirs. Jean retrouva
ses esprits, il empoigna son quartier-maître par le col et fermement lui demanda :
- Mais que s’est-il passé? Aurions-nous traversé une tornade sans que nous ne nous en
soyons aperçus?
Mais celui-ci, inébranlable lui rétorqua:
- Ces coups de bourrasques sont fréquents dans ces parages. Nous sommes en ce moment
même au point de rencontre de tous les vents du globe. Personne ne peut savoir où et quand
ces coups de vent frapperont.
- Vous n’allez tout de même pas me dire que tout ceci n’est dû qu’au hasard?
- Malheureusement si, capitaine.
Brusquement Jean se retourna et empoigna sa longue-vue. Les corvettes anglaises qui ne
semblaient pas avoir encouru d’avaries, avaient profité de l’occasion et se rapprochaient
maintenant à grandes encablures.
- Vite! Tranchez tout ce qui retient le mât au navire! A cette vitesse, ils vont vite nous
rattraper!
Les ordres promptement exécutés, le navire se retrouva de nouveau hors de danger à la nuit
tombée. Le commandant, épuisé commençait à en avoir assez de toute cette course folle
aussi dangereuse que grotesque. Et après qu’est-ce que Dame Chance aurait la gentillesse
de leur donner? Une pieuvre géante des grands fonds ou bien l’un de ces célèbres cyclones
de l’océan Indien ? Sur ce, il s'endormit comme une souche.
4. Les jours suivants, la chance semblait revenir peu à peu. Ils avaient rencontré des vents
favorables et la distance qui les séparait croissait maintenant d’heure en heure. Hors
d’affaire? Pas si sûr... Le capitaine ne se sentait pas maître de son propre navire, mais plutôt
dans le rôle d'un témoin, impuissant, ne faisant que contempler les heurs et les malheurs de
son pauvre «Brûle-gueule». Comme si le destin de lui et ses hommes se jouait là-haut, telle
une simple partie de dés, ne faisant que tomber à longueur de temps sur le mauvais chiffre,
sans que l'on n'y pût rien faire.
******
Jean Gaspard se réveilla brusquement au milieu de la nuit avec une sensation d’inconfort et
de malaise. Quelque chose n’allait pas, mais il n’arrivait pas à savoir ce que c’était. Il
s’habilla en hâte et voulut monter sur le pont afin de profiter d’un peu d’air frais. Il y
régnait une atmosphère étrange : chaque homme chuchotait quelques paroles
incompréhensibles en désignant la mâture du doigt. Lorsque le capitaine leva la tête pour
voir ce qui n’allait pas, il comprit tout de suite. Les focs, les huniers, chaque carré de toile
battait dans le vide, mou, sans un souffle de vent. Jean se pencha par-dessus le bastingage:
la mer était lisse comme un miroir où la lune se reflétait avec une élégante finesse. C’était
donc ça! Il en avait entendu parler maintes et maintes fois, sans y croire vraiment! Des
histoires de marins! Mais non...Les vents les avaient conduits vers ce que les gens de mer
appelaient “le pot au Noir”, une zone sans vents, ni courants. Les navires qui avaient la
mégarde de s’aventurer dans ces zones là pouvaient demeurer immobiles, figés, comme à
l’arrêt. Jean se prit alors la tête dans ses mains : pourquoi se fâcher? Être en colère ne
servirait à rien et si le “Brûle-gueule” traînait derrière lui une longue liste de malédictions,
rien ne changeait le cours des choses.
Les jours suivants, la situation ne changea guère. Les corvettes, qui avaient eu soin de rester
hors de la zone de calme, se rapprochaient vite maintenant. Bizarrement, elles semblaient
prendre leur temps telles deux hyènes rôdant autour d’une gazelle blessée. Toute la journée,
l’équipage ne fit qu’observer les deux monstres qui allaient fondre sur eux. Que pouvait-il
faire d'autre ? Toutefois, quelques précautions avaient été prises : on disposa un filet casse-
tête au dessus des vergues et on chargea quelques pièces d’artillerie. Une défense bien
maigre quand on voyait ceux qui arrivaient en face. Au soir, les corvettes étaient tellement
proches qu’on pouvait distinguer sur le pont des grappes de matelots qui s’affairaient auprès
des cordages, dans une frénésie de fourmilière. L’assaut serait sûrement à l’aube. Ces
messieurs ne voulaient pas perdre de temps! Durant la nuit, le capitaine, seul, broyait du
noir dans sa cabine. Ils étaient fichus. Mais tant qu’à mourir, ce serait au moins avec
honneur et panache.
Tout à coup, le second fit irruption dans sa chambre en hurlant:
- Monsieur! Nous avons signalé un épais brouillard qui se forme à notre avant!
Mais lui, las et désespéré se contenta de lui répondre:
- Bravo, toutes mes félicitations... Mais je rappelle que nous sommes toujours coincés ici
sans un souffle de vent. Enfin, si vous voulez partir à la nage, cela vous regarde...
