La gazette du Salon du livre et de la presse, dimanche
Les rapports de genre dans l'interview journalistique
1.
LES
RAPPORTS
DE
GENRE
DANS
L’INTERVIEW
JOURNALISTIQUE
QUELS
EFFETS
SUR
LA
PRODUCTION
DE
L’INFORMATION
?
Mémoire
de
master
présenté
en
vue
de
l’obtention
du
Master
of
Arts
en
Journalisme
par
Coraline
Pauchard
Supervisé
par
M.
Georges
Pop,
Journaliste
Montréal,
août
2014
2. Page 2
Une
réflexion
au
service
du
journalisme
L’interview
journalistique
est
une
forme
d’interaction
sociale.
Elle
“met
en
scène”
deux
individus
en
situation
de
face-‐à-‐face
selon
un
contrat
déterminé
:
celui
d’échanger
sur
un
sujet
spécifique.
Cette
interaction
n’est
ni
anodine,
ni
neutre.
Elle
est
appréhendée
par
chaque
interlocuteur
en
fonction
de
modèles
et
de
schémas
de
typification
propres
à
l’expérience
vécue
et
à
la
société
dans
laquelle
a
lieu
le
face-‐à-‐face
(Berger
et
Luckmann,
2012,
chap.
1).
Et
ces
interprétations
influencent
continuellement
la
conduite
de
l’interaction.
Ainsi,
j’appréhende
l’autre
en
tant
que
“femme”,
“journaliste”,
“étudiante”,
etc.
et
vice-‐versa.
Dans
cette
perspective,
le
fait
d’être
un
homme
ou
une
femme
a-‐t-‐il
une
incidence
sur
les
“règles
du
jeu”
de
l’échange
et,
par
conséquent,
sur
la
production
de
l’information
?
Mon
travail
s’attache
à
réfléchir
à
cette
problématique.
La
question
des
rapports
de
genre
dans
les
interactions,
quotidiennes
ou
planifiées,
a
largement
été
discutée
en
sciences
sociales.
A
la
lumière
de
mes
lectures
sur
le
sujet,
je
souhaite
apporter
une
réflexion
sur
la
méthode
journalistique.
N’étant
ni
sociologue
ni
théoricienne
du
genre,
mon
approche
ne
prétend
pas
à
l’exhaustivité
scientifique.
Il
faut
la
concevoir
comme
une
réflexion
personnelle
sur
la
pratique
journalistique,
à
l’aide
des
outils
académiques
en
matière
d’interaction
et
de
négociation
des
rôles.
Concepts
et
cadre
théorique
Le
“genre”
est
un
concept
utilisé
en
sciences
sociales
pour
rendre
compte
de
la
construction
sociale
des
caractéristiques
attachées
au
féminin
et
au
masculin
par
la
culture,
l’éducation,
les
institutions,
etc.
Pour
reprendre
la
définition
de
Butler
(2006),
le
“genre”
est
«
une
série
d’actes
répétés
qui
se
figent
avec
le
temps
de
telle
sorte
qu’ils
finissent
par
produire
l’apparence
de
la
substance,
un
genre
naturel
de
l’être
»
(p.109).
Il
se
distingue
du
“sexe”
qui,
lui,
fait
référence
aux
attributs
et
différences
biologiques.
Aborder
le
“genre”
à
travers
cette
définition,
c’est
adopter
une
attitude
constructiviste
qui
perçoit
la
réalité
sociale
et
les
phénomènes
sociaux
comme
étant
créés,
objectivés
ou
institutionnalisés.
Le
“genre”
désigne
alors
la
construction
sociale
de
rôles
et
d’identités
sexuées.
Les
“rapports
de
genre”
font
référence
aux
interactions
entre
les
individus,
appréhendées
sous
le
prisme
des
rôles
sexués.
3. Page 3
Pour
observer
les
rapports
de
genre
dans
l’interview
journalistique
ainsi
que
ses
effets
sur
la
production
et
le
recueil
de
l’information,
je
m’appuie
sur
la
grille
d’analyse
proposée
par
la
théorie
des
rôles.
Utilisée
en
sciences
sociales,
elle
estime
que
la
société
détermine
ce
que
nous
sommes
en
nous
“attribuant”
des
rôles.
Ces
rôles
sociaux
sont
des
réponses
types
à
des
attentes
types,
dont
la
typologie
de
base
est
définie
par
la
société
(Berger,
2006,
chap.
5).
Ils
sont
intégrés
de
manière
plus
ou
moins
consciente
par
l’individu
et
sont
confortés
par
la
société
qui
les
reconnaît
comme
légitimes.
Les
rôles
sexués
en
font
partie.
Être
un
homme,
par
exemple,
c’est
endosser
un
rôle
masculin
qui
répondra
aux
attentes
masculines
formulées
par
la
société.
Mais
c’est
aussi
maîtriser
les
attitudes
et
les
émotions
qui
vont
avec.
La
théorie
des
rôles
envisage
la
réalité
sociale
comme
un
jeu,
où
les
règles
sont
écrites
et,
souvent,
implicites.
Les
codes
sont
néanmoins
flexibles
car
l’individu
possède
une
liberté
d’action
et
une
réflexivité
sur
la
situation
qu’il
vit.
Il
endosse
non
seulement
plusieurs
rôles
en
fonction
de
ses
positions
dans
la
société,
mais
il
est
aussi
en
mesure
de
les
transgresser,
voire
de
choisir
de
les
rejeter
ou
de
les
mobiliser.
C’est
le
concept
de
“façade”
développé
en
1981
par
Goffman
(cité
par
Riessman,
2002)
:
l’individu
peut
“jouer”
avec
l’image
qu’il
renvoie
selon
les
rôles
qu’il
mobilise.
Cela
ne
signifie
pas
que
son
identité
est
inexacte
mais
qu’elle
est
située,
actualisée,
et
performative
dans
l’interaction
sociale.
Il
y
a
co-‐construction
et
négociation
des
rôles
sociaux
à
travers
le
processus
d’interaction.
Pistes
de
recherche
Afin
de
réfléchir
à
ma
problématique
de
départ,
j’ai
élaboré
deux
pistes
de
recherches.
Elles
constituent
la
structure
de
mon
travail.
