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Mémoire de DEA en sociologie


                La construction sociale
                          du masculin
           On ne naît pas dominant, on le devient




Diplôme romand d’études approfondies en sociologie
Année 2004-2005
Directeur de mémoire : Franz Schultheis
Jurée : Lorena Parini




                                présenté par Christian Schiess

                                        Université de Genève
                                                    juin 2005
Table



INTRODUCTION...................................................................................................................1


MASCULINITÉS ET POUVOIR........................................................................................... 6

Pouvoir institutionnel.............................................................................................................. 7
Pouvoir symbolique.................................................................................................................8
Pouvoir individuel....….…..................................……...........................................................12


MASCULINITÉS ET RAPPORTS DE PRODUCTION .....................................................17

Rapports institutionnels....................................................................….................................17
Rapports symboliques............................................................................................................19
Rapports individuels...........................................……...........................................................22


MASCULINITÉS ET ORDRE AFFECTIF....................................…..................................28

Ordre institutionnel.....................................................................……...................................28
Ordre symbolique..................................................................................................................33
Ordre individuel.....................................................................................................................35


POUR UNE PSYCHOGENÈSE DE LA DOMINATION MASCULINE.............…..........37

Maison-des-hommes et théorie des champs...........................................................................38
Le champ militaire...…………………………......................................................................44
Le champ sportif .....…………………………....................................................................49
Le champ du savoir .………………………........................................................................ 53
La domination comme incorporation …….........................................................................57
Masculinités et virilité........................................................................................................... 67


STRATÉGIES DE REPRODUCTION……...................................…..................................73

Les stratégies de légitimation : le cas de la science.………………………...…………......74
Les stratégies offensives – violence, pornographie, masculinisme.......................................86
Les stratégies de déplacement………………………………………………………….......95


CONCLUSION..............................…………………………........................……………..113



Bibliographie ......................................................................................................…….........117
La construction sociale du masculin



                 « On ne pourrait suivre le match si l’on concentrait son attention sur le

                 jeu d’une équipe sans prendre en compte celui de l’autre équipe. On ne

                 pourrait comprendre les actions et ce que ressentent les membres d’une

               équipe si on les observait indépendamment des actions et des sentiments

                   de l’autre équipe. Il faut se distancier du jeu pour reconnaître que les

                      actions de chaque camp s’imbriquent constamment et que les deux

                             équipes opposées forment donc une configuration unique. »



                                                                               Norbert Elias



INTRODUCTION



Les discours politiques sur l’égalité des sexes, de même que les recherches scientifiques

traitant des rapports de genre, tendent à se concentrer exclusivement sur la situation des

femmes. Il ne s’agit pas ici de contester la légitimité de ces postures, que ce soit sur le

plan de l’action ou de l’explication, étant donné l’ampleur des défis que pose à une

société la relation de subordination qui est celles des femmes, de surcroît lorsque cette

société se veut démocratique et revendique la participation de toutes et de tous aux

prises de décisions sociales et politiques. Il s’agit au contraire de proposer un éclairage

spécifique sur les hommes dans le cadre de l’étude des rapports sociaux de sexe.



Ce travail part d’un constat empirique qui reflète cette double difficulté, à la fois

politique et sociologique, de rendre compte d’un tel phénomène social. Malgré toutes

les tentatives de comprendre et d’infléchir la structure inégalitaire des rapports sociaux

entre femmes et hommes au cour des dernières décennies, nous ne pouvons qu’observer

que celle-ci est dotée d’une remarquable persistance. Si une évolution sensible est

intervenue dans bien des domaines, notamment sur le plan légal et celui des libertés

individuelles, certaines inégalités structurelles demeurent quant à elles en bonne partie

inchangées. A elle seule, la division sexuelle du travail, dans une société précisément


                                            1
La construction sociale du masculin



fondée sur le travail, permet d’illustrer cette constance : Depuis une trentaine d’années,

et ceci malgré l’accès massif des femmes au marché du travail et de nombreuses

adaptations formelles, la division selon le genre entre travail professionnel (salarié) et

travail domestique (qui reste non-rémunéré) n’a pour ainsi dire pas évolué. Il en va de

même de l’écart de salaires entre femmes et hommes, qui n’a subi qu’une très légère

baisse. En termes de pouvoir, cette situation se traduit par une sous-représentation

chronique des femmes dans les sphères dirigeantes du monde économique et politique.

De plus, les nombreuses violences dont font l’objet les femmes de la part des hommes

achèvent de souligner la dimension conflictuelle et hiérarchique des rapports de genre.



Les hommes, quant à eux, sont demeurés jusqu’à récemment absents dans les études sur

les inégalités entre les sexes, mais également dans les politiques publiques mises en

place pour tenter d’y répondre. Or, on pourrait dire que leur absence du discours sur le

Pouvoir, entendu comme concept théorique et politique, est à la mesure de leur

omniprésence dans la pratique du pouvoir. Parler du genre (ou du sexe), dans les

discours politiques mais aussi scientifiques, revient presque toujours à parler des

femmes, comme si les hommes n’y avaient pas leur place. Cela peut s’expliquer

aisément : tout rapport de domination étant fondé sur une asymétrie des groupes, les

dominants bénéficient précisément de l’avantage de ne pas être remis en cause en tant

que groupe, ce qui a entre autres effets d’occulter leur fonction dans le rapport

hiérarchique1. De même que la question de l’inégale répartition des richesses se réduit

souvent à une « lutte contre la pauvreté et l’exclusion » ou à une « sociologie de la

pauvreté », celle des inégalités entre hommes et femmes tend le plus souvent à se

concentrer exclusivement sur la situation de ces dernières, avec dans chaque cas pour

conséquence de ne pas s’intéresser aux privilèges, matériels et symboliques, des

dominants entendus à la fois comme individus et comme groupe. Dans cette optique, le

présent travail peut être précisément compris comme une contribution à une



1
    Lorenzi-Cioldi (2002)

                                            2
La construction sociale du masculin



« sociologie des dominants » qui entend s’intéresser aux mécanismes par lesquels les

privilèges masculins sont reproduits dans le cadre des rapports sociaux de sexe.



Lorsque les hommes apparaissent cependant dans les discours sur les rapports de genre,

c’est le plus souvent pour souligner le « lourd fardeau » que fait peser sur eux le

processus d’émancipation des femmes. Ici, ce n’est plus la permanence des inégalités,

mais plutôt les bouleversements en cours qui retiennent l’attention. Face aux discours

féministes qui revendiquent plus d’égalité, apparaît ainsi un discours qui se qualifie lui-

même de masculiniste et qui souligne l’ampleur des changements intervenus2. Or, les

quelques tendances évoquées plus haut autorisent à faire l’hypothèse que, quelle que

soit la difficulté réelle que cela revêt pour eux, les hommes n’ont pas changé autant que

ce que le prétendent certains discours en vogue. Pour ma part, j’appliquerai ici le

précepte qui commande de se méfier d’une opposition tranchée entre continuité et

changement, dont l’efficacité politique a pour corollaire la faiblesse heuristique. Je me

proposerai donc de rechercher la permanence en deça des ruptures, tout en cherchant à

donner leur juste place à celles-ci. En effet, si reproduction des inégalités il y a, rien

n’autorise cependant à penser a priori que cette reproduction se fait à l’identique, et cela

même si la structure de domination demeure stable. C’est par conséquent dans la réalité

des rapports sociaux de sexe entendus comme nécessairement dynamiques que je

tenterai ici de mettre en évidence, en me concentrant spécifiquement sur le groupe des

hommes, certains des mécanismes qui régissent cette dynamique. Les réflexions qui

suivent se concentreront sur la situation des sociétés occidentales dites « modernes » et

ne prétendent par conséquent pas à une couverture exhaustive des diverses formes

culturelles que revêt la masculinité en particulier et les rapports de genre en général,

que la littérature anthropologique a par ailleurs largement contribué à mettre au jour.




2
    voir notamment Dupuis-Déri (2004)

                                             3
La construction sociale du masculin



L’objectif de ce travail est tout à la fois scientifique et politique. Il se veut en effet une

contribution aux nombreuses réflexions actuelles sur les façons de promouvoir, pour

utopique que soit ce projet, une égalité qui ne soit pas seulement formelle, mais une

égalité de fait entre femmes et hommes dans tous les champs de la société. Cette double

entreprise ne me semble pas contradictoire, bien au contraire. Les questions

sociologiques posées ici ne pourraient pas même être soulevées si la dynamique des

rapports sociaux de sexes, faite de stratégies de préservation et de subversion, n’avait

conduit à la situation de forte contestation dans laquelle nous nous trouvons

actuellement, avec toutes les implications que cela a engendré pour les sciences

sociales. En retour, celles-ci devraient, je le crois, pouvoir rencontrer dans la société un

espace de réception et de discussion des résultats des recherches scientifiques. En effet,

pour comprendre comment les rapports sociaux de sexe peuvent changer, encore faut-il

comprendre ce qui doit changer et où se situent les obstacles à un tel changement, ce qui

revient à identifier aussi précisément que possible les mécanismes de production et de

reproduction des inégalités qui sont à l’œuvre dans ces rapports ici et aujourd’hui. C’est

précisément ce en quoi consistera ce travail dans sa tentative d’appréhender ce qui guide

les stratégies masculines en réaction à l’émancipation des femmes.



Avant de poursuivre, comment ne pas évoquer ici ma propre position d’homme dans ce

champ de recherche occupé presque exclusivement par des femmes ? Afin d’éviter tout

procès d’intention, il me faut préciser que si c’est notamment et nécessairement en tant

qu’homme que je vais m’exprimer ici, j’entends bien échapper à cet implacable

déterminisme qui voudrait a priori que chaque ligne que je m’apprête à écrire devrait

être interprétée de par ma seule appartenance au groupe social « hommes ». Mais faute

de pouvoir écarter tout doute sur ma volonté d’« imposer [ma] conception de la

libération des femmes3 », je ne peux donc que souhaiter, tout en sachant que je me place
sur un terrain scientifique et social miné, que l’on me concédera cette indulgence qui est



3
    Delphy (1998), « Nos amis et nous », p. 168

                                                  4
La construction sociale du masculin



si (et parfois même trop) facilement accordée aux « riches » qui étudient la pauvreté, ou

aux « blancs » qui étudient le racisme. La posture scientifique que j’engagerai dans cette

recherche, si elle est nécessairement le reflet de cette appartenance, est par ailleurs

également empreinte de ma propre conscience de moi-même telle qu’elle a été façonnée

par mon expérience (d’homme notamment), par ce mélange unique de complicité et de

refus qui fait de chaque individu une personne irréductible à sa seule catégorie

d’appartenance sociale, quelle qu’elle soit. L’oublier ne serait que sacrifier à une forme

d’essentialisme que tout ce texte entend précisément combattre4.



                                                ***



Ce travail se présente en cinq parties. Les trois premiers chapitres se proposent

d’analyser le genre masculin en reprenant la nomenclature élaborée par Robert Connell

qui l’analyse par l’intermédiaire de trois structures que sont le pouvoir, les rapports de

production et la cathexis, c’est-à-dire en quelque sorte l’ordre affectif.5 Je reprendrai ici

cette typologie pour appliquer à chacune de ces trois structures une analyse transversale

du concept de genre subdivisé en trois dimensions : institutionnelle, symbolique et

individuelle, suivant en cela la suggestion qui m’a été faite par Fenneke Reysoo que

tiens par ailleurs à remercier pour son soutien et ses commentaires. Ma reconnaissance

va également à Anne-Françoise Praz, qui a largement contribué à stimuler ma curiosité

pour les problématiques de genre et sans qui ce travail n’aurait jamais débuté. Que

soient également remercié-e-s ici Laurence Bachmann, Iulia Hasdeu et Franz Schultheis

qui, par leur lecture d’une première version de ce travail, m’ont permis d’en compléter

et affiner utilement certains aspects. Une fois présentée la construction sociale du

masculin et ses implications pour les rapports sociaux de sexe en termes de pouvoir

(chapitre 1), de rapports de production (chapitre 2) et d’ordre affectif (chapitre 3), je


4
  Une illustration du risque d’un tel essentialisme se trouve dans le texte de Nicole-Claude Mathieu
(1999)
5
    Connell (1987 et 1995)

                                                  5
La construction sociale du masculin



m’appliquerai à articuler entre elles ces différentes structures et dimensions qui sont

posées ici à titre d’oppositions provisoires, mais dont l’analyse séparée me semble dans

un premier temps imposée par la difficulté de rendre compte d’un phénomène social qui

tend encore à échapper – et cela également au sein des sciences sociales – à une

définition qui soit sociale et historique de part en part Le quatrième chapitre tentera

précisément de dépasser ces oppositions en cherchant à comprendre comment les

représentations et normes liées à la masculinité s’articulent avec les pratiques des

hommes. Pour ce faire je m’appuierai principalement sur le concept de maison-des-

hommes tel qu’utilisé par le sociologue Daniel Welzer-Lang, ainsi que sur la théorie des

champs de Pierre Bourdieu. La cinquième et dernière partie sera quant à elle consacrée

aux différentes stratégies de reproduction de la domination masculine, qui demeurent à

ce jour largement sous-étudiées, et dont je tenterai de dresser une typologie.




MASCULINITÉS ET POUVOIR



Parler de rapports sociaux, c’est parler de pouvoir. Toute société est constituée de

groupes et la définition même de ces groupes est un enjeu de pouvoir, dans la mesure où

ils sont toujours construits en catégories opposées : riches/pauvres, forts/faibles,

hommes/femmes, nord/sud, etc. Ces oppositions dichotomiques doivent être comprises

comme l’expression même du pouvoir car elles reflètent nécessairement un rapport

hiérarchique. Les rapports sociaux de sexe sont donc présents à tous les niveaux de la

société et traversent l’ensemble des champs qui la constituent. C’est dans ce sens que

Joan Scott affirme que « le genre est une façon première de signifier les rapports de

pouvoir »6. Le genre se joue en effet en tous lieux et à tous moments, sans qu’il n’ait
besoin de prendre toujours appui matériellement sur des corps sexués. Cependant, il

serait vain, pour les sciences sociales du moins, de chercher dans le genre l’origine



6
    Scott (1988)

                                             6
La construction sociale du masculin



même du Pouvoir, sa cause première en quelque sorte, car cela revient le plus souvent à

courir le risque d’une ré-essentialisation, biologique ou même culturelle7, des rapports

sociaux de sexe. Le genre sera donc considéré ici comme socialement construit de part

en part, et l’approche que je privilégierai est celle d’un constructivisme radical. Les

quelques considérations qui suivent quant aux différents aspects du pouvoir ont par

conséquent pour seul objectif de tenter de contourner les oppositions auxquelles se

trouve fréquemment confrontée l’étude des rapports sociaux de sexe.



Pouvoir institutionnel



Le pouvoir s’exprime parfois sous une forme institutionnelle. Chaque société a établi

des règles explicites visant à imposer un contrôle coercitif des rapports entre femmes et

hommes, dont le sens est à chercher pour une bonne part dans la transmission

intergénérationnelle du pouvoir entre hommes. Ainsi le mariage, le droit de cuissage,

l’Eglise ou l’armée constituent des arrangements institutionnels qui ont pour effet

dynamique de renforcer l’opposition hiérarchique sur laquelle ils se sont constitués.



Les institutions des sociétés occidentales doivent être comprises dans ce cadre comme

des institutions originellement masculines. Or, une demi-démocratie n’étant jamais

qu’une demi-dictature, Michèle Riot-Sarcey peut ainsi affirmer sans contradiction que

« les rapports de pouvoir, au cœur des relations sociales qui mettent en jeu les hommes

et les femmes, ont été transformés en rapport de domination au fur et à mesure de

l’extension de la liberté des hommes citoyens8 ». Et de relever les difficultés que ce
rapport de domination implique pour l’analyse historique : « Ici est en question non

seulement le passé des acteurs sociaux, mais aussi l’écriture de l’histoire qui véhicule




7
    Je pense notamment à l’ouvrage de Françoise Héritier (1996)
8
    Riot-Sarcey (1995) p. 478

                                                  7
La construction sociale du masculin



les mêmes présupposés [androcentriques] par son incapacité à analyser le politique à

partir des pouvoirs qui le constituent.9 »



Si, dans les sociétés occidentales contemporaines, la quasi-totalité des inégalités entre

les sexes ont été formellement bannies des cadres légaux et institutionnels (à l’exception

notoire de l’Eglise et de l’armée), il n’en demeure pas moins que les inégalités réelles

sont d’une remarquable persistance. Les sociétés occidentales opposent en effet d’une

manière particulièrement exacerbée les catégories hommes et femmes, et la composante

masculine de cette opposition se situe toujours au pôle dominant de la hiérarchie, ceci

dans toutes les sphères sociales : famille, Etat, marché du travail, etc. Il est fondamental

pour notre propos de relever que cette continuité du rapport hiérarchique est assurée

aujourd’hui en dehors de tout cadre coercitif explicite. Les tenants et aboutissants de la

domination masculine échappent par conséquent à la seule analyse institutionnelle. Le

caractère particulièrement visible et ostensible des institutions sociales, religieuses et

étatiques ne doit en effet pas faire oublier que le pouvoir est irréductible à sa dimension

matérielle et aux hiérarchies apparentes.



Pouvoir symbolique



Une nouvelle vision dominante du masculin et du féminin s’est progressivement

imposée avec la montée en puissance de la bourgeoisie, renforcée par les nouvelles

institutions mais également par un nouvel ordre symbolique dans lequel l’activité à la

fois professionnelle et sexuelle s’opposait à la passivité et à l’inertie de la monarchie

déclinante. Cette vision masculine du monde, qui est aussi celle d’une classe socio-

économique en cours de formation, s’est en effet construite en double opposition à la

catégorie des femmes et à celle des aristocrates, ces deux catégories étant fréquemment

associées l’une à l’autre. C’est ainsi que l’ordre bourgeois peut s’ériger par une



9
    ibid., p. 477

                                             8
La construction sociale du masculin



émasculation symbolique du roi, métaphore sexuelle de l’impuissance décriée de la

monarchie. Dans son étude historique de la masculinité depuis la Révolution française

jusqu’en 1914, André Rauch relève que « symboliquement, la monarchie absolue

dévirilise les sujets. Elle réduit ceux qui servent le monarque à la condition de serviteurs

ou de domestiques.10 » Cette assimilation des hommes de l’Ancien-Régime à la féminité

a pour effet de construire en creux un nouvel homme, viril, porteur des idéaux

révolutionnaires : « La liberté et l’égalité naissent du courage physique, source de défis

et de bravades rituels entre hommes.11 » Une nouvelle forme de socialisation masculine

apparaît donc, qui inscrira durablement la différence des sexes dans l’ordre symbolique,

légitimant ainsi le monopole des hommes sur le contrôle des institutions

révolutionnaires, puis républicaines. C’est en élaborant de nouvelles façons de se

différencier des femmes que les hommes de la classe bourgeoise vont ainsi s’approprier

la continuité du pouvoir politique et économique. La prophétie de l’individu libre et

autonome, entendu comme masculin et viril, se réalise donc et se donne à voir par la

lutte constante pour le mérite et l’honneur, sources du pouvoir social légitime.



Etant donné que tout pouvoir se fonde sur une opposition entre catégories dont il est lui-

même l’expression, sa fonction primordiale est de reconduire sans cesse cette opposition

afin de perpétuer l’ordre social qu’il entend légitimer. Cette fonction légitimatrice,

consubstantielle de tout pouvoir, consiste donc pour ce dernier à se faire passer pour

autre chose qu’il ne l’est en réalité, pour paraphraser Pierre Bourdieu. S’agissant du

genre, la domination masculine, pour assurer sa continuité, doit donc sans cesse

produire des femmes et des hommes pour reproduire le principe hiérarchique qui sous-

tend cette division. Toutefois, et il est important de le mentionner ici déjà, rien

n’indique que cette reproduction s’effectue à l’identique : « être une femme » ou « être

un homme » ne revêt pas la même signification et n’exprime pas la même réalité à

différentes époques et dans différents contextes culturels. Cependant, une condition

10
     Rauch (2000) p. 25
11
     ibid. p. 31

                                             9
La construction sociale du masculin



nécessaire de succès du pouvoir est précisément d’occulter cette contingence socio-

historique de l’appartenance de genre pour la faire apparaître comme nécessaire et

indépassable. La religion, à laquelle se sont progressivement substituées la biologie, la

médecine12 ou la psychanalyse orthodoxe13, a activement contribué à cette dynamique

de légitimation de l’ordre du genre, en décrivant ce dernier comme un impératif

transcendantal ou biologique, ce qui revient au même. Le pouvoir symbolique, entendu

comme le pouvoir de nommer et de signifier, a ainsi pour effet chez les dominants que

ceux-ci ne se vivent pas comme dépositaires d’un tel pouvoir, mais comme titulaires

d’un droit légitime à disposer des femmes, de leurs corps et de leur travail.