Il monta tout de même sur le pont pour contempler ce spectacle à la fois magnifique et
inquiétant d’un nuage rasant les flots, calme, imperturbable, engloutissant peu à peu le
navire de son enveloppe de mystère.
5. Ils étaient là, hagards, devant ce spectacle grandiose qui s’offrait à eux quand il sentit
quelque chose lui effleurer le bras droit,
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C'est alors qu'il fit volte-face, comme s’il avait été piqué par une guêpe. Ce très léger
souffle, à peine perceptible n’était autre que le vent! Ça y est! Après des longues journées
d’attente, il s’était enfin décidé à revenir! Il vit alors le second qui courait vers lui à en
perdre haleine, le croyant sans-doute non informé de ce qui se produisait. Arrivé à sa
hauteur, le capitaine ne lui laissa pas le temps de placer un mot et se contenta de lui dire:
- Je sais.
- Alors quels sont vos ordres?
Un éclair de malice brilla dans les yeux du capitaine, comme un renard qui réfléchit à
comment attaquer un poulailler. Il déglutit, le regarda droit dans les yeux tout en répétant
ces mots:
- Le vent...le brouillard...le brouillard...le vent
Il éclata d'un rire sonore.
- Je n’ai pas l’intention de m’enfuir comme un voleur et de continuer cette course folle
jusqu’à Bordeaux. Dans quelque temps, si ce n’est déjà fait, nous serons tous dans cette
brume, nous comme les Anglais.
Il prit une forte inspiration avant de lui exposer son plan.
- Nous allons profiter de notre situation. Virez de bord plein Sud; nous aurons le vent en
poupe et je ne demande que ça. Cette manœuvre effectuée, nous passerons entre les deux
corvettes, dans la discrétion la plus totale.
- ENTRE les deux corvettes, Monsieur?
- Vous m’avez bien compris. Le brouillard nous dissimulera et j’ai même l’intention de leur
jouer quelque tour... Et n'oubliez pas que suis resté votre capitaine.
Bien Monsieur, à vos ordres!
La manœuvre exécutée, le capitaine recommanda toutefois à l’équipage la plus grande
discrétion... L’avantage dans le cas présent était que, si les hommes désobéissaient, la
punition serait plus que suffisante... Tout à coup, les silhouettes fantomatiques des corvettes
surgirent des ténèbres donnant un aspect encore plus lugubre et malveillant au brouillard.
******
Il régnait à bord un étrange silence. Lui-même rendant l’atmosphère encore plus tendue,
plus crispante. Le capitaine, perché sur sa dunette ne perdait pas une minute de ce spectacle
grandiose, mais quand il vit son navire s’engager promptement entre ces deux monstres
assoupis, il ne put s’empêcher de frissonner, et murmura :
6. - Alea jacta est.
Ils entamaient leur silencieuse traversée, comme une troupe lugubre d’un carnaval muet se
baladant au beau milieu d'une ville fantôme. Quand il vit qu’ils étaient alors à plus de la
moitié, il convoqua son second et lui dévoila d’un air rusé de conspirateur:
- Ouvrez le feu sur la corvette à bâbord. Je tiens à ce que le “Brûle-gueule” leur laisse un
petit cadeau d’adieu. Je sais que ce n’est pas grand chose mais le cœur y est.
- Bien sûr commandant, nous ferons tout notre possible.
Quelques instants après, les pièces de bâbord crachaient une trombe de flammes qui allait
s’abattre sans douceur contre les flancs de la corvette. Le vaisseau, heurté de plein fouet
vacilla, puis retrouva son équilibre. A bord des vaisseaux, le silence était maintenant troublé
: on distinguait des cris d’hommes blessés se confondre avec des bramements d’officiers,
suivis du tumulte qu’engendraient les matelots à regagner leur poste. Mais eux dans tout ça?
Ils s’étaient esquives en silence, sans un mot, sans un bruit glissant avec douceur sur l'onde.
Ils étaient alors à moins d'une encablure de leurs ennemis quand ils entendirent soudain une
canonnade. Tout l'équipage à bord du «Brûle-gueule» sursauta quand ils entendirent une
pièce chargée de mitraille se décharger avec rage sur quelque invisible ennemi. Quand ils se
retournèrent, ils virent alors les deux corvettes ouvrir le feu sur chacune d'entre elles,
s'entre-déchirant avec une férocité extrême. Comme elles demeuraient toutes les deux dans
le brouillard, chacune d’elle croyait avoir à faire à l’ennemi! Quand on pense qu’une seule
de leur bordée aurait largement réussie à saborder le “Brûle-gueule” une bonne fois pour
toute, cela était vraiment tordant de rire! Non, ce n’est ni aujourd’hui ni demain qu’ils les
auraient!
Ainsi, alors que le sort semblait s'acharner sur eux, un souffle de vent avait suffit...
Si d'aventure vous jouez à la roulette ou aux dés, ne désespérez pas si vous tombez une
première fois sur un mauvais chiffre. Le jour ou vous aurez un double “6”, le plus étonné ne
sera pas vous mais le joueur d'en face!