Chacune
est
soumise
au
même
processus
de
réflexion
:
il
s’agit
de
se
pencher
sur
la
méthode
journalistique
à
partir
de
mes
lectures
en
sciences
sociales
et
à
l’aide
de
mes
observations
réalisées
sur
le
terrain.
La
première
piste
de
recherche
consiste
à
s’interroger
sur
l’influence
du
genre
des
personnes
en
interaction
lors
de
l’interview
journalistique.
Comment
ces
rôles
sexués
se
manifestent-‐ils
ou
évoluent-‐ils
lors
de
l’interaction
?
Est-‐il
possible
de
les
décrire
?
La
deuxième
piste
de
recherche
examine
les
effets
de
la
relation
genrée
dans
le
recueil
et
la
richesse
de
l’information.
Si
le
genre
de
l’interviewé
et
de
l’intervieweur
influence
l’interaction,
4. Page 4
quels
effets
cela
a-‐t-‐il
sur
la
production
de
l’information
?
Le
discours
est-‐il
limité
ou
élargi
en
fonction
de
la
combinaison
genrée
de
l’interview
?
Ces
questions
sont
développées
dans
la
suite
de
mon
travail.
Ensemble,
elles
pourront
aider
à
percevoir
l’impact
des
rapports
de
genre
dans
l’interview
journalistique.
Méthode
Les
sciences
sociales
ont
beaucoup
réfléchi
aux
rapports
de
genre
dans
les
interactions
sociales
et
dans
les
entretiens
menés
par
les
chercheurs
(voir
Broom,
Hand
et
Tovey,
2009).
Les
travaux
féministes
sont
particulièrement
soucieux
de
la
variable
du
“genre”
et
de
l’identité
féminine
dans
la
société
(voir
Reinharz
et
Chase,
2002).
Plus
récemment,
des
chercheurs
se
sont
également
penchés
sur
le
concept
d’identité
masculine
(voir
Schwalbe
et
Wolkomir,
2002)
tandis
que
les
sociolinguistes
ont
imaginé
des
modèles
langagiers
“typiques”
au
féminin
et
au
masculin
(voir
Pillon,
1987).
Mes
lectures
sur
le
sujet
sont
partiales
et
partielles.
Elles
découlent
d’un
choix
:
celui
d’articuler
des
réflexions
et
des
études
en
sciences
sociales
afin
d’enrichir
le
regard
porté
sur
la
méthode
journalistique.
Mon
support
d’observation
est
constitué
d’interviews
journalistiques
réalisées
au
Québec
par
moi-‐même,
jeune
étudiante
en
journalisme,
dans
le
cadre
d’un
reportage
radiophonique.
Mes
interlocuteurs
sont
tous
issus
de
la
deuxième
génération
d’immigrés
suisses
au
Québec.
Enfants
d’agriculteurs
helvétiques
souvent
obligés
de
partir
pour
continuer
à
pratiquer
leur
métier
entre
les
années
septante
et
nonante,
mes
sujets
sont
arrivés
jeunes
sur
les
terres
canadiennes
et
ont
aujourd’hui,
pour
la
plupart,
repris
la
ferme
de
leurs
parents.
Les
questions
que
je
leur
ai
posées
font
référence
à
la
manière
dont
ils
perçoivent
leur
identité.
A
cela
s’ajoute
l’environnement
agricole
et
rural
dans
lequel
s’est
déroulé
mon
reportage.
Ces
éléments
sont
importants
à
connaître,
car
tant
le
contexte
que
le
sujet
et
les
questions
posées
jouent
un
rôle
dans
le
processus
d’interaction
(voir
Pini,
2005).
Il
est
également
important
de
souligner
que
l’interview
journalistique
étudiée
ici
n’est
pas
celle
du
“show”
télévisé
où
l’interviewé
(l’invité)
répond
en
direct
aux
question
de
l’intervieweur
(le
journaliste).
Je
me
situe
ici
dans
une
dynamique
de
reportage,
où
le
recueil
de
témoignages
sur
le
terrain
est
essentiel.
Les
contraintes
de
temps,
de
format
et
de
rythme
propres
à
la
logique
médiatique
n’entrent
pas
encore
en
jeu.
En
ce
sens,
ma
méthode
d’interview
s’approche
de
celle
5. Page 5
utilisée
lors
des
entretiens
semi-‐directifs
en
sciences
sociales
où
l’objectif
est
«
de
favoriser
la
production
d’un
discours
de
l’interviewé
sur
un
thème
défini
dans
le
cadre
d’une
recherche
»
(Blanchet,
1995,
p.
7).
Cela
permet
au
chercheur,
mais
aussi
au
journaliste,
d’accéder
aux
idées,
aux
pensées
et
à
la
mémoire
des
individus
à
travers
leurs
propres
mots
(Reinharz
et
Chase,
2002).
J’observe
ensuite
les
interviews
recueillies
sur
le
terrain
en
adoptant
une
attitude
réflexive
et
analytique
sur
le
contenu
du
discours,
en
fonction
de
la
combinaison
genrée
rencontrée
lors
de
l’interaction.
Ma
grille
de
lecture
s’appuie
principalement
sur
le
concept
de
co-‐construction
des
identités
sexuées
dans
le
processus
d’interaction.
En
d’autres
termes,
je
réfléchis
à
l’impact
de
la
perception
du
genre
dans
l’interview
journalistique.
Mon
statut
de
femme
implique-‐t-‐il
des
attitudes
et
des
rôles
sociaux
différents
selon
le
genre
de
mon
interviewé
?
Est-‐ce
que
les
schémas
de
communication,
les
valeurs
sociales
et
les
pratiques
culturelles
rencontrées
sur
le
terrain
changent
en
fonction
de
la
dynamique
genrée
de
l’interaction
?
Limites
et
critiques
Ce
travail
est
une
réflexion
personnelle
sur
la
pratique
journalistique.
À
travers
mes
propres
“lunettes”
de
journaliste,
je
réfléchis
au
métier
que
je
suis
amenée
à
pratiquer.
En
ce
sens,
tant
mes
choix
littéraires
que
la
réflexion
à
laquelle
je
me
suis
exercée
ne
prétendent
pas
couvrir
toutes
les
dimensions
des
rapports
de
genre.