Si la « valence différentielle des sexes », telle que la décrit Françoise Héritier14, apparaît

comme un ordre symbolique commun à toutes les sociétés, cela ne signifie pas pour

autant qu’elle soit inscrite dans quelque nécessité transcendantale ou organique. Cette

valence différentielle, dans une perspective sociologique, est un phénomène social dont

l’origine est à chercher dans l’ordre social inégalitaire des rapports de genre. Ainsi

entendue, la différence peut donc difficilement servir à penser l’égalité. Pour Catharine

MacKinnon, en effet, « exiger d’une femme sa conformité au critère dominant – à

savoir le critère défini et incarné par ceux-là mêmes par rapport auxquels elle est

socialement définie comme différente – signifie tout simplement que l’égalité des sexes

est conçue de manière à ne jamais pouvoir être réalisée »15. C’est un constat du même

ordre que fait Colette Guillaumin : « La revendication de la différence est l’expression

du fait qu’on est sans défense, et, plus, qu’on ne souhaite pas se défendre ni en acquérir

les moyens mais qu’on demande l’estime et l’amour. En fait, cela revient à la

revendication de la faiblesse. Mais la revendication de la dépendance et de la faiblesse




12
     voir notamment Gardey & Löwy (2000)
13
     voir notamment Schneider (2000)
14
     Héritier (1996)
15
     citée in Kymlicka (1999), p. 263

                                             10
La construction sociale du masculin



peut-elle éliminer la dépendance et la faiblesse ?16 » L’inégalité entre hommes et

femmes est donc tout entière présente dans la différence même qui les oppose, et c’est

celle-ci qu’il convient de reproduire pour perpétuer celle-là, avec des formes très

variables selon les cultures et les époques. Pour les hommes en particulier, il s’agit donc

tout d’abord de se faire reconnaître comme des hommes, mieux, comme des « vrais

hommes » selon les normes en vigueur, afin de faire reconnaître comme légitimes les

privilèges dont ils disposent. Ce mécanisme social de reproduction des privilèges

échappe en majeure partie à la conscience immédiate des individus et chacun-e y

concourt, ne fût-ce déjà que par son assentiment à appartenir aux catégories « homme »

ou « femme » sans apercevoir la structure nécessairement hiérarchique de ces

catégories. C’est là une manifestation du pouvoir tel que l’a décrit Foucault, à savoir un

pouvoir infiniment diffus et qui imprègne l’ensemble des interactions sociales, qui

façonne et discipline les corps, qui « pénètre et contrôle le plaisir quotidien »17. C’est

par « l’obligation de l’aveu »18, c’est-à-dire à travers la reconnaissance incorporée par

les individus des catégories du pouvoir qui les opprime, que ce pouvoir peut se fonder

dans l’expérience pratique et acquérir sa légitimité sociale. D’une autre façon, Goffman

a montré la grande variété des cadres sociaux quotidiens où se jouent et se rejouent les

différences de genre, avec chaque fois pour effet de légitimer les dichotomies et de

(re)construire les catégories qui les sous-tendent : « Dès le début, les personnes placées

dans le groupe mâle et celles qui le sont dans l’autre groupe se voient attribuer un

traitement différent, acquièrent une expérience différente, vont bénéficier ou souffrir

d’attentes différentes ».19 Faites corps, ces catégories ont en outre pour effet de
s’inscrire non seulement dans les attentes des individus, mais jusque dans la définition

la plus intime de leur personne : « Dans la mesure où l’individu élabore le sentiment de

qui il est et de ce qu’il est en se référant à sa classe sexuelle et en se jugeant lui-même


16
     Guillaumin (1992), « Questions de différence », p. 95
17
     Foucault (1976), p. 20
18
     ibid., p. 80
19
     Goffman (1977), pp. 46-47

                                                   11
La construction sociale du masculin



selon les idéaux de la masculinité (ou de la féminité), on peut parler d’une identité de

genre. »20 Ce parallèle entre la philosophie du sujet et l’infiniment petit sociologique

analysé par l’interactionnisme symbolique mérite d’être suivie si l’on entend articuler

dans une même réflexion les dimensions symbolique et individuelle du pouvoir.



Pouvoir individuel



Dans cette perspective, la conscience de soi doit être comprise déjà comme un effet

symbolique du pouvoir, car une telle conscience est indissociable de nos catégories

objectives d’appartenance, parmi lesquelles celle de genre occupe une place toujours

centrale. Judith Butler, dans un essai sur la « vie psychique du pouvoir », a cherché à

montrer comment le pouvoir est « à la fois l’oppresseur et le créateur du sujet », avec un

accent particulier placé sur le corps en tant que lieu et moyen d’expression de ce

pouvoir.21 La conscience apparaît ici comme nécessairement aliénante : « Persister dans

son être signifie consentir d’emblée à des modalités sociales qui ne sont jamais

entièrement les siennes. »22.



Le pouvoir s’inscrit donc littéralement dans chaque individu sous la forme de

dispositions corporelles, mais sans pour autant perdre sa dimension sociale et historique,

mécanisme que Bourdieu a décrit à travers le concept d’habitus : « Produit de l’histoire,

l’habitus produit des pratiques, individuelles et collectives, donc de l’histoire,

conformément aux schèmes engendrés par l’histoire. »23 Lorsque Foucault parle de
« bio-pouvoir », c’est là une autre façon de décrire ce même processus d’incorporation

des structures sociales chez des individus qui en sont à la fois tributaires et dépositaires,

qui se font avec et contre elles, bref, qui sont amenés à composer avec elles. Ainsi


20
     ibid., p. 48 (souligné par l’auteur)
21
     Butler (2002)
22
     ibid., p. 284
23
     Bourdieu (1980), p. 91

                                             12
La construction sociale du masculin



posée, la définition du pouvoir permet donc d’échapper au choix imposé entre

déterminisme et liberté, entre structure et action. Butler, à la suite de bien d’autres,

cherche à échapper à cette alternative en centrant sa réflexion théorique sur le moment

(hypothétique) originaire de la conscience comme « cette vulnérabilité primaire à

l’Autre afin d’être24 », sorte de trope fondateur qui, par un « retournement sur soi25 »,

constitue par ce retour même l’émergence de l’ « instance critique26 ».



On le voit, tant la théorie que la réalité permettent d’échapper à l’opposition, pourtant

souvent affirmée, entre le symbolique et le psychique. En effet, la résistance au pouvoir

découle du concept même de pouvoir ainsi défini et est observable dans tous les

rapports sociaux : il n’existe pas de pouvoir auquel aucune opposition ne puisse être

adressée. Cela n’est concevable ni théoriquement, ni empiriquement : « Dès qu’il n’y a

plus de lutte, c’est-à-dire de résistance des dominés, il y a monopole des dominants et

l’histoire s’arrête.27 » Le pouvoir contient donc sa propre résistance ; il produit les

conditions de sa propre fragilité. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il ne dispose

pas de ressources infinies pour assurer sa reproduction, et parmi ces ressources le corps,

avec ses pulsions, ses désirs et ses douleurs, constitue un terrain de reproduction

privilégié : domestiquer les corps pour contrer leur potentiel subversif, ce « body

langage » auquel Connell souhaite voir reconnaître le statut d’agent social28. La fin de

toute résistance, c’est-à-dire la fin de l’histoire, ne doit-elle pas être comprise comme ce

moment impossible où tous les pouvoirs seraient parvenus à neutraliser tous les corps

par la violence, la faim, la torture, le travail ou la lobotomie ?




24
     ibid., p. 48
25
     ibid., p. 177
26
     ibid., p. 257
27
     Bourdieu (1984) p.168
28
     Connell (1995)

                                              13
La construction sociale du masculin



Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les manifestations de violence masculine à

l’égard des femmes doivent donc être comprises comme un signe de cette nécessaire

imperfection du pouvoir qui est ici celui des hommes sur les femmes. La violence

symbolique et la violence physique sont des composantes indissociables du pouvoir qui

s’en approprie ainsi le monopole de la légitimité. La prise de conscience actuelle des

violences masculines est à ce titre significative de la crise de légitimité de la domination

masculine qui prévaut les sociétés occidentales contemporaines, lesquelles se sont

précisément constituées sur l’affirmation du sujet autonome et des libertés individuelles.

Ce qui pose à ces mêmes sociétés un défi politique de taille, dans la mesure où les

discours empreints de liberté se doublent souvent d’une cécité toute moderne face aux

inégalités sociales de fait.



La violence masculine, telle qu’elle se manifeste notamment à l’égard des femmes, ne

peut pas être comprise indépendamment des autres rapports sociaux où elle s’exerce et

où elle s’entraîne. On peut citer, à titre d’exemple, l’armée qui est l’un des terrains

privilégiés où des hommes apprennent à la fois à maîtriser et à exercer la violence,

apprentissage dont on peut faire l’hypothèse qu’il aura des effets sociaux bien en dehors

du strict cadre militaire et des rapports internationaux dans lesquels il s’inscrit

explicitement. Le genre étant une catégorie transversale aux autres catégories sociales,

on aura tout à gagner à prendre en compte dans l’analyse tous les cadres où se construit

la masculinité et notamment sa composante violente, et non seulement dans les

interactions qui les placent physiquement face aux femmes. Le problème grave et

épineux des violences dites « sexuelles » ne peut pas faire l’économie d’une

compréhension de ce qui rend les hommes si violents, notamment à l’égard des

femmes29. Une telle entreprise paraît tout à fait légitime, sans pour autant remettre en
cause (faut-il le préciser ?) les études qui considèrent les violences à l’égard des femmes

dans leur spécificité propre. Il serait cependant erroné de penser que cette forme précise



29
     voir notamment à ce sujet Welzer-Lang (1996)

                                                    14
La construction sociale du masculin



de violence n’est qu’une simple expression du pouvoir individuel de certains hommes

sur certaines femmes. Il s’agit bien d’un phénomène social dont les expressions

individuelles ne peuvent être appréhendées sans faire appel à domination masculine

elle-même.



Etant donné que le pouvoir échoue nécessairement à créer des groupes parfaitement

homogènes, les individus sont irréductibles à leurs catégories d’appartenances et toute

généralisation hâtive fait courir à nouveau le risque de l’essentialisme. Il n’en demeure

pas moins que chaque homme, en tant que porteur d’une partie du pouvoir qui lui est

conféré par sa socialisation en tant que membre d’un groupe dominant, est un détenteur

individuel de ce pouvoir. Celui-ci est cependant relatif aux autres positions que les

hommes et les femmes occupent dans l’espace social : origine sociale, race, sexualité

notamment. Mais si l’on pouvait raisonner ici toutes choses égales par ailleurs, il serait

alors possible de démontrer que la masculinité, et donc le sentiment de supériorité par

rapport aux femmes, est ce qu’il reste de valorisant pour un homme lorsqu’il est privé

des autres sources de prestige social que sont la richesse, les diplômes, la santé, etc.



La réalité est ainsi toujours plus complexe que la théorie, et les individus sont dotés

d’une propension à échapper aux catégories dans lesquelles le pouvoir (qui peut inclure

les sciences sociales) tend à les enfermer. L’imperfection de tout pouvoir, de même que

les nombreuses violences à l’égard des femmes, ne doit pourtant pas faire oublier que la

domination masculine semble à bien des égards friser la perfection, tant elle est ancrée

dans l’ordre symbolique, ce qui ne facilite précisément pas la tâche des sciences

sociales. L’une des questions fondamentales qui se pose aujourd’hui à ces dernières

pour rendre compte de la persistance des inégalités entre femmes et hommes est de

savoir comment le pouvoir se fait corps. Une des façons de répondre à cette question est

de tenter de décrire comment se construit chez les hommes cette « libido dominandi »

évoquée par Pierre Bourdieu. Cette question, sur laquelle je m’attarderai plus loin,




                                             15
La construction sociale du masculin



oblige, en l’état actuel des recherches et des débats, à revisiter l’habitus masculin à la

lumière des apports de la psychologie sociale et de la psychanalyse.



Car même si les rapports de domination sont tout entiers inscrits dans l’histoire des

sociétés et de leurs institutions, ils imprègnent également, et le plus souvent de façon

inconsciente, nos façons de percevoir le monde. Le lien entre les dimensions historique

et cognitive du pouvoir symbolique est illustré notamment par Michèle Riot-Sarcey :

« Rejetée hors du politique, la domination de sexe, forme achevée d’une relation de

pouvoir qui s'exerce sur des individues considérées comme non-acteurs de l’histoire,

s’est inscrite dans les mentalités, ou s’est donnée à lire dans les représentations

culturelles. (...) Et lorsqu’elles interviennent dans le champ de la création ou dans

l’espace public, elles ne sont entendues que dans un langage en harmonie avec l’opinion

commune. (...) Elles ne disposent de reconnaissance politique que par la médiation de la

reconnaissance masculine, principe intermédiaire nécessaire à l’accès à la représentation

politique.30 » Pour sa part, Fabio Lorenzi-Cioldi a traqué jusque dans ses effets

psychiques les plus subtiles cet inconscient androcentrique. S’intéressant aux personnes

qui tentent précisément d’échapper à l’identité psychique de genre en revendiquant

l’androgynie psychique, il est ainsi amené à constater que « les bénéfices que les

individus tirent de l’androgynie se réduisent pour une part à l’incorporation de la

composante masculine31 ». Il en découle que « partout, l’androgyne fortifie malgré lui la

représentation d’une société sexuée... et sexiste32 ». On le voit, le masculin s’impose

avec d’autant plus de force qu’on l’attend le moins, et au moment même où on compte

précisément le dépasser. Que ce soit dans les tentatives de promouvoir l’accès des

femmes aux institutions politiques, ou dans les stratégies individuelles mises en œuvre

pour dépasser l’opposition entre féminin et masculin, ce dernier finit par se rappeler à

nous avec insistance comme pôle dominant.


30
     Riot-Sarcey (1995) pp. 478-480
31
     Lorenzi (1994) p. 136
32
     ibid., p. 74

                                           16
La construction sociale du masculin




MASCULINITÉS ET RAPPORTS DE PRODUCTION



Que s’agit-il donc de défendre ici et aujourd’hui ? La structure de base qui sous-tend la

domination masculine moderne a souvent été décrite comme étant la division sexuelle

du travail, laquelle a pour corollaire le contrôle des institutions politiques, économiques

et militaires. La socialisation masculine concourt à préserver cet état de fait, sans que le

rapport de domination y soit toujours explicite, notamment dans les cadres spécifiques

d’interaction dont les enjeux spécifiques masquent souvent des enjeux sociaux plus

larges.



Rapports institutionnels



La division sexuelle du travail, dans les sociétés industrielles de type capitaliste, se

fonde sur une séparation entre les tâches « productives » et les tâches « reproductives ».

L’institution du marché du travail, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est par

conséquent indissociable de celle du mariage, l’une et l’autre ne pouvant être comprises

séparément dans leurs fonctions de préservation de l’ordre patriarcal.



Dans une approche socio-historique, les origines de la division sexuelle du travail sont à

rechercher dans les effets de la révolution industrielle qui, pour la première fois dans

l’histoire, a séparé le lieu de production du lieu de reproduction. Dans la société

préindustrielle, en effet, travail et ménage procédaient d’un même espace de

socialisation qui est la famille et dans lequel production et consommation se trouvaient

réunies. Que ce soit dans l’agriculture ou dans l’artisanat, on peut dire qu’à cette époque

toutes les femmes, ou presque, travaillaient. Bien que leurs activités fussent clairement

distinctes, hommes et femmes participaient ensemble aux différentes tâches qui

constituaient le quotidien de l’activité économique. Dans un tel cadre, le travail ménager


                                            17
La construction sociale du masculin



se distinguait peu du travail productif et les tâches parentales relevaient de la même

nécessité d’assurer la subsistance du « ménage » par la reproduction familiale du

principal facteur de production qu’étaient les enfants.



Dès lors que le lieu de production se déplace du foyer vers l’usine, le travail devient peu

à peu une activité comportant une spécificité géographique propre qui va le différencier

clairement du lieu de reproduction qu’est la famille. Or, cette différenciation ne peut se

faire que sur une base arbitraire dans la mesure où aucun changement fondamental n’est

intervenu dans le processus qui lie logiquement et matériellement entre elles la

production et la consommation, comme le note Christine Delphy : « Il est donc absurde

d’introduire une coupure dans ce processus. C’est cependant ce qui se passe quand on

comptabilise comme production une certaine partie de ce processus – jusqu’à la

production de farine incluse, et que l’on considère l’autre partie, la cuisson du pain par

exemple, comme non productive33 ». On voit donc que la division des sphères d’activité

entre travail productif et tâches domestiques « non-productives » est une construction

idéologique – entérinée et légitimée par la science économique – sur laquelle va pouvoir

se fonder la gratuité du travail domestique et, par là, l’exploitation des femmes. Dans le

même temps, la notion même de travail acquiert une dimension nouvelle qui va en

changer la nature : le salariat. De ce fait, les femmes vont progressivement se retrouvées

scindées en deux groupes avec, d’une part, celles appartenant à la classe moyenne

nouvellement constituée qui vont devenir des « femmes au foyer ». D’autre part, on va

assister à l’apparition des ouvrières d’usine, appelées non sans ironie « ouvrières

spécialisées », issues des classes populaires et contraintes d’occuper des emplois non

qualifiés. Loin de se faire d’une façon « égalitaire », cette arrivée des femmes sur le

marché du travail va concerner des activités qui étaient déjà prises en charge par elles

auparavant, à savoir notamment le textile ou l’alimentation. Ce n’est que bien plus tard,




33
     Delphy (1998), « L’ennemi principal », p. 39

                                                    18
La construction sociale du masculin



avec le développement du secteur des services, que l’on verra apparaître en masse les

représentantes de la nouvelle catégorie des « employées de bureau ».



Rapports symboliques



La division entre travail « productif » et travail « reproductif » trouve donc sa légitimité

symbolique dans l’opposition moderne entre « sphère domestique »34 et « sphère

publique », avatar bourgeois de l’ancienne opposition entre « nature » et « culture ».

Dans cette perspective, l’émergence du salariat féminin, pourtant nécessaire à la

satisfaction des besoins croissants de productivité, va se heurter au nouveau modèle

bourgeois de la famille qui confère aux hommes la responsabilité de la production et le

monopole de l’espace public, alors que les femmes sont les garantes de la reproduction

et du bon fonctionnement de l’espace domestique. Elles se retrouvent donc érigées en

gardiennes d’une morale bourgeoise masculine qui verra d’un mauvais œil leur

émancipation de la sphère familiale perçue comme une menace pour l’équilibre général

de la société. Les hommes, en effet, avec le transfert de leur activité quotidienne de la

famille vers un lieu de travail qui en est souvent éloigné, doivent faire face à une remise

en cause fondamentale du modèle patriarcal qui prévalait jusque là. Cette transition ne

se fait pas sans difficulté, notamment lorsqu’il s’agit d’accepter qu’une partie

importante des activités de leurs conjointes échappent à leur contrôle. Le fait qu’elles

occupent un emploi hors du domicile constituent pour eux une prise d’indépendance à

leur égard, mais également un transfert de dépendance vers une nouvelle figure

masculine qui est le patron. Comme l’a relevé par ailleurs François de Singly, le modèle

de la « femme au foyer » naît précisément avec la bourgeoisie qui s’inspire en cela du

modèle aristocratique : la femme, passive, va ainsi prendre symboliquement la place de



34
  J’adopterai ici la notion de « sphère domestique » de préférence à celle de « sphère privée »,
tenant compte en cela des observations de Will Kymlicka quant à la doctrine du pater familias qui,
en réduisant les intérêts (ou les conflits) de la famille aux intérêts privés de son chef, a précisément
favorisé la confusion du privé et du domestique. Voir Kymlicka (1999), pp. 274 sq.

                                                   19
La construction sociale du masculin



l’aristocrate dans la société bourgeoise. Pour les hommes en effet, dont l’honneur passe

par l’activité à tous égards, « avoir une femme au foyer, c’est avoir les moyens d’avoir

quelqu’un qui ne fait rien35 ». Le travail salarié des femmes devra donc, et pour

longtemps, lutter contre un paradoxe originel dans la mesure où il constitue une

nécessité économique mais est difficilement accepté par la morale dominante d’un

système dont l’économie est pourtant basée essentiellement sur le travail.