Cependant,
les
textes
et
les
études
que
j’ai
choisis
m’ont
permis
de
constituer
la
base
de
ma
réflexion.
Mes
observations
sont
également
bien
éloignées
de
la
méthode
scientifique.
Il
s’agit
avant
tout
d’une
pratique
journalistique,
celle
du
reportage
radiophonique.
En
ce
sens,
mes
interviews
n’ont
pas
valeur
de
données
qualitatives
propres
à
l’analyse
scientifique
mais
endossent
le
rôle
de
support
d’observation
“en
situation”.
Le
journalisme
traite
de
phénomènes
sociaux
sans
penser
“sociologiquement”
sa
méthode.
S’inspirer
du
même
processus,
afin
d’adopter
une
attitude
réflexive
sur
celui-‐ci,
me
semble
pertinent.
L’approche
constructiviste
dans
laquelle
je
m’inscris
ne
doit
pas
laisser
place
à
un
déterminisme
social
trop
envahissant.
En
effet,
l'individu
peut,
à
travers
les
processus
de
transgression
des
rôles,
d'identification
multiples
et
de
liberté
d'action,
influencer
considérablement
ces
phénomènes
de
construction
sociale
de
l'identité.
Se
focaliser
sur
les
6. Page 6
rapports
de
genre
est
aussi
critiquable
dans
le
sens
où
les
processus
d’interaction
dépendent
de
multiples
facteurs
socio-‐culturels,
tels
que
l’âge,
le
statut
socio-‐professionnel,
etc.
Il
est
important
d’en
avoir
conscience
lors
de
l’écriture
et
de
la
lecture
de
ce
travail.
Le
genre
de
l’interviewé
et
de
l’intervieweur
façonne
l’interaction
Lors
d’une
interview
journalistique,
les
locuteurs
possèdent
des
rôles
distincts
:
le
journaliste
est
maître
de
la
communication
tandis
que
l’interviewé
possède
les
ficelles
du
discours.
L’un
guide
l’entretien
à
travers
ses
“relances”
et
ses
questions
tandis
que
l’autre
détient
un
“savoir”
à
divul-‐
guer
(Blanchet,
1985).
Or
ces
positions
ne
fixent
pas
complètement
les
“règles”
de
l’entrevue.
La
dynamique
interpersonnelle
qui
en
découle
est
multiple
et
mouvante
tant
les
pratiques
cultu-‐
relles
et
les
valeurs
sociales
des
interlocuteurs
sont
mobilisées,
contestées
ou
renforcées.
Le
genre
fait
partie
de
ces
éléments
sollicités
lors
de
l’interaction.
Chacun,
consciemment
ou
non,
cherche
des
différences
et
des
similitudes
chez
son
partenaire,
et
développe
des
attentes
socio-‐
culturelles
telles
que
la
“féminité”
ou
la
“virilité”
vis-‐à-‐vis
de
celui-‐ci
(Oakley,
1999,
cité
par
Broom
et
al.,
2009).
Dans
quelle
mesure
ces
attentes
façonnent-‐elles
la
tenue,
le
flux
et
la
lon-‐
gueur
de
l’interview
journalistique
?
Les
interviews
que
j’ai
menées
sur
le
terrain
ne
me
permettent
pas
d’observer
l’interaction
exclusivement
masculine
ni
celle
qui
implique
un
homme
intervieweur
et
une
femme
intervie-‐
wée.
Mes
réflexions
font
donc
référence
aux
situations
d’interview
entre
un
homme
(interviewé)
et
une
femme
(intervieweur)
ou
entre
deux
femmes.
Encore
une
fois,
il
ne
s’agit
pas
d’analyser
qualitativement
les
interviews
recueillies
sur
le
terrain,
mais
de
voir
si
l’on
peut
y
lire
l’expression
des
rapports
de
genre
tels
qu’ils
sont
décrits
et
analysés
par
les
recherches
en
sciences
sociales.
Interviewer
des
femmes
Le
“genre
féminin”
est
un
concept.
Il
est
façonné
par
les
institutions,
les
idéologies
et
les
interac-‐
tions
mais
aussi
par
les
autres
dimensions
sociales
qui
régissent
la
société
telles
que
l’ethnie,
la
classe,
l’âge,
la
culture,
etc.
Ainsi,
il
est
réducteur
de
mettre
les
femmes
et
leurs
diverses
expé-‐
riences
dans
une
même
catégorie.
Cependant,
il
faut
reconnaître
que
certaines
caractéristiques
féminines
leur
sont
propres
et
peuvent
conditionner
la
manière
de
se
présenter
à
soi
ainsi
qu’aux
autres
(Reinharz
et
Chase,
2002).
A
cela
s’ajoute
le
caractère
mouvant
des
rôles
genrés.
Pour
7. Page 7
reprendre
les
termes
de
Butler
(2004,
cité
par
Golombisky,
2006)
:
«
One
does
not
“do”
one’s
gender
alone.
One
is
always
“doing”
with
for
an
another,
even
if
the
other
is
only
imaginary
»
(p.
1).
Dans
cette
perspective,
l’interview
journalistique
va
produire,
renforcer
ou
rejeter
l’identité
féminine
de
l’interlocutrice
mais
aussi
de
la
journaliste.
Dans
les
sociétés
occidentales,
les
femmes
ont
longtemps
été
ignorées
par
les
sciences
so-‐
ciales.
Absentes
des
lieux
“publics”
et
des
instituts
de
recherche,
elles
ont
souvent
été
retran-‐
chées
derrière
leur
silence,
à
l’intérieur
de
leurs
maisons,
derrière
leurs
rôles
d’épouses
ou
de
mères.
Dans
les
années
septante,
les
travaux
des
féministes
ont
contribué
à
mettre
en
avant
l’identité
féminine.
Cette
“mise
en
lumière”
a
permis
d’entendre
la
voix
des
femmes
mais
aussi
d’observer
plus
profondément
la
question
du
genre
dans
la
recherche
en
sciences
sociales
(voir
Reinharz
et
Chase,
2002
;
Broom
et
al.,
2009
;
Golombisky,
2006).
Ann
Oakley
(1981)
a
par
exemple
prôné
l’horizontalité
des
rôles
et
l’implication
du
cher-‐
cheur
lors
des
entretiens.
Selon
elle,
la
méthodologie
hiérarchique,
distante
et
objective
des
ma-‐
nuels
de
sciences
sociales
ne
permettent
pas
aux
femmes
de
s’exprimer
car
elle
exclut
toute
émotion
ou
sensibilité
dans
le
récit.
D’autres
chercheurs
ont
montré
que
les
femmes
parlent
plus
facilement
de
leurs
émotions
et
de
leurs
sentiments
que
les
hommes
(voir
Reinharz
et
Chase,
2002)
ou
qu’elles
répondent
plus
longuement
aux
questions,
privilégiant
l’induction
à
la
déduc-‐
tion,
à
l’aide
d’anecdotes
et
d’expériences
personnelles
(Holmes,
1997,
cité
par
Manderson,
Bennett
et
Andajani-‐Sutjahjo,
2006
;
Suzuki,
2006).
Du
point
de
vue
du
chercheur,
certaines
études
ont
mis
en
avant
le
rôle
“d’écoute”
des
femmes,
une
caractéristique
qui
leur
permettrait
d’aller
plus
facilement
“chercher”
l’émotion
de
l’interviewé
(voir
Broom
et
al.,
2009).
Sur
les
dix
interviews
réalisées
sur
le
terrain,
au
Québec,
deux
ont
exclusivement
concerné
des
femmes.
Dans
trois
autres
cas,
les
épouses
ou
mères
des
interviewés
ont
pris
part
au
débat.
Quantitativement,
les
interviews
réalisées
avec
mes
deux
interlocutrices
ont
duré
plus
longtemps
qu’avec
les
hommes.
La
principale
raison
réside
dans
la
formulation
des
réponses.
Les
femmes
ont
répondu
plus
longuement
à
mes
questions
et
ont
souvent
mobilisé
des
expériences
person-‐
nelles
pour
illustrer
leurs
propos.
À
travers
ces
anecdotes,
elles
expliquent
comment
elles
se
sont
senties
lors
de
l’événement
relaté.
Voici
deux
extraits
d’interviews
:
8. Page 8
Quelle
a
été
votre
première
impression
en
arrivant
au
Québec
?
Je
me
rappelle
que
j’avais
vraiment
beaucoup
de
peine
parce
que
j’étais
très,
très
proche
de
ma
grand-‐mère,
du
côté
de
ma
mère,
qui
me
gardait
vraiment
souvent.
Je
me
rappelle
que
j’ai
vraiment
pas
tant
eu
de
plaisir
au
début…parce
que…dans
le
fond
on
est
arrivé
au
mois
d’août…juillet
?
En
tout
cas,
à
la
fin
de
l’été.
J’ai
commencé
tout
de
suite
l’école
puis…heu…avec
l’accent
québécois,
je
ne
comprenais
pas
ce
que
les
autres
enfants
disaient.
Puis,
je
pense
que
c’est
trois
mois
plus
tard,
j’ai
dis
à
ma
mère
:
Enfin
!
Les
enfants
à
l’école,
ils
ne
parlent
plus
allemand,
tu
sais
(rire).
(…)
(Camille
Marchon,
25
ans,
étudiante
en
théâtre
à
Montréal,
Québec,
origine
suisse-‐
romande)
Vous
parlez
le
suisse-‐allemand
?
Oui.
Donc,
heu…quand
on
est
arrivé
ici,
on
ne
parlait
pas
français.
Mais,
deux
trois
mots,
là
:
la
table,
le
bonjour,
des
choses
comme
ça,
des
affaires
inutiles.
Donc…heu…au
dé-‐
but,
à
l’école,
c’était
assez
dur.
(…)
Par
exemple
?
Ben…des
fois,
juste
comme
exemple,
on
s’en
allait
en
éducation
physique.
Mais
moi
je
ne
le
savais
pas,
donc
je
les
suis.
Tout
à
coup,
ben,
ils
vont
dans
une
salle
de
bain
pour
se
changer.
Et
là
j’ai
compris
:
Ah
!
C’est
l’éducation
physique.
Donc
j’essaye
de
chercher
mon
linge…toutes
des
choses
d’adaptation.
Ou…heu…ce
qu’on
avait
pas
du
tout
en
Suisse
à
l’époque
:
un
cours
de
relaxation.
Ça
je
ne
connaissais
pas
du
tout,
donc…On
al-‐
lait
à
la
bibliothèque,
tout
le
monde
se
couchait.
Puis
là,
il
y
avait
une
madame
qui
par-‐
lait.
J’entend
les
gens
qui
respirent…et
j’ai
dis
:
Oh
là
là
(rire).
Ils
sont
cinglés
ici,
là.
(…)
(Yvonne
Kohler,
35
ans,
agricultrice
à
Kingsey
Falls,
Centre-‐du-‐Québec,
origine
suisse-‐
allemande)
Les
extraits
exposés
ci-‐dessus
illustrent
ce
que
j’ai
pu
observer
dans
la
structure
narrative
de
mes
interlocutrices.
Mes
questions
appellent
au
souvenir
et
au
ressenti.
Les
femmes
ont
eu
de
la
facilité
à
répondre
à
cette
attente.
9. Page 9
Il
se
peut
que
mon
statut
et
la
manière
dont
j’ai
posé
mes
questions
aient
eu
une
incidence
sur
la
fluidité
du
discours.
Manderson
et
al.
(2006)
estiment
dans
leur
étude
que,
du
point
de
vue
de
l’enquêteur,
«
the
“success”
of
an
interview
is
marked
by
the
ability
of
the
two
participants
to
dissolve
their
social
differences
to
maximize
communication
»
(p.
1331).
Dans
mon
cas,
mon
statut
de
jeune
étudiante
a
certainement
joué
un
rôle
dans
la
dynamique
interactionnelle
entretenue
avec
Camille
Marchon.
Ayant
le
même
âge
et
partageant
des
points
communs
(les
études,
notre
intérêt
pour
le
théâtre,
notre
enfance
en
campagne,
etc.),
nous
avons
construit
une
relation
plus
“intime”
que
ce
que
l’interview
journalistique
suppose.