Cette séparation des rôles, la société industrielle va l’ériger en une complémentarité

entre les sexes, nécessaire au bon fonctionnement de la société tout entière. Cette

complémentarité sera justifiée comme relevant de l’ordre naturel des choses, permettant

ainsi d’établir des systèmes normatifs différenciés pour le travail des hommes et des

femmes, et surtout d’ancrer ces stéréotypes de façon durable dans les représentations

collectives. Face à ce discours naturalisant, les études menées par des anthropologues

féministes ont démontré qu’une telle complémentarité a davantage pour effet de justifier

un schéma de domination et de dépendance non réciproque que d’assurer un système

optimal de division du travail. L’argument de la limitation physique des femmes qui

leur ferait assumer les travaux les moins pénibles a notamment été mis en doute par des

analyses détaillées des différentes tâches traditionnellement attribuées au femmes dans

les sociétés primitives. Le constat qui en résulte est que, si ces tâches exigent souvent

une force instantanée moindre et sont toujours moins spectaculaires que celles de

hommes, elles n’en demeurent pas moins extrêmement pénibles physiquement,

entraînant notamment des efforts longs et soutenus ainsi que des postures douloureuses

pour le corps. Or, il apparaît que ces tâches sont considérées généralement comme

dégradantes pour l’homme et sont souvent celles-là mêmes qui sont confiées aux

esclaves (hommes) dans les sociétés qui connaissent ce type de travail. Il s’agit

notamment du transport du bois et de l’eau, du désherbage ou encore de la cuisine. La

logique qui sous-tend telle division du travail pourrait donc se résumer à la formule :

35
  Je cite librement cette formule empruntée à une intervention de François de Singly à l’Université
de Genève.

                                                 20
La construction sociale du masculin



« pourquoi s’acquitter soi-même d’un travail désagréable que l’on peut faire effectuer à

autrui ? ». Il convient ici de relever que dans un grand nombre de cultures, africaines et

latines notamment, la valeur de l’homme réside précisément dans le fait de ne pas

travailler, le travail étant conçu comme un mal nécessaire.



Une autre explication de la domination masculine dans la division sexuelle du travail,

fournie par Paola Tabet, met en évidence le rôle fondamental joué par l’appropriation

des outils et le contrôle des instruments de production. Son analyse part du constat que,

avec l’apparition des premiers outils, « l’être humain n’est plus défini et limité par les

possibilités de son corps : les outils deviennent son prolongement, élargissent sa

capacité de s’approprier la nature et d’agir sur elle »36. Contrôler les outils en revient

donc à dominer le monde qui nous entoure. Elle montre ensuite de façon détaillée

comment les hommes se sont octroyé le monopole de la fabrication et de l’utilisation

des outils et des armes de chasse, à la fois instruments prestigieux et symboles de

virilité, qui s’est ensuite doublé d’un monopole de la violence, faisant ainsi de la

division du travail une structure de domination. Un système rigoureux de codes et

d’interdits se met donc en place, par lequel l’un des deux sexes détient la possibilité de

dépasser les limites de son corps avec des instruments de plus en plus complexes, alors

que l’autre se trouve forcé d’utiliser sa seule force physique ainsi que les outils les plus

rudimentaires auxquels on lui permet l’accès.



Cette distribution inégale de l’accès aux outils va avoir pour effet une division des

tâches accomplies par les hommes et les femmes, mais cette division va elle-même

évoluer avec l’apparition progressive de nouveaux outils. Ainsi, des activités

traditionnellement confiées aux femmes se masculinisent soudainement avec l’invention

d’un outil plus complexe permettant d’effectuer ces activités. Cela revêtira une

importance majeure avec le développement technologique qui verra toujours les



36
     Tabet (1998), « Les mains, les outils, les armes », p. 18

                                                     21
La construction sociale du masculin



hommes utiliser les machines les plus complexes. Par conséquent, le travail des

femmes, s’il évolue également avec la technologie, reste « étroitement subordonné au

travail de celui qui possède et utilise techniques et instruments fondamentaux »37. En

outre, certaines chercheuses ont mis en évidence que le premier travail humain productif

est celui de l’utérus38, fournissant de la sorte une explication supplémentaire à la

nécessité pour les hommes, afin de préserver leur suprématie, de contrôler le corps et la

sexualité des femmes en les maintenant dans la sphère « reproductive ». Cette

occultation sociale et historique de l’activité des femmes qui se trouve de la sorte

reléguée dans les nécessités de la Nature, Pascale Molinier l’illustre à sa façon par cette

formule : « Instinct maternel ? Non, travail féminin ! »39.



Rapports individuels



La division moderne du travail se fait en fonction du sexe, mais également de la classe

sociale et de l’ethnicité. La logique du pouvoir qui consiste à catégoriser les individus

commande donc de construire à chaque fois des hommes qui ne soient pas des femmes,

mais toujours des hommes différents les uns des autres selon le rôle qui leur est imparti

dans l’espace productif. Les masculinités modernes sont donc nécessairement plurielles

et reflètent en bonne partie la structure capitaliste des rapports de production.



La construction de ces masculinités passe par la construction de corps capables de

répondre aux besoins imposés par le travail. Pour les ouvriers, il s’agit de faire corps

avec les outils qui deviennent le prolongement de leur anatomie. Les métaphores liant

les corps des ouvriers à leurs instruments, la force physique au labeur, sont une

illustration symbolique de cet attachement du prolétaire aux outils de production, avec

une division des tâches qui ne permet plus de s’identifier à l’œuvre accomplie, mais


37
     ibid.
38
     voir notamment Ortner (1974)
39
     Molinier (2003a) p. 113

                                             22
La construction sociale du masculin



uniquement à la machine qui en accomplit une partie. En construisant ainsi des corps

aptes au travail, la société industrielle a fait de ce dernier non seulement son cœur

symbolique et institutionnel, mais l’a inscrit matériellement dans les individus qui se

définiront désormais à travers lui. Ainsi le travail, dont l’étymologie latine renvoie au

tripalium (instrument de torture à trois pales), passe-t-il d’une activité dégradante à une

valorisation sociale qui lui confère une légitimité nécessaire à la reproduction des

rapports de classe qui s’étaient déjà redessinés progressivement sous l’Ancien-Régime.



A des masculinités ouvrières centrées sur la force et la puissance corporelles, s’ajoutent

et s’opposent des masculinités bourgeoises construites autour des figures du père et du

mari qui remplacent la figure du roi déchu. Chaque homme se trouve investi d’une

partie du pouvoir absolu qui était celui de la monarchie, et se doit d’assurer la sécurité

de sa propre famille, dans les limites toutefois de la subsidiarité imposée par le pouvoir

de l’Etat nouveau. « En retour, la présence d’une épouse au foyer donne une assise

sociale et fait du bon époux un homme accompli : un bourgeois en famille, en majesté.

La femme dépositaire de sa réputation, cette forme de l’honneur dans un groupe social

circonscrit, en devient le garant. Voilà sur quoi reposera l’identité masculine.40 » Les

femmes, pour leur part, participent également à ce processus de séparation des sphères

d’activité, à travers notamment l’exaltation des valeurs romantiques et l’idéal de

l’amour conjugal qui servent de légitimation symbolique à leur domestication. Ce

modèle s’impose en retour à toutes les catégories sociales. Il s’agit pour les hommes

d’assurer leur statut social par la possession de femmes confinées, si nécessaire par la

force, dans l’espace domestique. La force physique développée au travail, et vécue

comme un gage de virilité, est à ce titre indissociable de celle mise en œuvre face aux

épouses récalcitrantes qui menacent l’honneur des hommes. La division sexuelle du

travail et le mariage sont des institutions qui confèrent à chaque homme un pouvoir

relatif sur les femmes. Leur possession est pour eux un signe de prestige.



40
     Rauch (2000) p. 89

                                            23
La construction sociale du masculin




On voit ainsi que la masculinité, jusque dans ce qu’elle a de plus intime, est fonction de

la structure des rapports sociaux non seulement de sexe, mais aussi de classe. De

nouveaux espaces de socialisation masculine voient le jour, qui permettent de créer

entre hommes des formes de solidarités en fonction des enjeux propres à leur catégorie

sociale. Ainsi les syndicats permettent-ils aux ouvriers de faire face de façon solidaire à

leur position dominée dans l’espace productif, mais ils se révéleront être également les

terrains d’une résistance redoutable à l’apparition du salariat féminin, vécue comme une

intrusion des femmes dans un secteur masculin qu’il s’agira de défendre, ce qui revient

à défendre sa virilité face à ce danger fondamental que constitue la féminité. Le

développement des clubs de sports populaires est également significatif de ces nouvelles

formes de socialisation qui sont autant de lieux où se créent et s’entraînent des pratiques

qui permettent de faire face au monde compétitif et impitoyable du travail, avec pour

effet de renforcer sa virilité et échapper au monde féminin41. Les clubs bourgeois

présentent des modalités différentes de construction de la masculinité, mais dans tous

les cas la participation à ces formes de socialisation est le gage d’un pouvoir matériel et

symbolique relatif, et cela quelle que soit la position occupée dans l’échelle sociale.

L’effet est toujours celui d’une tension de toutes les masculinités périphériques vers le

sommet de la hiérarchie des rapports de production. C’est cette forme dominante de

masculinité, qui s’érige en modèle légitime pour tous les hommes, que Robert Connell a

désignée sous le terme de « masculinité hégémonique »42.



Il est fondamental pour toute analyse des masculinités et des socialisations masculines,

nécessairement plurielles, de prendre en compte le fait qu’aucune d’entre elles ne peut

être expliquée ou comprise sans faire appel à cette forme hégémonique déterminée par

l’état général des rapports sociaux. Ces rapports sont aujourd’hui globaux, si bien

qu’une division internationale du travail, superposée à la division en classes et en

41
     voir Rauch (2000) et Dunning (1986)
42
     Connell (1995)

                                            24
La construction sociale du masculin



genres, impose d’appréhender les masculinités dans leur variété toujours plus complexe,

en tenant compte des mouvements migratoires et des formes spécifiques que prend la

masculinité parmi les populations immigrées, laquelle agit en retour sur les

représentations de genre dans l’ensemble de la société43.



A l’heure actuelle, la persistance des inégalités entre les sexes sur le marché du travail

devrait pouvoir trouver un facteur explicatif dans la non remise en cause de ce marché

en tant qu’institution masculine. Les modifications qui ont été apportées se sont

concentrées exclusivement sur l’aspect formel et légal des discriminations, mais la

division sexuelle du travail a fait l’objet de peu de changements, laissant intacte la

structure patriarcale qui la sous-tend. Si les femmes ont accédé massivement aux

sphères professionnelles, les postes qu’elles occupent restent largement subordonnés à

la hiérarchie masculine et ce sont toujours elles qui effectuent la quasi-totalité du travail

domestique, lequel demeure non-rémunéré tout en profitant massivement à l’économie

capitaliste mondiale. Quand bien même certaines tentatives d’infléchir la situation ont

été imaginées, elles demeurent très modestes dans leur ambition et limitées dans leurs

effets. C’est le cas notamment des politiques de réduction du temps de travail, dont

Dominique Méda a montré qu’elles ont davantage renforcé la répartition des tâches

qu’elles ne l’ont infléchie : les hommes ayant bénéficié de ces gains de temps les ont

réinvestis dans des activités telles que les loisirs ou le bricolage, mais très rarement dans

les tâches domestiques44.



Lors d’un entretien de groupe réalisé avec cinq hommes en formation professionnelle,

j’ai eu l’occasion d’aborder cette question de la répartition des tâches entre femmes et

hommes dans le monde professionnel. Les propos de l’un d’eux, travaillant dans

l’hôtellerie-restauration, se révèlent intéressants à ce sujet : « Y a quand même plus de

filles à la réception… quoi que, non c’est bien réparti. Mais les mecs y en a moins qui

43
     Connell (2000)
44
     Méda (2000)

                                             25
La construction sociale du masculin



font les chambres quoi. » A ma question de savoir si cette différence est due à leurs

cahiers des charges, il répond : « Non non, je pense que c’est les mecs qui essayent

d’éviter de faire plein de machins… bon moi c’est une phobie que j’ai depuis que je suis

tout petit de faire ma chambre donc je comprendrais que les autres ce soit pareil qu’ils

ne la fassent pas. ». Cette remarque donnera ensuite lieu à l’échange suivant :


            Question : Tu connais des mecs qui ont dû faire les chambres ?
            Surpris et un peu gêné : Les chambres ? Ouais, moi ! (rires des autres) J’ai quand
            même dû faire, mais j’ai fait une année quoi.
            Un autre : Mais on est restés marqués ! (rires)
            Il reprend : Surtout, quand tu trouves une capote utilisée sous le lit et puis que tu dois
            aller toi la décrocher. Ca c’est le genre de truc que t’aime. Ou bien quand tu as une
            baignore remplie de poils, après tu te dis… non mais je comprends que c’est dur le
            métier quand même. Non, c’est pas pour moi. Mais même pas parce que c’est un
            travail de fille, c’est juste parce que le boulot ça me… tue, quoi. Il faut faire les lits
            tout le temps, c’est tout le temps répétitif. Au moins le service, bon… Par exemple pour
            le service ce qu’il faut c’est du sang froid. Y a pas besoin du tout de sang froid je dirais
            pour… quand on fait les chambres quoi, parce qu’on est tranquille, on fait nos
            chambres, y a pas tout le temps quelqu’un derrière, par contre pour le service y a : les
            clients, le patron et puis le chef de cuisine. Donc il faut… tout gérer quoi. Je dirais il
            faut de la patience, du sang froid, il faut savoir… contrôler… je sais pas : être en ordre
            dans sa tête, je sais pas comment dire. On doit se placer un ordre de priorité : qui je
            dois aller servir, où, par où je veux passer, j’ai encore tel plat à aller servir, telle chose
            à faire… Donc il faut un esprit, euh… je sais pas : pas tellement mathématique mais
            plutôt logique pour certaines choses. (…)
            Mais je pense que tout le monde est capable de faire les chambres. C’est pas… c’est à
            la portée de tout le monde mais il faut juste avoir le courage de le faire. Moi je dis
            honnêtement j’ai pas le courage de faire ça toute ma vie.



La division sexuelle du travail obéit donc, et cela même au sein du monde

professionnel, à une logique de partage entre des tâches considérées comme acceptables

et d’autres considérées comme dégradantes par les hommes. On le voit également avec

cet exemple, la justification mise en œuvre pour rendre compte de cette division

sexuelle des tâches, sans par ailleurs que cette justification ne lui soit explicitement



                                                  26
La construction sociale du masculin



demandée, peut difficilement s’appuyer sur des arguments du type : « c’est un boulot

pour les femmes », cela pouvant être considéré comme sexiste par l’interlocuteur et sans

doute par lui-même également. Il formule ici son explication en termes de compétences

et de dispositions psychiques qu’il cherche en lui-même et par lesquelles il peut

considérer avoir fait un choix personnel qui ne doit par conséquent rien à l’inégalité

entre les femmes et les hommes. Il finit même par présenter ce choix comme un manque

de courage de sa part face à une activité qui en demanderait beaucoup et qui se trouve

soudain comme valorisée dans son discours, contrastant pourtant avec les rires qui

accompagnent ses propos et qui attestent du fait qu’accomplir des tâches considérées

comme dégradantes peut vite conduire à questionner son identité d’homme. La division

sexuelle des tâches est donc aussi un un enjeu de pouvoir entre hommes. Pour sa part,

Daniel Welzer-Lang a observé que dans les couples d’hommes, c’est le plus souvent

celui qui a la meilleure situation professionnelle qui effectue le moins de travail

domestique. On le voit déjà avec ces exemples, l’activité domestique est incompatible

avec ce qui est valorisé sur le marché du travail, et la « valence différentielle des sexes »

peut parfaitement s’affranchir du sexe.



Mais la dévalorisation sociale du travail domestique ne consiste pas seulement dans une

attitude dénigrante des hommes vis-à-vis d’une tâche dont ils ne souhaitent pas

s’acquitter, ni par ailleurs dans l’oubli ou l’ignorance d’un pan de la vie sociale qui leur

serait rendu invisible de par leur surinvestissement dans la sphère économique ou

intellectuelle. Cet oubli est d’abord un oubli d’eux-mêmes : les hommes, socialisés

comme dominants, doivent oublier d’où ils viennent, qu’ils sont eux-mêmes le produit

des soins constants qui leur ont été apportés par d’autres personnes. Cet oubli de leur

propre vulnérabilité matérielle qui, sur le plan psychique, s’apparente au déni de soi, est

une condition nécessaire à la reproduction des dominants. Sans enfants, il n’y aurait

plus de domination masculine car il n’y aurait plus d’hommes pour dominer. Or, les

enfants, ce ne sont pas les autres, c’est toujours une part de soi qui a été refoulée. Les




                                             27
La construction sociale du masculin



sociétés capitalistes, en inscrivant dans toutes leurs institutions cette impossible division

entre le domestique et le privé, se sont construites contre cette évidence.



On voit donc mieux ce qui empêche tant d’hommes de passer, physiquement comme

symboliquement, de la sphère publique à la sphère domestique. Pour progresser dans

cette compréhension, c’est à la socialisation des hommes qu’il convient de s’intéresser.

Tout ce qui relève du féminin est en effet considéré par les hommes comme un

repoussoir, et le franchissement de cette ligne sacrée est souvent vécu comme humiliant.

Une telle introspection nécessite de s’intéresser à la dimension la plus intime, et

certainement la plus difficile, du masculin.




MASCULINITÉS ET ORDRE AFFECTIF



La troisième dimension du genre que Connell propose de prendre en compte est celle

qu’il décrit par cathexis. Il s’agit d’une notion empruntée à la psychanalyse et qui se

rapporte schématiquement à l’ordre du désir et des pulsions corporelles. Pour ma part, je

ne m’intéresserai pas ici à l’origine organique du désir, mais je m’attacherai à montrer

en quoi la sexualité et l’amour sont socialement construites et s’actualisent dans les

pratiques masculines.



L’ordre institutionnel



La division sexuelle du travail propre aux sociétés capitalistes favorise la dissociation

des dispositions psychiques entre ce qui relève des sphères productive et reproductive. Il

en résulte une spécialisation des femmes dans les tâches qui impliquent l’attention à

l’autre, l’empathie et les soins. S’agissant du désir sexuel, l’institution du mariage,

garante de cette division sexuelle du travail, s’appuie sur l’institution de

l’hétérosexualité qui canalise les désirs sexuels exclusivement vers les personnes du


                                               28
La construction sociale du masculin



sexe biologique opposé. Les signes affectifs et sentimentaux doivent être bannis du

monde du travail dont la valeur affirmée est la concurrence entre hommes, la

compétitivité et la productivité. L’expression entre hommes de désirs ou de sentiments

autres que la camaraderie virile est donc strictement contrôlée dans le cadre de la

socialisation masculine, dans la mesure où elle remettrait en cause à la fois leur statut

d’homme « actif » et leur possibilité de posséder une femme, signes pour eux d’honneur

et de prestige. Mais le mariage n’est pas la seule institution qui forme les hommes à

l’hétérosexualité exclusive. L’Eglise et la médecine, par exemple, ont contribué à

assurer une gestion coercitive de ce qui apparaissait de plus en plus comme une

« déviance ».