Pour
Ann
Oakley
(1981),
cette
situation,
qu’elle
résume
par
l’expression
«
no
intimacy
without
reciprocity
»
(p.
49)
est
essentielle
à
la
bonne
marche
des
entretiens
semi-‐directifs,
notamment
auprès
des
femmes.
Avec
Yvonne
Kohler,
plus
âgée
que
moi,
agricultrice
et
mère
de
deux
enfants,
une
autre
forme
de
“réciprocité”
s’est
exprimée
:
celle
de
ma
nationalité
conjuguée
à
mon
statut
de
femme.
D’origine
suisse
toutes
les
deux,
nous
nous
sommes
reconnues
dans
les
valeurs
que
nous
partagions
et
les
régions
que
nous
connaissions.
Cela
peut
expliquer,
encore
une
fois,
la
fluidité
et
la
longueur
de
l’interview.
En
comparaison,
les
interviews
réalisées
auprès
des
hommes
ont
été
moins
fluides
et
se
sont
plus
vite
conclues.
Par
“fluidité”
j’entends
le
recours
aux
relances
et
aux
questions
pour
demander
des
explications
plus
fournies.
Interviewer
des
hommes
Pendant
longtemps,
dans
l’histoire
des
sciences
sociales,
interviewer
les
hommes
était
quelque
chose
qui
“allait
de
soi”.
Aucune
question
de
genre
n’intervenait
dans
cette
démarche
considé-‐
rée
comme
“normale”
(voir
Schwalbe
et
Wolkomir,
2002).
Depuis
quelques
années,
l’identité
“masculine”
est
devenu
un
sujet
d’étude
et
une
problématique
de
genre
à
part
entière
(voir
Broom
et
al.,
2009).
Ici
encore,
la
catégorie
“homme”
utilisée
dans
ce
travail
est
réductrice.
Il
s’agit
d’une
sim-‐
plification
construite
comme
support
de
raisonnement
déjà
exprimée
dans
les
termes
de
Schwalbe
et
Wolkomir
(2002)
:
«
we
might
even
say
that
although
the
category
“men”
is
internal-‐
ly
diverse
in
many
ways,
what
gives
it
coherence
at
all
is
its
members’
recognizably
similar
pat-‐
terns
of
self-‐presentation
»
(p.
203).
Selon
Connell
(1995,
cité
par
Schwalbe
et
Wolkomir,
2009),
10. Page 10
dans
la
culture
occidentale,
les
hommes
qui
veulent
faire
acte
de
“virilité”
doivent
se
distinguer
des
femmes
en
soulignant
leurs
capacités
de
contrôle,
d’autonomie
dans
l’action,
de
pensée
ra-‐
tionnelle
ainsi
que
leur
goût
du
risque,
de
l’excitation
et
du
pouvoir
(notamment
sexuel).
Pini
(2005)
a
observé
ces
attitudes
lors
d’entretiens
réalisés
en
milieu
agricole,
en
Australie.
Elle
a
catégorisé
le
comportement
“viril”
des
interviewés
en
trois
sections
:
l’exagération
de
l’hétérosexualité,
la
volonté
d’afficher
une
capacité
de
contrôle,
d’autonomie
et
de
pouvoir,
et
la
faculté
à
se
définir
comme
expert
du
sujet
traité.
La
chercheuse,
en
tant
que
femme,
a
ressenti
très
fortement
cette
tendance
à
affirmer
sa
virilité.
Pour
Schwalbe
et
Wolkomir
(2002),
ces
comportements
“d’exagération”
de
la
virilité
s’expliquent
lorsque
les
interlocuteurs
ressentent
(inconsciemment
ou
non)
une
menace
quant
au
maintien
de
leur
identité.
Si
la
“masculinité”
de
l’interviewé
est
mise
en
doute
dans
l’entretien,
il
y
a
réaffirmation
de
la
virilité,
selon
ces
auteurs.
Ces
observations
rejoignent
celles
que
Manderson
et
al.
(2006,
p.
1327)
ont
relevé
dans
leur
étude
:
les
hommes
ont
tendance
à
répondre
aux
questions
de
manière
rationnelle
et
“neutre”
afin
d’éviter
l’émotionnel.
Les
interviews
réalisées
sur
le
terrain
m’ont
permis
d’observer
certains
éléments
relevés
dans
ces
études.
Les
hommes,
d’une
manière
générale,
ont
répondu
plus
succinctement
à
mes
questions.
Celles-‐ci
étant
orientées
vers
l’émotionnel
et
la
mémoire,
il
y
a
peut-‐être
eu
une
cer-‐
taine
réticence
lors
de
la
discussion.
Voici
deux
extraits
d’interviews
:
Retourner
en
Suisse,
qu’est-‐ce
que
ça
donne
comme
impression
?
J’avais
neuf
ans
fait
que…non,
c’est
dur
à
dire.
Je
n’avais
pas
vraiment
conscience
à
ce
moment
là…donc
heu…
Qu’est-‐ce
que
vous
avez
comme
souvenirs
?
Qu’est-‐ce
qui
vous
a
choqué
ou
interloqué
ou
étonné
?
Ben
c’est
ça…comme
j’avais
pas
une
grande
conscience
on
dirait
que…je…y
a
pas…pas
beaucoup
de
choses
qui
m’ont
surprises
à
ce
moment
là.
J’étais…c’est
comme
si
je
par-‐
tais…que
je
changeais
de
ville
ou...Pour
moi
ce
n’est
pas
différent
à
ce
moment
là…
(David
Brauchi,
20
ans,
agriculteur
à
Victoriaville,
Centre-‐du-‐Québec,
origine
suisse-‐
allemande)
11. Page 11
Est-‐ce
que
le
suisse-‐allemand
forge
l’identité
suisse
?
Heu…
Est-‐ce
que
ça
fait
quelque
chose
de
différent
?
Ah
c’est
sûr
que
si
tu
te
mets
à
parler
allemand
avec
une
gang
de
Québécois,
ben
là
c’est…différent,
ouais…(rire)
Mais
est-‐ce
que
c’est
constitutif
de
votre
identité,
est-‐ce
que
vous
pourriez
perdre
cette
langue
?