Il existe d’autres contextes de gestion institutionnelle de la masculinité, plus subtiles

mais d’une importance capitale pour notre analyse, que l’on peut regrouper sous le

concept de maison-des-hommes. Avant d’être introduit en sociologie par Daniel Welzer-

Lang, ce concept a été tout d’abord développé en anthropologie par Maurice Godelier

pour rendre compte de la construction masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée.45

J’en reproduirai assez longuement quelques extraits qui permettront d’illustrer, bien que

très schématiquement, le mécanisme par lequel s’effectue dans ce cadre la « production

des grands hommes » et dont la fonction ici est moins de décrire un processus qui peut

nous paraître exotique que de produire, précisément, un effet de désexotisation des

pratiques rituelles étudiées par l’anthropologue. Voici donc :


               « Jusque là, il [le garçon] a vécu dans un monde féminin, habillé d’un long pagne qui
               ressemble aux jupes des petites filles. Il joue d’ailleurs avec ses sœurs, ses cousines,
               ses voisines. A partir de six-sept ans, les petits garçons tendent à faire bande à part, à
               jouer dans la forêt avec des arcs miniature, tandis que les petites filles de leur âge
               restent le plus souvent avec leur mère, et commencent à aider dans le jardin et à
               prendre soin du petit frère ou de la petite sœur. La disjonction des sexes se dessine.
               Puis, un soir, vers l’âge de neuf ans, un homme vient chercher le garçon et l’enferme


45
     Godelier (1982)

                                                   29
La construction sociale du masculin


                dans sa maison avec tous les garçons du même âge. C’est le moment de les disjoindre
                du monde féminin. Cet homme est le maître des premières cérémonies d’initiation (il
                va les faire mouka). (…) Au terme de cérémonies qui durent un mois et au cours
                desquelles le responsable de cette première étape d’initiation lui perce le nez, le mouka
                se retrouve yiveumbwayé pour trois ou quatre ans ; désormais, il va vivre dans la
                maison des hommes. Il est alors vêtu moitié comme un homme, moitié comme une
                femme. Son pagne est encore en forme de jupe et, sous sa grande cape d’écorce, il ne
                porte pas la petite cape qui dissimule normalement les fesses des hommes. C’est pour
                que la honte lui fasse fuir la présence des femmes. Pendant plusieurs mois, il n’a pas le
                droit de parler en présence de ses aînés qui le moquent, l’insultent, l’humilient, lui
                rappellent ce qu’il était parmi les femmes et, de temps en temps, se saisissent de lui et
                le battent à coups de baguettes ou d’orties. Il en défèque parfois de peur. (…) Puis, vers
                douze ans, cependant que se déroulent les cérémonies d’initiation des tchouwanié et
                des kalawé, des troisième et quatrième stades, les yiveumbwayé deviennent des
                kawetnié. (…) Ensuite, pour la première fois de leur vie, les garçons sont habillés
                véritablement en hommes et reçoivent les parures de plumes et autres insignes de leur
                rang. Vers quinze ans, les kawetnié deviennent tchouwanié. (…) Le moment le plus
                solennel de ces cérémonies survient lorsque le maître des rituels de ce stade, un Baruya
                du clan des Baruya – celui qui a donné son nom à la tribu –, pose sur la tête des initiés
                les symboles mêmes de la domination masculine, un bec de calao surplombant,
                dominant un cercle de jonc terminé par deux défenses de cochon acérées dont on
                enfonce les pointes dans le front des initiés. (…) On leur révèle alors que ce bec de
                calao est leur pénis et ce cercle denté le vagin des femmes. On leur révèle aussi que
                leur nouveau nom, tchouwanié, est l’un des noms secrets, inconnu des femmes, du
                vagin des femmes. (…) Il va sans dire que cette cérémonie et ces discours sont tenus
                loin des oreilles et des yeux des femmes, au sommet d’une montagne ; c’est ensuite
                seulement que les nouveaux initiés, parés de leurs insignes et de leur coiffure
                symbolique, redescendent lentement vers la tsimia, s’offrant en spectacle à l’admiration
                des femmes et des enfants massés pour les attendre le long de la route. C’est à cette
                époque ou dans les mois qui suivent que les parents d’un tchouwanié doivent, s’ils ne
                l’ont pas déjà fait, lui trouver une épouse. »46



Dans le cadre de cette initiation, une fonction particulièrement importante est conférée

au sperme, substance symbolisant la vie, la force et le pouvoir : il est en effet censé non

seulement transmettre la vie, mais aussi constituer le lait des femmes et en faire des


46
     ibid., pp. 61-67

                                                      30
La construction sociale du masculin



nourricières. « C’est la raison pour laquelle, avant de faire l’amour avec sa femme la

première fois, le jeune marié doit lui donner son sperme à boire, et ce jusqu’à ce qu’elle

soit assez forte (…) »47. Mais le sperme est aussi objet et symbole de pouvoir entre

hommes, donnant lieu à des pratiques d’initiation (disparues après l’arrivée des

Européens dans les années 60) devant être ignorées des femmes : « Le sperme donne

aux hommes le pouvoir de faire re-naître les garçons hors du ventre de leur mère, hors

du monde féminin, dans le monde des hommes et par eux seuls. Ce secret le plus sacré,

c’est que les jeunes initiés, dès qu’ils pénètrent dans la maison des hommes, sont nourris

du sperme de leurs aînés, et que cette ingestion est répétée pendant de nombreuses

années dans le but de les faire croire plus grands et plus forts que les femmes,

supérieures à elles, aptes à les dominer, à les diriger. »48



A l’image donc des Baruya qui, dans le secret des hommes, procèdent à des pratiques

rituelles de fellation qui ont pour effet symbolique de transmettre le pouvoir des

hommes adultes aux adolescents, les jeunes hommes « modernes », s’adonnent à des

rituels dont le sens est à chercher, au-delà même de la construction de la masculinité,

dans la transmission intergénérationnelle du pouvoir entre hommes. Ainsi, les pratiques

de camaraderie virile (difficilement observables scientifiquement) qui prennent forme

par exemple dans les vestiaires d’un club de football sont-elles dotées d’une ambiguïté

sexuelle explicite, dans la mesure où les hommes y « traversent une phase

d’homosocialité lors de laquelle émergent de fortes tendances et/ou de grandes

pressions pour y vivre des moments d’homosexualité. »49 L’exercice consiste à chaque
fois à prendre la mesure de la limite à ne pas franchir, sous peine de sanction.Ce dernier

le présente comme étant l’ensemble des lieux où les hommes, et plus particulièrement

les jeunes garçons, sont initiés aux rituels de la masculinité, c’est-à-dire quittent le

monde féminin caractérisé par la mère et la famille. Ce processus a pour équivalent


47
     ibid., p. 91
48
     ibid., pp. 91-92
49
     Welzer-Lang (2000) p. 115

                                              31
La construction sociale du masculin



psychique un éloignement du jeune garçon du monde maternel qui obéit également à

une logique de catégorisation sociale : Comme le relève en effet Pascale Molinier, « la

rupture du lien fils-mère est socialement organisée et orchestrée depuis le monde des

hommes50 ». Mais les règles qui régissent l’institution de la maison-des-hommes

imposent de ne jamais transgresser une série de codes complexes dont l’apprentissage se

fait souvent de façon difficile et parfois même par la violence. Cet apprentissage se fait

le plus souvent dans le secret des hommes, mais le féminin y est pourtant toujours

présent, par procuration en quelque sorte, comme l’enjeu en négatif autour duquel se

teste et se construit sans cesse la masculinité.



La violence, qu’elle soit verbale ou physique, n’est jamais aussi proche que lorsque le

soupçon de la féminité pèse sur un homme : dans la maison-des-hommes, être considéré

comme féminin revient à s’exposer à l’humiliation, aux brimades ou aux sévices

corporels. Dans cette perspective, la maison-des-hommes doit être comprise comme un

terrain d’apprentissage permanent de la domination, une forme inconsciente de

transmission intergénérationnelle de la domination masculine. Elle est une institution

qui est transversale à la fois aux parcours de vie des hommes, et à d’autres institutions

sociales qui ne se réduisent pas à leur seule dimension genrée mais qui jouent

néanmoins un rôle fondamental dans la construction du masculin. Elle englobe aussi

bien la cour d’école, le terrain de jeu, le club de sport, le bistrot, l’internat, la caserne, le

syndicat, ainsi que tous ces petits lieux où les hommes peuvent se mesurer entre eux

pour mettre sans cesse à l’épreuve leur masculinité et leur hétérosexualité : il s’agit

toujours de « combattre les aspects qui pourraient les faire assimiler aux femmes51 » ou
aux « pédés ». On peut ainsi comprendre les problèmes aigus que pose littéralement

l’intrusion des femmes, aujourd’hui croissante, dans ces lieux masculins par excellence.

Dans cette perspective, l’analyse de la maison-des-hommes offre des pistes nouvelles

pour comprendre les phénomènes de réaction masculine dans le monde du travail,

50
     Molinier (2003a) p. 50
51
     Welzer-Lang (2000) p. 114

                                               32
La construction sociale du masculin



lequel a intégré massivement les femmes sans pour autant se féminiser. Nous aurons

l’occasion de revenir sur ce point.



L’ordre symbolique



Plus que tout autres, les sociétés « modernes » se sont dotées d’un arsenal symbolique

considérable pour légitimer les rôles sociaux que se doivent occuper les femmes et les

hommes. Avec la révolution bourgeoise prend forme le modèle d’un homme nouveau

dont la puissance sociale, familiale et sexuelle se construit par opposition à la

capitulation d’un pouvoir monarchique illustré par la figure d’un roi impuissant et

efféminé. « Une équivalence s’impose entre se laisser mener, se laisser faire et se faire

foutre. La révolution s’appuie sur ce déni de la sexualité royale.52 » Le nouveau pouvoir

ainsi constitué « tourne en dérision un régime monarchique qui corrompt la société,

puisqu’il dévoie les rôles sexuels naturels et effémine les hommes.53 (...) Pour eux,

l’enjeu reste de ne jamais passer pour des jean-foutre, passifs et incompétents.54 (...) La

transgression du code vaut effémination, elle entraîne le sentiment du mépris et soulève

les expressions du dédain.55 »



Progressivement se met donc en place une nouvelle cosmologie qui oppose de part en

part le masculin et le féminin pour légitimer une division sexuelle des tâches nécessaire

au nouveau règne capitaliste et patriarcal. La religion, puis la science avec ses

innombrables tentatives d’ancrer dans la nature les différences entre femmes et

hommes, viendront renforcer cet ordre symbolique qui tolérera de moins en moins les

transgressions d’une frontière des genres devenue désormais garante de l’ordre social

tout entier. Avec le mythe de l’amour romantique, corollaire symbolique du


52
     Rauch (2000) p. 23
53
     ibid., p. 29
54
     ibid., p. 42 (c’est moi qui souligne)
55
     ibid., p. 72

                                             33
La construction sociale du masculin



confinement des femmes au foyer, cette cosmologie imprégnera les corps, les

sentiments, les désirs, les passions. Le monde matériel lui-même se trouve investi par

les oppositions dichotomiques : les objets, les couleurs, se voient assigner leur

appartenance au monde masculin ou féminin.



Lorsque le féminin se masculinise ou que le masculin se féminise, c’est le monde entier

qui se renverse, avec toute la panoplie de réactions que cela entraîne : peur, rire, effroi,

dégoût, violence. Ce que l’on désigne sous le terme d’homophobie doit donc être

compris comme un phénomène inhérent à l’ordre du genre, comme l’interdiction même

de franchir la frontière symbolique du masculin et du féminin56. Gayle Rubin note à ce

propos que le genre n’est pas uniquement une identification sexuelle, mais qu’il

implique que le désir sexuel soit dirigé vers l’autre sexe.57 L’homophobie est ainsi

profondément inscrite dans notre ordre symbolique et trouve dans la réalité ses

expressions les plus abouties face aux personnes qui rompent manifestement avec les

critères du genre : femmes « trop » masculines, hommes efféminés, homosexuel-le-s.

Quant à l’homme, le mâle, le vrai, il est désormais celui qui pénètre le monde par son

travail et les femmes par son pénis, organe génital que la psychanalyse érigera en

symbole de puissance par la métaphore du phallus. La phallocratie est ainsi née :

sexisme et homophobie vont de pair.58



Une parfaite expression, tout à la fois métaphorique et réelle, de cette toute puissance

virile nous a été données récemment par la visite des troupes militaires stationnées en

Irak par le président des Etats-Unis. Hormis le fait qu’elle est une expression à l’échelle

sociale du syndrome de Stockholm sur laquelle la sociologie peine à mettre un nom

(sorte d’amour des dominants), elle constitue une mise en scène remarquable de la

virilité : Le président y arborait un costume de pilote, muni d’un dispositif qui faisait


56
     pour le lien entre sexisme et homophie, voir Welzer-Lang (1994)
57
     Rubin (1975) p. 180
58
     Welzer-Lang (1994)

                                                  34
La construction sociale du masculin



saillir ostensiblement ses parties génitales. Sa posture, son allure, ses gestes et le ton de

sa voix manifestaient une détermination qui s’exprimait sur le ton de la camaraderie

virile et de la complicité avec les militaires. Cette scène a ainsi pour effet d’inscrire la

domination d’une nation sur une autre dans la puissance personnelle de son dirigeant,

symbolisée ici par son appareil génital. Le Grand Pénétrateur pouvait ainsi encourager

ses soldats à persévérer dans leur pénétration armée d’une nation dominée.59 Comment

donc douter de la sincérité du même M. Bush lorsqu’il s’affirmera ensuite « troublé »

par les scènes de mariages entre personnes de même sexe, prétendant les interdire ?

Comme on le voit de façon caricaturale avec cette illustration, les enjeux liés à la

sexualité, jusque dans ce qu’elle a de plus intime, débordent largement le cadre des

relations sexuelles à proprement parler. Pour Maurice Godelier, en effet, « dans toutes

les sociétés, la sexualité est mise au service du fonctionnement de multiples réalités qui

n’ont rien à voir directement avec les sexes et avec la reproduction sexuée60 ». Dans

cette perspective, la sexualité elle-même est par conséquent profondément inscrite dans

des enjeux de pouvoir qui ne limitent pas aux seuls rapports entre femmes et hommes.



L’ordre individuel



Dans la maison-des-hommes, ainsi que dans tout le processus de construction de la

masculinité, les hommes apprennent ainsi à ne pas être des femmes. Se faisant, ils

apprennent à être littéralement impénétrables. Impénétrables par leurs propres

sentiments et par ceux des autres, entraînant un renoncement de l’empathie.

Impénétrables sexuellement, ce qui s’exprime par l’obligation de l’hétérosexualité et la

canalisation de leurs désirs sexuels dans ce sens.61 Les corps d’hommes ainsi construits
se doivent par conséquent d’être durs, tant symboliquement que matériellement. Or, il


59
     Je dois cette observation à Jorgen Lorentzen.
60
     Godelier (2001) p. 100
61
  Des pistes de recherche nouvelles sont explorées actuellement autour du concept de pénétration,
notamment en Scandinavie par Jorgen Lorentzen, à l’Université d’Oslo.

                                                     35
La construction sociale du masculin



se trouve que le corps est organiquement doté de charges affectives, de pulsions

corporelles et mentales. De son côté, la socialisation masculine est tout entière tendue

vers l’ex-pulsion de la cathexis : pulsion vers le monde matériel extérieur et vers les

femmes, ex-pulsion de tout ce qui pourrait paraître féminin en eux. De cette opposition

résulte nécessairement un conflit entre le pouvoir et les individus. Le fait que les corps

n’acceptent jamais la soumission totale contribue sans doute à expliquer que chaque

homme, bien qu’il demeure un dominant parce que socialisé comme tel, est irréductible

au modèle de la masculinité hégémonique, et qu’il existe virtuellement autant de

masculinités qu’il existe de corps.



Mais il serait vain de chercher du côté du psychique, et a fortiori du biologique, une

explication à la diversité des masculinités. Celle-ci est avant tout la résultante de

rapports sociaux et les dispositions corporelles, aussi intimes soient-elles, sont toujours

travaillées en retour par la société et par l’histoire. Pour Pascale Molinier, « la

domination masculine se constitue, précisément, par la censure sociale de l’expérience

féminine62 », et cette censure s’effectue dans le cadre même de la socialisation des

hommes. La structure économique des rapports de production, telle qu’elle a été décrite

plus haut, nécessite la disponibilité de corps très variables en fonction de la position que

chaque homme occupe dans l’espace de production. Il s’agit donc de prendre en

compte, dans toute analyse des masculinités, ce que chacune d’entre elle doit au degré

d’investissement des corps dans l’appareil productif, et aux différences sociales qui les

sous-tendent.




62
     Molinier (2003a) p. 210

                                            36
La construction sociale du masculin



POUR UNE PSYCHOGENÈSE DE LA DOMINATION MASCULINE



Après avoir décrit les trois dimensions du genre en empruntant la typologie proposée

par Connell, et après avoir examiné pour chacune d’entre elles leur composante

institutionnelle, symbolique et individuelle, il convient de recourir à un cadre théorique

qui permette de rendre compte du phénomène de la masculinité dans son ensemble en

tant que fait social à part entière. Pour ce faire, une analyse cohérente de la masculinité

doit résider dans l’articulation entre ces trois dimensions, en montrant comment cette

articulation s’opère sur les plans historique, social et psychique. Mais la fonction

sociologique d’un modèle théorique de la masculinité doit être avant tout de permettre

d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche pour comprendre la façon dont se construit la

masculinité ici et aujourd’hui, avec ses formes de changement et de reproduction.



Comment les hommes font-ils au quotidien l’apprentissage de la domination

masculine ? Comment s’adaptent-ils aux revendications féministes et aux discours

égalitaires ? Quelles stratégies développent-ils pour y faire face ? Quels sont les effets

de ces stratégies en termes de rapports sociaux de sexe ? Comment infléchissent-elles la

construction des différentes masculinités ? Où résident les facteurs de reproduction et

les potentiels de changement ? Tenter de répondre à ces questions implique d’adopter

une approche psychogénétique de la domination masculine.



J’ai déjà eu l’occasion précédemment de traiter du champ familial, du champ politique

ainsi que de celui de la production capitaliste, et de montrer en quoi leur constitution est

étroitement liée à la domination des femmes et à l’exploitation de leur travail. J’aimerais

m’arrêter à présent, à titre d’exemples, sur trois autres champs qui ont connu sur ce

point un développement similaire : le champ militaire, le champ sportif et le champ du

savoir. Par la suite, je m’attarderai, à la lumière de ces apports, sur le processus par

lequel ces différents espaces de la vie sociale concourent à produire des hommes qui,

par leur socialisation, acquièrent le statut de dominants. Mais tout d’abord, il convient


                                            37
La construction sociale du masculin



de préciser la notion de champ et le sens qui lui est donné ici pour rendre compte de la

construction sociale du masculin.



Maison-des-hommes et théorie des champs



Un apport important pour la compréhension des masculinités a été réalisé avec les

études féministes, ainsi qu’avec le concept de maison-des-hommes appliqué à la

sociologie des rapports sociaux de sexe. En s’intéressant à la façon dont les hommes

construisent entre eux toute une partie de leur identité de genre, Daniel Welzer-Lang a

cherché à tirer toutes les conséquences du fait que le masculin est une construction

sociale, en montrant que les rapports sociaux de sexe ne se limitent pas aux seules

interactions entre femmes et hommes. Les hommes, bien que chacun à sa manière,

structurent leurs identités psychiques, par homologie, en fonction de la structure des

rapports sociaux de sexe, et dans leurs interactions résident sans aucun doute des clés

permettant de rendre compte de la façon dont se reproduit, sous nos yeux, la domination

masculine.



Est-il par conséquent envisageable de rendre compte de la masculinité par un cadre

théorique qui permette d’articuler dans la pratique les trois dimensions institutionnelle,

symbolique et individuelle, tout en laissant sa place à l’expression des différentes

masculinités et en permettant d’inclure les possibilités de changement ? Je me

proposerai ici de tenter d’appliquer la théorie des champs de Pierre Bourdieu à l’étude

de la maison-des-hommes. La notion de champ me semble en effet particulièrement à

même de rendre compte de la construction de la masculinité et j’aimerais tenter de

montrer ici qu’elle permet à la fois d’adopter une démarche radicalement constructiviste

et dynamique des rapports sociaux de sexe, et ainsi d’échapper au risque d’une

ré-essentialisation du genre. Quand bien même la critique du déterminisme, souvent

formulée à l’égard de ce modèle, devait être prise en compte, je ne vois pas pourquoi la

sociologie aurait comme exigence a priori de sacrifier à un optimisme réenchanteur


                                           38
La construction sociale du masculin



pour laisser au changement plus de place qu’il n’en occupe dans la réalité

d’aujourd’hui. Afin de formaliser l’étude de la maison-des-hommes en tant que champ

social, six axes théoriques peuvent être précisés.