Ou
est-‐ce
que…
Je
pense
que
je
ne
la
perdrai
jamais
mais…Je
suis
moins
volubile
en
suisse-‐allemand.
Tu
sais…quand
ça
fait…là…je
parle
beaucoup
moins.
Au
club
de
lutte
suisse,
mes
parents
je
les
vois
beaucoup
moins,
fait
que…tu
sais.
Je
le
parle
moins.
Mais
je
pense
jamais
de
la
perdre
mais…ça
peut
arriver
que
je
cherche
un
mot…là
je
vais
dire
un
mot
à
travers
en
français.
Même
mes
parents
des
fois
sont
de
même.
(Roland
Kundert,
36
ans,
agriculteur
à
Gentilly,
Centre-‐du-‐Québec,
origine
suisse-‐
allemande)
L’entretien
réalisé
auprès
de
Roland
Kundert
m’a
permis
d’observer
cette
tendance
à
“affirmer
sa
virilité”.
Les
questions
que
je
lui
ai
posées
obtenaient
peu
de
réponses
développées
jusqu’au
moment
où
il
a
pris
le
rôle
d’intervieweur.
En
me
posant
des
questions,
il
a
répondu
plus
lon-‐
guement
à
celles
que
j’avais
précédemment
posées,
comme
s’il
avait
besoin
de
maîtriser
la
communication
pour
se
sentir
“à
l’aise”.
Ma
réaction
a
été
de
me
positionner
en
tant
que
novice
et
apprenante
:
au
lieu
de
chercher
les
ressentis
de
mon
interlocuteur,
je
l’ai
considéré,
incons-‐
ciemment,
comme
un
“expert”.
Mes
questions
commençaient
souvent
de
la
manière
suivante
:
«
Je
me
suis
toujours
demandé
si___
?
»
«
Vous
savez
peut-‐être___
?
».
Schwalbe
et
Wolkomir
(2002)
ont
cherché
des
stratégies
capables
de
contourner
les
problèmes
que
les
chercheurs
pou-‐
vaient
rencontrer
lors
d’entretiens
avec
les
hommes.
Celles-‐ci
permettraient,
selon
les
auteurs,
de
minimiser
les
menaces
à
l’égard
de
l’identité
masculine
et
donc
les
problèmes
de
communica-‐
tion
lors
de
l’entretien.
Le
fait
de
positionner
l’interlocuteur
en
tant
qu’expert
est
une
des
straté-‐
gies
développées
par
ces
auteurs.
Il
est
possible
de
faire
le
lien
avec
la
situation
rencontrée
ci-‐
dessus.
12. Page 12
Comme
le
souligne
Pini
(2005),
«
gender
is,
of
course,
never
absent
from
a
site,
but
some
arenas
may
be
more
overtly
and
strongly
gendered
than
others
»
(p.
212),
le
contexte
environ-‐
nemental
des
entretiens
est
important.
Ceux
que
j’ai
menés
ont
eu
lieu
dans
le
monde
agricole.
Les
hommes
que
j’ai
rencontrés
sur
le
terrain
ont,
pour
la
majorité,
repris
la
ferme
de
leurs
pa-‐
rents.
Ils
en
sont
les
exploitants
et
propriétaires.
Contrairement
à
leurs
épouses,
ce
sont
souvent
eux
qui
travaillent
sur
le
domaine.
Il
y
a
là
une
division
genrée
du
travail
qui
peut
partiellement
expliquer
le
discours
de
mes
répondants,
surtout
face
à
une
jeune
femme
non
issue
de
ce
milieu.
Discussion
Lors
d’une
interview
journalistique,
tout
comme
lors
d’un
entretien
de
recherche
en
sciences
sociales,
le
genre
a
un
effet
sur
la
dynamique
interactionnelle
en
cours.
Nous
avons
vu
dans
ce
chapitre
qu’il
est
possible
de
déceler
des
formes
narratives
propres
aux
femmes
et
aux
hommes.
Or
ces
“types”
de
discours
doivent
être
compris
comme
le
produit
d’une
co-‐construction
entre
les
deux
interlocuteurs.
La
perception
et
la
“prégnance”
du
genre
de
l’interviewé
et
de
l’intervieweur
se
façonnent
dans
l’interaction.
En
ce
sens,
la
dynamique
interactionnelle
qui
en
découle
n’est
jamais
identique.
À
cela
s’ajoute
d’autres
facteurs
socio-‐culturels
tout
aussi
impor-‐
tant
tels
que
l’environnement,
l’âge,
la
classe
sociale,
etc.
Comme
le
notent
Manderson
et
al.
(2006,
p.
1332),
tout
est
mis
en
œuvre
pour
que
l’interview
construise
une
réalité
particulière
de
l’identité.
La
relation
genrée
entre
l’interviewé
et
l’intervieweur
limite
ou
élargi
le
recueil
et
la
richesse
de
l’information
Les
“types”
de
narration
observés
ci-‐dessus
et
les
pistes
de
réflexion
quant
à
l’implication
de
l’intervieweur
et
de
l’interviewé
dans
la
dynamique
interactionnelle
et,
donc,
dans
le
discours,
permettent
de
porter
le
regard
sur
les
effets
de
ces
relations
dans
le
recueil
de
l’information.
Les
auteurs
mobilisés
dans
ce
travail
s’accordent
sur
le
fait
que
la
qualité
des
données
re-‐
cueillies
(de
l’information,
dans
le
cadre
du
journalisme)
dépend
de
la
“fluidité”
du
processus
de
communication.
Une
fluidité
qu’ils
imputent
à
la
capacité
des
interlocuteurs
à
minimiser
les
dif-‐
férences
sociales
qui
peuvent
exister
entre
eux
(voir
Manderson
et
al.,
2006)
que
ce
soit
par
di-‐
13. Page 13
verses
stratégies
de
communication
(voir
Schwalbe
et
Wolkomir,
2002)
ou
par
la
volonté
d’entrer
dans
une
dynamique
relationnelle
plus
“intime”
avec
son
interlocuteur
(voir
Oakley,
1981).
Dans
tous
les
cas,
le
processus
d’interaction
propre
à
l’interview
suppose
une
négociation
constante
des
rôles
sociaux
que
les
interlocuteurs
mobilisent.
Broom
et
al.