Le premier de ces axes concerne la constitution et la structure du champ de la maison-

des-hommes. On a vu que le marché du travail, au fur et à mesure qu’il s’est constitué

comme un champ autonome, s’est constitué également comme un champ masculin. Ceci

est tout aussi vrai pour l’autonomisation des autres domaines d’activité des sociétés

occidentales et notamment pour le champ politique, ces deux champs constituant

aujourd’hui parmi les        principaux terrains de lutte pour l’égalité entre femmes et

hommes. J’y reviendrai également plus loin en abordant ces trois autres champs à

constitution masculine que sont l’armée, le sport et le monde du savoir. La présence de

nouvelles arrivantes dans ces champs masculins ne peut donc que poser problème. Or,

les enquêtes qui recherchent actuellement à l’intérieur même de chacun de ces champs

les tenants et les aboutissants des inégalités qui lui sont propres peinent à aboutir à des

conclusions définitives63. Il paraît ainsi raisonnable de faire l’hypothèse que les

mécanismes qui rendent cette permanence possible sont à chercher dans d’autres

champs de la société. Les différents cadres de socialisation masculine constituent sans

doute des terrains dans lesquels se développent, de façon plus ou moins consciente, de

telles stratégies de reproduction.



Le deuxième axe nous amène à préciser la manière dont le concept de champ peut être

appliqué à la maison-des-hommes. Au contraire des Baruya, dont la tsimia constitue

l’unique lieu commun aménagé pour le déroulement des rites d’initiation et d’institution

des garçons de plusieurs villages, les sociétés dites modernes, en raison de leur haut

niveau de structuration, sont constituées d’un grand nombre de champs sociaux


63
  Par exemple, pour ce qui est du monde du travail professionnel, Margaret Maruani relevait
récemment que, en l’état actuel de la sociologie du travail, cette dernière n’est pas en mesure de
rendre compte de cette invariabilité des inégalités entre les sexes dans ce domaine.

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Dea la construction sociale du masculin
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Dea la construction sociale du masculin