(2009),
parlent,
dans
leur
étude,
de
«
management
impression
»,
c’est-‐à-‐dire
de
la
capacité
de
renforcer
ou
de
minimiser
les
diffé-‐
rences
sociales,
tel
que
le
genre,
lors
de
l’interaction.
Mon
statut
féminin
peut
expliquer
en
partie
la
structure
du
discours
des
interviewés
lors
de
l’entrevue.
Si
les
femmes
ont
répondu
plus
longuement
et
plus
“émotionnellement”
à
mes
questions,
c’est
peut-‐être
que
ma
structure
narrative
les
incitait
à
sortir
cette
“facette”
de
leur
identité.
Moi-‐même,
en
tant
que
femme,
j’avais
l’impression
de
comprendre
la
manière
dont
mes
interlocutrices
construisaient
leur
discours.
Il
m’est
aussi
arrivé
de
prendre
partie
et
de
par-‐
tager
mes
propres
expériences
sur
un
sujet.
Il
semblerait
que,
dans
ce
cas,
nous
ayons
renforcé
nos
rôles
féminins
pour
“minimiser”
d’autres
différences
sociales
telles
que
l’âge
ou
le
caractère
professionnel
de
ma
démarche.
Avec
les
hommes,
il
semblerait
que,
dans
certains
cas,
mon
sta-‐
tut
de
femme
ait
été
une
barrière
à
la
discussion.
Dans
ce
cas,
il
a
fallu
que
je
m’adapte
aux
rôles
sociaux
imaginés
par
mon
interlocuteur
lors
d’un
échange
entre
une
jeune
femme
et
un
homme
afin
de
fluidifier
le
discours.
Mais
réduire
les
différences
pour
maximiser
la
communication
peut
aussi
s’avérer
limitant
pour
le
recueil
de
l’information.
Comme
l’expliquent
Broom
et
al.
(2009),
renforcer
le
rôle
fémi-‐
nin
ou
masculin
des
interlocuteurs
lors
d’une
interview
peut
provoquer
une
“idéalisation”
de
la
“masculinité”
ou
de
la
“féminité”
et
enfermer
le
discours
dans
une
logique
“genrée”.
Ainsi,
dans
le
cas
de
mon
entretien
avec
Roland
Kundert,
masculiniser
mes
questions
et
ma
structure
narra-‐
tive
en
préférant
les
éléments
rationnels
et
concrets
aux
expériences
personnelles
et
émotion-‐
nelles
nous
a
peut-‐être
empêché
d’entrer
dans
des
sphères
de
discussions
plus
intimes
et
sen-‐
sibles.
Il
est
également
possible
que
la
dynamique
relationnelle
entretenue
avec
Camille
Mar-‐
chon
ait
“évincé”
les
côtés
plus
rationnels
de
sa
personnalité.
La
complexité
des
rapports
de
genre
Ces
observations
sont
partielles
et
non
scientifiques.
Ce
sont
des
pistes
de
réflexion.
D’autant
plus
que
les
catégories
“femme”
et
“homme”
sont
réductrices.
En
dehors
du
genre,
«
the
lack
of
14. Page 14
shared
cultural
norms
for
telling
story,
making
a
point,
giving
an
explanation
and
so
forth
can
create
barriers
to
understanding
»
(Michaels,
1985,
p.
51,
cité
par
Riessman,
1987,
p.173).
Ainsi,
le
discours
d’une
femme
ne
partageant
aucune
norme
culturelle
avec
moi
risque
de
poser
des
problèmes
de
compréhension
et
donc
d’interprétation
de
l’information.
Cette
remarque
met
en
lumière
toute
la
complexité
de
l’interaction
entre
deux
personnes.
Si
le
genre
est
un
facteur
non
négligeable
dans
la
manière
de
structurer
le
discours
et
d’interpréter
les
données,
l’environnement
dans
lequel
se
déroule
l’entrevue,
les
normes
culturelles
mais
aussi
les
caracté-‐
ristiques
sociales
telles
que
l’âge,
la
classe,
l’ethnie,
etc.
sont
indissociables
de
la
dynamique
inte-‐
ractionnelle
perçue
dans
l’interview.
Ainsi,
en
me
présentant
comme
jeune
Suissesse,
étudiante
en
journalisme,
mes
interlocu-‐
teurs
ont
déjà
“anticipé”
certaines
attentes.
De
plus,
étant
à
chaque
fois
“appuyée”
par
des
con-‐
naissances
communes
(proches,
famille,
amis)
pour
justifier
ma
prise
de
contact,
mes
interlocu-‐
teurs
ont
appréhendé
différemment
la
logique
de
l’entretien.
La
manière
de
prendre
contact
et
de
me
présenter
à
eux
a
également
pu
jouer
un
rôle
crucial
(Golombisky,
2006,
p.
172).
A
cela
s’ajoute
le
contexte
de
mes
interviews
:
je
suis
allée
rencontrer
mes
interlocuteurs
chez
eux,
dans
leur
environnement,
afin
qu’ils
me
parlent
de
leur
vécu.
La
société
québécoise
dans
laquelle
je
me
suis
trouvée
n’est
pas
si
éloignée
de
celle
que
je
connais
en
Suisse:
toutes
les
deux
sont
imprégnées
de
logiques
occidentales
et
industrialisées,
partageant
des
valeurs
judéo-‐chrétiennes
communes
et,
avec
elles,
des
“typifications
genrées”
relativement
proches.
Discussion
La
dynamique
interactionnelle
et
la
négociation
des
rôles
genrés
(mais
aussi
sociaux)
qui
inter-‐
viennent
dans
l’interview
nous
font
prendre
conscience
de
la
responsabilité
du
chercheur
et
du
journaliste
dans
le
recueil
de
l’information.
A
ce
propos,
Steiert
(1991,
cité
par
Golombisky,
2006)
a
écrit
:
«
Understanding
our
roles
as
researchers
and
their
consequences
requires
both
“re-‐
flexion”
–
showing
ourselves
to
ourselves
–
and
“reflexivity”
–
being
conscious
of
ourselves
as
we
see
ourselves
»
(p.
166).
La
réflexivité
permet
de
comprendre
le
caractère
situé
de
l’information
mais
aussi
d’avoir
en
tête
que
toute
catégorie
sociale
(y
compris
la
“féminité”
et
la
“masculinité”)
se
construit
dans
l’interaction,
en
fonction
des
interlocuteurs
impliqués,
de
l’environnement
15. Page 15
dans
lequel
ils
évoluent
mais
aussi
selon
le
sujet
de
l’interview
et
la
manière
dont
les
questions
sont
posées.
Dans
leur
conclusion,
Broom
et
al.
(2009),
résument
la
réflexivité
du
chercheur
en
cinq
questions
clés
:
«
who
asked
the
interview
questions
;
to
whom
;
in
what
contexts
;
what
inter-‐
view
style(s)
was
used
;
and
what
dynamics
emerged
within
(and
across)
interviews
»
(p.
63).
Ces
questions
révèlent
la
complexité
du
processus
d’interaction
qui
intervient
lors
de
l’interview
mais
aussi
la
complexité
des
données
recueillies
lors
de
l’entrevue.
Comme
le
soulignent
Bell
and
Blaeuer
(2006,
cité
par
Golombisky,
2006)
:
Gender
is
a
complex
matrix
of
normative
boundaries
–
constituted
in
discourse,
mate-‐
rially
embodied
and
performed,
and
mobilized
through
culture
to
secure
political
and
social
ends.
Nor
is
gender
a
singular
constitution,
but
gender
is
always
articulated
in,
on,
and
through
sexuality,
race,
ethnicity,
class,
age,
and
abilities.
(p.186)
Dans
cette
perspective,
en
tenant
compte
de
la
dynamique
interactionnelle
mouvante
de
l’entrevue,
du
caractère
performatif
(ou
non)
des
rôles
sexués
(et
sociaux)
en
présence
et
de
tous
les
facteurs
sociaux
qui
s’impriment
dans
la
question
du
genre,
nous
ne
pouvons
que
con-‐
clure
au
caractère
situé
de
l’information
et
donc
à
l’absence
de
neutralité
et
d’objectivité
lors
de
sa
collecte.
Conclusion
Ce
travail
s’est
attaché
à
réfléchir
aux
effets
possibles
des
rapports
de
genre
dans
la
production
et
le
recueil
de
l’information
en
situation
d’interview
journalistique.
Il
a
été
reconnu
que
les
femmes
et
les
hommes,
bien
que
ces
catégories
soient
des
généralisations
propres
au
raisonne-‐
ment
scientifique,
possèdent
des
manières
distinctes
de
se
présenter
et
de
structurer
leurs
dis-‐
cours.
Ces
différences
ont
une
conséquence
sur
la
production
du
savoir
ou
de
l’information
dans
l’interaction.
Or
le
discours
doit
être
compris
dans
son
contexte.
Toute
narration,
qui
implique
deux
in-‐
terlocuteurs
au
moins,
est
“située”
dans
un
environnement,
dans
une
société,
dans
un
ensemble
de
valeurs
sociales
et
culturelles
propres.
En
ce
sens,
les
rôles
genrés
des
intervenants
ne
sont
16. Page 16
pas
fixes.
Ils
se
mobilisent,
se
rejettent
ou
se
renforcent
dans
l’interaction.
Ils
sont
le
produit
d’une
co-‐construction
dont
la
dynamique
interactionnelle
constitue
le
moteur.
Une
femme,
par
exemple,
ne
va
pas
forcément
se
conduire
de
la
même
manière
face
à
un
homme
que
face
à
son
homologue
féminin.
Lors
d’une
interaction,
qu’elle
soit
planifiée
(une
interview
journalistique)
ou
quotidienne
(une
rencontre
dans
la
rue),
chaque
interlocuteur
va
appréhender
l’autre
comme
un
“type”
et
interagir
avec
lui
dans
une
situation
elle-‐même
“typique”
(Berger
et
Luckmann,
2012,
chap.
1).
Ces
attentes
socio-‐culturelles
vont
se
“confronter”
dans
l’interaction.
Il
y
a
ainsi
négociation
des
rôles.
Si
je
suis
une
femme
et
que
je
parle
à
un
homme,
les
attentes
de
mon
in-‐
terlocuteur
en
terme
de
“féminité”
vont
peut-‐être
me
pousser
à
réagir
de
manière
“typique-‐
ment”
féminine,
et
vice-‐versa.
Tout
en
gardant
en
tête
que
la
liberté
d’action
des
interlocuteurs
et
leur
maîtrise
des
codes
sociaux
peuvent
leur
permettre
de
“jouer”
avec
leurs
rôles.
La
responsabilité
commune
en
matière
de
construction
et
de
négociation
des
rôles
genrés
lors
de
l’interaction
doit
pousser
le
journaliste
à
la
réflexivité.
Une
réflexivité
sur
son
propre
rôle
dans
l’interview
mais
aussi
sur
le
caractère
situé
des
informations
récoltées.
En
d’autres
termes,
le
journaliste
devrait,
pour
comprendre
la
logique
genrée
d’une
entrevue,
se
demander
qui
pose
les
questions
à
qui,
dans
quel
contexte,
selon
quel
style
de
questionnement,
et
à
quel
moment
(Broom
et
al.,
2009).
Car
ce
sont
ces
facteurs,
liés
au
genre,
à
l’âge,
au
statut
socio-‐professionnel,
etc.
qui
déterminent
ce
qui
est
demandé
et
comment
les
histoires
sont
racontées.
La
réflexivité
dans
la
construction
des
rôles
genrés
lors
de
l’interview
ouvre
d’autres
pistes
de
réflexion.
Il
serait
par
exemple
intéressant
de
se
demander
si
la
logique
médiatique
des
inter-‐
views
journalistiques
empêche
certaines
formes
de
narration
et,
ainsi,
certaines
identités.
Est-‐ce
que
la
structure
des
interviews
journalistique
favorise
un
rôle
genré
plutôt
qu’un
autre
?
Est-‐ce
que
le
format
journalistique
suppose
un
rôle
particulier
?
Autant
de
réflexions
qui
mériteraient
de
se
plonger
plus
profondément
dans
les
logiques
de
genre
lors
de
la
récolte
des
données
jour-‐
nalistiques.
17. Page 17
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