  • 1. Mémoire de DEA en sociologie La construction sociale du masculin On ne naît pas dominant, on le devient Diplôme romand d’études approfondies en sociologie Année 2004-2005 Directeur de mémoire : Franz Schultheis Jurée : Lorena Parini présenté par Christian Schiess Université de Genève juin 2005
  • 2. Table INTRODUCTION...................................................................................................................1 MASCULINITÉS ET POUVOIR........................................................................................... 6 Pouvoir institutionnel.............................................................................................................. 7 Pouvoir symbolique.................................................................................................................8 Pouvoir individuel....….…..................................……...........................................................12 MASCULINITÉS ET RAPPORTS DE PRODUCTION .....................................................17 Rapports institutionnels....................................................................….................................17 Rapports symboliques............................................................................................................19 Rapports individuels...........................................……...........................................................22 MASCULINITÉS ET ORDRE AFFECTIF....................................…..................................28 Ordre institutionnel.....................................................................……...................................28 Ordre symbolique..................................................................................................................33 Ordre individuel.....................................................................................................................35 POUR UNE PSYCHOGENÈSE DE LA DOMINATION MASCULINE.............…..........37 Maison-des-hommes et théorie des champs...........................................................................38 Le champ militaire...…………………………......................................................................44 Le champ sportif .....…………………………....................................................................49 Le champ du savoir .………………………........................................................................ 53 La domination comme incorporation …….........................................................................57 Masculinités et virilité........................................................................................................... 67 STRATÉGIES DE REPRODUCTION……...................................…..................................73 Les stratégies de légitimation : le cas de la science.………………………...…………......74 Les stratégies offensives – violence, pornographie, masculinisme.......................................86 Les stratégies de déplacement………………………………………………………….......95 CONCLUSION..............................…………………………........................……………..113 Bibliographie ......................................................................................................…….........117
  • 3. La construction sociale du masculin « On ne pourrait suivre le match si l’on concentrait son attention sur le jeu d’une équipe sans prendre en compte celui de l’autre équipe. On ne pourrait comprendre les actions et ce que ressentent les membres d’une équipe si on les observait indépendamment des actions et des sentiments de l’autre équipe. Il faut se distancier du jeu pour reconnaître que les actions de chaque camp s’imbriquent constamment et que les deux équipes opposées forment donc une configuration unique. » Norbert Elias INTRODUCTION Les discours politiques sur l’égalité des sexes, de même que les recherches scientifiques traitant des rapports de genre, tendent à se concentrer exclusivement sur la situation des femmes. Il ne s’agit pas ici de contester la légitimité de ces postures, que ce soit sur le plan de l’action ou de l’explication, étant donné l’ampleur des défis que pose à une société la relation de subordination qui est celles des femmes, de surcroît lorsque cette société se veut démocratique et revendique la participation de toutes et de tous aux prises de décisions sociales et politiques. Il s’agit au contraire de proposer un éclairage spécifique sur les hommes dans le cadre de l’étude des rapports sociaux de sexe. Ce travail part d’un constat empirique qui reflète cette double difficulté, à la fois politique et sociologique, de rendre compte d’un tel phénomène social. Malgré toutes les tentatives de comprendre et d’infléchir la structure inégalitaire des rapports sociaux entre femmes et hommes au cour des dernières décennies, nous ne pouvons qu’observer que celle-ci est dotée d’une remarquable persistance. Si une évolution sensible est intervenue dans bien des domaines, notamment sur le plan légal et celui des libertés individuelles, certaines inégalités structurelles demeurent quant à elles en bonne partie inchangées. A elle seule, la division sexuelle du travail, dans une société précisément 1
  • 4. La construction sociale du masculin fondée sur le travail, permet d’illustrer cette constance : Depuis une trentaine d’années, et ceci malgré l’accès massif des femmes au marché du travail et de nombreuses adaptations formelles, la division selon le genre entre travail professionnel (salarié) et travail domestique (qui reste non-rémunéré) n’a pour ainsi dire pas évolué. Il en va de même de l’écart de salaires entre femmes et hommes, qui n’a subi qu’une très légère baisse. En termes de pouvoir, cette situation se traduit par une sous-représentation chronique des femmes dans les sphères dirigeantes du monde économique et politique. De plus, les nombreuses violences dont font l’objet les femmes de la part des hommes achèvent de souligner la dimension conflictuelle et hiérarchique des rapports de genre. Les hommes, quant à eux, sont demeurés jusqu’à récemment absents dans les études sur les inégalités entre les sexes, mais également dans les politiques publiques mises en place pour tenter d’y répondre. Or, on pourrait dire que leur absence du discours sur le Pouvoir, entendu comme concept théorique et politique, est à la mesure de leur omniprésence dans la pratique du pouvoir. Parler du genre (ou du sexe), dans les discours politiques mais aussi scientifiques, revient presque toujours à parler des femmes, comme si les hommes n’y avaient pas leur place. Cela peut s’expliquer aisément : tout rapport de domination étant fondé sur une asymétrie des groupes, les dominants bénéficient précisément de l’avantage de ne pas être remis en cause en tant que groupe, ce qui a entre autres effets d’occulter leur fonction dans le rapport hiérarchique1. De même que la question de l’inégale répartition des richesses se réduit souvent à une « lutte contre la pauvreté et l’exclusion » ou à une « sociologie de la pauvreté », celle des inégalités entre hommes et femmes tend le plus souvent à se concentrer exclusivement sur la situation de ces dernières, avec dans chaque cas pour conséquence de ne pas s’intéresser aux privilèges, matériels et symboliques, des dominants entendus à la fois comme individus et comme groupe. Dans cette optique, le présent travail peut être précisément compris comme une contribution à une 1 Lorenzi-Cioldi (2002) 2
  • 5. La construction sociale du masculin « sociologie des dominants » qui entend s’intéresser aux mécanismes par lesquels les privilèges masculins sont reproduits dans le cadre des rapports sociaux de sexe. Lorsque les hommes apparaissent cependant dans les discours sur les rapports de genre, c’est le plus souvent pour souligner le « lourd fardeau » que fait peser sur eux le processus d’émancipation des femmes. Ici, ce n’est plus la permanence des inégalités, mais plutôt les bouleversements en cours qui retiennent l’attention. Face aux discours féministes qui revendiquent plus d’égalité, apparaît ainsi un discours qui se qualifie lui- même de masculiniste et qui souligne l’ampleur des changements intervenus2. Or, les quelques tendances évoquées plus haut autorisent à faire l’hypothèse que, quelle que soit la difficulté réelle que cela revêt pour eux, les hommes n’ont pas changé autant que ce que le prétendent certains discours en vogue. Pour ma part, j’appliquerai ici le précepte qui commande de se méfier d’une opposition tranchée entre continuité et changement, dont l’efficacité politique a pour corollaire la faiblesse heuristique. Je me proposerai donc de rechercher la permanence en deça des ruptures, tout en cherchant à donner leur juste place à celles-ci. En effet, si reproduction des inégalités il y a, rien n’autorise cependant à penser a priori que cette reproduction se fait à l’identique, et cela même si la structure de domination demeure stable. C’est par conséquent dans la réalité des rapports sociaux de sexe entendus comme nécessairement dynamiques que je tenterai ici de mettre en évidence, en me concentrant spécifiquement sur le groupe des hommes, certains des mécanismes qui régissent cette dynamique. Les réflexions qui suivent se concentreront sur la situation des sociétés occidentales dites « modernes » et ne prétendent par conséquent pas à une couverture exhaustive des diverses formes culturelles que revêt la masculinité en particulier et les rapports de genre en général, que la littérature anthropologique a par ailleurs largement contribué à mettre au jour. 2 voir notamment Dupuis-Déri (2004) 3
  • 6. La construction sociale du masculin L’objectif de ce travail est tout à la fois scientifique et politique. Il se veut en effet une contribution aux nombreuses réflexions actuelles sur les façons de promouvoir, pour utopique que soit ce projet, une égalité qui ne soit pas seulement formelle, mais une égalité de fait entre femmes et hommes dans tous les champs de la société. Cette double entreprise ne me semble pas contradictoire, bien au contraire. Les questions sociologiques posées ici ne pourraient pas même être soulevées si la dynamique des rapports sociaux de sexes, faite de stratégies de préservation et de subversion, n’avait conduit à la situation de forte contestation dans laquelle nous nous trouvons actuellement, avec toutes les implications que cela a engendré pour les sciences sociales. En retour, celles-ci devraient, je le crois, pouvoir rencontrer dans la société un espace de réception et de discussion des résultats des recherches scientifiques. En effet, pour comprendre comment les rapports sociaux de sexe peuvent changer, encore faut-il comprendre ce qui doit changer et où se situent les obstacles à un tel changement, ce qui revient à identifier aussi précisément que possible les mécanismes de production et de reproduction des inégalités qui sont à l’œuvre dans ces rapports ici et aujourd’hui. C’est précisément ce en quoi consistera ce travail dans sa tentative d’appréhender ce qui guide les stratégies masculines en réaction à l’émancipation des femmes. Avant de poursuivre, comment ne pas évoquer ici ma propre position d’homme dans ce champ de recherche occupé presque exclusivement par des femmes ? Afin d’éviter tout procès d’intention, il me faut préciser que si c’est notamment et nécessairement en tant qu’homme que je vais m’exprimer ici, j’entends bien échapper à cet implacable déterminisme qui voudrait a priori que chaque ligne que je m’apprête à écrire devrait être interprétée de par ma seule appartenance au groupe social « hommes ». Mais faute de pouvoir écarter tout doute sur ma volonté d’« imposer [ma] conception de la libération des femmes3 », je ne peux donc que souhaiter, tout en sachant que je me place sur un terrain scientifique et social miné, que l’on me concédera cette indulgence qui est 3 Delphy (1998), « Nos amis et nous », p. 168 4
  • 7. La construction sociale du masculin si (et parfois même trop) facilement accordée aux « riches » qui étudient la pauvreté, ou aux « blancs » qui étudient le racisme. La posture scientifique que j’engagerai dans cette recherche, si elle est nécessairement le reflet de cette appartenance, est par ailleurs également empreinte de ma propre conscience de moi-même telle qu’elle a été façonnée par mon expérience (d’homme notamment), par ce mélange unique de complicité et de refus qui fait de chaque individu une personne irréductible à sa seule catégorie d’appartenance sociale, quelle qu’elle soit. L’oublier ne serait que sacrifier à une forme d’essentialisme que tout ce texte entend précisément combattre4. *** Ce travail se présente en cinq parties. Les trois premiers chapitres se proposent d’analyser le genre masculin en reprenant la nomenclature élaborée par Robert Connell qui l’analyse par l’intermédiaire de trois structures que sont le pouvoir, les rapports de production et la cathexis, c’est-à-dire en quelque sorte l’ordre affectif.5 Je reprendrai ici cette typologie pour appliquer à chacune de ces trois structures une analyse transversale du concept de genre subdivisé en trois dimensions : institutionnelle, symbolique et individuelle, suivant en cela la suggestion qui m’a été faite par Fenneke Reysoo que tiens par ailleurs à remercier pour son soutien et ses commentaires. Ma reconnaissance va également à Anne-Françoise Praz, qui a largement contribué à stimuler ma curiosité pour les problématiques de genre et sans qui ce travail n’aurait jamais débuté. Que soient également remercié-e-s ici Laurence Bachmann, Iulia Hasdeu et Franz Schultheis qui, par leur lecture d’une première version de ce travail, m’ont permis d’en compléter et affiner utilement certains aspects. Une fois présentée la construction sociale du masculin et ses implications pour les rapports sociaux de sexe en termes de pouvoir (chapitre 1), de rapports de production (chapitre 2) et d’ordre affectif (chapitre 3), je 4 Une illustration du risque d’un tel essentialisme se trouve dans le texte de Nicole-Claude Mathieu (1999) 5 Connell (1987 et 1995) 5
  • 8. La construction sociale du masculin m’appliquerai à articuler entre elles ces différentes structures et dimensions qui sont posées ici à titre d’oppositions provisoires, mais dont l’analyse séparée me semble dans un premier temps imposée par la difficulté de rendre compte d’un phénomène social qui tend encore à échapper – et cela également au sein des sciences sociales – à une définition qui soit sociale et historique de part en part Le quatrième chapitre tentera précisément de dépasser ces oppositions en cherchant à comprendre comment les représentations et normes liées à la masculinité s’articulent avec les pratiques des hommes. Pour ce faire je m’appuierai principalement sur le concept de maison-des- hommes tel qu’utilisé par le sociologue Daniel Welzer-Lang, ainsi que sur la théorie des champs de Pierre Bourdieu. La cinquième et dernière partie sera quant à elle consacrée aux différentes stratégies de reproduction de la domination masculine, qui demeurent à ce jour largement sous-étudiées, et dont je tenterai de dresser une typologie. MASCULINITÉS ET POUVOIR Parler de rapports sociaux, c’est parler de pouvoir. Toute société est constituée de groupes et la définition même de ces groupes est un enjeu de pouvoir, dans la mesure où ils sont toujours construits en catégories opposées : riches/pauvres, forts/faibles, hommes/femmes, nord/sud, etc. Ces oppositions dichotomiques doivent être comprises comme l’expression même du pouvoir car elles reflètent nécessairement un rapport hiérarchique. Les rapports sociaux de sexe sont donc présents à tous les niveaux de la société et traversent l’ensemble des champs qui la constituent. C’est dans ce sens que Joan Scott affirme que « le genre est une façon première de signifier les rapports de pouvoir »6. Le genre se joue en effet en tous lieux et à tous moments, sans qu’il n’ait besoin de prendre toujours appui matériellement sur des corps sexués. Cependant, il serait vain, pour les sciences sociales du moins, de chercher dans le genre l’origine 6 Scott (1988) 6
  • 9. La construction sociale du masculin même du Pouvoir, sa cause première en quelque sorte, car cela revient le plus souvent à courir le risque d’une ré-essentialisation, biologique ou même culturelle7, des rapports sociaux de sexe. Le genre sera donc considéré ici comme socialement construit de part en part, et l’approche que je privilégierai est celle d’un constructivisme radical. Les quelques considérations qui suivent quant aux différents aspects du pouvoir ont par conséquent pour seul objectif de tenter de contourner les oppositions auxquelles se trouve fréquemment confrontée l’étude des rapports sociaux de sexe. Pouvoir institutionnel Le pouvoir s’exprime parfois sous une forme institutionnelle. Chaque société a établi des règles explicites visant à imposer un contrôle coercitif des rapports entre femmes et hommes, dont le sens est à chercher pour une bonne part dans la transmission intergénérationnelle du pouvoir entre hommes. Ainsi le mariage, le droit de cuissage, l’Eglise ou l’armée constituent des arrangements institutionnels qui ont pour effet dynamique de renforcer l’opposition hiérarchique sur laquelle ils se sont constitués. Les institutions des sociétés occidentales doivent être comprises dans ce cadre comme des institutions originellement masculines. Or, une demi-démocratie n’étant jamais qu’une demi-dictature, Michèle Riot-Sarcey peut ainsi affirmer sans contradiction que « les rapports de pouvoir, au cœur des relations sociales qui mettent en jeu les hommes et les femmes, ont été transformés en rapport de domination au fur et à mesure de l’extension de la liberté des hommes citoyens8 ». Et de relever les difficultés que ce rapport de domination implique pour l’analyse historique : « Ici est en question non seulement le passé des acteurs sociaux, mais aussi l’écriture de l’histoire qui véhicule 7 Je pense notamment à l’ouvrage de Françoise Héritier (1996) 8 Riot-Sarcey (1995) p. 478 7
  • 10. La construction sociale du masculin les mêmes présupposés [androcentriques] par son incapacité à analyser le politique à partir des pouvoirs qui le constituent.9 » Si, dans les sociétés occidentales contemporaines, la quasi-totalité des inégalités entre les sexes ont été formellement bannies des cadres légaux et institutionnels (à l’exception notoire de l’Eglise et de l’armée), il n’en demeure pas moins que les inégalités réelles sont d’une remarquable persistance. Les sociétés occidentales opposent en effet d’une manière particulièrement exacerbée les catégories hommes et femmes, et la composante masculine de cette opposition se situe toujours au pôle dominant de la hiérarchie, ceci dans toutes les sphères sociales : famille, Etat, marché du travail, etc. Il est fondamental pour notre propos de relever que cette continuité du rapport hiérarchique est assurée aujourd’hui en dehors de tout cadre coercitif explicite. Les tenants et aboutissants de la domination masculine échappent par conséquent à la seule analyse institutionnelle. Le caractère particulièrement visible et ostensible des institutions sociales, religieuses et étatiques ne doit en effet pas faire oublier que le pouvoir est irréductible à sa dimension matérielle et aux hiérarchies apparentes. Pouvoir symbolique Une nouvelle vision dominante du masculin et du féminin s’est progressivement imposée avec la montée en puissance de la bourgeoisie, renforcée par les nouvelles institutions mais également par un nouvel ordre symbolique dans lequel l’activité à la fois professionnelle et sexuelle s’opposait à la passivité et à l’inertie de la monarchie déclinante. Cette vision masculine du monde, qui est aussi celle d’une classe socio- économique en cours de formation, s’est en effet construite en double opposition à la catégorie des femmes et à celle des aristocrates, ces deux catégories étant fréquemment associées l’une à l’autre. C’est ainsi que l’ordre bourgeois peut s’ériger par une 9 ibid., p. 477 8
  • 11. La construction sociale du masculin émasculation symbolique du roi, métaphore sexuelle de l’impuissance décriée de la monarchie. Dans son étude historique de la masculinité depuis la Révolution française jusqu’en 1914, André Rauch relève que « symboliquement, la monarchie absolue dévirilise les sujets. Elle réduit ceux qui servent le monarque à la condition de serviteurs ou de domestiques.10 » Cette assimilation des hommes de l’Ancien-Régime à la féminité a pour effet de construire en creux un nouvel homme, viril, porteur des idéaux révolutionnaires : « La liberté et l’égalité naissent du courage physique, source de défis et de bravades rituels entre hommes.11 » Une nouvelle forme de socialisation masculine apparaît donc, qui inscrira durablement la différence des sexes dans l’ordre symbolique, légitimant ainsi le monopole des hommes sur le contrôle des institutions révolutionnaires, puis républicaines. C’est en élaborant de nouvelles façons de se différencier des femmes que les hommes de la classe bourgeoise vont ainsi s’approprier la continuité du pouvoir politique et économique. La prophétie de l’individu libre et autonome, entendu comme masculin et viril, se réalise donc et se donne à voir par la lutte constante pour le mérite et l’honneur, sources du pouvoir social légitime. Etant donné que tout pouvoir se fonde sur une opposition entre catégories dont il est lui- même l’expression, sa fonction primordiale est de reconduire sans cesse cette opposition afin de perpétuer l’ordre social qu’il entend légitimer. Cette fonction légitimatrice, consubstantielle de tout pouvoir, consiste donc pour ce dernier à se faire passer pour autre chose qu’il ne l’est en réalité, pour paraphraser Pierre Bourdieu. S’agissant du genre, la domination masculine, pour assurer sa continuité, doit donc sans cesse produire des femmes et des hommes pour reproduire le principe hiérarchique qui sous- tend cette division. Toutefois, et il est important de le mentionner ici déjà, rien n’indique que cette reproduction s’effectue à l’identique : « être une femme » ou « être un homme » ne revêt pas la même signification et n’exprime pas la même réalité à différentes époques et dans différents contextes culturels. Cependant, une condition 10 Rauch (2000) p. 25 11 ibid. p. 31 9
  • 12. La construction sociale du masculin nécessaire de succès du pouvoir est précisément d’occulter cette contingence socio- historique de l’appartenance de genre pour la faire apparaître comme nécessaire et indépassable. La religion, à laquelle se sont progressivement substituées la biologie, la médecine12 ou la psychanalyse orthodoxe13, a activement contribué à cette dynamique de légitimation de l’ordre du genre, en décrivant ce dernier comme un impératif transcendantal ou biologique, ce qui revient au même. Le pouvoir symbolique, entendu comme le pouvoir de nommer et de signifier, a ainsi pour effet chez les dominants que ceux-ci ne se vivent pas comme dépositaires d’un tel pouvoir, mais comme titulaires d’un droit légitime à disposer des femmes, de leurs corps et de leur travail. Si la « valence différentielle des sexes », telle que la décrit Françoise Héritier14, apparaît comme un ordre symbolique commun à toutes les sociétés, cela ne signifie pas pour autant qu’elle soit inscrite dans quelque nécessité transcendantale ou organique. Cette valence différentielle, dans une perspective sociologique, est un phénomène social dont l’origine est à chercher dans l’ordre social inégalitaire des rapports de genre. Ainsi entendue, la différence peut donc difficilement servir à penser l’égalité. Pour Catharine MacKinnon, en effet, « exiger d’une femme sa conformité au critère dominant – à savoir le critère défini et incarné par ceux-là mêmes par rapport auxquels elle est socialement définie comme différente – signifie tout simplement que l’égalité des sexes est conçue de manière à ne jamais pouvoir être réalisée »15. C’est un constat du même ordre que fait Colette Guillaumin : « La revendication de la différence est l’expression du fait qu’on est sans défense, et, plus, qu’on ne souhaite pas se défendre ni en acquérir les moyens mais qu’on demande l’estime et l’amour. En fait, cela revient à la revendication de la faiblesse. Mais la revendication de la dépendance et de la faiblesse 12 voir notamment Gardey & Löwy (2000) 13 voir notamment Schneider (2000) 14 Héritier (1996) 15 citée in Kymlicka (1999), p. 263 10
  • 13. La construction sociale du masculin peut-elle éliminer la dépendance et la faiblesse ?16 » L’inégalité entre hommes et femmes est donc tout entière présente dans la différence même qui les oppose, et c’est celle-ci qu’il convient de reproduire pour perpétuer celle-là, avec des formes très variables selon les cultures et les époques. Pour les hommes en particulier, il s’agit donc tout d’abord de se faire reconnaître comme des hommes, mieux, comme des « vrais hommes » selon les normes en vigueur, afin de faire reconnaître comme légitimes les privilèges dont ils disposent. Ce mécanisme social de reproduction des privilèges échappe en majeure partie à la conscience immédiate des individus et chacun-e y concourt, ne fût-ce déjà que par son assentiment à appartenir aux catégories « homme » ou « femme » sans apercevoir la structure nécessairement hiérarchique de ces catégories. C’est là une manifestation du pouvoir tel que l’a décrit Foucault, à savoir un pouvoir infiniment diffus et qui imprègne l’ensemble des interactions sociales, qui façonne et discipline les corps, qui « pénètre et contrôle le plaisir quotidien »17. C’est par « l’obligation de l’aveu »18, c’est-à-dire à travers la reconnaissance incorporée par les individus des catégories du pouvoir qui les opprime, que ce pouvoir peut se fonder dans l’expérience pratique et acquérir sa légitimité sociale. D’une autre façon, Goffman a montré la grande variété des cadres sociaux quotidiens où se jouent et se rejouent les différences de genre, avec chaque fois pour effet de légitimer les dichotomies et de (re)construire les catégories qui les sous-tendent : « Dès le début, les personnes placées dans le groupe mâle et celles qui le sont dans l’autre groupe se voient attribuer un traitement différent, acquièrent une expérience différente, vont bénéficier ou souffrir d’attentes différentes ».19 Faites corps, ces catégories ont en outre pour effet de s’inscrire non seulement dans les attentes des individus, mais jusque dans la définition la plus intime de leur personne : « Dans la mesure où l’individu élabore le sentiment de qui il est et de ce qu’il est en se référant à sa classe sexuelle et en se jugeant lui-même 16 Guillaumin (1992), « Questions de différence », p. 95 17 Foucault (1976), p. 20 18 ibid., p. 80 19 Goffman (1977), pp. 46-47 11
  • 14. La construction sociale du masculin selon les idéaux de la masculinité (ou de la féminité), on peut parler d’une identité de genre. »20 Ce parallèle entre la philosophie du sujet et l’infiniment petit sociologique analysé par l’interactionnisme symbolique mérite d’être suivie si l’on entend articuler dans une même réflexion les dimensions symbolique et individuelle du pouvoir. Pouvoir individuel Dans cette perspective, la conscience de soi doit être comprise déjà comme un effet symbolique du pouvoir, car une telle conscience est indissociable de nos catégories objectives d’appartenance, parmi lesquelles celle de genre occupe une place toujours centrale. Judith Butler, dans un essai sur la « vie psychique du pouvoir », a cherché à montrer comment le pouvoir est « à la fois l’oppresseur et le créateur du sujet », avec un accent particulier placé sur le corps en tant que lieu et moyen d’expression de ce pouvoir.21 La conscience apparaît ici comme nécessairement aliénante : « Persister dans son être signifie consentir d’emblée à des modalités sociales qui ne sont jamais entièrement les siennes. »22. Le pouvoir s’inscrit donc littéralement dans chaque individu sous la forme de dispositions corporelles, mais sans pour autant perdre sa dimension sociale et historique, mécanisme que Bourdieu a décrit à travers le concept d’habitus : « Produit de l’histoire, l’habitus produit des pratiques, individuelles et collectives, donc de l’histoire, conformément aux schèmes engendrés par l’histoire. »23 Lorsque Foucault parle de « bio-pouvoir », c’est là une autre façon de décrire ce même processus d’incorporation des structures sociales chez des individus qui en sont à la fois tributaires et dépositaires, qui se font avec et contre elles, bref, qui sont amenés à composer avec elles. Ainsi 20 ibid., p. 48 (souligné par l’auteur) 21 Butler (2002) 22 ibid., p. 284 23 Bourdieu (1980), p. 91 12
  • 15. La construction sociale du masculin posée, la définition du pouvoir permet donc d’échapper au choix imposé entre déterminisme et liberté, entre structure et action. Butler, à la suite de bien d’autres, cherche à échapper à cette alternative en centrant sa réflexion théorique sur le moment (hypothétique) originaire de la conscience comme « cette vulnérabilité primaire à l’Autre afin d’être24 », sorte de trope fondateur qui, par un « retournement sur soi25 », constitue par ce retour même l’émergence de l’ « instance critique26 ». On le voit, tant la théorie que la réalité permettent d’échapper à l’opposition, pourtant souvent affirmée, entre le symbolique et le psychique. En effet, la résistance au pouvoir découle du concept même de pouvoir ainsi défini et est observable dans tous les rapports sociaux : il n’existe pas de pouvoir auquel aucune opposition ne puisse être adressée. Cela n’est concevable ni théoriquement, ni empiriquement : « Dès qu’il n’y a plus de lutte, c’est-à-dire de résistance des dominés, il y a monopole des dominants et l’histoire s’arrête.27 » Le pouvoir contient donc sa propre résistance ; il produit les conditions de sa propre fragilité. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il ne dispose pas de ressources infinies pour assurer sa reproduction, et parmi ces ressources le corps, avec ses pulsions, ses désirs et ses douleurs, constitue un terrain de reproduction privilégié : domestiquer les corps pour contrer leur potentiel subversif, ce « body langage » auquel Connell souhaite voir reconnaître le statut d’agent social28. La fin de toute résistance, c’est-à-dire la fin de l’histoire, ne doit-elle pas être comprise comme ce moment impossible où tous les pouvoirs seraient parvenus à neutraliser tous les corps par la violence, la faim, la torture, le travail ou la lobotomie ? 24 ibid., p. 48 25 ibid., p. 177 26 ibid., p. 257 27 Bourdieu (1984) p.168 28 Connell (1995) 13
  • 16. La construction sociale du masculin Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les manifestations de violence masculine à l’égard des femmes doivent donc être comprises comme un signe de cette nécessaire imperfection du pouvoir qui est ici celui des hommes sur les femmes. La violence symbolique et la violence physique sont des composantes indissociables du pouvoir qui s’en approprie ainsi le monopole de la légitimité. La prise de conscience actuelle des violences masculines est à ce titre significative de la crise de légitimité de la domination masculine qui prévaut les sociétés occidentales contemporaines, lesquelles se sont précisément constituées sur l’affirmation du sujet autonome et des libertés individuelles. Ce qui pose à ces mêmes sociétés un défi politique de taille, dans la mesure où les discours empreints de liberté se doublent souvent d’une cécité toute moderne face aux inégalités sociales de fait. La violence masculine, telle qu’elle se manifeste notamment à l’égard des femmes, ne peut pas être comprise indépendamment des autres rapports sociaux où elle s’exerce et où elle s’entraîne. On peut citer, à titre d’exemple, l’armée qui est l’un des terrains privilégiés où des hommes apprennent à la fois à maîtriser et à exercer la violence, apprentissage dont on peut faire l’hypothèse qu’il aura des effets sociaux bien en dehors du strict cadre militaire et des rapports internationaux dans lesquels il s’inscrit explicitement. Le genre étant une catégorie transversale aux autres catégories sociales, on aura tout à gagner à prendre en compte dans l’analyse tous les cadres où se construit la masculinité et notamment sa composante violente, et non seulement dans les interactions qui les placent physiquement face aux femmes. Le problème grave et épineux des violences dites « sexuelles » ne peut pas faire l’économie d’une compréhension de ce qui rend les hommes si violents, notamment à l’égard des femmes29. Une telle entreprise paraît tout à fait légitime, sans pour autant remettre en cause (faut-il le préciser ?) les études qui considèrent les violences à l’égard des femmes dans leur spécificité propre. Il serait cependant erroné de penser que cette forme précise 29 voir notamment à ce sujet Welzer-Lang (1996) 14
  • 17. La construction sociale du masculin de violence n’est qu’une simple expression du pouvoir individuel de certains hommes sur certaines femmes. Il s’agit bien d’un phénomène social dont les expressions individuelles ne peuvent être appréhendées sans faire appel à domination masculine elle-même. Etant donné que le pouvoir échoue nécessairement à créer des groupes parfaitement homogènes, les individus sont irréductibles à leurs catégories d’appartenances et toute généralisation hâtive fait courir à nouveau le risque de l’essentialisme. Il n’en demeure pas moins que chaque homme, en tant que porteur d’une partie du pouvoir qui lui est conféré par sa socialisation en tant que membre d’un groupe dominant, est un détenteur individuel de ce pouvoir. Celui-ci est cependant relatif aux autres positions que les hommes et les femmes occupent dans l’espace social : origine sociale, race, sexualité notamment. Mais si l’on pouvait raisonner ici toutes choses égales par ailleurs, il serait alors possible de démontrer que la masculinité, et donc le sentiment de supériorité par rapport aux femmes, est ce qu’il reste de valorisant pour un homme lorsqu’il est privé des autres sources de prestige social que sont la richesse, les diplômes, la santé, etc. La réalité est ainsi toujours plus complexe que la théorie, et les individus sont dotés d’une propension à échapper aux catégories dans lesquelles le pouvoir (qui peut inclure les sciences sociales) tend à les enfermer. L’imperfection de tout pouvoir, de même que les nombreuses violences à l’égard des femmes, ne doit pourtant pas faire oublier que la domination masculine semble à bien des égards friser la perfection, tant elle est ancrée dans l’ordre symbolique, ce qui ne facilite précisément pas la tâche des sciences sociales. L’une des questions fondamentales qui se pose aujourd’hui à ces dernières pour rendre compte de la persistance des inégalités entre femmes et hommes est de savoir comment le pouvoir se fait corps. Une des façons de répondre à cette question est de tenter de décrire comment se construit chez les hommes cette « libido dominandi » évoquée par Pierre Bourdieu. Cette question, sur laquelle je m’attarderai plus loin, 15
  • 18. La construction sociale du masculin oblige, en l’état actuel des recherches et des débats, à revisiter l’habitus masculin à la lumière des apports de la psychologie sociale et de la psychanalyse. Car même si les rapports de domination sont tout entiers inscrits dans l’histoire des sociétés et de leurs institutions, ils imprègnent également, et le plus souvent de façon inconsciente, nos façons de percevoir le monde. Le lien entre les dimensions historique et cognitive du pouvoir symbolique est illustré notamment par Michèle Riot-Sarcey : « Rejetée hors du politique, la domination de sexe, forme achevée d’une relation de pouvoir qui s'exerce sur des individues considérées comme non-acteurs de l’histoire, s’est inscrite dans les mentalités, ou s’est donnée à lire dans les représentations culturelles. (...) Et lorsqu’elles interviennent dans le champ de la création ou dans l’espace public, elles ne sont entendues que dans un langage en harmonie avec l’opinion commune. (...) Elles ne disposent de reconnaissance politique que par la médiation de la reconnaissance masculine, principe intermédiaire nécessaire à l’accès à la représentation politique.30 » Pour sa part, Fabio Lorenzi-Cioldi a traqué jusque dans ses effets psychiques les plus subtiles cet inconscient androcentrique. S’intéressant aux personnes qui tentent précisément d’échapper à l’identité psychique de genre en revendiquant l’androgynie psychique, il est ainsi amené à constater que « les bénéfices que les individus tirent de l’androgynie se réduisent pour une part à l’incorporation de la composante masculine31 ». Il en découle que « partout, l’androgyne fortifie malgré lui la représentation d’une société sexuée... et sexiste32 ». On le voit, le masculin s’impose avec d’autant plus de force qu’on l’attend le moins, et au moment même où on compte précisément le dépasser. Que ce soit dans les tentatives de promouvoir l’accès des femmes aux institutions politiques, ou dans les stratégies individuelles mises en œuvre pour dépasser l’opposition entre féminin et masculin, ce dernier finit par se rappeler à nous avec insistance comme pôle dominant. 30 Riot-Sarcey (1995) pp. 478-480 31 Lorenzi (1994) p. 136 32 ibid., p. 74 16
  • 19. La construction sociale du masculin MASCULINITÉS ET RAPPORTS DE PRODUCTION Que s’agit-il donc de défendre ici et aujourd’hui ? La structure de base qui sous-tend la domination masculine moderne a souvent été décrite comme étant la division sexuelle du travail, laquelle a pour corollaire le contrôle des institutions politiques, économiques et militaires. La socialisation masculine concourt à préserver cet état de fait, sans que le rapport de domination y soit toujours explicite, notamment dans les cadres spécifiques d’interaction dont les enjeux spécifiques masquent souvent des enjeux sociaux plus larges. Rapports institutionnels La division sexuelle du travail, dans les sociétés industrielles de type capitaliste, se fonde sur une séparation entre les tâches « productives » et les tâches « reproductives ». L’institution du marché du travail, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est par conséquent indissociable de celle du mariage, l’une et l’autre ne pouvant être comprises séparément dans leurs fonctions de préservation de l’ordre patriarcal. Dans une approche socio-historique, les origines de la division sexuelle du travail sont à rechercher dans les effets de la révolution industrielle qui, pour la première fois dans l’histoire, a séparé le lieu de production du lieu de reproduction. Dans la société préindustrielle, en effet, travail et ménage procédaient d’un même espace de socialisation qui est la famille et dans lequel production et consommation se trouvaient réunies. Que ce soit dans l’agriculture ou dans l’artisanat, on peut dire qu’à cette époque toutes les femmes, ou presque, travaillaient. Bien que leurs activités fussent clairement distinctes, hommes et femmes participaient ensemble aux différentes tâches qui constituaient le quotidien de l’activité économique. Dans un tel cadre, le travail ménager 17
  • 20. La construction sociale du masculin se distinguait peu du travail productif et les tâches parentales relevaient de la même nécessité d’assurer la subsistance du « ménage » par la reproduction familiale du principal facteur de production qu’étaient les enfants. Dès lors que le lieu de production se déplace du foyer vers l’usine, le travail devient peu à peu une activité comportant une spécificité géographique propre qui va le différencier clairement du lieu de reproduction qu’est la famille. Or, cette différenciation ne peut se faire que sur une base arbitraire dans la mesure où aucun changement fondamental n’est intervenu dans le processus qui lie logiquement et matériellement entre elles la production et la consommation, comme le note Christine Delphy : « Il est donc absurde d’introduire une coupure dans ce processus. C’est cependant ce qui se passe quand on comptabilise comme production une certaine partie de ce processus – jusqu’à la production de farine incluse, et que l’on considère l’autre partie, la cuisson du pain par exemple, comme non productive33 ». On voit donc que la division des sphères d’activité entre travail productif et tâches domestiques « non-productives » est une construction idéologique – entérinée et légitimée par la science économique – sur laquelle va pouvoir se fonder la gratuité du travail domestique et, par là, l’exploitation des femmes. Dans le même temps, la notion même de travail acquiert une dimension nouvelle qui va en changer la nature : le salariat. De ce fait, les femmes vont progressivement se retrouvées scindées en deux groupes avec, d’une part, celles appartenant à la classe moyenne nouvellement constituée qui vont devenir des « femmes au foyer ». D’autre part, on va assister à l’apparition des ouvrières d’usine, appelées non sans ironie « ouvrières spécialisées », issues des classes populaires et contraintes d’occuper des emplois non qualifiés. Loin de se faire d’une façon « égalitaire », cette arrivée des femmes sur le marché du travail va concerner des activités qui étaient déjà prises en charge par elles auparavant, à savoir notamment le textile ou l’alimentation. Ce n’est que bien plus tard, 33 Delphy (1998), « L’ennemi principal », p. 39 18
  • 21. La construction sociale du masculin avec le développement du secteur des services, que l’on verra apparaître en masse les représentantes de la nouvelle catégorie des « employées de bureau ». Rapports symboliques La division entre travail « productif » et travail « reproductif » trouve donc sa légitimité symbolique dans l’opposition moderne entre « sphère domestique »34 et « sphère publique », avatar bourgeois de l’ancienne opposition entre « nature » et « culture ». Dans cette perspective, l’émergence du salariat féminin, pourtant nécessaire à la satisfaction des besoins croissants de productivité, va se heurter au nouveau modèle bourgeois de la famille qui confère aux hommes la responsabilité de la production et le monopole de l’espace public, alors que les femmes sont les garantes de la reproduction et du bon fonctionnement de l’espace domestique. Elles se retrouvent donc érigées en gardiennes d’une morale bourgeoise masculine qui verra d’un mauvais œil leur émancipation de la sphère familiale perçue comme une menace pour l’équilibre général de la société. Les hommes, en effet, avec le transfert de leur activité quotidienne de la famille vers un lieu de travail qui en est souvent éloigné, doivent faire face à une remise en cause fondamentale du modèle patriarcal qui prévalait jusque là. Cette transition ne se fait pas sans difficulté, notamment lorsqu’il s’agit d’accepter qu’une partie importante des activités de leurs conjointes échappent à leur contrôle. Le fait qu’elles occupent un emploi hors du domicile constituent pour eux une prise d’indépendance à leur égard, mais également un transfert de dépendance vers une nouvelle figure masculine qui est le patron. Comme l’a relevé par ailleurs François de Singly, le modèle de la « femme au foyer » naît précisément avec la bourgeoisie qui s’inspire en cela du modèle aristocratique : la femme, passive, va ainsi prendre symboliquement la place de 34 J’adopterai ici la notion de « sphère domestique » de préférence à celle de « sphère privée », tenant compte en cela des observations de Will Kymlicka quant à la doctrine du pater familias qui, en réduisant les intérêts (ou les conflits) de la famille aux intérêts privés de son chef, a précisément favorisé la confusion du privé et du domestique. Voir Kymlicka (1999), pp. 274 sq. 19
  • 22. La construction sociale du masculin l’aristocrate dans la société bourgeoise. Pour les hommes en effet, dont l’honneur passe par l’activité à tous égards, « avoir une femme au foyer, c’est avoir les moyens d’avoir quelqu’un qui ne fait rien35 ». Le travail salarié des femmes devra donc, et pour longtemps, lutter contre un paradoxe originel dans la mesure où il constitue une nécessité économique mais est difficilement accepté par la morale dominante d’un système dont l’économie est pourtant basée essentiellement sur le travail. Cette séparation des rôles, la société industrielle va l’ériger en une complémentarité entre les sexes, nécessaire au bon fonctionnement de la société tout entière. Cette complémentarité sera justifiée comme relevant de l’ordre naturel des choses, permettant ainsi d’établir des systèmes normatifs différenciés pour le travail des hommes et des femmes, et surtout d’ancrer ces stéréotypes de façon durable dans les représentations collectives. Face à ce discours naturalisant, les études menées par des anthropologues féministes ont démontré qu’une telle complémentarité a davantage pour effet de justifier un schéma de domination et de dépendance non réciproque que d’assurer un système optimal de division du travail. L’argument de la limitation physique des femmes qui leur ferait assumer les travaux les moins pénibles a notamment été mis en doute par des analyses détaillées des différentes tâches traditionnellement attribuées au femmes dans les sociétés primitives. Le constat qui en résulte est que, si ces tâches exigent souvent une force instantanée moindre et sont toujours moins spectaculaires que celles de hommes, elles n’en demeurent pas moins extrêmement pénibles physiquement, entraînant notamment des efforts longs et soutenus ainsi que des postures douloureuses pour le corps. Or, il apparaît que ces tâches sont considérées généralement comme dégradantes pour l’homme et sont souvent celles-là mêmes qui sont confiées aux esclaves (hommes) dans les sociétés qui connaissent ce type de travail. Il s’agit notamment du transport du bois et de l’eau, du désherbage ou encore de la cuisine. La logique qui sous-tend telle division du travail pourrait donc se résumer à la formule : 35 Je cite librement cette formule empruntée à une intervention de François de Singly à l’Université de Genève. 20
  • 23. La construction sociale du masculin « pourquoi s’acquitter soi-même d’un travail désagréable que l’on peut faire effectuer à autrui ? ». Il convient ici de relever que dans un grand nombre de cultures, africaines et latines notamment, la valeur de l’homme réside précisément dans le fait de ne pas travailler, le travail étant conçu comme un mal nécessaire. Une autre explication de la domination masculine dans la division sexuelle du travail, fournie par Paola Tabet, met en évidence le rôle fondamental joué par l’appropriation des outils et le contrôle des instruments de production. Son analyse part du constat que, avec l’apparition des premiers outils, « l’être humain n’est plus défini et limité par les possibilités de son corps : les outils deviennent son prolongement, élargissent sa capacité de s’approprier la nature et d’agir sur elle »36. Contrôler les outils en revient donc à dominer le monde qui nous entoure. Elle montre ensuite de façon détaillée comment les hommes se sont octroyé le monopole de la fabrication et de l’utilisation des outils et des armes de chasse, à la fois instruments prestigieux et symboles de virilité, qui s’est ensuite doublé d’un monopole de la violence, faisant ainsi de la division du travail une structure de domination. Un système rigoureux de codes et d’interdits se met donc en place, par lequel l’un des deux sexes détient la possibilité de dépasser les limites de son corps avec des instruments de plus en plus complexes, alors que l’autre se trouve forcé d’utiliser sa seule force physique ainsi que les outils les plus rudimentaires auxquels on lui permet l’accès. Cette distribution inégale de l’accès aux outils va avoir pour effet une division des tâches accomplies par les hommes et les femmes, mais cette division va elle-même évoluer avec l’apparition progressive de nouveaux outils. Ainsi, des activités traditionnellement confiées aux femmes se masculinisent soudainement avec l’invention d’un outil plus complexe permettant d’effectuer ces activités. Cela revêtira une importance majeure avec le développement technologique qui verra toujours les 36 Tabet (1998), « Les mains, les outils, les armes », p. 18 21
  • 24. La construction sociale du masculin hommes utiliser les machines les plus complexes. Par conséquent, le travail des femmes, s’il évolue également avec la technologie, reste « étroitement subordonné au travail de celui qui possède et utilise techniques et instruments fondamentaux »37. En outre, certaines chercheuses ont mis en évidence que le premier travail humain productif est celui de l’utérus38, fournissant de la sorte une explication supplémentaire à la nécessité pour les hommes, afin de préserver leur suprématie, de contrôler le corps et la sexualité des femmes en les maintenant dans la sphère « reproductive ». Cette occultation sociale et historique de l’activité des femmes qui se trouve de la sorte reléguée dans les nécessités de la Nature, Pascale Molinier l’illustre à sa façon par cette formule : « Instinct maternel ? Non, travail féminin ! »39. Rapports individuels La division moderne du travail se fait en fonction du sexe, mais également de la classe sociale et de l’ethnicité. La logique du pouvoir qui consiste à catégoriser les individus commande donc de construire à chaque fois des hommes qui ne soient pas des femmes, mais toujours des hommes différents les uns des autres selon le rôle qui leur est imparti dans l’espace productif. Les masculinités modernes sont donc nécessairement plurielles et reflètent en bonne partie la structure capitaliste des rapports de production. La construction de ces masculinités passe par la construction de corps capables de répondre aux besoins imposés par le travail. Pour les ouvriers, il s’agit de faire corps avec les outils qui deviennent le prolongement de leur anatomie. Les métaphores liant les corps des ouvriers à leurs instruments, la force physique au labeur, sont une illustration symbolique de cet attachement du prolétaire aux outils de production, avec une division des tâches qui ne permet plus de s’identifier à l’œuvre accomplie, mais 37 ibid. 38 voir notamment Ortner (1974) 39 Molinier (2003a) p. 113 22
  • 25. La construction sociale du masculin uniquement à la machine qui en accomplit une partie. En construisant ainsi des corps aptes au travail, la société industrielle a fait de ce dernier non seulement son cœur symbolique et institutionnel, mais l’a inscrit matériellement dans les individus qui se définiront désormais à travers lui. Ainsi le travail, dont l’étymologie latine renvoie au tripalium (instrument de torture à trois pales), passe-t-il d’une activité dégradante à une valorisation sociale qui lui confère une légitimité nécessaire à la reproduction des rapports de classe qui s’étaient déjà redessinés progressivement sous l’Ancien-Régime. A des masculinités ouvrières centrées sur la force et la puissance corporelles, s’ajoutent et s’opposent des masculinités bourgeoises construites autour des figures du père et du mari qui remplacent la figure du roi déchu. Chaque homme se trouve investi d’une partie du pouvoir absolu qui était celui de la monarchie, et se doit d’assurer la sécurité de sa propre famille, dans les limites toutefois de la subsidiarité imposée par le pouvoir de l’Etat nouveau. « En retour, la présence d’une épouse au foyer donne une assise sociale et fait du bon époux un homme accompli : un bourgeois en famille, en majesté. La femme dépositaire de sa réputation, cette forme de l’honneur dans un groupe social circonscrit, en devient le garant. Voilà sur quoi reposera l’identité masculine.40 » Les femmes, pour leur part, participent également à ce processus de séparation des sphères d’activité, à travers notamment l’exaltation des valeurs romantiques et l’idéal de l’amour conjugal qui servent de légitimation symbolique à leur domestication. Ce modèle s’impose en retour à toutes les catégories sociales. Il s’agit pour les hommes d’assurer leur statut social par la possession de femmes confinées, si nécessaire par la force, dans l’espace domestique. La force physique développée au travail, et vécue comme un gage de virilité, est à ce titre indissociable de celle mise en œuvre face aux épouses récalcitrantes qui menacent l’honneur des hommes. La division sexuelle du travail et le mariage sont des institutions qui confèrent à chaque homme un pouvoir relatif sur les femmes. Leur possession est pour eux un signe de prestige. 40 Rauch (2000) p. 89 23
  • 26. La construction sociale du masculin On voit ainsi que la masculinité, jusque dans ce qu’elle a de plus intime, est fonction de la structure des rapports sociaux non seulement de sexe, mais aussi de classe. De nouveaux espaces de socialisation masculine voient le jour, qui permettent de créer entre hommes des formes de solidarités en fonction des enjeux propres à leur catégorie sociale. Ainsi les syndicats permettent-ils aux ouvriers de faire face de façon solidaire à leur position dominée dans l’espace productif, mais ils se révéleront être également les terrains d’une résistance redoutable à l’apparition du salariat féminin, vécue comme une intrusion des femmes dans un secteur masculin qu’il s’agira de défendre, ce qui revient à défendre sa virilité face à ce danger fondamental que constitue la féminité. Le développement des clubs de sports populaires est également significatif de ces nouvelles formes de socialisation qui sont autant de lieux où se créent et s’entraînent des pratiques qui permettent de faire face au monde compétitif et impitoyable du travail, avec pour effet de renforcer sa virilité et échapper au monde féminin41. Les clubs bourgeois présentent des modalités différentes de construction de la masculinité, mais dans tous les cas la participation à ces formes de socialisation est le gage d’un pouvoir matériel et symbolique relatif, et cela quelle que soit la position occupée dans l’échelle sociale. L’effet est toujours celui d’une tension de toutes les masculinités périphériques vers le sommet de la hiérarchie des rapports de production. C’est cette forme dominante de masculinité, qui s’érige en modèle légitime pour tous les hommes, que Robert Connell a désignée sous le terme de « masculinité hégémonique »42. Il est fondamental pour toute analyse des masculinités et des socialisations masculines, nécessairement plurielles, de prendre en compte le fait qu’aucune d’entre elles ne peut être expliquée ou comprise sans faire appel à cette forme hégémonique déterminée par l’état général des rapports sociaux. Ces rapports sont aujourd’hui globaux, si bien qu’une division internationale du travail, superposée à la division en classes et en 41 voir Rauch (2000) et Dunning (1986) 42 Connell (1995) 24
  • 27. La construction sociale du masculin genres, impose d’appréhender les masculinités dans leur variété toujours plus complexe, en tenant compte des mouvements migratoires et des formes spécifiques que prend la masculinité parmi les populations immigrées, laquelle agit en retour sur les représentations de genre dans l’ensemble de la société43. A l’heure actuelle, la persistance des inégalités entre les sexes sur le marché du travail devrait pouvoir trouver un facteur explicatif dans la non remise en cause de ce marché en tant qu’institution masculine. Les modifications qui ont été apportées se sont concentrées exclusivement sur l’aspect formel et légal des discriminations, mais la division sexuelle du travail a fait l’objet de peu de changements, laissant intacte la structure patriarcale qui la sous-tend. Si les femmes ont accédé massivement aux sphères professionnelles, les postes qu’elles occupent restent largement subordonnés à la hiérarchie masculine et ce sont toujours elles qui effectuent la quasi-totalité du travail domestique, lequel demeure non-rémunéré tout en profitant massivement à l’économie capitaliste mondiale. Quand bien même certaines tentatives d’infléchir la situation ont été imaginées, elles demeurent très modestes dans leur ambition et limitées dans leurs effets. C’est le cas notamment des politiques de réduction du temps de travail, dont Dominique Méda a montré qu’elles ont davantage renforcé la répartition des tâches qu’elles ne l’ont infléchie : les hommes ayant bénéficié de ces gains de temps les ont réinvestis dans des activités telles que les loisirs ou le bricolage, mais très rarement dans les tâches domestiques44. Lors d’un entretien de groupe réalisé avec cinq hommes en formation professionnelle, j’ai eu l’occasion d’aborder cette question de la répartition des tâches entre femmes et hommes dans le monde professionnel. Les propos de l’un d’eux, travaillant dans l’hôtellerie-restauration, se révèlent intéressants à ce sujet : « Y a quand même plus de filles à la réception… quoi que, non c’est bien réparti. Mais les mecs y en a moins qui 43 Connell (2000) 44 Méda (2000) 25
  • 28. La construction sociale du masculin font les chambres quoi. » A ma question de savoir si cette différence est due à leurs cahiers des charges, il répond : « Non non, je pense que c’est les mecs qui essayent d’éviter de faire plein de machins… bon moi c’est une phobie que j’ai depuis que je suis tout petit de faire ma chambre donc je comprendrais que les autres ce soit pareil qu’ils ne la fassent pas. ». Cette remarque donnera ensuite lieu à l’échange suivant : Question : Tu connais des mecs qui ont dû faire les chambres ? Surpris et un peu gêné : Les chambres ? Ouais, moi ! (rires des autres) J’ai quand même dû faire, mais j’ai fait une année quoi. Un autre : Mais on est restés marqués ! (rires) Il reprend : Surtout, quand tu trouves une capote utilisée sous le lit et puis que tu dois aller toi la décrocher. Ca c’est le genre de truc que t’aime. Ou bien quand tu as une baignore remplie de poils, après tu te dis… non mais je comprends que c’est dur le métier quand même. Non, c’est pas pour moi. Mais même pas parce que c’est un travail de fille, c’est juste parce que le boulot ça me… tue, quoi. Il faut faire les lits tout le temps, c’est tout le temps répétitif. Au moins le service, bon… Par exemple pour le service ce qu’il faut c’est du sang froid. Y a pas besoin du tout de sang froid je dirais pour… quand on fait les chambres quoi, parce qu’on est tranquille, on fait nos chambres, y a pas tout le temps quelqu’un derrière, par contre pour le service y a : les clients, le patron et puis le chef de cuisine. Donc il faut… tout gérer quoi. Je dirais il faut de la patience, du sang froid, il faut savoir… contrôler… je sais pas : être en ordre dans sa tête, je sais pas comment dire. On doit se placer un ordre de priorité : qui je dois aller servir, où, par où je veux passer, j’ai encore tel plat à aller servir, telle chose à faire… Donc il faut un esprit, euh… je sais pas : pas tellement mathématique mais plutôt logique pour certaines choses. (…) Mais je pense que tout le monde est capable de faire les chambres. C’est pas… c’est à la portée de tout le monde mais il faut juste avoir le courage de le faire. Moi je dis honnêtement j’ai pas le courage de faire ça toute ma vie. La division sexuelle du travail obéit donc, et cela même au sein du monde professionnel, à une logique de partage entre des tâches considérées comme acceptables et d’autres considérées comme dégradantes par les hommes. On le voit également avec cet exemple, la justification mise en œuvre pour rendre compte de cette division sexuelle des tâches, sans par ailleurs que cette justification ne lui soit explicitement 26
  • 29. La construction sociale du masculin demandée, peut difficilement s’appuyer sur des arguments du type : « c’est un boulot pour les femmes », cela pouvant être considéré comme sexiste par l’interlocuteur et sans doute par lui-même également. Il formule ici son explication en termes de compétences et de dispositions psychiques qu’il cherche en lui-même et par lesquelles il peut considérer avoir fait un choix personnel qui ne doit par conséquent rien à l’inégalité entre les femmes et les hommes. Il finit même par présenter ce choix comme un manque de courage de sa part face à une activité qui en demanderait beaucoup et qui se trouve soudain comme valorisée dans son discours, contrastant pourtant avec les rires qui accompagnent ses propos et qui attestent du fait qu’accomplir des tâches considérées comme dégradantes peut vite conduire à questionner son identité d’homme. La division sexuelle des tâches est donc aussi un un enjeu de pouvoir entre hommes. Pour sa part, Daniel Welzer-Lang a observé que dans les couples d’hommes, c’est le plus souvent celui qui a la meilleure situation professionnelle qui effectue le moins de travail domestique. On le voit déjà avec ces exemples, l’activité domestique est incompatible avec ce qui est valorisé sur le marché du travail, et la « valence différentielle des sexes » peut parfaitement s’affranchir du sexe. Mais la dévalorisation sociale du travail domestique ne consiste pas seulement dans une attitude dénigrante des hommes vis-à-vis d’une tâche dont ils ne souhaitent pas s’acquitter, ni par ailleurs dans l’oubli ou l’ignorance d’un pan de la vie sociale qui leur serait rendu invisible de par leur surinvestissement dans la sphère économique ou intellectuelle. Cet oubli est d’abord un oubli d’eux-mêmes : les hommes, socialisés comme dominants, doivent oublier d’où ils viennent, qu’ils sont eux-mêmes le produit des soins constants qui leur ont été apportés par d’autres personnes. Cet oubli de leur propre vulnérabilité matérielle qui, sur le plan psychique, s’apparente au déni de soi, est une condition nécessaire à la reproduction des dominants. Sans enfants, il n’y aurait plus de domination masculine car il n’y aurait plus d’hommes pour dominer. Or, les enfants, ce ne sont pas les autres, c’est toujours une part de soi qui a été refoulée. Les 27
  • 30. La construction sociale du masculin sociétés capitalistes, en inscrivant dans toutes leurs institutions cette impossible division entre le domestique et le privé, se sont construites contre cette évidence. On voit donc mieux ce qui empêche tant d’hommes de passer, physiquement comme symboliquement, de la sphère publique à la sphère domestique. Pour progresser dans cette compréhension, c’est à la socialisation des hommes qu’il convient de s’intéresser. Tout ce qui relève du féminin est en effet considéré par les hommes comme un repoussoir, et le franchissement de cette ligne sacrée est souvent vécu comme humiliant. Une telle introspection nécessite de s’intéresser à la dimension la plus intime, et certainement la plus difficile, du masculin. MASCULINITÉS ET ORDRE AFFECTIF La troisième dimension du genre que Connell propose de prendre en compte est celle qu’il décrit par cathexis. Il s’agit d’une notion empruntée à la psychanalyse et qui se rapporte schématiquement à l’ordre du désir et des pulsions corporelles. Pour ma part, je ne m’intéresserai pas ici à l’origine organique du désir, mais je m’attacherai à montrer en quoi la sexualité et l’amour sont socialement construites et s’actualisent dans les pratiques masculines. L’ordre institutionnel La division sexuelle du travail propre aux sociétés capitalistes favorise la dissociation des dispositions psychiques entre ce qui relève des sphères productive et reproductive. Il en résulte une spécialisation des femmes dans les tâches qui impliquent l’attention à l’autre, l’empathie et les soins. S’agissant du désir sexuel, l’institution du mariage, garante de cette division sexuelle du travail, s’appuie sur l’institution de l’hétérosexualité qui canalise les désirs sexuels exclusivement vers les personnes du 28
  • 31. La construction sociale du masculin sexe biologique opposé. Les signes affectifs et sentimentaux doivent être bannis du monde du travail dont la valeur affirmée est la concurrence entre hommes, la compétitivité et la productivité. L’expression entre hommes de désirs ou de sentiments autres que la camaraderie virile est donc strictement contrôlée dans le cadre de la socialisation masculine, dans la mesure où elle remettrait en cause à la fois leur statut d’homme « actif » et leur possibilité de posséder une femme, signes pour eux d’honneur et de prestige. Mais le mariage n’est pas la seule institution qui forme les hommes à l’hétérosexualité exclusive. L’Eglise et la médecine, par exemple, ont contribué à assurer une gestion coercitive de ce qui apparaissait de plus en plus comme une « déviance ». Il existe d’autres contextes de gestion institutionnelle de la masculinité, plus subtiles mais d’une importance capitale pour notre analyse, que l’on peut regrouper sous le concept de maison-des-hommes. Avant d’être introduit en sociologie par Daniel Welzer- Lang, ce concept a été tout d’abord développé en anthropologie par Maurice Godelier pour rendre compte de la construction masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée.45 J’en reproduirai assez longuement quelques extraits qui permettront d’illustrer, bien que très schématiquement, le mécanisme par lequel s’effectue dans ce cadre la « production des grands hommes » et dont la fonction ici est moins de décrire un processus qui peut nous paraître exotique que de produire, précisément, un effet de désexotisation des pratiques rituelles étudiées par l’anthropologue. Voici donc : « Jusque là, il [le garçon] a vécu dans un monde féminin, habillé d’un long pagne qui ressemble aux jupes des petites filles. Il joue d’ailleurs avec ses sœurs, ses cousines, ses voisines. A partir de six-sept ans, les petits garçons tendent à faire bande à part, à jouer dans la forêt avec des arcs miniature, tandis que les petites filles de leur âge restent le plus souvent avec leur mère, et commencent à aider dans le jardin et à prendre soin du petit frère ou de la petite sœur. La disjonction des sexes se dessine. Puis, un soir, vers l’âge de neuf ans, un homme vient chercher le garçon et l’enferme 45 Godelier (1982) 29
  • 32. La construction sociale du masculin dans sa maison avec tous les garçons du même âge. C’est le moment de les disjoindre du monde féminin. Cet homme est le maître des premières cérémonies d’initiation (il va les faire mouka). (…) Au terme de cérémonies qui durent un mois et au cours desquelles le responsable de cette première étape d’initiation lui perce le nez, le mouka se retrouve yiveumbwayé pour trois ou quatre ans ; désormais, il va vivre dans la maison des hommes. Il est alors vêtu moitié comme un homme, moitié comme une femme. Son pagne est encore en forme de jupe et, sous sa grande cape d’écorce, il ne porte pas la petite cape qui dissimule normalement les fesses des hommes. C’est pour que la honte lui fasse fuir la présence des femmes. Pendant plusieurs mois, il n’a pas le droit de parler en présence de ses aînés qui le moquent, l’insultent, l’humilient, lui rappellent ce qu’il était parmi les femmes et, de temps en temps, se saisissent de lui et le battent à coups de baguettes ou d’orties. Il en défèque parfois de peur. (…) Puis, vers douze ans, cependant que se déroulent les cérémonies d’initiation des tchouwanié et des kalawé, des troisième et quatrième stades, les yiveumbwayé deviennent des kawetnié. (…) Ensuite, pour la première fois de leur vie, les garçons sont habillés véritablement en hommes et reçoivent les parures de plumes et autres insignes de leur rang. Vers quinze ans, les kawetnié deviennent tchouwanié. (…) Le moment le plus solennel de ces cérémonies survient lorsque le maître des rituels de ce stade, un Baruya du clan des Baruya – celui qui a donné son nom à la tribu –, pose sur la tête des initiés les symboles mêmes de la domination masculine, un bec de calao surplombant, dominant un cercle de jonc terminé par deux défenses de cochon acérées dont on enfonce les pointes dans le front des initiés. (…) On leur révèle alors que ce bec de calao est leur pénis et ce cercle denté le vagin des femmes. On leur révèle aussi que leur nouveau nom, tchouwanié, est l’un des noms secrets, inconnu des femmes, du vagin des femmes. (…) Il va sans dire que cette cérémonie et ces discours sont tenus loin des oreilles et des yeux des femmes, au sommet d’une montagne ; c’est ensuite seulement que les nouveaux initiés, parés de leurs insignes et de leur coiffure symbolique, redescendent lentement vers la tsimia, s’offrant en spectacle à l’admiration des femmes et des enfants massés pour les attendre le long de la route. C’est à cette époque ou dans les mois qui suivent que les parents d’un tchouwanié doivent, s’ils ne l’ont pas déjà fait, lui trouver une épouse. »46 Dans le cadre de cette initiation, une fonction particulièrement importante est conférée au sperme, substance symbolisant la vie, la force et le pouvoir : il est en effet censé non seulement transmettre la vie, mais aussi constituer le lait des femmes et en faire des 46 ibid., pp. 61-67 30
  • 33. La construction sociale du masculin nourricières. « C’est la raison pour laquelle, avant de faire l’amour avec sa femme la première fois, le jeune marié doit lui donner son sperme à boire, et ce jusqu’à ce qu’elle soit assez forte (…) »47. Mais le sperme est aussi objet et symbole de pouvoir entre hommes, donnant lieu à des pratiques d’initiation (disparues après l’arrivée des Européens dans les années 60) devant être ignorées des femmes : « Le sperme donne aux hommes le pouvoir de faire re-naître les garçons hors du ventre de leur mère, hors du monde féminin, dans le monde des hommes et par eux seuls. Ce secret le plus sacré, c’est que les jeunes initiés, dès qu’ils pénètrent dans la maison des hommes, sont nourris du sperme de leurs aînés, et que cette ingestion est répétée pendant de nombreuses années dans le but de les faire croire plus grands et plus forts que les femmes, supérieures à elles, aptes à les dominer, à les diriger. »48 A l’image donc des Baruya qui, dans le secret des hommes, procèdent à des pratiques rituelles de fellation qui ont pour effet symbolique de transmettre le pouvoir des hommes adultes aux adolescents, les jeunes hommes « modernes », s’adonnent à des rituels dont le sens est à chercher, au-delà même de la construction de la masculinité, dans la transmission intergénérationnelle du pouvoir entre hommes. Ainsi, les pratiques de camaraderie virile (difficilement observables scientifiquement) qui prennent forme par exemple dans les vestiaires d’un club de football sont-elles dotées d’une ambiguïté sexuelle explicite, dans la mesure où les hommes y « traversent une phase d’homosocialité lors de laquelle émergent de fortes tendances et/ou de grandes pressions pour y vivre des moments d’homosexualité. »49 L’exercice consiste à chaque fois à prendre la mesure de la limite à ne pas franchir, sous peine de sanction.Ce dernier le présente comme étant l’ensemble des lieux où les hommes, et plus particulièrement les jeunes garçons, sont initiés aux rituels de la masculinité, c’est-à-dire quittent le monde féminin caractérisé par la mère et la famille. Ce processus a pour équivalent 47 ibid., p. 91 48 ibid., pp. 91-92 49 Welzer-Lang (2000) p. 115 31
  • 34. La construction sociale du masculin psychique un éloignement du jeune garçon du monde maternel qui obéit également à une logique de catégorisation sociale : Comme le relève en effet Pascale Molinier, « la rupture du lien fils-mère est socialement organisée et orchestrée depuis le monde des hommes50 ». Mais les règles qui régissent l’institution de la maison-des-hommes imposent de ne jamais transgresser une série de codes complexes dont l’apprentissage se fait souvent de façon difficile et parfois même par la violence. Cet apprentissage se fait le plus souvent dans le secret des hommes, mais le féminin y est pourtant toujours présent, par procuration en quelque sorte, comme l’enjeu en négatif autour duquel se teste et se construit sans cesse la masculinité. La violence, qu’elle soit verbale ou physique, n’est jamais aussi proche que lorsque le soupçon de la féminité pèse sur un homme : dans la maison-des-hommes, être considéré comme féminin revient à s’exposer à l’humiliation, aux brimades ou aux sévices corporels. Dans cette perspective, la maison-des-hommes doit être comprise comme un terrain d’apprentissage permanent de la domination, une forme inconsciente de transmission intergénérationnelle de la domination masculine. Elle est une institution qui est transversale à la fois aux parcours de vie des hommes, et à d’autres institutions sociales qui ne se réduisent pas à leur seule dimension genrée mais qui jouent néanmoins un rôle fondamental dans la construction du masculin. Elle englobe aussi bien la cour d’école, le terrain de jeu, le club de sport, le bistrot, l’internat, la caserne, le syndicat, ainsi que tous ces petits lieux où les hommes peuvent se mesurer entre eux pour mettre sans cesse à l’épreuve leur masculinité et leur hétérosexualité : il s’agit toujours de « combattre les aspects qui pourraient les faire assimiler aux femmes51 » ou aux « pédés ». On peut ainsi comprendre les problèmes aigus que pose littéralement l’intrusion des femmes, aujourd’hui croissante, dans ces lieux masculins par excellence. Dans cette perspective, l’analyse de la maison-des-hommes offre des pistes nouvelles pour comprendre les phénomènes de réaction masculine dans le monde du travail, 50 Molinier (2003a) p. 50 51 Welzer-Lang (2000) p. 114 32
  • 35. La construction sociale du masculin lequel a intégré massivement les femmes sans pour autant se féminiser. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point. L’ordre symbolique Plus que tout autres, les sociétés « modernes » se sont dotées d’un arsenal symbolique considérable pour légitimer les rôles sociaux que se doivent occuper les femmes et les hommes. Avec la révolution bourgeoise prend forme le modèle d’un homme nouveau dont la puissance sociale, familiale et sexuelle se construit par opposition à la capitulation d’un pouvoir monarchique illustré par la figure d’un roi impuissant et efféminé. « Une équivalence s’impose entre se laisser mener, se laisser faire et se faire foutre. La révolution s’appuie sur ce déni de la sexualité royale.52 » Le nouveau pouvoir ainsi constitué « tourne en dérision un régime monarchique qui corrompt la société, puisqu’il dévoie les rôles sexuels naturels et effémine les hommes.53 (...) Pour eux, l’enjeu reste de ne jamais passer pour des jean-foutre, passifs et incompétents.54 (...) La transgression du code vaut effémination, elle entraîne le sentiment du mépris et soulève les expressions du dédain.55 » Progressivement se met donc en place une nouvelle cosmologie qui oppose de part en part le masculin et le féminin pour légitimer une division sexuelle des tâches nécessaire au nouveau règne capitaliste et patriarcal. La religion, puis la science avec ses innombrables tentatives d’ancrer dans la nature les différences entre femmes et hommes, viendront renforcer cet ordre symbolique qui tolérera de moins en moins les transgressions d’une frontière des genres devenue désormais garante de l’ordre social tout entier. Avec le mythe de l’amour romantique, corollaire symbolique du 52 Rauch (2000) p. 23 53 ibid., p. 29 54 ibid., p. 42 (c’est moi qui souligne) 55 ibid., p. 72 33
  • 36. La construction sociale du masculin confinement des femmes au foyer, cette cosmologie imprégnera les corps, les sentiments, les désirs, les passions. Le monde matériel lui-même se trouve investi par les oppositions dichotomiques : les objets, les couleurs, se voient assigner leur appartenance au monde masculin ou féminin. Lorsque le féminin se masculinise ou que le masculin se féminise, c’est le monde entier qui se renverse, avec toute la panoplie de réactions que cela entraîne : peur, rire, effroi, dégoût, violence. Ce que l’on désigne sous le terme d’homophobie doit donc être compris comme un phénomène inhérent à l’ordre du genre, comme l’interdiction même de franchir la frontière symbolique du masculin et du féminin56. Gayle Rubin note à ce propos que le genre n’est pas uniquement une identification sexuelle, mais qu’il implique que le désir sexuel soit dirigé vers l’autre sexe.57 L’homophobie est ainsi profondément inscrite dans notre ordre symbolique et trouve dans la réalité ses expressions les plus abouties face aux personnes qui rompent manifestement avec les critères du genre : femmes « trop » masculines, hommes efféminés, homosexuel-le-s. Quant à l’homme, le mâle, le vrai, il est désormais celui qui pénètre le monde par son travail et les femmes par son pénis, organe génital que la psychanalyse érigera en symbole de puissance par la métaphore du phallus. La phallocratie est ainsi née : sexisme et homophobie vont de pair.58 Une parfaite expression, tout à la fois métaphorique et réelle, de cette toute puissance virile nous a été données récemment par la visite des troupes militaires stationnées en Irak par le président des Etats-Unis. Hormis le fait qu’elle est une expression à l’échelle sociale du syndrome de Stockholm sur laquelle la sociologie peine à mettre un nom (sorte d’amour des dominants), elle constitue une mise en scène remarquable de la virilité : Le président y arborait un costume de pilote, muni d’un dispositif qui faisait 56 pour le lien entre sexisme et homophie, voir Welzer-Lang (1994) 57 Rubin (1975) p. 180 58 Welzer-Lang (1994) 34
  • 37. La construction sociale du masculin saillir ostensiblement ses parties génitales. Sa posture, son allure, ses gestes et le ton de sa voix manifestaient une détermination qui s’exprimait sur le ton de la camaraderie virile et de la complicité avec les militaires. Cette scène a ainsi pour effet d’inscrire la domination d’une nation sur une autre dans la puissance personnelle de son dirigeant, symbolisée ici par son appareil génital. Le Grand Pénétrateur pouvait ainsi encourager ses soldats à persévérer dans leur pénétration armée d’une nation dominée.59 Comment donc douter de la sincérité du même M. Bush lorsqu’il s’affirmera ensuite « troublé » par les scènes de mariages entre personnes de même sexe, prétendant les interdire ? Comme on le voit de façon caricaturale avec cette illustration, les enjeux liés à la sexualité, jusque dans ce qu’elle a de plus intime, débordent largement le cadre des relations sexuelles à proprement parler. Pour Maurice Godelier, en effet, « dans toutes les sociétés, la sexualité est mise au service du fonctionnement de multiples réalités qui n’ont rien à voir directement avec les sexes et avec la reproduction sexuée60 ». Dans cette perspective, la sexualité elle-même est par conséquent profondément inscrite dans des enjeux de pouvoir qui ne limitent pas aux seuls rapports entre femmes et hommes. L’ordre individuel Dans la maison-des-hommes, ainsi que dans tout le processus de construction de la masculinité, les hommes apprennent ainsi à ne pas être des femmes. Se faisant, ils apprennent à être littéralement impénétrables. Impénétrables par leurs propres sentiments et par ceux des autres, entraînant un renoncement de l’empathie. Impénétrables sexuellement, ce qui s’exprime par l’obligation de l’hétérosexualité et la canalisation de leurs désirs sexuels dans ce sens.61 Les corps d’hommes ainsi construits se doivent par conséquent d’être durs, tant symboliquement que matériellement. Or, il 59 Je dois cette observation à Jorgen Lorentzen. 60 Godelier (2001) p. 100 61 Des pistes de recherche nouvelles sont explorées actuellement autour du concept de pénétration, notamment en Scandinavie par Jorgen Lorentzen, à l’Université d’Oslo. 35
  • 38. La construction sociale du masculin se trouve que le corps est organiquement doté de charges affectives, de pulsions corporelles et mentales. De son côté, la socialisation masculine est tout entière tendue vers l’ex-pulsion de la cathexis : pulsion vers le monde matériel extérieur et vers les femmes, ex-pulsion de tout ce qui pourrait paraître féminin en eux. De cette opposition résulte nécessairement un conflit entre le pouvoir et les individus. Le fait que les corps n’acceptent jamais la soumission totale contribue sans doute à expliquer que chaque homme, bien qu’il demeure un dominant parce que socialisé comme tel, est irréductible au modèle de la masculinité hégémonique, et qu’il existe virtuellement autant de masculinités qu’il existe de corps. Mais il serait vain de chercher du côté du psychique, et a fortiori du biologique, une explication à la diversité des masculinités. Celle-ci est avant tout la résultante de rapports sociaux et les dispositions corporelles, aussi intimes soient-elles, sont toujours travaillées en retour par la société et par l’histoire. Pour Pascale Molinier, « la domination masculine se constitue, précisément, par la censure sociale de l’expérience féminine62 », et cette censure s’effectue dans le cadre même de la socialisation des hommes. La structure économique des rapports de production, telle qu’elle a été décrite plus haut, nécessite la disponibilité de corps très variables en fonction de la position que chaque homme occupe dans l’espace de production. Il s’agit donc de prendre en compte, dans toute analyse des masculinités, ce que chacune d’entre elle doit au degré d’investissement des corps dans l’appareil productif, et aux différences sociales qui les sous-tendent. 62 Molinier (2003a) p. 210 36
  • 39. La construction sociale du masculin POUR UNE PSYCHOGENÈSE DE LA DOMINATION MASCULINE Après avoir décrit les trois dimensions du genre en empruntant la typologie proposée par Connell, et après avoir examiné pour chacune d’entre elles leur composante institutionnelle, symbolique et individuelle, il convient de recourir à un cadre théorique qui permette de rendre compte du phénomène de la masculinité dans son ensemble en tant que fait social à part entière. Pour ce faire, une analyse cohérente de la masculinité doit résider dans l’articulation entre ces trois dimensions, en montrant comment cette articulation s’opère sur les plans historique, social et psychique. Mais la fonction sociologique d’un modèle théorique de la masculinité doit être avant tout de permettre d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche pour comprendre la façon dont se construit la masculinité ici et aujourd’hui, avec ses formes de changement et de reproduction. Comment les hommes font-ils au quotidien l’apprentissage de la domination masculine ? Comment s’adaptent-ils aux revendications féministes et aux discours égalitaires ? Quelles stratégies développent-ils pour y faire face ? Quels sont les effets de ces stratégies en termes de rapports sociaux de sexe ? Comment infléchissent-elles la construction des différentes masculinités ? Où résident les facteurs de reproduction et les potentiels de changement ? Tenter de répondre à ces questions implique d’adopter une approche psychogénétique de la domination masculine. J’ai déjà eu l’occasion précédemment de traiter du champ familial, du champ politique ainsi que de celui de la production capitaliste, et de montrer en quoi leur constitution est étroitement liée à la domination des femmes et à l’exploitation de leur travail. J’aimerais m’arrêter à présent, à titre d’exemples, sur trois autres champs qui ont connu sur ce point un développement similaire : le champ militaire, le champ sportif et le champ du savoir. Par la suite, je m’attarderai, à la lumière de ces apports, sur le processus par lequel ces différents espaces de la vie sociale concourent à produire des hommes qui, par leur socialisation, acquièrent le statut de dominants. Mais tout d’abord, il convient 37
  • 40. La construction sociale du masculin de préciser la notion de champ et le sens qui lui est donné ici pour rendre compte de la construction sociale du masculin. Maison-des-hommes et théorie des champs Un apport important pour la compréhension des masculinités a été réalisé avec les études féministes, ainsi qu’avec le concept de maison-des-hommes appliqué à la sociologie des rapports sociaux de sexe. En s’intéressant à la façon dont les hommes construisent entre eux toute une partie de leur identité de genre, Daniel Welzer-Lang a cherché à tirer toutes les conséquences du fait que le masculin est une construction sociale, en montrant que les rapports sociaux de sexe ne se limitent pas aux seules interactions entre femmes et hommes. Les hommes, bien que chacun à sa manière, structurent leurs identités psychiques, par homologie, en fonction de la structure des rapports sociaux de sexe, et dans leurs interactions résident sans aucun doute des clés permettant de rendre compte de la façon dont se reproduit, sous nos yeux, la domination masculine. Est-il par conséquent envisageable de rendre compte de la masculinité par un cadre théorique qui permette d’articuler dans la pratique les trois dimensions institutionnelle, symbolique et individuelle, tout en laissant sa place à l’expression des différentes masculinités et en permettant d’inclure les possibilités de changement ? Je me proposerai ici de tenter d’appliquer la théorie des champs de Pierre Bourdieu à l’étude de la maison-des-hommes. La notion de champ me semble en effet particulièrement à même de rendre compte de la construction de la masculinité et j’aimerais tenter de montrer ici qu’elle permet à la fois d’adopter une démarche radicalement constructiviste et dynamique des rapports sociaux de sexe, et ainsi d’échapper au risque d’une ré-essentialisation du genre. Quand bien même la critique du déterminisme, souvent formulée à l’égard de ce modèle, devait être prise en compte, je ne vois pas pourquoi la sociologie aurait comme exigence a priori de sacrifier à un optimisme réenchanteur 38
  • 41. La construction sociale du masculin pour laisser au changement plus de place qu’il n’en occupe dans la réalité d’aujourd’hui. Afin de formaliser l’étude de la maison-des-hommes en tant que champ social, six axes théoriques peuvent être précisés. Le premier de ces axes concerne la constitution et la structure du champ de la maison- des-hommes. On a vu que le marché du travail, au fur et à mesure qu’il s’est constitué comme un champ autonome, s’est constitué également comme un champ masculin. Ceci est tout aussi vrai pour l’autonomisation des autres domaines d’activité des sociétés occidentales et notamment pour le champ politique, ces deux champs constituant aujourd’hui parmi les principaux terrains de lutte pour l’égalité entre femmes et hommes. J’y reviendrai également plus loin en abordant ces trois autres champs à constitution masculine que sont l’armée, le sport et le monde du savoir. La présence de nouvelles arrivantes dans ces champs masculins ne peut donc que poser problème. Or, les enquêtes qui recherchent actuellement à l’intérieur même de chacun de ces champs les tenants et les aboutissants des inégalités qui lui sont propres peinent à aboutir à des conclusions définitives63. Il paraît ainsi raisonnable de faire l’hypothèse que les mécanismes qui rendent cette permanence possible sont à chercher dans d’autres champs de la société. Les différents cadres de socialisation masculine constituent sans doute des terrains dans lesquels se développent, de façon plus ou moins consciente, de telles stratégies de reproduction. Le deuxième axe nous amène à préciser la manière dont le concept de champ peut être appliqué à la maison-des-hommes. Au contraire des Baruya, dont la tsimia constitue l’unique lieu commun aménagé pour le déroulement des rites d’initiation et d’institution des garçons de plusieurs villages, les sociétés dites modernes, en raison de leur haut niveau de structuration, sont constituées d’un grand nombre de champs sociaux 63 Par exemple, pour ce qui est du monde du travail professionnel, Margaret Maruani relevait récemment que, en l’état actuel de la sociologie du travail, cette dernière n’est pas en mesure de rendre compte de cette invariabilité des inégalités entre les sexes dans ce domaine. 39